Shî'isme, sagesse, théosophie et gnose

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Shî'isme, sagesse, théosophie et gnose Catégorie: La gnose
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Shî'isme, sagesse, théosophie et gnose
  • Leyla et Majnûn l'amour fou à l'orientale de Amélie Neuve-Eglise

  • L'histoire d'un amour fou

  • Que cent de ces coupes.

  • Le legs littéraire

  • Le Fou d'Elsa [4]

  • Notes

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  • Notes :

  • Naissance d'un oiseau mythique

  • Le Sîmorgh dans l'histoire de l'Iran

  • Le Sîmorgh dans le Shâhnâmeh de Ferdowsi

  • L'influence de la figure du Sîmorgh dans la mystique persane

  • Mantiq al-Tayr de Farid al-Din 'Attâr

  • Le Sîmorgh, le Phénix et la tradition chrétienne

  • Influences contemporaines

  • Bibliographie

  • Notes

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  • Le contexte de l'époque

  • La figure du Christ dans le Coran

  • L'Evangile (Injîl) comme guide et lumière

  • L'annonceur du Paraclet

  • Eschatologie

  • Jésus dans la tradition musulmane

  • Jésus selon la gnose chiite

  • Jésus dans la mystique musulmane

  • Bibliographie

  • Notes

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  • Récit d'un miracle [1]

  • Un juste

  • Le début de la renommée

  • Les enseignements du miracle

  • Le concept de miracle (mu'jiza) en islam

  • Savoir inspiré et guide divin dans le chiisme

  • Versets révélés à Karbalâ'i Kâzem

  • Sources :

  • Notes

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Leyla et Majnûn l'amour fou à l'orientale de Amélie Neuve-Eglise Shî'isme, sagesse, théosophie et gnose

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Leyla et Majnûn l'amour fou à l'orientale de Amélie Neuve-Eglise
L'histoire de Leyla et Majnûn, (en persan, Leili-o Majnûn) compte parmi les plus célèbres du Proche et du Moyen Orient, de l'Asie centrale au Maroc et en passant par le Pakistan. Elle proviendrait de la Perse de Babylone et aurait été transmise oralement par les Bédouins au cours de leurs déplacements et de leurs différentes conquêtes, jusqu'à sa versification en langue persane par Nezâmi au XIIe siècle [1]. Cette première version devint l'un des monuments de la littérature persane : l'histoire qu'elle raconte n'est en effet pas seulement celle d'un amour hors du commun, mais elle aborde également certains sujets très présents au sein de la littérature persane tels que la vanité du monde, la mort, et l'ascétisme. Elle comprend de nombreuses et différentes versions, dont le début, les événements, et la fin diffèrent sensiblement d'un récit à l'autre [2] en fonction des écrivains et des contextes dans lesquels elles ont été rédigées. Ainsi, au XIIIe siècle, Amir Khosrow Dehlavi en écrivit une autre version et Jâmi apporta également sa pierre à l'édifice au XVe siècle. Elle fut également traduite en turc, en arabe, en russe… cependant, la version de Nezâmi demeure la plus connue et la plus citée.

L'histoire d'un amour fou
A l'époque des Omeyyades, un beau jeune homme appelé Qays et issu d'une grande famille de Bédouins tombe éperdument amoureux de sa cousine Leyla. Ne pouvant dissimuler son émotion, il écrit de nombreux poèmes dans lesquels il clame et chante son amour brûlant à qui voudra bien l'entendre, tout en exprimant son désir d'épouser sa bien-aimée. Cependant, il se heurte bien vite aux traditions bédouines bien ancrées qui veulent que le mariage soit une affaire réglée par les pères de chaque famille.

Dans certaines versions, il est également indiqué que le père de Leyla a déjà promis sa main à quelqu'un d'autre. Remettant en cause l'autorité patriarcale et allant contre les traditions établies, la passion de Qays est condamnée. L'ardeur de ce dernier n'en est que redoublée et il se met à utiliser la poésie comme un moyen lui permettant l'expression de ses sentiments les plus intimes ; compositions qui se muent finalement en armes contre un système lui ayant refusé la main de sa bien-aimée. Insurgée contre l'ardeur du jeune amoureux, la famille de Leyla réussit à obtenir du calife le droit de tuer Qays. Interpellé par ces événements, le calife exprime son souhait de voir la beauté qui tourmente si vivement ce coeur, et est très surpris de voir qu'il ne s'agit que d'une jeune fille banale, de constitution maigre et à la peau brûlée par le soleil.

Le calife convoque alors Qays et l'interroge sur les raisons de sa passion pour celle qui, selon lui, est moins belle que la moins belle de ses femmes. Qays répond alors : "ô grand prince, c'est avec les yeux de Majnûn qu'il fallait voir la beauté de Leyla !" Malgré les efforts de la famille de Qays, le père de Leyla refuse de lui donner la main de sa fille. Commence alors pour Qays une longue descente dans le royaume de la folie : on le surnomme désormais le "fou" (majnûn, c'est-à-dire possédé par les démons ou les " jinn ") de Leyla. Il erre désormais en guenilles et refuse de s'alimenter. Son père décide de l'emmener à un temple sacré (dans certaines versions, il s'agit d'un pèlerinage à la Mecque) afin qu'il retrouve ses esprits ; cependant, même là-bas, au plus profond de ses prières, ce dernier entend inlassablement une voix qui prononce le prénom de "Leyla ".

Désormais, rien d'autre n'existe pour lui que son amour qui se mue peu à peu en obsession et remplit tout son univers. Cette passion qui le dévore est à l'origine d'une création poétique foisonnante dans laquelle il revit son amour et nous communique le feu qui l'embrase sans fin. Alors qu'il était en train de rêver de son amour, un de ses compagnons l'avertit un jour que Leyla se tenait sur le pas de sa porte. Majnûn refuse de la voir et dit à son ami : "Dis-lui de passer son chemin car Leyla m'empêcherait un instant de penser à l'amour de Leyla". Par la suite, cette dernière se maria et partit vivre dans une autre contrée. Quant à Majnûn, il demeura dans le désert avec pour seuls compagnons les bêtes sauvages, passant ses journées à adorer l'Aimée. Un jour, son corps sans vie fut retrouvé dans le désert, avec contre lui un dernier poème dédié à son amour. Nezâmî et les interprétations iraniennes

Cette passion légendaire a été intégrée à toute une tradition littéraire et artistique arabo-musulmane traitant d'un amour absolu et de son expression au-delà de toutes les règles sociales et valeurs dominantes. Il marque une césure en donnant forme à la conception d'un amour choisi qui n'appartient plus au domaine privé réglé par la famille, mais qui est désormais déterminé par les sentiments personnels et clamé en public. Les interprétations de cette histoire mythique se déclinent à l'infini et chaque lecteur devient en quelque sorte l'auteur de sa propre interprétation.

Cependant, dans la tradition iranienne marquée par l'influence du chiisme, Majnûn a souvent eu tendance à incarner une sorte de héros mystique dont l'élan passionnel aurait pour but ultime de se rapprocher du divin. L'amour humain serait donc une première étape initiant à l'amour spirituel. A cette étape de l'amour, les catégories de l'entendement ne peuvent raisonner ou "expliquer " cette passion brûlante qui est alors qualifiée de " jonûn " (folie). Cette tradition a notamment été abondamment reprise et explicitée par un grand mystique iranien, Rûzbehân Baqlî Shîrâzî. Son interprétation se base sur une conception de la beauté selon laquelle la belle apparence extérieure d'une personne conduit à la vision de la beauté de l'ensemble des créatures puis à l'amour de la beauté pure, qui est l'Idée même de la beauté ou Dieu lui-même [3].

Leyla se transforme ainsi en un intermédiaire qui sert à la révélation de cette beauté absolue. Chez Rûzbehân, la beauté humaine a donc un rôle éminemment initiatique en tant qu'étape et voie permettant d'accéder à l'amour divin. Cependant, cet amour, comme l'est celui qui habite Majnûn, doit demeurer un amour chaste et rester étranger aux tentations charnelles. La beauté humaine doit davantage être perçue comme un "miroir " dans laquelle se reflète - sans pour autant s'y incarner- la beauté divine. La beauté a donc un rôle primordial dans l'émergence de cet amour et dans la construction de l'idéal amoureux : son cœur reflète la beauté de Leyla jusqu'à ce qu'il en prenne la nature et la forme même. Dans ce sens, Majnûn incarne aussi une puissance transfiguratrice : le monde devient et est Leyla. Cet amour doit finalement être dépassé pour aboutir à l'union mystique de l'aimée, de l'amant, et de l'amour qui ne forment désormais plus qu'une seule et même réalité.

On assiste donc à une véritable sublimation intérieure de ses sentiments pour Leyla au point que ce dernier en arrive à oublier la Leyla terrestre qui était l'objet même de son amour. L'amour est totalement intériorisé et se passe désormais de la vision de la bien aimée. Cette étape symbolise le passage de l'amour humain à l'amour mystique. Il s'est élevé au-delà de toutes les contingences de l'amour humain : il n'est plus l'esclave des sens ou dévoré par un désir charnel, mais s'est métamorphosé en chantre de l'amour pur qui est l'amour mystique. Son sentiment compose désormais l'essence de son être, " l'amour est feu et je suis le bois dévoré par sa flamme, l'Amour s'est installé en ma demeure tandis que le Moi l'a déserté. Vous imaginez me voir, alors que je n'existe plus. Seul, l'aimée demeure ". Majnûn est son amour, et l'amour devient Majnûn. Il n'existe désormais que par et pour lui. La fin de son amour est donc au-delà de ce monde, et Majnûn se convertit, dans la tradition persane et turque, en l'archétype même de l'amant mystique :

" Je ne l'aime pas pour son enveloppe extérieure… elle n'est pas enveloppe extérieure

Elle est comme une coupe que je tiens et dans laquelle je bois du vin.

Je suis amoureux du vin auquel je m'y abreuve

Tu ne vois que la coupe sans percevoir le vin

Mais à quoi me servirait une coupe d'or si elle était remplie

De vinaigre ou de quelque chose d'autre que le vin ?

Pour moi une vieille gourde cassée remplit de vin est mieux

Que cent de ces coupes. "
C'est son amour qui devient le plus important au monde, davantage que l'aimée : "Si l'amour meure, alors je mourrai aussi". Il est ivre du vin de l'amour, mais non de la coupe qui n'est que son support. En outre, le regard ou les " yeux " de Majnûn par lequel ce dernier voit Leyla est un élément central de cette passion : il est ici un transfigurateur de la réalité et est doté d'un fort pouvoir idéalisant. Majnûn affirme ainsi qu'en réalité personne n'a vu Leyla ; c'est-à-dire que personne ne l'a regardée avec ses yeux pour percevoir sa beauté et sa puissance évocatrice :

Tous mes amis me blâment, parce que je l'aime ;

Mais aucun ne l'a vue, et, pour cette raison,

Aucun ne veut me pardonner...

Puissent, ô Leyla, tous ceux qui me condamnent voir ton charmant visage !

Leur extase alors serait mon excuse, et, de même que les femmes d'Egypte à la vue de Joseph,

Ils ne seraient plus maîtres de leurs mouvements."

Ainsi, lorsque Leyla apparaît devant le calife et qu'il est surpris de son apparence, cette dernière lui rétorque : "Silence ! Tu n'es pas Majnûn !

Si tu avais ses yeux, tu pourrais contempler les deux mondes. Tu me regardes avec l'organe des sens, alors que Majnûn est au-delà de lui-même. " Un des autres éléments important de cet amour est sa puissance créatrice qui se confond avec la louange de l'aimée : Majnûn est le poète qui crée un véritable sanctuaire au sein de son âme et revit chaque jour son amour et sa douleur au travers des poèmes qu'il récite. Il faut également entendre la poésie au sens de la " poesis " des grecs anciens, qui devient alors sa propre "création " et le garde en vie en lui permettant de re-créer perpétuellement son amour jusqu'à l'oubli même de soi :

" Je ne t'ai pas seulement perdue, désormais je ne me connais plus moi-même. Qui suis-je ? Je me tourne et tourne encore sur moi-même en me disant :

" Quel est ton nom ? Aimes-tu ? Qui est l'objet de ton amour ? Es-tu aimé ? Par qui ? Une flamme est en train d'embraser mon cœur ; une vaste, incommensurable flamme, qui a réduit en cendre tout mon être. Sais-je encore où je vis ? Puis-je encore goûter ce que je mange ? Je suis perdu dans mon propre désert ".

L'amour est désormais ce qu'il est et ce qu'il veut rester ; il est le sens même d'une existence qui le dépasse. Majnûn est donc un visionnaire, il voit et est l'amour absolu.

Le legs littéraire
Cette histoire inspira un grand nombre d'artistes et écrivains au sein du monde arabo-musulman. De nombreuses miniatures furent ainsi réalisées en prenant pour toile de fond la célèbre histoire. En Iran, de nombreux poèmes d'amour (ghazâl) ou des récits (akhbâr) ont été consacrés à la passion dévorante de Majnûn. Ibn Hazm, philosophe et poète andalou du Xe siècle, a ainsi consacré plusieurs de ces poèmes à la célèbre histoire :

Quelqu'un m'a demandé mon âge, après avoir vu la vieillesse grisonner sur mes tempes

Et les boucles de mon front. Je lui ai répondu : une heure.

Car en vérité je ne compte pour rien le temps que j'ai par ailleurs vécu.

Il m'a dit : "Que dites-vous là ? Expliquez-vous. Voilà bien la chose la plus émouvante."

Je dis alors :

"Un jour, par surprise, j'ai donné un baiser, un baiser furtif, à celle qui tient mon coeur.

Si nombreux que doivent être mes jours, je ne compterai que ce court instant,

car il a été vraiment tout ma vie."

La version la plus célèbre de l'histoire demeure celle de Nezâmi. Molânâ a également dédié de nombreux vers à cette légende. Dans l'ensemble, le couple Leyli-Majnûn est abondamment cité dans la littérature soufie et symbolise souvent l'Amour et l'Amant mystique. En 1916, le dramaturge et poète égyptien Shawqî fait de Majnûn l'incarnation mystique de certaines valeurs traditionnelles arabes d'un monde arabo-musulman en quête de repères. Ce dernier incarne alors un héros déchiré entre un passé glorieux et idéalisé et un présent colonial difficilement vécu. L'histoire a également été adaptée sous forme d'opéra au début du XXe siècle par le compositeur azéri Uzeyir Hajibeyov. Ce fut une des premières œuvres moyen-orientales qui fut adaptée sous la forme d'un genre italien. Elle est aujourd'hui encore jouée à Baku et opère une sorte de synthèse entre la culture orientale et l'héritage musical classique européen. Certaines adaptations plus ou moins réussies pour le cinéma ont également été réalisées, et ce principalement en Inde et au Pakistan.

L'influence de cette histoire légendaire s'est étendue bien au-delà de l'Orient. Ainsi, si nous considérons les histoires d'amour courtois répandues par les troubadours du Moyen-Age, nous nous apercevons qu'elles véhiculent de nombreux éléments présents dans la littérature orientale. On peut également poser la question de l'influence de cette tradition dans la rédaction de grandes épopées passionnelles telles que celle de Tristan et Iseult écrite par Gottfried von Strassburg au début du XIIIe siècle, ou encore avec le Roméo et Juliette de Shakespeare. Plus récemment, cette histoire inspira également à Louis Aragon son recueil qu'il a en référence intitulé Le Fou d'Elsa et dans lequel l'amant est, à l'instar de Majnûn, l'objet d'une transfiguration. Comme ce dernier, il devient littéralement " habité " par son amour et ne vit plus que par lui : " Un jour, Elsa, J'ai cru te perdre. Cette agonie, pour moi, n'aura jamais de fin ". Il présente donc à l'occident un amour au-delà de toutes les conventions sociales, comme il l'explique dans Le Fou d'Elsa :

" Aussi n'avons-nous pas respect de sa démence inexplicable

En rupture avec toutes les règles de l'amour convenu

Et qui semble une gifle à nous tous qui vivons tranquillement avec nos épouses nos concubines

Passant de l'une à l'autre et parfois sans tragédie."

Le Fou d'Elsa [4]
Donne-moi tes mains pour l'inquiétude

Donne-moi tes mains dont j'ai tant rêvé

Dont j'ai tant rêvé dans ma solitude

Donne-moi tes mains que je sois sauvé

Lorsque je les prends à mon pauvre piège

De paume et de peur de hâte et d'émoi

Lorsque je les prends comme une eau de neige

Qui fond de partout dans mes mains à moi

Sauras-tu jamais ce qui me traverse

Ce qui me bouleverse et qui m'envahit

Sauras-tu jamais ce qui me transperce

Ce que j'ai trahi quand j'ai tressailli

Ce que dit ainsi le profond langage

Ce parler muet de sens animaux

Sans bouche et sans yeux miroir sans image

Ce frémir d'aimer qui n'a pas de mots

Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent

D'une proie entre eux un instant tenue

Sauras-tu jamais ce que leur silence

Un éclair aura connu d'inconnu

Donne-moi tes mains que mon cœur s'y forme

S'y taise le monde au moins un moment

Donne-moi tes mains que mon âme y dorme

Que mon âme y dorme éternellement.

Notes
[1] De nombreuses autres versions ont été élaborées, comme celle réalisée par Mohammad Fuzuli au XVIe siècle et fut considérée comme la version turque de Leyla et Majnûn.

[2] Il fait partie d'un ensemble de cinq poèmes appelés khamsa qui signifie "cinq " en arabe.

[3] En Islam, la beauté est un des attributs fondamentaux de Dieu (al-jamîl)

[4] De son vrai nom Elsa Triolet (née Kagan), elle était une immigrée russe réputée pour son tempérament imprévisible et fougueux.

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La spiritualité et l'amour dans l'Islam

Il est nécessaire de rappeler quelques notions de base quant à l'Islam et à son mode de pensée, afin de percevoir son influence en matière de spiritualité et d'amour.

Comme nous le dit Henry Corbin, le monde islamique n'est pas un monolithe; son concept religieux ne s'identifie pas avec le concept politique du monde arabe. Il y a un Islam iranien, comme il y a un Islam turc, indien, indonésien, malais, etc. (1). Il n'y a donc pas une approche uniforme de la spiritualité et de l'amour en Islam. Nous avons plusieurs types de spiritualité islamique et plusieurs manières de considérer l'amour en son sein.

Il existe pourtant un Islam universel par lequel chaque tradition spirituelle se manifeste. Cet Islam universel est symbolisé par le Coran, la Parole de Dieu et son insistance sur l'Unicité divine. Chaque approche spirituelle légitime son champ d'action, en se référant à cette Parole, selon sa disposition dans un espace-temps propre. De plus, la vision coranique est totalisante et a la conviction qu'elle réunit en elle l'essence de toute réalité et de toute connaissance, tant spirituelle que temporelle. Cette double perspective permet à chaque démarche spirituelle de justifier son discours à partir des fragments coraniques. C'est ainsi que différentes opinions peuvent se déployer et conférer à l'Islam civilisationnel son aspect pluriel.

Ce rapport entre le constant scripturaire et la variante historique a joué un rôle prépondérant dans l'édification de la spiritualité et, spécifiquement, de la spiritualité de l'amour en Islam.

