Différents points de vue au sujet des origines de la mystique musulmane

L’évaluation de l’apport de l’islam à la civilisation humaine en général a fait l’objet d’études en Occident souvent rangées dans la catégorie "Orientalisme". Les orientalistes ont été en général des chercheurs et universitaires, même s’il y eut parmi eux des hommes plus soucieux de servir la cause de l’Occident et par conséquent de prendre quelques libertés avec l’objectivité scientifique. En revanche, on peut affirmer que leur travail a beaucoup aidé les occidentaux à une meilleure connaissance de l’islam.

Entre les extrêmes que sont le courant de l’hypercritique de l’islam et le courant opposé caractérisé par sa bienveillance envers l'islam, il y eut quelques orientalistes - pas nécessairement mal intentionnés - qui ont tenté de réduire l’importance et le rôle des musulmans en tant que tels dans ce qu’ils ont produit de meilleur. Ainsi, en philosophie, on sait que les occidentaux ont longtemps tenté de faire passer les grands philosophes de l’islam, notamment Fârâbi ou Avicenne, comme de simples transmetteurs de la philosophie grecque…

Nous verrons ici que cette attitude dénégatrice ou réductrice du rôle de l’islam se retrouve aussi chez certains dans leur approche de la spiritualité islamique.

Certains se sont posé les questions suivantes : " Est-ce que la gnose islamique est comme le droit islamique, les fondements de la religion, l’exégèse et la tradition ? En d’autres termes, fait-elle partie des sciences et connaissances que les musulmans ont extraites directement des enseignements de l’islam lui-même pour ensuite définir les méthodes, les principes et les règles de leur étude ? Ou bien est-elle comme la médecine, les mathématiques, etc., qui ont d’abord été introduites de l’extérieur du monde islamique, avant de connaître un nouveau développement au sein de la culture et de la civilisation musulmane à l'aide de ses savants ? Ou bien encore, a-t-on affaire à une troisième explication ? "

Les gnostiques eux-mêmes ont répondu sans équivoque par la première explication. Certains orientalistes continuent de persister à soutenir que la gnose et les idées subtiles qu’elle expose ont toutes été importées de l’extérieur du monde islamique, puis assimilées à la culture musulmane. Ils vont même parfois jusqu'à soutenir que la gnose islamique aurait des origines chrétiennes et affirment alors que les idées gnostiques sont nées chez les musulmans à la suite des contacts que ces derniers auraient eus avec des moines chrétiens. D'autres expliquent la naissance de la gnose comme une réaction persane contre l’islam et les Arabes. D’autres encore définissent la gnose musulmane comme issue exclusivement de la pensée néoplatonicienne, elle-même résultat de la composition des idées d’Aristote, de Platon, de Pythagore, des gnostiques d’Alexandrie, ainsi que de certains éléments des pensées juive et chrétienne. Certains chercheurs lui attribuent quant à eux une origine bouddhiste, comme d’ailleurs certains opposants à l’islam au sein même des pays musulmans qui s’emploient à établir une origine non islamique au soufisme qu’ils veulent à tout prix considérer comme extérieur à l’islam.

La troisième théorie est la suivante : la gnose est issue de l’islam même, aussi bien dans sa dimension intellectuelle que dans ses pratiques. Elle a défini elle-même des règles, méthodes et principes, mais a également reçu une influence extérieure, en particulier des idées de la théologie musulmane (kalâm) et de la philosophie musulmane, notamment des philosophies illuminatives (eshrâqi). Il reste cependant ici à savoir dans quelle mesure les premiers gnostiques ont réussi à poser des fondements, méthodes et règles de la gnose en islam : est-ce que leur réussite dans ce domaine fut comparable à celle des juristes par exemple ? Jusqu’à quel point furent-ils contraints de ne pas dévier des fondements authentiques de l’islam ? Enfin, quelle est l’influence exacte des courants de pensées exogènes ?

Ces interrogations en entraînent d'autres dans leur sillage: est-ce que la gnose islamique a absorbé certains courants de pensées, qui ont été ensuite influencés par elle ? En d'autres termes, est-ce que la gnose s'est enrichie de ces courants extérieurs ou bien, au contraire, sont-ce les courants extérieurs qui ont entrainé la gnose islamique dans leur sillage ?... Ce sont là des sujets qu’il faudra traiter séparément dans une étude précise et minutieuse. Ce qui est néanmoins certain est que la gnose musulmane a emprunté à l’islam son premier capital et non à une autre tradition de pensée ou religion.

De façon globale, il existe deux points de vue au sujet des origines et des racines de la gnose islamique.


A. Le premier point de vue : source extérieure à l’islam


L’hypothèse selon laquelle la gnose islamique serait issue d’une source extérieure et ne serait qu'un emprunt à des sources non-islamiques n’est pas nouvelle: elle fut exposée il y a bien longtemps et n’a cessé d’orienter les recherches en spiritualité musulmane selon ses propres exigences. Même si certaines idées ont une existence limitée et que leur fausseté a été prouvée, les étudier comme relevant de l’histoire des idées garde tout son intérêt. En outre, parfois, certains facteurs viennent redonner vie aux formes des idées anciennes tombées en désuétude et avec la revivification de ces idées, la question des origines de la gnose musulmane est de nouveau l'objet de débats. Parmi les orientalistes à l’origine de cette idée, il faut néanmoins souligner que chacun d’entre eux a exprimé un point de vue selon sa spécialité et son domaine de recherche particulier. Parmi eux figure le théologien protestant allemand, August Tholuck (1799-1877), qui prétendait que l’origine principale de la gnose était la religion zoroastrienne (majûs), d’autant plus que certains maitres soufis étaient d’origine zoroastrienne. De même, Reinhart Pieter Anne Dozy (1820-1883), orientaliste néerlandais, a également soutenu cette thèse.