En effet, il lève les éventuels soupçons d'infidélité et légitime les conclusions novatrices et révolutionnaires. Cette méthodologie inhérente à une perspective axée sur l'intangibilité et l'immobilité du texte trouve sa validité dans le Coran même. Il décrète, de manière insistante, l'Unicité de Dieu d'une part et, d'autre part, la création comme manifestation de son Acte et de sa Parole impérative. L'essentiel est donc de se soumettre à l'autorité de la Parole de Dieu. (2)

Le dogme fondamental, irréfragable et intangible dans l'Islam, comme nous le dit Denis Masson, est l'Unité de Dieu. L'essentiel du culte musulman consiste à affirmer, à proclamer, à témoigner qu'Allah est unique et que Mohammad est son envoyé. Cette profession de foi (tawhîd) introduit le croyant dans la Communauté musulmane (3). Mais il est nécessaire de dire que cet acte de foi n'est pas un acte sans précédent, car affirmer l'Unicité de Dieu n'est que sortir de l'oubli et de l'erreur et confirmer le Pacte originel. Selon le Coran, ce pacte est intrinsèque à chaque être humain et représente la base de son engagement envers la Vérité.

Avec ce Pacte, l'homme s'est déjà lié à Dieu et à sa Parole dans la prééternité. Accepter l'Islam est donc avant tout se soumettre à ce Pacte initial, perpétuellement rappelé à l'homme par les prophètes, les envoyés de Dieu. Par ce Pacte, l'homme a fait un contrat avec le Dieu pour affirmer qu'il n'y a " Point de divinité - si ce n'est Dieu ". Par cet acte de foi, l'homme renouvelle son Islam, redevient musulman et obéit aux prescriptions coraniques à propos des relations des hommes entre eux et des relations de l'homme avec son seigneur Vrai, pour faire régner sur terre " les droits de Dieu et des hommes " définis par le Coran. (4)

Il nous faut encore définir la double signification de la notion de soumission dans l'Islam.

Le premier aspect est la soumission passive à Dieu de la part de l'individu responsable, l'" obéissance interne ". C'est par ce biais que l'homme musulman respecte son engagement envers dieu, par sa conscience intime et sans lien avec les institutions socio-religieuses de l'obéissance.

Le second aspect est celui de la soumission active de l'organisation collective et sociale, l'" obéissance externe ". Il permet au premier aspect de se mettre en valeur.

Ces deux types d'obéissance sont inhérents à l'Islam coranique et donnent à l'Islam constitué et historique son double aspect religieux et temporel. Ils sont générateurs des divers discours tant jurisprudentiels que philosophiques et spirituels.

Nous allons à présent décrire brièvement le point de vue général de la spiritualité islamique, commun à toutes les branches du soufisme. Ensuite, nous relaterons une des variantes de la spiritualité de l'amour, en l'occurrence la spiritualité ?ros- Amour, c'est-à-dire le cheminement spirituel à partir de l'éros humain vers l'amour divin.

Chaque unité fragmentaire du Coran, la Parole divine, est considérée par les musulmans comme une unité générique. Elle dynamise les deux obéissances et constitue la référence par excellence à laquelle le multiple universel des phénomènes se doit de répondre. L'obéissance, dans son sens interne, est l'acceptation intériorisée et transcendantale des unités génériques pour capter leur sens authentique et caché.

C'est ainsi que, pour un mystique, l'homme musulman doit ressembler à un voyageur, en quête perpétuelle de son seigneur, de la source visible et invisible du monde. Il doit traverser la multiplicité et la relativité du monde observable, ensemble des signes de Dieu, afin d'atteindre leur vérité et, par conséquent, l'Unicité originelle de la Parole. Tous les mystiques, théosophes et ésotéristes musulmans se sont acheminés plus ou moins dans cette voie. De ce point de vue, la soumission, dans son aspect actif, n'est qu'une introduction au voyage vers la Vérité. C'est une manière d'organiser la cité qui prépare l'éthos (correspondant au sentiment de la paix de l'âme) de la société.

Ainsi, chaque individu peut se mettre en route pour acquérir l'éthos originel, la paix de l'âme véritable, une religion intérieure et la gnose mystique.

Certes, l'histoire de l'Islam dans son interprétation légalitaire de la Parole de Dieu n'a pas toujours accepté cet " ésotérisme ", cette intériorité des " âmes intérieures " et ne lui pas donné toute sa place.

Une des formes empruntée par la mystique musulmane est la mystique de l'amour.

La spiritualité musulmane et la problématique de l'amour dans son sein s'inscrivent donc dans l'acceptation de l'Islam comme une soumission à un pacte d'obéissance de type interne et individuel. Il donne à la Parole de Dieu et à ses unités génériques une dimension ontoexistentielle très profonde et à l'homme un éthos de participation à la vie terrestre et de partenariat à la volonté divine.

Hossein Nasr, grand savant spiritualiste musulman, déclare : " l'homme, tel que l'envisage le Soufisme, n'est pas simplement " un animal rationnel ", ainsi qu'on le comprend habituellement, mais un être qui possède en lui tous les états multiples de l'être, bien que la plus grande majorité des hommes ne soient pas avertis de l'ampleur de leur nature et des possibilités qu'ils ont en eux. Seul le saint réalise la totalité de la nature de l'Homme Universel et, par là, devient le miroir parfait dans lequel Dieu se contemple.

Dieu a créé le monde afin qu'il puisse être connu, selon le hadith sacré : " J'étais un trésor caché; J'ai désiré être connu et c'est pourquoi, J'ai créé le monde. " (5). Ce texte exprime bien la relation de l'homme soufi avec Dieu. Il y a réciprocité entre le Créateur et la créature, entre la Parole créatrice et impérative de Dieu et le monde créé dont l'homme est le sommet. Ainsi, l'univers ne représente que les signes de cette Parole qui a son double dans l'âme de l'homme. Cette âme n'est que le souffle de Dieu par lequel l'homme a été animé. L'homme donc est le miroir dans lequel les Noms divins et Qualités divines sont pleinement reflétés et à travers lesquels la finalité de la création s'accomplit (6). Pour l'Islam mystique, dans le monde, tout est profane, il n'y a pas de sacré surajouté. Mais tout est marqué d'un sacré relationnel par Dieu. Tout porte la " signature " du Créateur (7).

Cette réciprocité de Dieu et de l'Homme est en rapport intime avec l'anthropologie coranique.

Elle suppose que l'homme occupe, dans l'ensemble de la création, une place éminente et tout à fait à part. D'abord, c'est l'affirmation que l'univers, les cieux et la terre, avec tout ce qu'ils contiennent, sont mis au service de l'homme comme représentant et vicaire de Dieu sur la terre (2, 30). Puis, vient la proposition faite à l'homme de se charger de l'amâna (dépôt de la foi et de la responsabilité) : il accepte, alors que les cieux et la terre avaient refusé ce rôle par crainte (33,72). D'après le Coran, Dieu enseigna à l'Homme le nom de toute chose, et comme les anges ne connaissaient pas ces noms, c'est l'Homme qui les leur apprit (II, 28-32). De même, l'Homme est créé d'argile mais est également divin car l'esprit de Dieu est en lui (32,9).

La voie spirituelle dans l'Islam se nomme tariqah : c'est la dimension intérieure et ésotérique de l'Islam. Elle se positionne en tant que connaissance interne du message divin. C'est d'elle qu'est est issue la shariah, l'Islam dans son aspect jurisprudentiel. La shariah est la Loi divine dont l'acceptation fait d'un homme un Musulman dans son acception temporelle, dans sa forme d'obéissance externe.

C'est seulement en conformant sa vie à la shariah qu'un musulman peut atteindre cet équilibre fondamental indispensable pour accéder à la Voie ou tariqah.

Sans participation à la shariah, la vie de la tariqah serait impossible et, en fait, les attitudes et les pratiques de cette dernière sont intimement mêlées aux pratiques prescrites parla shariah. Mais la tariqah n'est pas la voie ultime car quand le musulman entre dans la voie spirituelle, dans la tariqah, il envisage d'arriver à l'état de la haqiqah, de la vérité.

C'est l'état de la certitude et de la compréhension authentique de la Parole de Dieu, qui permet de pénétrer son univers intime. Pour schématiser ces trois principes, supposons trois cercles inscrits l'un dans l'autre : le premier, le plus grand est celui de la shariah, le deuxième, inscrit dans le premier, est celui de la tariqah et le troisième, inscrit dans le deuxième, est celui de la haqiqah. Pour arriver au troisième, il faut d'abord passer par le premier qui affirme l'Unicité de Dieu par un tawhîd exotérique commun à tous les musulmans. Après, il faut traverser le deuxième cercle. Ce n'est pas possible à tous car cette démarche exige une disponibilité éthique qui se révèle suite à la méditation sur la Parole et ce, d'une manière herméneutique.

Ainsi, les sens cachés de la Parole se dévoilent graduellement et s'inscrivent dans le coeur du croyant. A ce stade, la shariah, tawhîd exotérique (pour rappel : la tawhîd est la profession de foi du musulman) est comprise dans son aspect rituel et le spirituel l'éloigne de son aspect jurisprudentiel pour affirmer avec force un tawhîd ésotérique.

Le mystique, cependant, ressent toujours une distance entre lui et le Dieu. Pour la combler, il va tendre à renforcer son éthique individuelle, ésotérique, face à l'éthique dominante exotérique. Il se plonge alors dans la profondeur de la Parole où il découvre, par la grâce de Dieu, l'illumination et l'ouverture de la porte de la Vérité. Pour le mystique qui entre dans l'intimité de Dieu, c'est comme s'il faisait entrer le Dieu dans le secret de son coeur; dans son intimité la plus secrète; c'est par là qu'il atteint la haqiqah. Dans une telle position, le mystique, le soufi n'a besoin ni de la shariah et ni de la tariqah. Il est à l'image de Dieu : il est partout et nulle part. Un symbole soufi bien connu compare l'Islam à une noix dont la coquille serait la shariah, la chair, la tariqah et l'huile, invisible et cependant partout présente, la haqiqah.

Ce que le soufisme, ou mystique musulmane, enseigne est précisément d'adorer Dieu avec la conscience que nous sommes en Sa proximité et, par conséquent, nous Le " voyons ", Son regard est sans cesse sur nous et, toujours, nous nous tenons devant Lui. Il cherche à amener le disciple à la conscience qu'il vit constamment dans la Présence divine. Pour le soufi, la Parole de Dieu est à la fois le commencement et la fin de sa démarche. Elle est d'abord une connaissance " reçue ", pour devenir, finalement une connaissance comprise et vécue. Le soufi se libère de l'apparence des mots de la Parole pour les vivre de l'intérieur, en découvrant leur valeur et leur signification intrinsèque et profonde.Dans cette perspective, un panthéisme radical justifie la démarche spirituelle des soufis et, conséquemment, se fonde sur la spiritualité de l'amour : on tente d'entrevoir partout dans le monde visible et invisible la beauté et l'amour. Ainsi, le mystique est amené à transfigurer un théos-juge en un théos-amour et beauté, et même à dépasser le panthéisme pour aboutir à un panphilisme.

Nous en arrivons donc à la mystique de l'Amour-Eros.

L'amour joue un rôle prépondérant dans la littérature musulmane tant arabe que persane. Tous les groupes de pensée dans l'Islam ont évoqué cette notion. Mais vu la nature dynamique et génératrice de l'amour, la spiritualité musulmane, et surtout le soufisme iranien, l'a présenté comme alternatif à une religiosité philosophique et littéraliste de la Parole de Dieu.

Chaque discours tenu dans l'islam doit se déployer à partir du Coran. Ainsi, chaque tentative de construction rationnelle ou d'expérience spirituelle doit puiser son élan transcendental dans les unités conceptuelles coraniques, désignées plus haut comme " unités génériques ". Elles sont la base de la réflexion ou de la méditation et donnent en même temps leur légitimité à l'argumentation et à la spéculation intuitive. Dans l'Islam, les mystiques de l'amour, conformément à cette méthode et à cette démarche, ont adopté quelques unités génériques et les ont chargées des fruits de leur connaissance mystique et spirituelle.

On peut pointer deux versets qui ont été utilisés fréquemment par les mystiques de l'amour :

" O vous qui croyez, si vous abandonnez votre religion, Dieu en appellera d'autres à prendre votre place. Dieu les aimera, et ils l'aimeront " (5 : 59); ou " Il est des hommes qui placent à côté de Dieu des compagnons qu'ils aiment à l'égal de Dieu; mais ceux qui croient aiment Dieu par-dessus tout "(1 : 160). En vérité, ces deux unités n'ont rien en commun avec l'amour, dans le sens spirituel des fidèles de l'amour, mais elles sont indispensables au développement de l'expérience spirituelle de l'amour et de son discours, afin de lui donner un aspect légitime et théologal.

Par elles, le mystique active la valeur différentielle du concept d'amour et ses applications aux relations amoureuses entre le Dieu et l'homme. Il fonde ainsi le champ vertical de la connaissance de l'unité générique par la multiplicité de son rayonnement sémantique hors des préceptes littéralistes du Livre et des conclusions juridiques des docteurs de la Loi. Dans l'Islam, deux mots définissent le concept de l'amour : le premier est coraniquen (mahabba) et le deuxième est un concept non coranique (ichgh). Au début, les musulmans utilisaient le premier terme. Il suggérait plutôt une affection équilibrée, mesurée et ascétique, dans le cadre de la terminologie coranique et de son champ sémantique foncier. Mais, au fur et à mesure, cette forme d'amour s'orienta vers un autre champ sémantique : celui d'un amour ardent et dynamique qui se confond avec le Dieu même et sa manifestation dans l'existence.

Dans ce sens, l'amour est appelé ichgh et il désigne le désir irrésistible de Dieu envers les hommes et, réciproquement, de ceux-ci envers Dieu. Il traduit chez celui qui l'éprouve une déficience, un manque qu'il faut à tout prix combler pour atteindre la perfection. Voilà pourquoi l'homme qui aspire à vivre cet amour se doit de grimper les degrés d'une hiérarchie de perfections, tant spirituelles que physiques.

Mais les motivations du mystique, multiples en apparence, se ramènent à une idéalité, ou constance de signification qui hante avec plus ou moins d'insistance et de clarté tous les êtres : c'est l'aspiration vers la Beauté que Dieu a manifestée dans ce monde en créant Adam à Son image (8). Les plus grands spiritualistes musulmans s'inscrivent dans cette tradition de recherche de la beauté.

En effet, les premiers traités sur l'amour (dans le sens d'un amour ardent et profane) sont issus du cercle des poètes arabes ou d'origine persane qui ont fait l'éloge du vin, de l'amour et de la femme dans leur poésie lyrique et contestataire, face à une arabité islamique raciste et hégémoniste. La culture spirituelle de l'Islam d'amour a profité de la littérature profane de ces poètes pour exalter sa passion pour le Dieu, à savoir transformer le dieu juge et guerrier des juristes et des littéralistes en un Dieu de passion et d'amour qui s'unit à l'homme et qui est son fondement innocent.

La substitution de ichgh à mahabba pour désigner l'" essentiel désir " qui emplit le coeur du mystique pour Dieu et l'amour comme attribut essentiel de Dieu, semble être due à Halladj (né vers 858 en Perse et mort exécuté à Bagdad en 922). L'amour n'est plus seulement l'expression d'une reconnaissance pour les bienfaits de Dieu; il ne se contente plus d'une dure ascèse et d'une pratique rituelle scrupuleuse. Il devient une exigence absolue qui ne suppose ni jouissance, ni apaisement, mais qui s'intensifie à mesure que s'actualise la réciprocité de perspectives entre l'amant et l'aimé9. Halladj a profondément marqué la tradition de la spiritualité de l'amour qui, par sa fécondité grandissante, s'éloigne effectivement de la conscience d'un Islam légalitaire et jurisprudentiel aussi bien que philosophique. Elle s'écarte de l'Unicité exotérique pour aller vers l'Unicité ésotérique amoureuse.

L'homme n'est que le miroir de Dieu et, par conséquent, s'identifie à lui. Le tawhid ésotérique énonce ainsi une identité : L'?tre divin est à la fois l'amour, l'amant et l'aimé. Or, seule l'expérience de l'amour humain pour un être de beauté peut acheminer à le comprendre, à le " réaliser " : là seulement, à la limite de la perfection de cet amour, peut être vécue cette identité (10). C'est la frontière à laquelle l'homme sait qu'il est Dieu, car il s'absorbe totalement par son image totalement intériorisée au point que si on lui demande son nom, il répond : le Vrai. En fait, la finalité de l'amour est l'union ou la confusion de l'aimé et de l'amant.

Les trois aspects corrélatifs, amour, amant et aimé, sont donc inséparables mais se résorbent dans leur essence indifférenciée. Par contre, dans l'existence, l'amour implique toujours une dualité d'aspects qui s'opposent pour se réunir dans leur complémentarité, le couple appelant jonction et disjonction (11).

La beauté et l'amour sont deux concepts jumeaux qui sont liés très profondément l'un à l'autre.

Ils ont une double existence : ils sont liés à la création et par conséquent limités et éphémères dans le temps et en tant qu'êtres métaphysiques, leur réalité se trouve dans la prééternité d'un temps illimité et sans borne. Cette double existence évoque non seulement un monde créé et son espace-temps limité, mais aussi un autre univers, matrice originelle du monde de la création. Le monde d'ici-bas n'est donc que l'ombre d'un autre monde où se trouve l'origine de la beauté et de l'amour terrestre. Ainsi, les spiritualistes de l'amour voient-ils les beautés de ce monde comme des éclats et des rayons de la lumière divine et de son soleil miséricordieux.

Il existe pour tous les mystiques de l'amour deux sortes d'amour essentiel : l'amour de l'homme pour le Vrai et l'amour du Vrai pour l'homme. Toutes les variantes de l'amour s'inscrivent dans l'amour absolu, ou quintessence de l'amour, ensemble de tout ce qui est bon, beau et parfait. Cette totalité est la Beauté. L'essence de l'amour est la beauté et donc, dans le monde visible et invisible, elle n'est que l'épiphanie de la quintessence de l'amour. L'amour ne peut être ni décrit ni limité dans un discours rationnel; sa connaissance passe par l'amour même et par une passion raffinée, purifiée, ainsi que par une exaltation transcendentale.

L'amour, par son essence dialectique et synthétisante, est l'oiseau et le nid; l'essence et les attributs; l'aile et la plume; le jardin et l'arbre; la branche et le fruit; le ciel et la terre; l'amant et l'aimé et l'amour. Il est Un et perceptible seulement par un coeur disposé à percevoir la beauté.

Nous voyons combien la démarche de la spiritualité de l'amour est proche de la spiritualité théosophique du soufisme. Mais, en même temps, nous percevons la différence qui peut exister entre un panthéisme basé sur un Dieu contractant qui établit un pacte d'obéissance, et un pamphilisme qui transforme, par un pacte d'alliance amoureuse, ce même Dieu en une énergie vitale d'amour-passion. Dieu a autant besoin de l'homme que celui-ci de Dieu. Cette attitude est décrite admirablement par un des éminents spiritualistes de l'amour, Ahmad Ghazali (1059-1126), frère du grand soufi et théologien Hamed Ghazali (né à Tus en 1058 et mort en 1111).

Dans sa description de l'anthropologie et de la cosmologie, il nous raconte qu'à l'origine, la Beauté était unie à elle-même. Mais, comme aucune beauté ne peut supporter d'être voilée, la Beauté se dévoila. De cette révélation se créèrent l'amant et l'aimé, car Elle s'est mise face à Elle-même et S'est regardée. L'aimé n'est que la création dont le sommet est l'homme et son âme. Ce processus de la création est l'amour du Vrai (Dieu) pour la création.

Ainsi, le Dieu est l'amant et l'homme et la création représentent l'aimé. Cet amour prend ensuite une courbe ascendante car l'aimé, et, par conséquent, la beauté, aspirent à l'état originel, d'où l'amour du monde créé pour le Vrai. Dans ce cas, l'homme est l'amant et Dieu, l'aimé. Pour le soufi de l'amour, le mouvement descendant de la création reste un mystère qu'aucun discours ne pourra jamais expliquer. Mais, la courbe ascendante peut être remontée par l'homme, par la grâce de Dieu et par ses signes dans le monde (12).

La théophanie dans la beauté, c'est le motif de l'anthropomorphose, expliquée comme étant la théophanie primordiale de l'?tre Divin qui est soi-même à la fois l'amour, l'amant et l'aimé.

Lorsque l'impératif créateur accomplit le voeu de sa révélation dans la création et que parurent les formes et les figures, " c'est en la forme de l'être humain que se concentra la quintessence de l'être et des êtres, parce qu'elle était la plus subtile des essences du Plérôme " (13).

Adam (l'Anthropos céleste), c'est Dieu même ayant revêtu le vêtement de l'être et assumant la qualification humaine (c'est-à-dire passant par l'anthropomorphose). Cette théophanie était l'acte même d'un éternel amour ayant pour " objet " sa propre beauté. Elle s'accomplit nécessairement avec les attributs de la grâce et de la beauté, passant par des voiles successifs : l'Intelligence, l'Esprit, le Coeur, la Nature physique (14).

Dans cette perspective de l'amour, de l'ichgh, nous sommes donc loin d'établir une opposition entre l'Eros humain et l'Amour divin qui ne peut être découvert et vécu que dans le premier.

Mais la beauté de l'être humain aimé n'est pas différente de la beauté divine, elle en est l'épiphanie. Sa beauté est un signe annonciateur. Pour atteindre à ce sommet, il faut, bien entendu, une transfiguration totale de ce qui porte couramment et banalement le nom d'amour. Cette transfiguration suppose un combat spirituel, un effort individuel secret que ne peuvent pas même soupçonner les pieux dévots (15) qui envisagent le rapport de l'homme et Dieu dans une perspective ascétique et restrictive.

La spiritualité de l'amour - éros dans la culture islamique médiévale se définit, en ce qui concerne la connaissance de Dieu, de sa Parole et de ses actes dans le monde, par opposition à la raison philosophique et jurisprudentielle. Pour les mystiques, l'Un, le Vrai a engendré l'univers par son amour de la beauté. Donc le monde n'est que l'épiphanie et la manifestation de cet acte et par conséquence unit Dieu à lui-même. La connaissance véritable du rapport entre le Dieu et l'homme ne pourra se dévoiler que par l'amour même, car on ne peut connaître l'amour que par l'amour. Un langage discursif détermine toujours les contours de l'amour et non l'amour même. Ainsi, la connaissance de l'amour est en fait liée à deux choses :

à la beauté qui se dévoile et au miroir qui la reflète. Beauté et miroir sont tous deux consubstantiels et existaient de toute éternité. Dès que la beauté se manifeste, le miroir de l'amour également et avec toute sa passion. Chaque fois que l'amant se regarde dans le miroir de l'aimé, il ne voit que son être lui-même et sa beauté. En d'autres termes, il voit Ses Noms et Ses Attributs. L'homme est le seul être conscient, habité dans son âme par tous les Noms de Dieu. A son image, quand il regarde dans le miroir de son bien-aimé, ne voit que lui-même et sa beauté. Il est alors dépouillé de son identité pour devenir Lui, et Il se regarde comme identité humaine. L'amour va toujours de pair avec l'amant et la beauté toujours avec l'aimé.

L'amour aspire toujours à la beauté, vers l'unification dédoublée de prééternité. Dans le cas d'unification, l'amour devient une mer dont les vagues exaltées se brisent sur elles-mêmes et roulent vers elles-mêmes.

Atteindre à la connaissance théophanique de l'amour et à la perception de l'Image qui apparaît dans le miroir, n'est pas une incarnation. Il s'agit d'écarter toute assimilation avec le dogme de l'incarnation dans le Christianisme, ce qui a été l'une des critiques formulées par l'Islam légalitaire envers ses coreligionnaires de tendance mystique. L'homme, dans la spiritualité de l'amour, reste toujours un homme, mais un homme capable de s'élever, par son âme divine, miroir de la Parole de Dieu, vers la niche de la lumière théophanique. Il s'agit en réalité d'un anthropomorphisme qui essaye d'assimiler les formes belles aux plus hautes manifestations de la divinité, pour peu qu'un homme soit présent pour les recueillir avec son amour.

On peut en déduire que cette vision mystique de l'Islam n'a pas eu les faveurs des rationalistes religieux, des théologiens orthodoxes, des docteurs de la Loi, ni même des soufis de tendance plutôt moraliste et ascétique. Ils considéraient le mysticisme de l'amour comme hérétique car la tolérance de ses adeptes, et même leur indifférence envers les non-musulmans, envers les diverses opinions à l'intérieur de l'Islam et envers les prescriptions rituelles et jurisprudentielles, les rendaient suspects. Mais pourtant, ces mystiques croyaient que le feu de l'amour purifie le péché et que la soumission à la Loi, à l'Islam exotérique n'est rien face à une soumission d'amour ésotérique à la Parole de Dieu et au respect du Pacte originel. Pour eux, les plus chères personnes auprès de Dieu sont les amants. Qui les aime, Dieu l'aime. Qui ne les aime pas, même s'il adore le Dieu infiniment, ne verra que malheur. Le vrai musulman est le fidèle de l'amour qui ne voit dans le monde que Dieu. Point de divinité - si ce n'est Dieu.

Notes :
1 Henri CORBIN, Islam iranien, Paris 1972, p. 1, vol. 3.

2 Selon le sens étymologique, Islam, c'est l'abandon de soi à Dieu, la remise de tout son être à Dieu. Ce sens étymologique dans la vision mohamadienne de religion signifie se soumettre à Dieu pour avoir la paix de l'âme dont le manque est dû à la désobéissance et à l'oubli. Le Coran étant conçu en tant que Parole de Dieu, l'homme doit s'abandonner à Elle pour distinguer les signes de son seigneur Vrai, des mensonges de l'illusion et de l'erreur.

Voir article Parole de l'Islam, p.

3 Denis MASSON, Monothéisme coranique et monothéisme biblique, Paris, 1976, p. 41

4 Mohammad ARKOU, Louis GARDET, L'Islam, hier - demain, Paris, 1978, p. 18

5 Seyed Hossein NASR, Islam perspective et réalité, Paris 1975, pp. 169-170

6 Ibidem, p. 170.

7 Ibidem, p. 176.

8 Mohammad ARKOUN, Ishk, p. 124, encyclopédie de l'Islam.

9 Ibidem

10 Henri CORBIN, op. cit., p. 17

11 Ibn ARABI, Traité de l'amour, traduction de l'Arabe par Maurice GLOTON, Paris, 1986,. p. 265, annotation de traduction.

12 Nasrollah POURDJAVADI, La signification de la beauté et de l'amour dans la littérature persane, in Sophia Perennis, vol. II, n°1, printemps 1976, p. 46.

13 Henri CORBIN, op. cit. p. 83

14 Ibidem, p. 84

15 Ibidem, p. 84

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Sîmorgh : de l'oiseau légendaire du Shâhnâmeh au guide intérieur de la mystique persane de Amélie Neuve-Eglise

Animal de légende et figure centrale du Shâhnâmeh de Ferdowsi, le Sîmorgh est un oiseau mythique que l'on retrouve à différentes périodes de l'histoire de la Perse, ainsi que dans de nombreux récits mystiques, même si sa forme et sa fonction ont subi certaines transformations au cours des siècles. Des grandes figures mystiques telles que 'Attâr, Avicenne ou Sohrawardî lui ont réservé une place de choix dans leurs récits initiatiques. Il peut également être rapproché de certains oiseaux fabuleux présents dans les cultures asiatiques et bouddhiques, et partage de nombreux traits communs avec le Phénix de la mythologie égyptienne et repris par la tradition chrétienne. Aujourd'hui, il demeure une source d'inspiration pour de nombreux écrivains et artistes, démontrant ainsi le caractère inépuisable de ses significations et son rôle central en tant que support d'une réflexion philosophique concernant la nature même de l'homme.


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Naissance d'un oiseau mythique Shî'isme, sagesse, théosophie et gnose Naissance d'un oiseau mythique
Les textes anciens retrouvés concernant cet oiseau mystique ne nous renseignent pas sur sa véritable origine, ni sur sa première apparition sous forme littéraire. D'un point de vue étymologique, le nom Sîmorgh serait issu du pahlavi Senmurv et du pazand Sîna-Mrû, qui a leur tour viennent de l'avestique m r yô Saênô ou "l'oiseau Saêna", décrit comme étant une sorte de rapace ressemblant à l'aigle ou au faucon. Cette expression viendrait elle-même du sanskrit syenah, désignant une sorte d'aigle ou d'épervier.

Cependant, les contes traditionnels persans et notamment le fameux récit de 'Attâr que nous allons évoquer ont souvent joué sur le sens du préfixe "si-" signifiant "trente" en persan, pour alléguer qu'il serait aussi grand que trente oiseaux réunis - "morgh" signifiant "oiseau" -, ou encore que son plumage comporterait trente couleurs. Si l'on suit les légendes iraniennes, le Sîmorgh aurait vécu assez longtemps pour assister trois fois à la destruction du monde. En outre, sa longue existence lui aurait permis d'accéder à la connaissance de toutes les époques et, dans certains récits mystiques, aux hautes connaissances théosophiques. Selon d'autres récits, il vivrait jusqu'à 1700 ans avant de se consumer dans les flammes pour renaître ensuite de ses cendres sous la forme d'un nouveau Sîmorgh.

Dans la littérature persane et dans les diverses œuvres artistiques où il apparaît, il a souvent pris la forme d'une créature ailée ressemblant à un paon pourvu de longues griffes et à la tête tantôt humaine, tantôt animale. Il serait une sorte de mammifère femelle, étant donné qu'il est parfois mentionné qu'il allaite ses petits. Ses plumes sont couleur cuivre ou pourpres. Il fait preuve d'une hostilité déclarée envers les serpents, et habite généralement dans un endroit aquatique.

Dans les anciens écrits pahlavis, il est indiqué qu'il résiderait sur un arbre guérisseur appelé "vispubish" ou "harvisp tokhmak" qui porterait les graines de toutes les plantes existantes. En outre, l'Avesta nous apprend que cet arbre est situé dans la mer de "varoukâshâ", également appelée "farâkhkart". De nombreux récits mystiques chiites allèguent quant à eux que son nid se trouverait au sommet de l'arbre Tûbâ - l'arbre de la connaissance - situé au cœur de la montagne de Qâf se trouvant elle-même au sommet du Malakût, monde imaginal et terre des événements mystiques de l'âme.

Enfin, il est parfois dit que la secousse provoquée par son envol fait tomber de l'arbre Tûbâ toutes les graines de toutes les plantes du monde. Ces dernières prennent alors racine et se développent sur terre, fournissant aux hommes des remèdes contre leurs maladies. Par conséquent, le Sîmorgh est parfois considéré comme étant un symbole de la fertilité ou un médiateur entre le ciel et la terre.

Le Sîmorgh dans l'histoire de l'Iran
L'existence de cet oiseau légendaire semble remonter à la Perse antique, étant donné qu'il est mentionné à plusieurs reprises dans l'Avesta [1] ainsi que dans de nombreuses œuvres en pahlavi. Il figure également sur des monuments historiques de l'époque sassanide, notamment sur de nombreux bas-reliefs datant de cette période. De plus, il pourrait avoir été un emblème officiel de cette dynastie, étant donné que certaines représentations du bas-relief ouest du mur d'Afrasyâb à Samarkand mettent en scène un roi portant l'emblème du Sîmorgh sur son vêtement, à l'instar de Khosro Parviz sur le bas-relief de Tâgh-e Bostân. De nombreuses autres représentations de cet oiseau ont été retrouvées sur divers objets tels que des vêtements, des mosaïques ou de la vaisselle de cette même époque. Il apparaît également à plusieurs reprises dans l'art médiéval arménien et byzantin.

Le Sîmorgh dans le Shâhnâmeh de Ferdowsi
Figure centrale du Livre des rois, le Sîmorgh intervient à plusieurs reprises pour aider certains héros de cette épopée. Il apparaît tout d'abord lors de la naissance de Zâl, fils de Sâm, né albinos. Considérant les cheveux blancs de Zâl comme un signe maléfique, son père décide de l'abandonner dans le désert en plein hiver. Le Sîmorgh prend alors le nouveau né en pitié et l'emporte dans son nid pour l'élever durant le jour, tandis qu'il est nourri par une gazelle la nuit. Lorsque Zâl atteint l'âge adulte, il exprime le souhait de retourner dans le monde des hommes. Très peiné, le Sîmorgh lui fait cependant cadeau de l'une de ses plumes qu'il suffira à Zâl de brûler pour provoquer, en cas de difficulté, l'apparition instantanée de l'oiseau. [2] Ce dernier assistera Zâl à deux reprises : lors de la naissance difficile de son fils Rostam où le Sîmorgh lui apprend à faire une césarienne, et une seconde fois lors du combat de Rostam contre Esfandyâr sur lequel nous reviendrons.

Dans ce récit, la blancheur de la chevelure de Zâl donne à penser qu'il vient du monde des êtres de lumière, d'où le refus du Sîmorgh de le laisser dépérir. Cette idée est reprise dans le "Récit de l'archange empourpré" de Sohrawardî, où ce dernier indique que dans "son" monde, tout est blanc, alors que le désert symbolise le monde matériel et l'exil occidental dans lequel est plongé l'âme lorsqu'elle s'incarne dans un corps matériel. On y retrouve également la symbolique du jour et de la nuit. Cette dernière symbolise le monde de la perception sensible alors que le jour, moment choisi par le Sîmorgh pour se manifester à son protégé, typifie la conscience des hautes réalités spirituelles.

Le Sîmorgh est donc le guide de l'âme, la protégeant dans ce monde tout en visant à lui faire reprendre conscience de son existence céleste antérieure et à l'initier aux hautes connaissances spirituelles. Il permet de remettre en scène un thème cher à la littérature mystique, celui de l'exil de l'âme en ce monde matériel et de sa "remontée" aux mondes spirituels supérieurs, lui permettant simultanément de découvrir le sens vrai de son être.

Le Sîmorgh intervient dans un autre récit du Shâhnâmeh, celui du combat de Rostam, fils de Zâl, contre Esfandyâr, héros quasi-invincible ayant longtemps typifié pour le zoroastrisme le chevalier parfait de la foi. Après la première défaite de Rostam, Zâl fait appel à l'aide du Sîmorgh qui guérit son fils sorti du combat grièvement blessé et lui donne une branche de tamarix qu'il transforme en une flèche à deux pointes. Il lui révèle également le seul point faible d'Esfandyâr, ses yeux, en indiquant qu'en le visant à cet endroit, Rostam pourra s'assurer la victoire.

L'histoire précise également que si l'on place un miroir devant le Sîmorgh, l'image reflétée éblouira jusqu'à l'aveuglement tout regard ayant aperçu le reflet de l'oiseau mystique. Dans ce but, Zâl revêtit son fils d'une armure et d'un casque de fer à la surface parfaitement polie, tout en recouvrant son cheval de morceaux de miroir. Lorsqu'au cours du combat Esfandyâr se retrouve face à Rostam, l'image du Sîmorgh se réfléchissant dans les miroirs éblouit Esfandyâr. S'imaginant que la flèche à deux pointes de Rostam lui a porté un coup fatal aux yeux, il tombe, mort, dans les bras de Rostam. Selon les commentaires de mystiques tels que Sohrawardî, l'éblouissement d'Esfandyâr symbolise le réveil de la vision intérieure de l'âme qui, à ce moment précis, voit non pas les deux pointes de la flèche, mais les deux ailes du Sîmorgh ou la Face divine [3] qui entraîne sa mort à ce monde et sa nouvelle naissance aux mondes divins supérieurs. Par la suite, ce motif du miroir et de la vision intérieure sous forme d'épiphanie sera maintes fois repris dans les récits mystiques iraniens.

Ces deux histoires présentent un Sîmorgh qui, bien qu'intervenant dans le monde et les affaires des hommes, se situe au-delà du monde de la matière et revêt une dimension essentiellement supra-rationnelle et mystique. Ses actes ont ainsi été l'objet de nombreuses gnoses et interprétations de poètes, écrivains et mystiques iraniens au cours des siècles suivants.

L'influence de la figure du Sîmorgh dans la mystique persane
Le Sîmorgh est donc présent dans les écrits de nombreux grands mystiques, notamment dans Le Récit de l'Oiseau (Risâlat al-Tayr) d'Avicenne et l'épître du même nom d'Ahmad Ghazâli, ou encore dans Rawdâ al-fariqayn d'Abul-Rajâ Tchâtchi.

Dans le récit d'Avicenne, l'oiseau symbolise l'âme préexistant au corps qui est ensuite emprisonnée par des chasseurs dans la "cage" du corps matériel et oublie peu à peu son état libre originel. Toute la quête du mystique sera alors de se ressouvenir de sa nature première pour ensuite se libérer des entraves du corps et reprendre son envol vers son monde ; périple qui ne pourra s'effectuer sans la rencontre de son guide intérieur.

L'oiseau est ici cette contrepartie céleste du moi terrestre qui l'invite à accomplir son ascension céleste ; son Mi'râj [4] personnel.

L'idée de l'oiseau-âme tombé en captivité et ayant perdu conscience de son état prééternel est également reprise dans les récits mystiques de Sohrawardî, dont Zabân-e murân (Le langage des fourmis). Dans le "Récit de l'archange empourpré" ('Aql-e Sorkh) du même auteur, le Sîmorgh incarne la figure de l'Esprit saint et de l'ange de l'humanité, herméneute des mondes supérieurs devant guider chaque pèlerin dans sa quête et sa compréhension des hautes vérités spirituelles. Le Sîmorgh est donc ici la Face ou l'inter-face par laquelle le divin se manifeste à l'homme. Dans ce récit, Sohrawardî fait également une lecture mystique du Shâhnâmeh selon laquelle l'intervention du Sîmorgh transforme les héros de l'épopée héroïque en acteurs et pèlerins d'une épopée mystique et d'une renaissance spirituelle [5]. Comme nous l'avons précédemment évoqué, la naissance de Zâl symbolise désormais la descente de l'âme dans le corps puis sa quête pour s'en libérer progressivement et rejoindre "son" monde.

Dans un autre des traités de Sohrawardi intitulé Safîr-e Sîmorgh (L'incantation du Sîmorgh), il apparaît sous la forme d'une huppe symbolisant l'âme de chaque pèlerin, invitant le moi terrestre à prendre son envol et à retourner vers la montagne du Qâf en abandonnant son plumage en ce monde, c'est-à-dire en se dépouillant de l'enveloppe matérielle du corps. "Son incantation parvient à tous, mais seul un petit nombre lui prêtent l'oreille. Toutes les connaissances dérivent de son incantation, de même que celle-ci est à l'origine de l'inspiration musicale comme aussi de tous les instruments de musique, lesquels ne font que la traduire." [6] L'expérience musicale est ici centrale et constitue une sorte de prélude à la "sortie de l'exil".

Dès lors, chez Sohrawardî, la consomption du Sîmorgh dans les flammes signifie la mort du moi inférieur et terrestre et la renaissance spirituelle dans le monde de l'âme, ainsi que l'embrasement de l'âme dans la lumière orientale des hautes connaissances spirituelles.

D'autres auteurs ont également eu recours au motif du Sîmorgh pour développer un symbolisme qui leur est propre. Ainsi, au XVe siècle, dans son commentaire du Golshân-e râz (La Roseraie du mystère) de Mahmoud Shabestarî, Shamsoddin Lâhidji assimile le Sîmorgh à l'ipséité divine absolue, tandis que la montagne de Qâf devient la réalité spirituelle de l'homme permettant à l'Etre divin de se manifester à lui sous forme d'épiphanie. Il évoque également que le Sîmorgh pourrait être l'esprit et la vérité gnostique de la religion incarnés par l'Imam, par opposition au "corps" de la montagne et de la religion littérale.

De même, dans la gnose chiite et plus particulièrement ismaélienne, le Sîmorgh et son lieu de résidence, l'arbre Tûbâ, ont été longuement médités et parfois considérés comme étant le symbole de l'Imam, Guide intérieur de chaque croyant lui révélant son moi profond et le lien indissociable l'unissant à son Créateur. Enfin, en soulignant que si le Sîmorgh ne descendait pas continuellement sur terre, "rien de ce qui existe ici ne subsisterait" [7], Sohrawardî rejoint l'un des aspects doctrinaux fondamentaux du chiisme qui fait de la présence, même cachée, de l'Imam la condition ultime de la permanence du monde terrestre.

Mantiq al-Tayr de Farid al-Din 'Attâr
C'est cependant dans Le langage des oiseaux (Mantiq al-Tayr) de Farid al-Din 'Attâr que le Sîmorgh fit son apparition la plus remarquée. Le titre de l'ouvrage fait référence à un passage du Coran indiquant que le prophète Salomon avait reçu le privilège de comprendre le langage des oiseaux, c'est-à-dire celui de toute la création et de l'être profond de l'ensemble des êtres vivants la composant : chacun devenait alors pour lui un livre ouvert révélant le secret intime de son être, permettant ainsi de déchiffrer tous les symboles et de percer les mystères de la création.

Cette histoire est une véritable épopée mystique qui retrace la quête d'oiseaux partant à la recherche de leur roi, le Sîmorgh. Partis par milliers, les oiseaux, qui typifient ici les pèlerins mystiques, voyagent durant de longues années dans des contrées à l'accès difficile. Beaucoup trouvent la mort au cours de leur pérégrination, dans des circonstances souvent dramatiques. A la fin de l'épopée [8], seuls trente oiseaux parviennent au terme de leur quête et peuvent contempler l'oiseau sublime. A ce moment précis et par un subtil jeu de mot, le Sîmorgh devient le miroir de ces sî-morgh ("trente oiseaux" en persan) qui découvrent en l'oiseau qu'ils cherchaient le secret profond de leur être. A ce moment-là, comme l'a finement analysé Henry Corbin, "lorsqu'ils tournent le regard vers Sîmorgh, c'est bien Sîmorgh qu'ils voient. Lorsqu'ils se contemplent eux-mêmes, c'est encore Sî-morgh, trente oiseaux, qu'ils contemplent. Et lorsqu'ils regardent simultanément des deux côtés, Sîmorgh et Sî-morgh sont une seule et même réalité. Il y a bien là deux fois Sîmorgh, et pourtant Sîmorgh est unique. Identité dans la différence, différence dans l'identité". [9] On retrouve ici le concept d'آme du monde étant identique à ses membres tout en se manifestant à chacun d'eux de façon différente. La quête du Roi se confond alors avec celle de la totalité du soi, qui passe par la redécouverte de sa dimension spirituelle.

Ici encore, la connaissance du Sîmorgh permet de découvrir son moi spirituel et donc de se connaître soi-même : les sî-morgh réalisent qu'ils sont et font partie de l'éternel Sîmorgh. On y retrouve une constance de la mystique persane, où la quête du transcendant amène à la connaissance de soi et à la découverte du lien fondamental unissant la créature à son Créateur. A ce titre, Corbin effectue même un parallèle entre le dénouement de cette épopée mystique et la pensée de certains grands mystiques occidentaux comme Maître Eckhart qui, dans le même sens, affirmait que "Le regard par lequel je Le connais, est le regard par lequel Il me connaît". Le motif central du miroir est de nouveau présent ; la contemplation du reflet de la divinité dans sa propre âme livrant le secret et donnant l'ultime clé d'accès à la cité intérieure de l'être.

Le Sîmorgh incarne ici le mystère de la divinité à la fois si lointaine et si proche, miroir de nos propres âmes, et que le pèlerin n'atteindra qu'après avoir triomphé de nombreuses épreuves. La transformation du Sîmorgh en "sî-morgh" confère à l'oiseau un nouveau sens mystique qui servira par la suite de base à des méditations innombrables au sein des milieux gnostiques.

Le Sîmorgh, le Phénix et la tradition chrétienne
Le Sîmorgh a été maintes fois comparé à d'autres oiseaux fabuleux présents dans les cultes ou traditions de nombreuses civilisations tels que le Fenghuang chinois, le Zhar-ptitsa russe, le Ghoghnus arabe, ou le Homa persan. Cependant, c'est du Phénix, oiseau fabuleux doté d'une grande longévité et qui doit d'abord se consumer pour pouvoir ensuite renaître de ses cendres, qu'il a le plus été rapproché. A l'instar du Sîmorgh, il symbolise une nouvelle résurrection par la mort et a souvent été identifié à la colombe de l'Esprit saint, symbole de l'intelligence agente ou du guide intérieur. Même si ces deux créatures ne peuvent être totalement assimilées l'une à l'autre, la présence de traits communs rendent néanmoins possibles certaines comparaisons particulièrement enrichissantes pour le domaine de la mystique comparée.

Le Phénix était déjà présent chez les Grecs ainsi qu'en ancienne Egypte où il existait sous le nom de Bénou, oiseau mystérieux qui n'apparaissait que tous les cinq siècles aux hommes à l'occasion de sa mort et de sa résurrection à Héliopolis (ou "Cité du soleil"). Il symbolisait le soleil levant et était étroitement associé avec le Dieu du soleil Râ.

Dans les représentations qui en ont été faites en Europe durant le Moyen Age, il prend la forme d'une sorte d'aigle au plumage rouge, (d'où son nom venant de "phénicée" qui, en grec, signifie pourpre) [10]. Selon les sources de cette époque, il vivrait jusqu'à 500 ou 1461 ans pour ensuite préparer un bûcher au sein duquel il s'immole pour renaître de ses cendres trois jours après sous la forme d'un jeune Phénix.

Il est mentionné dans l'Ancien Testament, notamment dans le livre de Job où il est écrit : "Je me disais alors : "Je mourrai dans mon nid comme l'oiseau Phénix, et revivrai longtemps. Je suis comme un arbre qui a le pied dans l'eau ; la rosée de la nuit rafraîchit mes rameaux. Je pourrai retrouver un prestige tout neuf, et ma force d'agir comme un arc bien tendu"" (Job 29 :18).

Dans la mystique chrétienne, le feu dans lequel il brûle pour renaître symbolise l'accès aux hautes connaissances permettant la régénération du corps et de l'âme. Il est en outre le seul oiseau à pouvoir regarder le soleil en face, c'est-à-dire à accéder aux hautes connaissances mystiques en libérant son âme de la mort dans ce feu de vie éternelle. Pour le christianisme, il symbolise donc la résurrection après la mort et fut parfois associé à celle du Christ. En outre, dans certains récits mystiques chrétiens, le Phénix symbolise l'âme ou l'être céleste de chacun se consumant pour renaître à son propre monde, symbolique rejoignant parfaitement celle des récits de Sohrawardî.

Il est également intéressant de souligner que dans le folklore juif, il est le seul animal à ne pas avoir rejoint Adam après que ce dernier ait été banni et exclu du Jardin d'Eden.

Dans le Parzifal de Wolfram von Eschenbach, grand poète épique allemand du XIIIe siècle, cette âme-Phénix se trouve irrésistiblement attirée par le Graal [11] - motif que nous retrouvons dans la mystique iranienne sous la forme de jâm-e jam -, revêtant ici l'apparence d'une pierre, grâce à laquelle le Phénix réalise sa transformation physique et spirituelle : "C'est par la vertu de cette pierre que le Phénix se consume et devient cendres, mais de ces cendres renaît la vie. C'est grâce à cette pierre que le Phénix accomplit sa mue pour reparaître ensuite dans tout son éclat, aussi beau que jamais." [12]

L'idée d'une consomption comme prélude indispensable à l'accomplissement d'une seconde naissance spirituelle est récurrente chez de nombreux mystiques persans dont Jalâl el-Din Rûmi, et évoquée dans de nombreux textes religieux dont le célèbre hadith prophétique "mourez avant de mourir".

Influences contemporaines
En Occident, le motif de l'oiseau fabuleux a été repris dans de nombreuses œuvres littéraires et artistiques. Le Phénix est ainsi mentionné à plusieurs reprises dans les oeuvres de Shakespeare et a inspiré l'un des personnages de La princesse de Babylone de Voltaire. Il est également présent dans le ballet L'oiseau de feu de Stravinsky ou dans le roman de Ray Bradbury intitulé Fahrenheit 451. Il occupe une place de choix sur le drapeau de la ville et de l'Etat de San Francisco, en tant que symbole de la cité renaissant de ses cendres à la suite du tremblement de terre de 1906. Il est également demeuré un symbole populaire dans certains pays comme la Grèce.

Le Sîmorgh est quant à lui est présent dans La Tentation de Saint Antoine de Flaubert (1877) et constitua l'objet de nombreux écrits de l'iranologue Henry Corbin. On le retrouve également dans de multiples jeux vidéo et mangas. Plus récemment, l'épopée de 'Attar a inspiré des ouvrages tels que Le Sîmorgh de Christian Charrière ainsi que le dernier roman de l'écrivain algérien Mohammed Dib.

Symbole clé de la Perse antique, le Sîmorgh s'est par la suite intégré à la culture islamique pour revêtir un sens mystique et spirituel et incarner progressivement une dimension importante de la spiritualité chiite : celle d'une sortie de l'exil et d'un retour n'étant possible que par une connaissance de soi et une nouvelle naissance accomplis grâce à l'aide du Guide par excellence qu'est le Sîmorgh. Il est également un acteur essentiel de la philosophie orientale de Sohrawardî en ce qu'il est à la fois l'invitation, le moyen et le but du retour à l'Orient de l'être, où la connaissance devient "présentielle" et événement de l'âme. Il offre ainsi un bel exemple de la continuité de certaines figures légendaires de la Perse antique ayant "renaquit" de leurs cendres pour trouver de nouvelles significations dans l'Iran contemporain.

Bibliographie
- 'Attar, Farid al-Din, Mantiq al-Tayr, Sherkate entesharâte elmi va fargangi, 1994.

- Bürgel, J.C., The feather of Simurgh, New-York, 1988.

- Corbin, Henry, En islam iranien, Tome 1 et 2, Gallimard, 1991.

- Corbin, Henry, Avicenne et le récit visionnaire, Verdier, 1999.

- Sohrawardî, Shihâboddîn Yahyâ, L'archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l'arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.

- Soltâni Gord-Farâmarzi, Ali, Simorgh dar qalamraw-i farhang-e Irân, Téhéran, 1993.

Notes
[1] Il y apparaît sous le nom de مرغوسئن, sorte de faucon.

[2] Selon d'autres versions, Zâl fut élevé dans le nid même du Sîmorgh dans les montagnes de l'Alborz jusqu'à devenir un superbe adolescent dont la renommée fut rapidement propagée par les caravanes du désert. La nouvelle parvient jusqu'aux oreilles de Sâm qui, après avoir vu plusieurs songes, décide de partir à la quête du nid du Sîmorgh pour retrouver son fils. Après s'être retrouvés, Sâm demande pardon à son fils et ils reviennent ensemble chez eux. Dans d'autres versions, quelques jours après l'abandon de Zâl, sa mère part à sa recherche pour découvrir avec surprise son enfant vivant. Après avoir découvert le secret de sa survie, elle décide de l'arracher au désert et de le ramener avec elle.

[3] Cette Face divine se révélant à l'homme est en réalité un reflet de la Face éternelle de sa propre âme, d'où l'idée d'un face-à-face éblouissant où se révèle une identité commune.

[4] En référence à l'assomption céleste du Prophète Mohammad.

[5] Dans ce récit, Sohrawardî décrit le Sîmorgh comme une créature qui "a son nid au sommet de l'arbre Tûbâ. A l'aurore, il sort de son nid et déploie ses ailes sur la Terre. C'est sous l'influence de ses ailes que les fruits apparaissent sur les arbres et que les plantes germent de la Terre". In L'archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l'arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.

[6] "Safîr-e Sîmorgh", in L'archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l'arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.

[7] Ibid. Dans son "Récit de l'archange empourpré", Sohrawardî évoque également qu'il n'y a pas qu'un mais bien plusieurs Sîmorgh qui descendent continuellement sur terre, l'un disparaissant pour laisser sa place à l'autre.

[8] Pour parvenir au but, les oiseaux doivent passer par sept vallées d'épreuves appelées talab (quête, recherche), 'ishq (amour), ma'rifat (gnose, connaissance), istighna' (indépendance), tawhid (unité divine), hayrat (stupeur), fuqur et fana' (dénuement et effacement, annihilation en Dieu). Ces sept cités représentent les sept étapes ou stations que chaque pèlerin en quête de vérité devra franchir pour réaliser et atteindre sa vraie Nature.

[9] Corbin, Henry, En islam iranien, Tome 1, Gallimard, 1991.

[10] La couleur de son plumage n'est d'ailleurs pas sans rappeler le motif de l'aile rouge dans le "Récit de l'archange empourpré" de Sohrawardî.

[11] Le Graal symbolise ici la Monade divine.

[12] En islam iranien, Op. cit. tome 2.

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La figure du Christ dans l'islam de Amélie Neuve-Eglise

Si mon ami plein de douceur me fait asseoir dans la poussière,

Pourquoi s'affligerait un pauvre hère qui possède un puissant Ami ?

Le chagrin qu'il me cause est dans mon cœur comme un trésor,

Mon cœur est "Lumière sur lumière",

Pareil à la belle Maryam qui porte en son sein Jésus.

Mon ami est le soleil, il ne se promène que seul ;

C'est la lune qui est à la tête de l'armée des étoiles

(Jalâl-ud-Dîn Rûmî, Dîwân-e Shams-e Tabrîzî, Ode 565)

مرا يار شکرناکم دگر بنشاند بر خاکم چرا غم دارد آن مفلس که يار محتشم داردي غمش در دل چو گنجوري

دلم نور علي نوري

مثال مريم زيبا که عيسي در شکم دارد

چو خورشيد است يار من، نمي گردد به جز تنها

سپهسالار مه باشد کز استاره حشم دارد

(جلال الدين رومي، ديوان شمس تبريزي، غزل 565) Prophète central de l'islam, Jésus - appelé "'Isâ" dans le Coran - fait partie, avec les prophètes Noé, Abraham, Moïse et Mohammad, des "élus" à qui a été révélé un Livre ou une Loi divine. [1] Dans l'islam, Jésus a donc été choisi par Dieu pour transmettre aux hommes un nouveau texte sacré, l'Evangile (Injîl), censé contenir le sens profond et vrai de la Thora, ainsi que pour rappeler aux "Enfants d'Israël" (Banî Isrâ'îl) le dogme central du monothéisme et la nécessité de se soumettre à la volonté divine.

Jésus est évoqué dans le Coran comme indissolublement lié à Marie et constitue un modèle à suivre pour l'ensemble des croyants : "ô Marie !

Dieu t'annonce la bonne nouvelle d'un verbe émanant de Lui. Son nom est : le Messie, Jésus, fils de Marie (Al-Masîh, 'Isâ ibn Maryam) ; illustre en ce monde comme dans l'au-delà ; il est au nombre de ceux qui sont proches de Dieu." [2] Il fait partie de la "famille de 'Imrân" comprenant sa mère Marie, Yahyâ (Jean-Baptiste), son cousin, ainsi que le père de ce denier, Zacharie. Jésus est également considéré pur de tout péché.

Le 'Isâ de l'islam est cependant très différent du Jésus du christianisme : bien que favorisé de grands dons et "fortifié par l'Esprit Saint", la vision coranique le considère essentiellement comme un homme et lui dénie donc la part de divinité qui constitue le fondement de la religion chrétienne. Ainsi, dans une optique comparée, la vision et conception profondément différente du monothéisme ainsi que de la relation entre Dieu et les hommes dans ces deux religions apparaît avec toute sa force au travers de leur différente vision du personnage de Jésus. Cependant, dans les deux traditions, il n'en demeure pas moins le prophète qui bouleverse les lois, tant par sa naissance et sa mort que par la profondeur de son message, et qui a constitué une source inépuisable de méditation pour de nombreuses grandes figures de l'islam au cours des siècles.

Le contexte de l'époque
Nous ne savons pas avec précision dans quelle mesure le prophète Mohammad lui-même connaissait le personnage de Jésus et les différents aspects de la doctrine chrétienne de l'époque, qui, à la fin du VIe siècle, était loin d'être unifiée. La révélation coranique s'est ainsi déroulée dans un contexte où foisonnaient une multitude de communautés chrétiennes - nestoriens, priscilliens, monophystes… - ayant notamment des conceptions différentes de la nature de la personne du Christ lui-même.

Selon certains éléments de la tradition islamique, le prophète Mohammad se serait trouvé au contact de plusieurs chrétiens tels que le moine nestorien Bahîra - qui, alors que Mohammad n'était encore qu'enfant, le reconnaît comme un futur prophète [3] -, Waraqa ibn Nawfal, chrétien parent de sa femme Khadîja qui lui apportera la confirmation de sa mission prophétique, ou encore Salmân de Perse, qui se convertira à l'islam et fut l'un de ses plus proches compagnons.

A l'époque de la Révélation, l'Arabie entretenait également des relations avec les chrétiens monophysites du Najrân au Yémen [4], les Lakhmides nestoriens de Hira, et certaines communautés chrétiennes de Syrie. En outre, au temps des persécutions des compagnons de Mohammad à la Mecque, ce dernier les invita à se réfugier en Abyssinie, auprès du roi chrétien Négus qui, touché par le respect et la haute estime accordés à Jésus et Marie dans le Coran, décida de leur accorder protection et soutien.

La figure du Christ dans le Coran
Tantôt qualifié de Parole de Vérité (Qawl al-Haqq), d'Esprit de Dieu (Rûh Allah), de serviteur de Dieu ('Abdollah) ou encore de "signe pour l'Heure" ('ilm lilsa'ât) et de "Masîh" (signifiant le "oint") [5], le Coran présente également Jésus comme le "Verbe" (Kalima) de Dieu - dont la signification est cependant bien différente de la notion de "Verbe" de l'Evangile de Saint Jean selon lequel Dieu s'est fait chair. Pour l'islam, le Verbe reste une créature, même s'il n'en demeure pas moins doté d'un rang éminent en ce qu'il est chargé de véhiculer la Parole de Dieu et parler en son nom : "Jésus devient le Verbe de Dieu non pas à cause de son incarnation par laquelle sa chair devient divine, mais parce que son esprit est parvenu à un tel degré de perfectionnement qu'il est devenu un miroir au travers duquel la divinité se révèle". [6]

La dimension exceptionnelle de la naissance virginale de Jésus est soulignée par le fait que Jésus a été conçu par le souffle de l'Esprit divin (Rûh) [7] insufflé en Marie. Le mystère de sa conception a parfois été comparé à celle d'Adam, créés tous deux par la Parole divine existentiatrice "Soit" (Kun !) [8], avec cependant pour différence essentielle qu'Adam n'eut pas de mère. Le miracle de la naissance de Jésus est renforcé par le caractère extraordinaire du nouveau-né qui parle dès sa naissance [9] et répond aux accusations lancées contre sa mère : "Je suis vraiment le serviteur de Dieu. Il m'a donné le Livre et m'a désigné Prophète. Où que je sois, Il m'a rendu béni ; et Il m'a recommandé, tant que je vivrai, la prière et la Zakat ; et la bonté envers ma mère. Il ne m'a fait ni violent ni malheureux." [10]

Comme le prophète Mohammad après lui, Jésus-Isâ ne vient pas apporter un nouveau message, mais davantage confirmer les révélations précédentes et inviter les hommes au monothéisme pur, dans la continuation de Noé, d'Abraham et de Moïse. Il confirme ainsi le message de la Torah, tout en modifiant certaines de ses prescriptions légales. En outre, le Coran évoque que Jésus fut aidé par l'Esprit Saint (Rûh al-Qudus) [11] ainsi que par un groupe de "disciples" (hawâriyûn). C'est également à la demande de ces derniers que Jésus demande à Dieu de faire descendre du ciel une "table servie" (mâ'ida) [12] - qui rappelle aux commentateurs tantôt l'épisode de la Cène, tantôt celui de la multiplication des pains - comme ultime preuve de la véracité de sa prophétie. Ainsi, si le contenu de cette dernière fut rejeté par une grande partie des Juifs (Banî Isrâ'îl), seuls les apôtres (hawâriûn) ont réellement "crû" à l'issu de l'envoi de ce signe du ciel. Dieu a également donné à Jésus la capacité de réaliser des miracles "par sa permission", notamment de guérir les malades ou de donner vie à des formes inertes : "Tu fabriquais de l'argile comme une forme d'oiseau par Ma permission ; puis tu soufflais dedans. Alors par Ma permission, elle devenait oiseau. Et tu guérissais par Ma permission, l'aveugle-né et le lépreux. Et par Ma permission, tu faisais revivre les morts." [13]

Concernant la conception même de la personne du Christ, toute idée d'incarnation ou de divinité est fermement rejetée. Nous touchons ici au cœur même de l'islam qui insiste avant tout sur l'idée d'unicité (tawhîd), d'unité et de transcendance divine absolue, proscrivant ainsi formellement toute idée d'association (shirk) entre Dieu et ses créatures. [14] Malgré son statut d'élu et de messager, le Christ reste donc avant tout un homme, dont l'existence est sans commune mesure avec l'essence divine. Cette différence essentielle est clairement exprimée dans le Coran qui rapporte les paroles du Christ à son Créateur : "Tu sais ce qu'il y a en moi, et je ne sais pas ce qu'il y a en Toi. Tu es, en vérité, le grand connaisseur de tout ce qui est inconnu." [15] Isâ se présente également comme un serviteur de Dieu ('abd) et se défend d'être à l'origine de tout associationnisme : "Je ne leur ai dit que ce que Tu m'avais commandé, (à savoir) : "Adorez Dieu, mon Seigneur et votre Seigneur"". [16] La figure de Jésus-Isâ telle qu'elle est présentée dans le Coran souligne la centralité de la transcendance du divin en islam, qui ne peut en aucun cas s'incarner dans l'histoire et être appréhendé en soi au travers des notions de matérialité ou de corporéité.

L'Evangile (Injîl) comme "guide et lumière"
Comme nous l'avons évoqué, il fut révélé à Jésus un Evangile (Injîl) [17] qualifié par le Coran de "guide et lumière" [18] et censé contenir le sens vrai de la Thora. Cependant, le texte original fut ensuite perdu et son application dévoyée : "Nous […] lui avons apporté l'Evangile, et mis dans les cœurs de ceux qui le suivirent douceur et mansuétude. Le monachisme qu'ils inventèrent, Nous ne le leur avons nullement prescrit. [Ils devaient] seulement rechercher l'agrément de Dieu." [19] Le sens et le contenu du mot "évangile" font donc référence à deux réalités fondamentalement différentes dans la chrétienté et en islam : recueil de témoignages écrits plusieurs décennies après la mort du Christ pour le christianisme, l'Injîl lui fut au contraire directement révélé par Dieu de son vivant selon l'islam.

Il faut néanmoins relever certaines similitudes, comme ce verset du Coran indiquant que l'Injîl présente les vrais croyants comme "une semence qui sort sa pousse, puis se raffermit, s'épaissit, et ensuite se dresse sur sa tige, à l'émerveillement des semeurs" [20] ; faisant ainsi écho à certains passages de l'Evangile selon Saint Matthieu : "Celui qui a reçu la semence dans la bonne terre, c'est celui qui entend la parole et la comprend ; il porte le fruit, et un grain en donne cent, un autre soixante, un autre trente" [21] ; "la bonne semence, ce sont les fils du royaume ; l'ivraie, ce sont les fils du malin". [22]

L'annonceur du "Paraclet"
Le Christ est également considéré par l'islam comme l'annonciateur de la venue du prophète Mohammad. [23] Cette vision s'appuie notamment sur une lecture particulière des paroles du Christ rapportées dans l'Evangile selon Saint Jean, annonçant la venue d'un "Paraclet" : "J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant. Quand le consolateur sera venu, l'Esprit de vérité, il vous conduira dans toute la vérité (Jean, 16:12-13).

L'authenticité de la traduction chrétienne courante évoquant un "consolateur" (du grec parakletos) est contestée par les musulmans qui considèrent que le mot grec original était periklytos, signifiant "glorieux", "plus loué" ou encore "Ahmad" en arabe, provenant lui-même de la racine "h-m-d", évoquant l'idée de louange et de glorification, et à partir duquel est formé le nom de "Mohammad". Cette interprétation est selon eux confirmée par la seconde partie de la parole du Christ qui poursuit : "car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir" (Jean, 16:13) ; ce qui s'accorde totalement avec la révélation coranique qui fut "dictée" à Mohammad par l'intermédiaire de l'Ange Gabriel et comporte une dimension eschatologique essentielle. La continuité des prophéties christique et mohammadienne, expressément affirmée dans le Coran, est, selon les musulmans, également énoncée par le Christ à la suite des paroles que nous venons de rapporter :

"Il me glorifiera, parce qu'il prendra de ce qui est à moi, et vous l'annoncera", (Jean, 16:15).

Eschatologie
Selon l'islam, le Christ ne serait pas mort sur la croix : un sosie lui aurait été substitué peu avant la crucifixion, tandis que, comme les prophètes Hénoch et Elie, il serait monté au ciel vivant : "Ils ne l'ont ni tué ni crucifié ; mais ce n'était qu'un faux semblant. […] Dieu l'a élevé vers Lui." [24] Le Christ a cependant un rôle eschatologique essentiel en ce qu'il doit revenir à la fin des temps au côté du "mahdî" pour rétablir le règne de la justice et vaincre l'Antéchrist. [25] Cependant, à la différence du christianisme, l'islam ne considère pas le Christ comme un sauveur, étant donné qu'il ne reconnaît pas la notion d'Alliance ni de péché originel et que la rédemption ne s'obtient qu'au travers des efforts de chaque croyant pour suivre les préceptes révélés dans le Coran. L'essentiel des dogmes chrétiens (divinité du Christ, incarnation, Trinité, crucifixion, rémission des péchés) est donc rejeté. [26] Malgré ces différences, ces deux traditions n'en partagent pas moins un horizon commun, caractérisé par une même attente eschatologique du retour de Jésus-Christ à la fin des temps.

La question de l'étymologie : le "Jésus" des chrétiens est-il le "'?sâ " des musulmans ?

Dans le Coran, Jésus apparaît soit sous le nom de " 'Isâ ", soit celui de "Masîh" ; or, le Jésus des chrétiens arabes se nomme Yasû', lui-même issu de l'hébreu Yéshû', diminutif de Yéhôshûa (Josué) signifiant "Dieu sauve". Yasû' viendrait donc de la racine Yâsha', "sauver", distincte de la racine de 'Isâ, dont l'origine et la signification demeurent incertaines. [27] Certains ont évoqué une simple déformation du nom par déplacement du 'ayn final au début du mot (métathèse) et modification de voyelle longue "û" en "â", mais qui n'en fait pas moins référence à une même personne ; cependant, l'ampleur de la transformation rend cette hypothèse douteuse. [28] François Jourdan penche pour la version selon laquelle 'Isâ proviendrait de 'Ysaû, nom sémitique d'Esaü, alors utilisé par les Juifs pour désigner les chrétiens. Sans rentrer dans l'ensemble des analyses linguistiques et historiques venant étayer telle ou telle affirmation, ces hypothèses n'en révèlent pas moins la difficulté à assimiler de fait le "Yasû' " du Nouveau Testament au "'Isâ " du Coran, bien que le fait qu'il y soit désigné comme "fils de Marie" nous autorise à penser qu'il s'agit bel et bien d'un même personnage.

Jésus dans la tradition musulmane
Les nombreux récits de la tradition musulmane consacrés à Jésus insistent notamment sur sa pureté, comme ce célèbre hadîth de Bukhârî : "Lorsque chaque être humain naît, Satan touche de ses deux doigts les deux côtés de son corps, sauf Jésus, fils de Marie, que Satan n'a pas réussi à toucher, n'effleurant que le placenta." [29] De même, selon un hadîth attribué au prophète Mohammad, ce dernier aurait affirmé que "De tous les prophètes, le plus proche de moi est Jésus, fils de Marie. Il y a entre lui et moi aucun autre prophète". Le message du Christ apparaît donc comme étroitement lié à la révélation mohammadienne qui ne viendrait que l'approfondir et en restaurer le sens vrai ; Jésus et Mohammad n'étant cependant que les deux pôles d'une vérité unique. De façon générale, les chrétiens sont également considérés comme les croyants les plus proches des musulmans : "Tu trouveras certes que les plus disposés à aimer les croyants [musulmans] sont ceux qui disent "Nous sommes chrétiens". [30]

Jésus est également "présent" dans plusieurs événements de la vie du Prophète : comme le relate Martin Lings dans sa biographie consacrée au prophète Mohammad, lors de son voyage nocturne (isrâ') suivi de son ascension céleste (mi'raj), accompagné de sa monture Burâq et de l'Archange Gabriel, "ils filèrent en direction du nord, dépassèrent Yathrib et Khaybar et parvinrent enfin à Jérusalem. Là, un groupe de prophètes - Abraham, Moïse, Jésus et d'autres - se porta à leur rencontre…" [31] Cet événement n'est bien sûr pas à situer dans le temps "historique" qui est le nôtre, mais dans le monde imaginal, lieu des évènements mystiques au-delà de toute temporalité terrestre, où, dégagées de la linéarité du temps matériel, toutes les rencontres deviennent possibles…

Jésus selon la gnose chiite
Dans la gnose chiite, Jésus est avant tout considéré comme une épiphanie (mazhar) de l'un des aspects de la gloire divine apparaissant dans le monde sensible sans s'y incarner, telle une image se reflétant dans un miroir sans pour autant se confondre avec lui.

L'importance de la figure du Christ est également soulignée par plusieurs Imâms dont l'Imâm Sâdiq qui aurait déclaré : "Sache que si quelqu'un renie Jésus le fils de Marie, et reconnaît tous les prophètes sauf lui, il n'est pas au nombre des croyants" [32] ; tandis que l'Imâm Bâqir va même jusqu'à s'identifier avec le Christ, en s'inspirant des versets du Coran lui étant consacrés : "Je suis le Christ qui guérit les aveugles et les lépreux, qui donne vie aux oiseaux d'argile et qui dissipe les nuées. Je suis lui et il est moi". [33] Enfin, le septième Imâm, Mûsâ Kâzim, choisit de faire figurer une partie du texte des béatitudes de l'Evangile dans son testament spirituel.

En outre, Narkès, la mère de l'Imâm du Temps, le douzième imâm chiite, était une princesse grecque chrétienne et descendante de l'un des apôtres du Christ, Simon-Pierre [34]. Un jour, cette dernière voit en songe le Prophète Mohammad demander au Christ sa "fille" pour son propre fils, l'Imâm du temps : "Christ, ayant regardé longuement Simon-Pierre, lui dit : "Honneur insigne et noblesse sont venus à toi. Noue donc ce lien entre ta propre famille et la famille de Mohammad". [35] Les deux prophètes ainsi que les douze apôtres et les douze imâms du chiisme duodécimain seront par la suite témoins de cette union, qui scelle également dans la conscience chiite un lien et une proximité unique entre Jésus et l'Imâm du Temps.

De façon générale et comme l'a souligné Henry Corbin dans son œuvre, l'imâmologie chiite est proche d'une certaine christologie des origines, celle des premiers siècles ayant suivi la mort du Christ ayant essentiellement développé une conception théophanique du Christ ou "Christos Angelos", présenté comme le reflet de l'un des attributs divin mais non son incarnation ; idée qui fut par la suite totalement évincée par la christologie paulinienne ayant fait prévaloir le dogme de l'incarnation. [36] Or, cette conception se rapproche de la vision chiite des Imâms conçus comme étant l'épiphanie de la "Forme" de Dieu au travers de laquelle il manifeste ses Attributs sans s'y incarner.


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Jésus dans la mystique musulmane Shî'isme, sagesse, théosophie et gnose Jésus dans la mystique musulmane
Jésus est une figure quasi-omniprésente de la littérature mystique musulmane où il incarne souvent l'invitation adressée à chaque homme à partir à la recherche de la part de divin cachée en lui. Etroitement liée à la figure de Maryam, le Christ typifie essentiellement la naissance spirituelle destinée à s'accomplir au sein de chaque être ; le corps devant auparavant être "purifié" de toute mauvaise pensée ou acte pour pouvoir donner naissance au "Jésus de son être". [37]

Dans ce sillage, au cours d'une réflexion sur la douleur, Mowlânâ Jalâl-od-Dîn Rûmî compare notre corps à celui de Marie, que les douleurs de l'enfantement incitèrent à se réfugier vers un palmier desséché qui porta alors ses fruits : "Le corps est pareil à Marie, et chacun possède en lui un Jésus. Si nous éprouvons en nous cette douleur, notre Jésus naîtra" [38] pour enfin conclure : "Cherche un remède tant que ton Jésus est sur la terre : une fois ton Jésus parti vers le ciel, ton remède aura disparu". La figure du Christ, symbolisant ici l'âme et la dimension spirituelle de chaque homme, souligne la nécessité de l'action dans cette vie, étant donné que l'occasion de nous perfectionner au travers nos actes ne nous sera plus donnée dans l'au-delà. Nous retrouvons la même thématique dans nombre de ses poèmes : "Si tu es à la recherche de l'âne, dans cette étable du monde, Va chercher ton âne, mais Jésus ne doit pas être cherché là. Jésus est séparé de l'âne par la lumière du cœur. [...] N'entre pas en lice avec un âne ; celui qui est monté sur l'âne." [39] ; "Le chagrin qu'il [40] me cause est dans mon cœur comme un trésor, mon cœur est "lumière sur lumière" [41], pareil à la belle Maryam qui porte en son sein Jésus." [42] Jésus est encore ici indissolublement lié à Marie, symbolisant la pureté du corps nécessaire à la naissance de l'enfant de l'âme (tefl-e jân). Le Christ incarne également la lutte et le nécessaire détachement de toute âme à la recherche de son vrai principe. [43]

Dans l'anthropologie mystique de 'Alâoddawleh Semnânî (XIVe siècle) selon laquelle l'homme possède sept organes subtils (latâ'if) correspondant à une couleur et à un prophète particulier, le "Jésus de ton être" correspond au "mystère" (khafî) de la naissance spirituelle destinée à s'accomplir dans chaque être, annonçant ainsi la venue du "Vrai Moi", ou le "Mohammad de ton être". Dans cette intériorisation de la figure christique, l' "enlèvement au monde" de ce dernier symbolisera dès lors le retour du mystique à son Principe et son occultation au monde.

Le motif de la Croix de Lumière a également été largement évoqué par la gnose ismaélienne qui présente une vision selon laquelle la vraie croix et le vrai Christ ne sont pas à rechercher dans ce monde mais dans les profondeurs même de la conscience du gnostique.

Jésus occupe également une place centrale dans l'œuvre d'Ibn 'Arabî qui le considère comme "le sceau de la sainteté (walâyat)" [44], face à Mohammad qui est le "sceau des prophètes". L'étroite dépendance de Jésus à Marie - qui incarne la Sophia éternelle - est également largement évoquée dans son œuvre. De façon générale, le couple Jésus-Maryam a souvent été mis en parallèle avec celui de Adam et Eve, avec qui il entretient une relation d'opposition : si le Féminin a originellement été existentialisé par le Masculin sans besoin d'une mère, la naissance miraculeuse du Christ marque l'apparition du Masculin existencié par le Féminin sans recours à un père. Le féminin se voit alors conférer une dimension créatrice essentielle, qui sera à la source de tout un ensemble de réflexions gnostiques sur la notion de "Sophia" divine ou de "Féminin-créateur".
Malgré les différences profondes existant entre le Christ des chrétiens et le '?sâ des musulmans révélant deux différentes façons de concevoir la spiritualité et le rapport au divin, nous pouvons cependant constater certaines similitudes essentielles concernant le contenu même du message du Christ et de l'islam : le Jésus du Nouveau Testament vient prêcher l'avènement proche du royaume de Dieu, rejoignant ainsi l'une des thématiques centrales du Coran. Le message du Christ est essentiellement centré non sur la fondation d'une nouvelle religion, mais sur l'accomplissement de la Loi de Moïse, faisant écho à la nécessité d'un retour au monothéisme pur d'Abraham dans le Coran qui se définit essentiellement comme un "rappel".

Enfin, l'appel coranique à une soumission à Dieu ainsi que la nécessité de renoncer à tout bien matériel et même à ses attaches familiales n'est pas sans rappeler certains passages centraux de l'Evangile : ainsi, le verset "Les hommes sont irrésistiblement attirés, dans leurs passions trompeuses, par les femmes, les enfants, les amoncellements d'or et d'argent, les chevaux de race, les troupeaux et les champs. C'est là une jouissance éphémère de la vie d'ici-bas , mais c'est auprès de Dieu que se trouve le meilleur séjour." [45] fait écho à ce passage de l'Evangile de Saint Matthieu : "Et quiconque aura quitté, à cause de mon nom, ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, ou ses maisons, recevra le centuple, et héritera la vie éternelle." [46]

Cependant, contrairement au christianisme où l'éradication des mouvements gnostiques des premiers siècles après Jésus-Christ et les différents Conciles ont donné lieu à l'émergence d'une définition "officielle" de la nature du Christ, l'absence d'un magistère dogmatique unique en islam a favorisé un véritable foisonnement de la conscience gnostique ainsi que la multiplication des réflexions sur les différentes dimensions théophaniques et mystiques du Christ. Jésus s'affirme donc en islam comme un prophète qui sauve non au travers de sa crucifixion, mais en incarnant lui-même la parole de Dieu, et en invitant chacun à la suivre : "Il faut achever la marche d'Abraham ; c'est cela entendre les verset qorâniques "par le Jésus de ton être", et c'est te mettre en mesure, toute vaine gloire bannie de ta pensée quand s'épiphanise la Lumière sacrosainte, de répondre toi aussi par les mots mêmes que Jésus prononce dans le Qorân : "Tu sais ce qu'il y a au fond de moi-même, mais je ne sais pas ce qu'il y a en Toi. Car c'est Toi qui connais les mystères"". [47]

Bibliographie
- Anawati, Georges C.,"'?sâ", Encyclopaedia of Islam Online, Brill Academic Publishers.

- Brague, Rémi, Du Dieu des chrétiens et d'un ou deux autres, Flammarion, 2008.

- Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, T. 1, 3 et 4, Gallimard, 1971.

- Corbin, Henry, L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî, Entrelacs, 2006.

- Gloton, Maurice, Une approche du Coran par la grammaire et la langue, Albouraq, 2002.

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- Jourdan, François, Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, des repères pour comprendre, Editions de l'Œuvre, 2007.

- Khalidi, Tarif, The muslim Jesus : sayings and stories in islamic literature, Harvard University Press, 2001.

- Lehenhausen, Muhammad (trad.), Jesus through shi'ite narration, selected by Mahdî Muntazir Qâ'im, Ansaryan Publication 2004.

- Lings, Martin, Le prophète Muhammad, Seuil, 2002.

- Rûmî, Jalâl-ud-Dîn, Le livre du dedans (Fihi-mâ-fîhi), traduit du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, 1997.

- Rûmî, Jalâl-ud-Dîn, Odes mystiques (Dîwân-e Shams-e Tabrîzî), traduit du persan par Eva de Vitray Meyerovitch et Mohammad Mokri, Points, Sagesses, 1973.

- Urvoy, Marie-Thérèse, article "Jésus" in Amir-Moezzi, Mohammad Ali (dir.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007.

Notes
[1] Ces prophètes sont appelés "ulû'-l-'azm", ou hommes de la décision. Certaines traditions incluent également David et son psautier.

[2] (3:45).

[3] Bahîra aurait ainsi reconnu le "Sceau de la Prophétie" ou "marque du Prophète" sur l'épaule du prophète Mohammad enfant.

[4] Le prophète Mohammad signa un pacte avec cette communauté, fondant ainsi leur protection et leur droit en tant que minorité en terre musulmane.

Ceci permettra par la suite de fonder le statut de "protégé" (dhimmi) ayant permis au cours des siècles suivants une riche - et souvent trop rare - coexistence entre les "religions du livre", notamment au Maghreb, en Espagne, en Mésopotamie, en Syrie…

[5] La signification de "masîh" comme "oint" est distincte de celle du christianisme, étant donné qu'il est dénié à 'Isâ toute nature divine.

"Masîh" n'en provient pas moins de la racine arabe "m-s-h" signifiant "oindre d'huile", provenant elle-même de l'hébreu.

[6] Lehenhausen, Muhammad (trad.), Jesus through shi'ite narration, selected by Mahdî Muntazir Qâ'im, Ansaryân Publication 2004.

[7] Cette notion est parfois traduite par "Esprit Saint" (Rûh al-Qudus), qui est cependant fondamentalement différente de la notion d'Esprit Saint comme troisième personne de la Trinité telle qu'elle est conçue par le christianisme. L' "Esprit divin" ou "l'Esprit de Dieu" tel qu'il est le plus souvent évoqué dans la tradition islamique fait référence au souffle divin ayant insufflé la vie à Adam et qui, par extension, désigne la part de divin présent dans chaque être animé par ce "souffle". Concernant l' "annonce" faite à Marie et la naissance miraculeuse du Christ selon l'islam, se référer à l'article "De Sainte Marie à Maryam Moqaddas : la Vierge dans la tradition islamique et la "Maison de Marie" à ?phèse", Revue de Téhéran, avril 2008.

[8] "Pour Dieu, l'origine de Jésus est similaire à celle d'Adam. Dieu l'a créé d'argile, puis lui a dit "Sois !" et il fut." (3:59).

[9] "Et quand Dieu dira : "Jésus, fils de Marie, rappelle-toi Mon bienfait sur toi et sur ta mère quand Je te fortifiais du Saint-Esprit. Au berceau tu parlais aux gens, tout comme en ton âge mûr."(5:110).

[10] Coran, 19:30-32.

[11] Cf. note 8.

[12] "(Rappelle-toi le moment) où les Apôtres dirent : "ô Jésus, fils de Marie, se peut-il que ton Seigneur fasse descendre sur nous du ciel une table servie ?" Il leur dit : "Craignez plutôt Dieu, si vous êtes croyants". Ils dirent : "Nous voulons en manger, rassurer ainsi nos cœurs, savoir que tu nous as réellement dit la vérité et en être parmi les témoins"."Dieu, notre Seigneur, dit Jésus, fils de Marie, fais descendre du ciel sur nous une table servie qui soit une fête pour nous, pour le premier d'entre nous, comme pour le dernier, ainsi qu'un signe de Ta part. Nourris-nous :

Tu es le meilleur des nourrisseurs." "Oui, dit Dieu, Je la ferai descendre sur vous. Mais ensuite, quiconque d'entre vous refuse de croire, Je le châtierai d'un châtiment dont Je ne châtierai personne d'autre dans l'univers." (5:112-115). "La Table Servie" est également le nom de la cinquième sourate du Coran.

[13] Ibid, 5:110.

[14] La sourate Al-Ikhlâs résume cette idée d'unicité et de transcendance absolue : "Dis : "Il est Dieu, Unique. Dieu, Le Seul à être imploré pour ce que nous désirons. Il n'a jamais engendré, ni n'a été engendré. Et nul n'est égal à Lui" Ibid, 112:1-4.

[15] Ibid, 5:116.

[16] Ibid, 5:117.

[17] "Je t'enseignais le Livre, la Sagesse, la Thora et l'Evangile." (5:110).

[18] "Et Nous avons envoyé après eux Jésus, fils de Marie, pour confirmer ce qu'il y avait dans la Thora avant lui. Et Nous lui avons donné l'Evangile, où il y a guide et lumière, pour confirmer ce qu'il y avait dans la Thora avant lui, et un guide et une exhortation pour les pieux." (5:46).

[19] Coran, 57:27.

[20] "Mohammad est le Messager de Dieu. Et ceux qui sont avec lui sont durs envers les mécréants, miséricordieux entre eux. Tu les vois inclinés, prosternés, recherchant de Dieu grâce et agrément. Leurs visages sont marqués par la trace laissée par la prosternation. Telle est leur image dans la Thora. Et l'image que l'on donne d'eux dans l'Evangile est celle d'une semence qui sort sa pousse, puis se raffermit, s'épaissit, et ensuite se dresse sur sa tige, à l'émerveillement des semeurs. [Dieu] par eux [les croyants] remplit de dépit les mécréants. Dieu promet à ceux d'entre eux qui croient et font de bonnes œuvres, un pardon et une énorme récompense." (48:29).

[21] Matthieu, 13:23. Nous retrouvons la même parabole dans l'Evangile selon Saint Marc : "D'autres reçoivent la semence dans la bonne terre ; ce sont ceux qui entendent la parole, la reçoivent, et portent du fruit, trente, soixante, et cent pour un", Marc, 4:20.

[22] Matthieu, 13:38.

[23] "Et quand Jésus fils de Marie dit : "ô Enfants d'Israël, je suis vraiment le Messager de Dieu [envoyé] à vous, confirmateur de ce qui, dans la Thora, est antérieur à moi, et annonciateur d'un Messager à venir après moi, dont le nom sera "Ahmad"." (61:6).

[24] Coran, 4:157-158. Au sein même du christianisme, cette thèse est également soutenue par les docétistes.

[25] La figure de l'antéchrist ou du "Christ imposteur" (al-Masîh ad-Dajjâl) est une figure de l'eschatologie islamique prétendant tantôt égaler Dieu, tantôt être Dieu lui-même. Selon la tradition islamique, il est notamment prévu que lors du jour du Jugement Dernier, il apparaîtra aveugle de l'œil droit et engagera un ultime combat contre l'Imâm Mahdî ou "l'Imâm du Temps" (Imâm az-Zamân).

[26] "O gens du Livre [chrétiens], n'exagérez pas dans votre religion, et ne dites de Dieu que la vérité. Le Messie Jésus, fils de Marie, n'est qu'un Messager de Dieu, Sa parole qu'Il envoya à Marie, et un souffle (de vie) venant de Lui. Croyez donc en Dieu et en Ses messagers. Et ne dites pas "Trois". Cessez ! Ce sera meilleur pour vous. Dieu n'est qu'un Dieu unique. Il est trop glorieux pour avoir un enfant. C'est à Lui qu'appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre et Dieu suffit comme protecteur." (4:171).

[27] Nous nous appuyons ici essentiellement sur la précieuse étude réalisée par François Jourdan dans son ouvrage Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, des repères pour comprendre, Editions de l'Œuvre, 2007.

[28] Ibid, p.143.

[29] Bukhârî, 4:54:506.

[30] Coran, 5:82.

[31] Lings, Martin, Le prophète Muhammad, Seuil, 2002.

[32] 'Allâmeh Majlîsî, Bihâr al-Anwâr, 23, 96, 3.

[33] Prône de l'Imâm Mohammad Bâqir (Ve Imâm du chiisme), cité par Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, Gallimard, T. 4., 1971, p.442.

[34] Selon la tradition chiite, la princesse Narkès serait la descendante de Simon-Pierre (Sham'ûn), présenté comme étant l' "héritier spirituel" (wasî) du Christ. Cf. "L'hagiographie du XIIe Imâm" in Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, Gallimard, T. 4., 1971, p.442.

[35] Hagiographie du XIIe Imâm selon Shaykh Sadûq, traduit par Henry Corbin in Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, Gallimard, T. 4., 1971, p.313.

[36] "La conception théophanique (nullement limitée à quelques savants spéculatifs, mais partagée par tous les milieux spirituels où firent éclosion les Apocryphes) est celle d'une Apparition qui est transparition de la divinité par le miroir de l'humanité, à la façon dont la lumière ne devient visible qu'en prenant forme et en transparaissant à travers la figure d'un vitrail. C'est une union qui est perçue non pas au plan des données sensibles, mais au plan de la Lumière qui les transfigure, c'est-à-dire dans la "Présence Imaginative". La divinité est dans l'humanité comme l'Image dans un miroir. […] Par contre, l'Incarnation est une union hypostatique. Elle advient "dans la chair".", Corbin, Henry, L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî, Entrelacs, 2006, p.286.

[37] Cette vision est fondée sur l'anthropologie coranique selon laquelle Dieu aurait "insufflé" l'âme de chaque être. Cet événement est notamment relaté dans la sourate al-Hijr, lorsque Dieu s'adresse aux anges : "Je vais créer un homme d'argile crissante, extraite d'une boue malléable, et dès que Je l'aurais harmonieusement formé et lui aurait insufflé Mon souffle de vie, jetez-vous alors, prosternés devant lui" Alors, les Anges se prosternèrent tous ensemble", (15:28-30).

[38] Rûmî, Jalâl-ud-Dîn, Le livre du dedans (Fihi-mâ-fîhi), traduit du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, 1997.

[39] Rûmî, Jalâl-ud-Dîn, Odes mystiques (Dîwân-e Shams-e Tabrîzî), traduit du persan par Eva de Vitray Meyerovitch et Mohammad Mokri, Points, Sagesses, 1973.

[40] "Il" fait ici référence à l' "Ami", c'est à dire la recherche de Dieu, ou de l'esprit divin présent dans chaque homme symbolisé par Jésus.

[41] Allusion à la sourate "La Lumière" du Coran.

[42] Rûmî, Jalâl-ud-Dîn, Odes mystiques (Dîwân-e Shams-e Tabrîzî), traduit du persan par Eva de Vitray Meyerovitch et Mohammad Mokri, Points, Sagesses, 1973.

[43] Cette conception du Christ est parfaitement reflétée par cette anecdote citée par Semnânî : "Jésus sommeillait, ayant une brique pour coussin de tête. Alors vint le démon maudit, qui s'arrêta à son chevet. Lorsque Jésus eut perçu la présence du maudit, il s'éveilla et dit : "Pourquoi es-tu venu près de moi, ô maudit ? - Je suis venu chercher mes affaires. - Et quelles affaires sont donc à toi ici ? - Cette brique sur laquelle tu reposes ta tête." Alors Rûh Allah (Spiritus Dei = Jésus) saisit la brique et lui lança à la face". Op. cit. Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, T.3, Gallimard, 1971, p.284.

[44] Cette position a néanmoins été fortement critiquée par certains penseurs et gnostiques chiites comme Haydar Amolî, pour qui le sceau de la walâyat ne peut être que le Premier Imâm.

[45] Coran, 3:14.

[46] Mat. 19:29.

[47] "Les Sept organes subtils selon Semnânî" in Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, T.3, Gallimard, 1971, p.287.

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Réflexion sur la notion de miracle et de prodige en islam à travers l'exemple de Karbalâ'i Kâzem, "signe" vivant de la foi de Amélie Neuve-Eglise

"Lumière sur lumière. Dieu guide vers sa lumière qui Il veut".

Sourate "Al-Nour" ("La lumière"), verset 35.

"Nous leur montrerons Nos signes dans l'univers et en eux-mêmes,

Jusqu'à ce qu'il leur devienne évident que cela est la Vérité.

Ne suffit-il pas que ton Seigneur soit témoin de toute-chose ?"

Sourate "Fussilat" (" Les versets détaillés"), verset 53.

Il y a une centaine d'années, dans un petit village du centre de l'Iran, un soir, un jeune paysan pauvre et analphabète ne rentre pas chez lui. Il ne réapparaît que le lendemain, après une mystérieuse rencontre dans le jardin d'un sanctuaire proche du village à la suite de laquelle il s'est évanoui. A son réveil, il se rend compte qu'il connait désormais le Coran par cœur dans ses moindres détails. Cet événement fera grand bruit à l'époque, dans un Iran où les idées communistes sont alors en pleine expansion. Il viendra bouleverser certaines idées établies et donner un souffle nouveau au message de la foi révélé quelques centaines d'années plus tôt à un homme illettré lorsque, au fond de la grotte de Hira, l'Angle Gabriel lui souffla : Lis ! (Iqrâ !). Cet exemple sera également l'occasion de réfléchir sur la notion de miracle en islam, qui doit être distinguée de celle de prodige et qui comporte une dimension éminemment plus haute que le simple miracle sensible en ce qu'il invite l'homme à laisser progressivement éclore en lui un horizon illimité de signes affermissant sa foi.

Récit d'un miracle [1]
Ce jours-là, Karbalâ'i Kâzem avait attendu depuis l'aube que le vent se lève pour battre le blé et que d'un souffle, il sépare les grains de la paille. En vain. Le crépuscule commençait à pointer à l'horizon. Karbalâ'i Kâzem, immobile devant un tas d'épis fraîchement cueillis, pensait aux pauvres du village à qui il aimait particulièrement donner une part de sa récolte chaque année, et qui allaient encore devoir supporter la faim ce soir. Il se résolut finalement à prendre le chemin du retour. Dans la semi-pénombre, une voix vint soudain briser le silence : "Karbalâ'i Kâzem ! Tu ne nous as rien donné cette année, nous aurais-tu oubliés ?" La pensée que ce père de famille croisé au hasard du chemin allait encore rentrer les mains vides fit naître en lui une tristesse indescriptible. Il retourna sur ses pas malgré lui, afin de réunir tant bien que mal quelques grains.

Chargé d'un petit ballot de blé et du fourrage pour ses chèvres, il reprit le chemin du retour. A mi-chemin, il décida de s'arrêter quelques instants pour se reposer dans un jardin abritant plusieurs Imâmzâdeh. [2] Au temps du calife Ma'moun, 72 descendants des Imâms chiites avaient décidé d'aller rendre visite à l'Imâm Rezâ, alors exilé à Mashhad. [3] Ils furent tués en chemin par les émissaires de la cour abbaside, avant d'être enterrés dans ce lieu désormais appelé Imâmzâdeh Sâleh et Shâhzâdeh Hossein [4], ou plus communément "les 72 corps" (haftâd-o-do tan).

Après une courte visite dans le sanctuaire, Karbalâ'i Kâzem s'assit quelques instants sur un banc à l'extérieur. En regardant à l'horizon, il aperçut soudain deux jeunes hommes qui semblaient marcher dans sa direction. Ils étaient vêtus de blanc et avaient un visage rayonnant. [5]

Karbalâ'i Kâzem fut particulièrement frappé par la grande beauté de l'un d'eux. Lorsqu'ils arrivèrent à sa hauteur, l'un des hommes l'interpella par son nom : "Karbalâ'i Kâzem ! Viens réciter une fâteheh [6] avec nous dans le sanctuaire !" Il leur répondit poliment qu'il avait déjà effectué sa visite, et qu'il devait rentrer au village nourrir ses chèvres. Mais l'homme l'invita de nouveau : "Pose ton fourrage ici, et viens avec nous réciter une fâteheh". Karbalâ'i Kâzem finit par accepter. Malgré leur apparence étrangère, ils semblaient connaître parfaitement les lieux. Une fois entrés dans l'Imâmzâdeh Shâhzâdeh Hossein, ils commencèrent à psalmodier quelques versets du Coran. Karbalâ'i Kâzem les écoutait en silence. Les deux hommes continuèrent leur récitation : "Dis : Il est Dieu, Unique…". [7] Ils se dirigèrent ensuite vers le sanctuaire de l'Imâmzâdeh Sâleh, où ils reprirent leur récitation. L'un des hommes se tourna soudain vers lui : "Karbalâ'i Kâzem ! Pourquoi ne lis-tu pas avec nous ?" et ce dernier de répondre d'une petite voix : "Monsieur, je n'ai pas été à l'école, je ne sais pas lire…" Il lui dit alors : "Regarde cette inscription, tu peux lire". Karbalâ'i Kâzem découvrit une inscription en lettres blanches et lumineuses qu'il n'avait jamais vue auparavant. Hébété, il répéta d'un souffle : "Je vous le dis, je ne peux pas…" L'homme le serra alors vigoureusement contre lui : "Lis maintenant !" Et soudain, dans une confusion indescriptible, les arabesques lumineuses trouvèrent un sens… La voix claire de Karbalâ'i Kâzem s'éleva : "Inna rabbakum Allah… Votre Seigneur, c'est Dieu… qui a créé les cieux et la terre en six jours, puis S'est établi sur le Trône. Toute gloire à Dieu, Seigneur de l'Univers !

La miséricorde de Dieu est proche des bienfaisants..." [8] L'homme souffla ensuite sur son visage et pressa le Coran contre son cœur. Lorsque Karbalâ'i Kâzem releva la tête pour l'interroger, les deux hommes avaient disparu, ainsi que l'inscription lumineuse. Saisi d'un effroi indescriptible, Karbalâ'i Kâzem perdit connaissance. Il ne revint à lui qu'à l'aube, le corps tout endolori et se demandant ce qu'il faisait là. Il se releva et rentra rapidement au village. Sur le chemin, des mots arabes dont il ignorait jusqu'à la veille l'existence même lui vinrent à l'esprit… bientôt suivi du souvenir de l'événement de la veille qui fit renaître en lui une peur intense. Après avoir nourri ses chèvres et porté le petit ballot de blé chez l'homme qu'il avait croisé la veille, il se rendit chez Hâjj Shaykh Sâber 'Arâqi, l'imam du village, et lui raconta ce qui lui était arrivé la veille. D'abord dubitatif, il finit par amener le Coran et à lire le début d'une sourate. Et Kâzem Karbalâ'i de réciter la suite, avec une prononciation et une maîtrise parfaite. Il récita ensuite une à une les sourates du Coran d'une voix claire, sans aucune hésitation.

La nouvelle ne tarda pas à se répandre dans le village. Les gens commencèrent à affluer afin de voir le "prodige" et à lui arracher fébrilement ses vêtements en guise de "tabarrok". [9] L'imâm le ramena chez lui avec difficulté et lui conseilla de quitter le village à la nuit tombée afin de fuir l'hystérie des habitants. Karbalâ'i Kâzem se réfugia dans le village de Seyyed Shahâb, où son secret ne sera découvert que quelques décennies plus tard.

Un "juste"
Mohammad Kâzem Karimi Sârouqi dit "Karbalâ'i Kâzem" est né en 1883 dans le petit village de Sârouq, situé à proximité de la ville d'Arak, à 3 heures de Téhéran. Durant sa jeunesse [10], lors du mois de Ramadan, un religieux envoyé à Sârouq pour y effectuer un prêche quotidien évoque un jour l'importance de l'aumône légale (zakât) et du cinquième (khoms), en insistant sur le fait que si un musulman ne donne pas chaque année le cinquième de son revenu, ses biens seront illégitimes (harâm) et ses actes d'adoration ne seront pas acceptés par Dieu. Profondément marqué par les paroles du religieux, Karbalâ'i Kâzem décide de se rendre chez son père [11] pour lui demander s'il s'acquitte bien du khoms. Face à la colère de ce dernier lui demandant de ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, Karbala'i Kâzem décide alors de quitter la maison familiale et de s'établir hors du village ; gagnant péniblement sa vie en ramassant du bois sec.

Quelques années plus tard, regrettant ses paroles, son père lui demande de revenir et lui donne une parcelle de terre ainsi que trois sacs de semence de blé afin de lui permettre de vivre de façon indépendante. Avant même de semer, Karbalâ'i Kâzem décide de donner la moitié de ses sacs à titre d'aumône aux pauvres du village. Après quelques mois et au cours des années suivantes, il choisi de donner la moitié du fruit de son travail aux plus nécessiteux - bien davantage que l'aumône légale -, tandis que l'abondance de ses récoltes ne tarit pas et que sa générosité commencent à être connue dans le village.

Le début de la renommée
Après son installation dans le village de Seyyed Shahâb [12], il se consacrera à ses travaux agricoles, sans rien révéler de son secret. Ce n'est que lorsqu'il atteint une cinquantaine d'années qu'il sera finalement dévoilé, grâce à un Ayatollah qui se promenait dans les champs en récitant le Coran. [13] Karbalâ'i Kâzem lui fit alors remarquer qu'il avait mal lu un verset. Le religieux, qui connaissait parfaitement le Coran, fut stupéfait de voir ce vieux paysan lui adresser une telle remarque. Devant l'insistance de ce dernier, il vérifia et se rendit compte de son erreur. A la suite de cet événement, l'histoire de Karbalâ'i Kâzem va se répandre dans les milieux religieux iraniens de l'époque. Commencent alors de nombreux voyages à Qom, Mashhad, Téhéran et dans des dizaines de villes iraniennes ainsi qu'en Irak et même chez l'Emir du Koweït. [14] Il s'entretient également avec la majorité des grandes autorités religieuses chiites de l'époque, dont l'Ayatollah Boroudjerdi, l'Ayatollah Mohseni Malâyeri, l'Ayatollah Khaz'ali ou l'Ayatollah Makârem Shirâzi, qui reconnaîtront unanimement le miracle. L'une des personnes qui fut sans doute le plus influencée par cet événement fut Seyyed Navvâb Safavi, qui organisa plusieurs conférences de presse afin d'assurer une diffusion maximale du miracle dans les journaux de l'époque. La même scène se répétait alors inlassablement : une foule de journalistes plus que dubitatifs arrivaient sur place, et comprenaient rapidement, après quelques questions et avoir observé l'infinie simplicité de Karbalâ'i Kâzem, qu'il ne s'agissait pas d'un événement banal.

Durant plusieurs années, il répond avec une patience sans limite aux questions des étudiants et des journalistes, qui citent des dizaines de versets en lui demandant à quelle sourate ils appartiennent. Karbalâ'i Kâzem répond toujours avec exactitude en ajoutant parfois : "Et le verset d'après est le suivant, et celui qui le précède est celui-ci…" On lui pose toutes les questions possibles et imaginables : le nombre de "n" dans telle sourate, le nombre d'occurrence du mot "Dieu" dans une autre… L'ayatollah Hâjj Seyyed Mohammad Naqi Khânsari essaie un jour de le mettre à l'épreuve d'une autre manière, en lui demandant de lire le Coran à l'envers. Il commença à réciter la sourate "Al-Baqara" ("La vache"), la plus longue du Coran, du dernier au premier verset sans la moindre erreur. [15]

On cherche également à le piéger en mêlant à un verset des fragments d'ouvrages religieux reprenant les mêmes mots et expressions. Les réponses demeurent toujours sans appel : "La première partie est un verset coranique, mais pas la deuxième." Lorsqu'on lui demande comment il a pu distinguer le verset du reste, il répondra toujours : "L'un avait une lumière… l'autre pas." [16] Il avait aussi la faculté de trouver la plus petite erreur de frappe ou de vocalisation dans n'importe quelle édition du Coran, en affirmant que telle partie du verset était sombre et n'avait pas la luminosité des autres.

Il était également capable de trouver n'importe quel verset du premier coup en ouvrant le Coran, quelle que soit l'édition. Après sa mort, on découvrira qu'il lui avait également été enseigné les secrets et le sens ésotérique (bâtin) du Coran. Cependant, peu de gens semblent avoir songé à lui poser des questions de fond sur le sens profond des versets. [17] Il s'était d'ailleurs plaint à mi-mot du fait que les gens ne l'interrogeaient que sur la forme du Coran et sur la place de tel ou tel verset et oubliaient les questions essentielles, sous-entendant ainsi qu'il détenait aussi cette connaissance.

Durant sa célébrité, Karbalâ'i Kâzem continua de se distinguer par la simplicité extrême de son mode de vie. Lorsqu'il n'était pas assailli de questions, il passait la plupart de son temps à réciter le Coran et à faire des prières surérogatoires. Il fuyait la participation aux cercles intellectuels et religieux, et manifestait une inquiétude extrême lorsqu'il était invité : il avait un jour dîné chez quelqu'un qui gagnait sa vie de manière illégale. Il avait eu un malaise et avait senti qu'il perdait la mémoire du Coran… Après la fameuse rencontre au sanctuaire, les deux hommes continuaient parfois à lui apparaître en rêve où à l'état de veille afin de l'éclairer sur certaines questions de la vie quotidienne. [18]

Karbalâ'i Kâzem quitta ce monde le jour de Tâsou'â de l'année lunaire 1378 (1968) à l'âge de 78 ans. Il est enterré à Qom dans le Qabrestân-e no. Quelques jours avant sa mort, alors qu'il était en pleine santé, il avait annoncé à sa famille qu'il allait bientôt mourir, et avait décidé de se rendre à Qom afin qu'il puisse y être enterré. Il y mourut comme prévu quelques jours plus tard.

Les enseignements du miracle
Avant d'évoquer les différents enseignements que l'on peut tirer d'un tel événement, il apparaît tout d'abord essentiel de le resituer dans son contexte général. Le miracle de Karbalâ'i Kâzem s'est déroulé à une époque de grande expansion des idées matérialistes et communistes en Iran, qui allait donc de pair avec une tendance à nier tout phénomène non explicable par les lois scientifiques, notamment les révélations et miracles des prophètes. Dans ce contexte, cet événement est venu apporter un souffle nouveau à la foi, tout en suscitant un grand nombre de questions : pourquoi a-t-on octroyé à ce paysan analphabète un rang qu'aucun des grands Ayatollahs n'est arrivé à atteindre ? Quels sont les rôles respectifs de la science et de l'action dans la foi ? Les actes se suffisent-ils à eux-mêmes pour se rapprocher de Dieu ? Karbalâ'i Kâzem n'était ni un grand philosophe ni un théologien éminent. Il connaissait à peine par cœur les sourates que l'on récite lors des prières obligatoires. Mais il remplissait ses obligations religieuses avec un sérieux emprunt d'amour et de respect, en toute simplicité.

Il était également connu pour sa grande sincérité et sa profonde humilité. Afin de vivre en conformité avec les commandements de son Dieu, Karbalâ'i Kâzem était prêt à quitter sa famille et tout ce qu'il possédait ; démarche qui n'est pas sans rappeler celle d'Abraham et de nombreux autres prophètes. En faisant le choix de l'exil, Karbalâ'i Kâzem a choisi ses priorités en faisant du respect de la Loi et de sa foi l'axe central de son existence, au-delà des attaches de ce monde. Cette sincérité à toute épreuve et sa grande compassion ont sans doute contribué pour beaucoup à être choisi pour recevoir ce don divin.
Son histoire montre également que tout croyant sincère voit ses sacrifices fait pour Dieu récompensés dans cette vie même : son exil lui permet finalement d'accéder à la propriété d'un terrain, sa générosité semble multiplier l'abondance de ses récoltes… Cet aspect semble d'ailleurs évoqué dans l'un des versets qu'il a "lu" lors de sa rencontre avec l'Imâm : "Le bon pays, sa végétation pousse avec la grâce de son Seigneur ; quant au mauvais pays, (sa végétation) ne sort qu'insuffisamment et difficilement. Ainsi déployons-Nous les enseignements pour des gens reconnaissants." [19]

Ceux qui remercient leur Dieu au travers de leurs dons et générosité voient ainsi leurs biens matériels et spirituels multipliés : "Ceux qui dépensent leurs bien dans le sentier de Dieu ressemblent à un grain d'où naissent sept épis, à cent grains d'épi. Car Dieu multiplie la récompense à qui Il veut et la grâce de Dieu est immense, et Il est omniscient." (2:261) ; "Tout ce que vous donnerez à l'usure pour augmenter vos biens au dépens des biens d'autrui ne les accroît pas auprès de Dieu, mais ce que vous donnez comme Zakât, tout en cherchant la face de Dieu [sa satisfaction]… Ceux-là verront [leurs récompenses] multipliées." (30:39). [20]

Pour tenter de saisir la raison d'un tel don, il est également important d'essayer de comprendre l'état d'esprit de Karbalâ'i Kâzem lors de sa rencontre avec les deux hommes. Ce soir-là, son esprit était entièrement préoccupé par le sort des familles pauvres du village mais aussi, dans une moindre mesure, par ses chèvres pour lesquelles il avait ramassé du fourrage et dont il s'occupait toujours avec beaucoup de sollicitude. Malgré sa fatigue intense, il décide de retourner à son champ pour rassembler de ses propres mains de quoi nourrir une famille. Aucune trace de "moi" ni d'égoïsme ; tout son être n'est que compassion pour les êtres qui l'entourent. Cette attitude de don entier de soi par l'acte et la pensée l'a sans doute préparé à recevoir le don divin. A ce titre, plusieurs hadiths soulignent que l'on ne peut connaître Dieu que par Dieu, c'est-à-dire en se rendant similaire à Lui. Ce soir-là, Karbalâ'i Kâzem était devenu une sorte de miroir de la miséricorde et de la compassion divine ; Dieu y a donc reflété Sa Lumière... L'occurrence de ce miracle à un endroit où sont enterrés des personnes ayant risqué leur vie pour aller rendre visite au huitième Imâm souligne aussi l'importance et le haut rang de ces martyrs presque oubliés à l'époque.

Ce miracle confirme également l'existence de deux types de connaissances : un savoir spéculatif et discursif qui s'apprend au travers de concepts, et une connaissance révélée au cœur sans l'intermédiaire des sens ou de l'intellect, même si cela implique parfois un intervenant "extérieur" à l'être de la personne, comme l'Ange Gabriel pour le prophète Mohammad ou la main du seyyed contre le cœur de Karbalâ'i Kâzem. Il montre qu'en Dieu, le cercle des possibilités n'est pas déterminé par les lois de la matière, mais bien par la pureté du cœur et de la foi : ainsi s'explique le don d'un enfant à Abraham et à sa femme stérile, comme le choix de déposer le Livre et les secrets divins dans le cœur d'un pauvre paysan qui n'avait jamais ouvert le moindre livre. Le fait que le Coran ait ensuite été mis par la personne contre sa poitrine révèle également l'importance de l'inspiration et la connaissance par le cœur, sujet souvent abordé par la mystique islamique qui trouve ses sources dans le Coran : "Et quiconque croit en Dieu, [Dieu] guide son cœur."(64:11) ; "Il y a bien là un rappel pour quiconque a un cœur, prête l'oreille tout en étant témoin." (50:37) ; "Ceux qui discutent les prodiges de Dieu sans qu'aucune preuve ne leur soit venue, [leur action] est grandement haïssable auprès de Dieu et auprès de ceux qui croient. Ainsi Dieu scelle-t-Il le cœur de tout orgueilleux tyran." (40:35). Le cœur est à ce titre souvent considéré comme le siège des visions et de la foi.

En outre, la perte de mémoire du Coran provoquée par le fait d'avoir mangé de la nourriture non licite révèle le fondement ontologique des commandements divins : chaque nourriture, acte, parole, a un effet concret dans l'être humain et constitue progressivement sa "forme" spirituelle et réelle. [21] C'est également dans ce sens que l'on peut comprendre les versets concernant l'autre monde où les hommes "verront" l'ensemble de leurs pensées et actes : "Et on déposera le livre (de chacun). Alors tu verras les criminels, effrayés à cause de ce qu'il y a dedans, dire : "Malheur à nous, qu'a donc ce livre à n'omettre de mentionner ni pêché véniel ni pêché capital ?" Et ils trouveront devant eux tout ce qu'ils ont œuvré. Et ton Seigneur ne fait du tort à personne." (18:49) Cet aspect révèle également pour les personnes dont l'existence est imprégnée de spiritualité et de vérité, le moindre "écart" peut avoir d'importantes conséquences physiques et spirituelles. [22] Il invite ainsi chaque croyant à être attentif au moindre de ses actes et à essayer d'en percevoir les effets cachés qui, bien qu'ils ne soient pas visibles et analysables physiquement, façonnent peu à peu son destin dans l'outre-monde.


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Le concept de miracle (mu'jiza) en islam Shî'isme, sagesse, théosophie et gnose Le concept de miracle (mu'jiza) en islam
Cet événement peut également fournir l'occasion de revenir sur la notion de "miracle" (mu'jiza) [23] en islam. Si des miracles "matériels" et concrets ont été attribués au prophète Mohammad comme celui de fendre la lune et les miracles de Jésus ou de Moïse sont reconnus par le Coran [24], c'est le Livre lui-même qui en islam est considéré comme le véritable miracle. [25] Plusieurs versets insistent ainsi sur le fait que le Coran est en soi inimitable, tant sur le fond que la forme [26] : "Si vous avez un doute sur ce que Nous avons révélé à Notre Serviteur, tâchez donc de produire une sourate semblable et appelez vos témoins, (les idoles) que vous adorez en dehors de Dieu, si vous êtes véridiques." (2:23). Selon l'islam, un miracle sensible comme le fait de pouvoir ressusciter les morts n'est en soi pas suffisant pour confirmer la validité d'une prophétie.

S'il peut en effet faire office de preuve pour les personnes y ayant directement assisté, il perdra de son pouvoir de conviction pour les générations futures qui n'en auront entendu que le lointain récit et auront donc tendance à remettre en cause son authenticité. Face à cela, le Coran insiste sur la nécessité de fonder sa croyance sur des preuves rationnelles nées d'une réflexion personnelle sur le contenu de la révélation.

Dans ce sens, le Coran est en soi considéré comme le plus grand miracle étant donné qu'il se situe dans le domaine non pas du matériel, mais fait appel au jugement et à la réflexion de chacun pour juger de son contenu, son absence de contradiction interne, la véracité des faits et lois qu'il énonce, les conditions de sa révélation à un homme analphabète… En outre, contrairement aux miracles sensibles qui "montrent" autre chose qu'eux-mêmes (la multiplication des pains vise à prouver le haut rang du Christ et à délivrer un message particulier au-delà de ce fait matériel), le miracle du Coran et ce qu'il veut montrer n'est autre que lui-même, c'est-à-dire la propre vérité qu'il contient. Cette notion de miracle est infiniment plus profonde que le simple miracle matériel, qui est perçu passivement par les sens et de façon identique par tous les hommes. Face à cela, le "miracle" du Coran a une dimension hautement intellectuelle et rationnelle qui ne se dévoile pas sans un effort de compréhension, sans un retour sur soi accompagné d'un examen de ses propres croyances et de leur fondement. Le miracle est également permanent, au sens où l'horizon de sa compréhension est infini ; de nouvelles significations plus profondes pouvant toujours se manifester à la conscience et dans le cœur du croyant. Il est dans un sens moins contraignant que le miracle sensible en ce qu'il ne se dévoile pas sans une réflexion et "mise en condition" préalable.

Cependant, si quelqu'un se donne véritablement la peine de méditer sur son contenu, le degré de certitude qu'il atteindra sera bien plus élevé que celui d'un miracle matériel. En raison de la permanence du livre et de son message, ce type de miracle n'est également pas circonscrit à un cadre spatio-temporel particulier mais peut toucher toute personne en quête de certitude à tout moment et en tout lieu. Le contenu du miracle change donc du tout au tout : ce ne sont plus les sens, mais bien la réflexion qui est sollicitée, tandis que chaque personne porte en elle la responsabilité de laisser se produire le miracle à l'horizon de sa propre conscience et selon son propre degré de compréhension. [27] Une telle conception du miracle est indissociable d'une vision de l'homme et de sa relation au divin fondée sur la raison et non l'acception passive de vérités par transmission ou par des manifestations extra-ordinaires, même si une réflexion générale sur le monde sensible a un rôle important dans l'affermissement de la foi. [28]

Savoir inspiré et guide divin dans le chiisme
L'histoire de Karbalâ'i Kâzem ne se situe pas dans la catégorie du "miracle" (mu'jiza) au sens strict tel qu'il est défini en islam, qui n'inclut que les actes des prophètes et s'accompagne d'une mise au défi (tahaddi), mais plutôt dans celle de "prodige" (karâma) qui désigne les actes extra-ordinaires accomplis par les saints, même si la quiddité de ces actes est la même. Le prodige dont il a été ici question relève de l'ordre du don et ne peut, selon les croyances chiites, être que le fait du Douzième Imam ou l'Imam du Temps qui vit actuellement dans le monde, et dont le rôle dans la cosmologie et l'épistémologie chiite est essentiel. [29] L'existence humaine limitée ne peut comprendre l'absolu divin ; cependant, dans Son infinie miséricorde, Dieu a choisi de se révéler à Ses créatures au travers de certains de Ses attributs comme la Bienveillance ou la Magnificence. Les Imâms sont considérés comme la manifestation la plus parfaite de ces qualités dans une existence limitée, et permettent donc aux croyants d'essayer de saisir l'Absolu à travers eux. [30] Cependant, ils ne possèdent ces qualités que grâce et en Dieu et non par eux-mêmes de façon indépendante car sinon, ils deviendraient à leur tour des dieux.

Ils ne sont en quelque sorte que le reflet parfait des Attributs divins, permettant à l'inconnaissable de se manifester selon les conditions dans ce monde. Il est donc l'horizon et le but de tout croyant désirant connaître Dieu - ou du moins ce qu'il peut en connaître, c'est-à-dire l'aspect manifesté. [31] Si la dimension historique de l'Imâm ne manifeste le sens profond et caché de la Révélation que pendant une période limitée, sa dimension cosmologique fait de lui l'Initiateur par excellence à toute époque, en effusant la connaissance dans le cœur de tout croyant prêt à le recevoir. [32]

Selon les interprétations données à l'époque, Karbalâ'i Kâzem aurait donc été l'objet d'un don au travers de la personnalité de l'Imâm du Temps, intermédiaire entre ciel et terre et principe dispensateur des connaissances divines. L'histoire de Karbalâ'i Kâzem laisse en tout cas entendre que l'essentiel n'est sans doute pas dans les madreseh religieuses ni dans la maîtrise de la technicité des concepts théologiques. Il constitue un nouvel appel à réfléchir sur la signification profonde de la foi et l'importance de chaque intention et acte, ainsi qu'à méditer sur le sens de ce verset évoquant la résurrection : "Le jour où l'on sera ressuscité, le jour ou ni les biens, ni les enfants ne seront d'aucune utilité, sauf celui qui vient à Dieu avec un cœur sain". [33]

Versets "révélés" à Karbalâ'i Kâzem
"Votre Seigneur, c'est Dieu, qui a créé les cieux et la terre en six jours, puis S'est établi sur le Trône. Il couvre le jour et la nuit qui poursuit inlassablement celui-ci. Il a créé le soleil, la lune et les étoiles, soumis à Son commandement. La création et le commandement n'appartiennent qu'à Lui. Toute gloire à Dieu, Seigneur de l'Univers !

Invoquez votre Seigneur en toute humilité et recueillement et avec discrétion. Certes, Il n'aime pas les transgresseurs.

Et ne semez pas la corruption sur la terre après qu'elle ait été réformée. Et invoquez-Le avec crainte et espoir, car la miséricorde de Dieu est proche des bienfaisants.

C'est lui qui envoie les vents comme une annonce de Sa miséricorde. Puis, lorsqu'ils transportent une nuée lourde, Nous la dirigeons vers un pays mort [de sécheresse], puis Nous en faisons descendre l'eau, ensuite Nous en faisons sortir toutes espèces de fruits. Ainsi ferons-Nous sortir les morts. Peut-être vous rappellerez-vous.

Le bon pays, sa végétation pousse avec la grâce de son Seigneur ; quant au mauvais pays, (sa végétation) ne sort qu'insuffisamment et difficilement. Ainsi déployons-Nous les enseignements pour des gens reconnaissants.

Nous avons envoyé Noé vers son peuple. Il dit : "O mon peuple, adorez Dieu. Pour vous, pas d'autres divinités que Lui. Je crains pour vous le châtiment d'un jour terrible."

Sourate "Al-A'raf", versets 54-59.

Sources :
- Da'vati, Abol-Fath, Mo'jeze Qo'rân - Karbalâ'i Kâzem (Le miracle du Coran - Karbalâ'i Kâzem), Ayyâm, 1998.

- Tabâtabâ'i, Mohammad Hossein, Al-Mizân fi Tafsir al-Qor'ân, Dâr al-Kitâb al-Islâmiyya, Téhéran, 6e Ed., 1999.

- Tâbâtabâ'i, Mohammad Hossein, Ravâbet-e ejtemâ'i dar eslâm va tchand resâleh-ye digar (Les relations sociales en islam et autres essais), traduit de l'arabe au persan par Mohammad Javâd Hojjati Kermâni, Ettelaat, 2009.

- Amir-Moezzi, Mohammad Ali, Le guide divin dans le shî'isme originel, "Islam spirituel", Verdier, 1992.

- Corbin, Henry, En islam iranien, Tomes 1 et 4, Gallimard, 1971.

Notes
[1] La tradition islamique distingue la notion de "miracle" (mu'jiza) qui peut seulement être accompli par les prophètes et s'accompagne d'une mise au défi (tahaddi), de celle de prodige (karâma), acte surnaturel accompli en général par des personnes ayant un haut rang spirituel mais n'ayant pas de mission prophétique. L'événement que nous allons évoquer ici se situe dans la catégorie du prodige et non celle du miracle au sens strict où l'entend la tradition islamique. Cependant, au cours de ce récit, pour des facilités de langage et en raison de cette absence de distinction dans la langue française, nous emploierons en général le mot de miracle dans son sens large en tant que "fait extraordinaire où l'on croit reconnaître une intervention divine bienveillante, auquel on confère une signification spirituelle." (Petit Robert).

L'histoire est ici racontée sur la base du témoignage de Karbalâ'i Kâzem lui-même et telle qu'elle a été rapportée par Seyyed Abol-Fath Da'vati dans son ouvrage intitulé Mo'jeze Qo'rân - Karbalâ'i Kâzem publié en Iran aux éditions Ayyâm. L'auteur a notamment rassemblé les nombreux témoignages enregistrés à ce sujet par les grandes autorités religieuses (marja'-e taqlid) de l'époque, le témoignage du fils de Karbalâ'i Kâzem M. Ismâ'il Karimi, ainsi que des habitants du village de Sârouq. D'autres versions similaires ont également été publiées à l'époque, notamment par Mohammad Sharif Râzi.

[2] Lieu où est enterré un descendant des Imâms du chiisme duodécimain.

[3] Parmi eux figuraient 32 hommes et 40 jeunes femmes, qui furent également enterrées à cet endroit. L'un des lieux de pèlerinage dans cet ensemble de mausolées est ainsi appelé "Tchehel dokhtarân" c'est-à-dire "Les quarante jeunes filles".

[4] Nom de deux des enfants de l'Imâm Zeyn-ol-'Abedin, 4e Imâm des chiites.

[5] Selon certaines versions, ils portaient également un turban vert et étaient donc des seyyeds, c'est-à-dire des descendants du prophète Mohammad.

[6] Prononciation persane de la "Fâtiha" ("Ouverture"), ou première sourate du Coran, qu'il est coutume de réciter pour les morts. Selon d'autres versions, ils auraient récité la sourate "Al-Ikhlâs", c'est-à-dire celle du "Monothéisme pur".

[7] Ce verset correspond au premier verset de la sourate "Al-Ikhlâs" ("Le monothéisme pur").

[8] Coran, sourate "Al-A'raf", verset 54 et 56. L'homme lui demanda de réciter les versets 54 à 59 de cette sourate, dont nous aborderons certaines significations à la fin de cet article.

[9] Vertu de porte bonheur rattachée aux objets saints ; ce mot vient de "baraka", signifiant une bénédiction envoyée par Dieu.

[10] L'âge de Karbalâ'i Kâzem lors du miracle diffère selon les versions. Selon certaines, il aurait eu 27 ans, d'autres parlent de 35, d'autres encore de 45.

[11] Selon d'autres versions du récit, Karbalâ'i Kâzem serait allé voir les propriétaires des terres qu'il cultivait pour leur demander s'ils s'acquittaient bien de l'aumône. Il se serait alors heurté à leur colère.

[12] Village situé près de la ville de Malâyer.

[13] D'après la majorité des récits, il s'agirait de l'Ayatollah Khâlessi Zâdeh.

[14] Ce dernier l'invita à s'installer sur place pour enseigner le Coran aux jeunes étudiants en théologie. Il lui offrit également de rester dans un palais avec toutes ses facilités ; offre que déclineront poliment de sa part les autorités religieuses iraniennes et irakiennes l'ayant accompagnées durant ce voyage.

[15] A la suite de cette rencontre, l'Ayatollah Hâjj Seyyed Mohammad Naqi Khânsari dira lui-même : "C'est extraordinaire. Cela fait soixante ans que je récite la sourate "Al-Ikhlâs" qui comporte quatre versets, et je ne peux pas la réciter à l'envers sans un minimum de concentration et de réflexion préalable. Mais cet homme analphabète m'a récité de mémoire la sourate "Al-Baqara", qui comporte 286 versets, de la fin au début sans aucune hésitation et réflexion préalable".

[16] Une histoire similaire a été rapportée par l'Ayatollah Dastgheib, qui lui avait montré un commentaire du Coran en lui demandant d'indiquer là où des versets étaient écrits. Karbalâ'i Kâzem les lui montra sans se tromper. Il lui demanda alors comment il avait pu faire cela, lui qui ne savait lire ni le persan ni l'arabe. Karbalâ'i Kâzem répliqua : " Cet endroit est lumineux, l'autre est sombre ".

[17] Il semble également qu'il savait les effets particuliers liés à la récitation de chaque verset du Coran. Hâjj Sheikh Sadr-od-Din Hâ'eri Shirâzi raconte ainsi qu'il demanda un jour à Karbalâ'i Kâzem de lui parler de la crainte révérencielle envers Dieu (khashiat ilahi). Ce dernier lui dit de réciter la sourate " Al-Zilzilah " ("La secousse"). Lorsque qu'il le questionna sur la subsistance (rizq), il lui dit de réciter 600 fois " man yattaqi'-llah ", contenant le sens profond de cette réalité.

On raconte également qu'un jour, quelqu'un était venu le voir pour lui demander de prier pour une personne très endettée, ce à quoi il avait répondu : "A part le Coran, je ne sais rien d'autre." ("Man tdjoz Qor'ân tchizi balad nistam.") Puis, après un silence, d'ajouter : "Récitez à la personne "Et quiconque craint Dieu, Il lui donnera une issue favorable""(Wa man yattaqi allah yaj'al laho makrajan") et les versets suivants, pendant dix jours, et in shâ'Allah, il trouvera les moyens de le rembourser. Mais ne le dites à personne, sinon cela n'aura aucun effet." Le verset cité correspond à la fin du 2e verset de la sourate "At-Talâq" ("Le divorce"). Il est suivi du verset suivant : "Et lui accordera Ses dons par [des moyens] sur lesquels il ne comptait pas. Et quiconque place sa confiance en Dieu, Il [Dieu] lui suffit. Dieu atteint ce qu'Il se propose, et Dieu a assigner une mesure à chaque chose." (65-3).

[18] Karbalâ'i Kâzem avait été invité à dîner chez un notable de l'époque. Bien qu'il avait très faim, il ressentit une étrange impression de satiété dès qu'il s'assit à table, et refusa de toucher toute nourriture. Devant l'insistance de ses hôtes, il accepta finalement de manger quelques cuillérées de riz et de ragoût. Quelques minutes après, il fut pris d'un malaise et on dut le ramener chez lui. Il s'endormit avec grande difficulté, toujours au plus mal. Il fit alors le rêve suivant : il avait été invité par un riche notable de Qom, et toutes sortes de plats étaient disposés devant lui. Plusieurs grands religieux de l'époque étaient assis à table avec lui, ainsi que les deux hommes qui lui avaient appris le Coran. L'un d'entre eux fit signe à Karbalâ'i Kâzem et lui dit : " Pourquoi ne t'abstiens-tu pas de manger des nourritures illicites (harâm) ? " Ce dernier répond alors qu'il ignorait la provenance de cette nourriture, et le seyyed lui répéta d'une voix forte : " Abstiens-toi des nourritures illicites ! " Hâdjj Sheikh 'Abdol-Karim Hâ'eri, l'un des religieux invités, pris alors une poignée de riz dans l'un des plats, et des gouttes de sang commencèrent couler d'entre ses doigts. Ce dernier appela le maître de maison et lui dit avec colère : " Quelle est cette nourriture que tu nous offres ? Tu répands le sang des hommes par tes injustices et tu veux nous faire manger le fruit de ton travail ? " Les convives se levèrent alors brusquement de table et Karbalâ'i Kâzem se dirigea vers le Sheikh qui lui récita le verset suivant : "Celui qui a créé sept cieux superposés sans que tu voies de disproportion en la création du Tout Miséricordieux. Ramène [sur elle] le regard. Y vois-tu une brèche quelconque ?" (Sourate "Al-Molk" ("La royauté"), verset 3).

A son réveil, le soleil était déjà levé depuis longtemps : la nourriture qu'il avait consommée la veille ne lui avait pas permis de se réveiller pour la prière de l'aube. Il fit ce genre de rêve à plusieurs reprises, et développa par la suite une véritable peur à l'idée de consommer des repas non licites. Outre les rêves, Karbalâ'i Kâzem aurait également revu les deux jeunes seyyed à Nadjaf, dans le mausolée de l'Imâm 'Ali.

[19] "Al-A'râf", verset 58.

[20] Plusieurs versets du Coran font référence aux croyants qui s'efforcent de consacrer la vie d'ici-bas à préparer la vie de l'au-delà. Il est ainsi évoqué que ces derniers seront non seulement récompensés dans l'au-delà, mais aussi dans cette vie même : "Quiconque désire labourer [le champ] de la vie future, Nous augmenterons pour lui son labour. Quiconque désire labourer [le champ] de la présente vie, Nous lui en accorderons de [ses jouissances] ; mais il n'aura pas de part dans l'au-delà". (42:20). "Quiconque désire la récompense d'ici-bas, c'est auprès de Dieu qu'est la récompense d'ici-bas tout comme celle de l'au-delà." (4:134).

[21] C'est dans ce sens que l'on peut comprendre les visions de certains mystiques à qui apparaissaient la réalité des gens sous la forme d'animaux ; ces formes correspondant à l'ensemble de leurs pensées et actes, tandis que bien peu d'entre eux apparaît sous une forme "humaine". Nous pouvons ici distinguer entre l'effet lié à l'interdit religieuse (athar taklifi) de l'effet réel (athar wadh'i). Ici, la consommation de nourriture illicite n'a pas d'effet lié à l'interdit religieux, c'est-à-dire n'est pas considéré comme un péché car elle a été réalisée involontairement. Cependant, la nourriture illicite absorbée conserve son effet réel sur le corps et l'esprit.

[22] La notion de "péché" peut être considérée comme une réalité modulée (tashiki), c'est-à-dire une même réalité ayant différents degrés. Nous pouvons ainsi distinguer deux types de péchés : les péchés dit "généraux", qui sont considérés comme tels pour l'ensemble des croyants sans distinction comme le fait de rompre un pacte, de tuer quelqu'un sans raison, etc. ; et les péchés qui sont rattachés à un rang spirituel particulier. Ainsi, ce qui n'est pas considéré comme un péché pour la majorité des croyants, par exemple ne pas penser à Dieu à chaque instant, pourra être considéré comme un péché pour un mystique de haut rang, pour qui un instant d'inadvertance et d' "oubli" aura des conséquences et une importance tout autre. Ainsi en est-il de la voie mystique : certaines choses considérées comme "licites" au début pour le pèlerin, deviendront peu à peu proscrites au fur et à mesure de son avancement spirituel.

[23] Ce mot est issu de la racine arabe 'a-j-z qui évoque l'idée d'incapacité et d'impuissance, soulignant ainsi que le miracle est une chose que les gens ordinaires sont incapables ('âjiz) de réaliser.

[24] Les miracles sont cependant toujours réalisés "avec la permission de Dieu" (bi-îzhn Allah) : "Et Nous avons certes envoyé avant toi des messagers, et leur avons donné des épouses et des descendants. Et il n'appartient pas à un Messager d'apporter un miracle, si ce n'est qu'avec la permission d'Allah. Chaque échéance a son terme prescrit." (13:38)

[25] Cette analyse s'inspire notamment de certains éléments d'une recherche réalisée par le docteur Hossein Ghaffâri, professeur au Département de Philosophie de l'Université de Téhéran.

[26] Son absence de contradictions internes est également un argument avancé pour dire qu'il ne peut être produit par un homme qui, tout au long d'une révélation de 23 ans aurait forcément été en proie à une évolution de pensée et à certaines contradictions de fond.

[27] Plusieurs versets font référence au fait qu'au temps de la Révélation coranique, l'entourage du prophète Mohammad le sollicitait afin qu'il réalise des miracles matériels pour prouver l'authenticité de sa prophétie. A la suite de cela, l'autosuffisance du livre pour prouver sa véracité a maintes fois été révélé : "Et ils dirent : "Pourquoi n'a-t-on pas fait descendre sur lui des prodiges de la part de son Seigneur ?" Dis : "Les prodiges sont auprès de Dieu. Moi, je ne suis qu'un avertisseur bien clair."/ Ne leur suffit-il donc point que Nous ayons fait descendre sur toi le Livre et qu'il leur soit récité ? Il y a assurément là une miséricorde et un rappel pour les gens qui croient." ("Al-'Ankabout" ("L'araignée"), 50-51).

[28] Dans le domaine sensible, on peut dès lors distinguer deux types de miracles : les événements de type extra-ordinaire comme le fait de ressusciter les morts, et les événements qui, sont la force de l'habitude, sont qualifiés "d'ordinaires" par le langage mais qui sont en réalité des miracles permanents : ainsi, à chaque instant, des millions de choses meurent et reviennent à la vie. Dans ce sens, selon le Coran, chaque chose et phénomène du monde matériel est qualifié de "signe" (âya) manifestant le divin ; ces signes naturels répondant aux versets de la révélation qui, en arabe, sont désignés par le même mot de "âyât".

[29] Voir les études de Henry Corbin à ce sujet. En islam iranien, tome 4.

[30] Les Imâms sont souvent qualifiés d'œil de Dieu, de main de Dieu, etc., en ce qu'ils sont la manifestation la plus parfaite des attributs divins. Cependant, Dieu ne se manifeste que par Ses attributs, tandis que Son essence demeure toujours cachée et inconnaissable.

[31] C'est dans ce sens qu'il faut comprendre cette phrase du prophète Mohammad : "Je suis la Cité de la science et 'Ali en est la porte" (Anâ madinat al-'ilm wa 'Alî bâbuhâ).

[32] En tant qu'incarnation de la Vérité divine, il doit également être considéré comme le sujet même de cette connaissance.

[33] Coran, Sourate "Al-Shu'arâ" ("Les Poètes"), versets 87-89.


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