L'orientaliste allemand Max Horten (1874-1945) a, pour sa part, considéré comme très probable une influence de l’hindouisme et des doctrines brahmaniques en particulier sur les paroles de grands maîtres soufis comme Hallaj (1) , Bâyazid (2) , Junayd (3) et d’autres.

Eduard von Hartmann (1842-1906) a prêté une attention spéciale à l’influence indienne parallèlement à d’autres facteurs et il a confirmé cette théorie en s’appuyant sur d’autres indices. Alfred Von Kremer, orientaliste autrichien (1828-1889), s’est exprimé dans le sens de la corroboration de l’élément hindou et bouddhiste perceptible dans le soufisme de Jounayd et de Bâyazid Bastâmî. Il a complété ses idées en soutenant l’existence d’une autre influence qui serait celle des moines chrétiens. Il pensait avoir retrouvé cette influence notamment chez le soufi Hareth Muhâsibî (4) et Dhul-Nûn al-Misrî (5) .

La thèse de l’existence d'une influence chrétienne dans la gnose islamique a été soutenue par beaucoup d’autres orientalistes, et c’est dans l’étude des conditions de l’apparition du soufisme qu’ils se sont attachés à en montrer la pertinence. Parmi ceux qui ont fait état d’une influence des croyances chrétiennes sur le soufisme, citons les noms du grand chercheur orientaliste espagnol Asi'n Palacios (1871-1944), ainsi que l'orientaliste néerlandais AJ Wensinck (1882-1989). D'autres chercheurs et intellectuels tels que l'anglais Edward Henry Whinfield (1835-1922), qui a traduit de grands travaux soufis, l'iranologue britannique Edward Granville Browne (1862-1926) et l'éminent orientaliste Reynold Alleyne Nicholson (1868-1945) sont allés plus loin dans la recherche des origines du soufisme et se sont fait les protagonistes de la thèse d’une influence des idées néoplatoniciennes.

Gabriel Joseph Edgar Blochet (1870-1937), iranologue orientaliste français, a avancé la thèse d’une influence de la sagesse grecque, ainsi que des croyances et pratiques iraniennes.

L'orientaliste français Bernard Carra de Vaux (1867-1952) voyait l’origine du soufisme dans un syncrétisme mêlant christianisme, pensée grecque, religions de l’Inde et de l’Iran et même des éléments du Judaïsme. On voit ainsi qu’un nombre important d’orientalistes notoires défendent l'opinion selon laquelle les racines de la gnose musulmane et du soufisme se trouvent hors du domaine originel des enseignements de l’islam.

On peut néanmoins se poser la question de savoir s’il est possible de donner à une réalité unique (en l'occurrence, la naissance de la gnose) des origines aussi nombreuses, diverses et contradictoires. Comment peut-on, à partir de l’analyse des idées, de la personnalité et de la biographie d’un individu comme Hallâj ou Dhû al-Nûn al-Misrî, ou chacun des grands noms du soufisme, tirer des conclusions s'appliquant à l'ensemble de la gnose musulmane ? Ceci alors même que chacune de ces grandes figures n’est apparue qu’à une étape du parcours de cette spiritualité. Même si nous admettons que ceux-là ont exercé une influence puissante et déterminante, toute la gnose musulmane ne saurait se réduire à eux.

 

Et même si nous acceptons de les considérer comme des points de convergence ou des représentants les plus éminents de la gnose, on ne saurait voir en eux l’aboutissement parfait de prédécesseurs, ni nécessairement ceux qui exerceront le plus d’influence sur leurs successeurs. En effet, il y a eu après ces grandes figures de la gnose bien d'autres maîtres ayant pratiqué une autre ou d’autres formes de gnose au contenu complètement différent des premières à bien des égards, mais dont personne n’a contesté le caractère islamique.

De ce point de vue, on peut considérer l’induction des orientalistes comme étant tout à fait erronée et incompatible avec la nature même de la spiritualité musulmane. Evidemment, bien que de nos jours, ces opinions ne soient plus considérées comme justifiées ni raisonnables et que beaucoup d’orientalistes comme Louis Massignon (1883-1962) et Nicholson aient fini par réviser leur position ou celles de leur prédécesseurs, ces théories anciennes continuent d’être diffusées actuellement par certains chercheurs. . C'est à Louis Massignon que l'on doit la redécouverte, en Islam, des textes oubliés d'al-Hallaj, dont il fut le premier traducteur en langue européenne.

Annemarie Schimmel (1922-2003), l’éminent islamologue allemande, déclare : « Nicholson n’a pas compris que le mouvement ascétique du début [de l’islam] pouvait sans difficulté être expliqué à partir de ses racines islamiques et que, par conséquent, la forme originale du soufisme était un produit naturel de l’islam lui-même ».


B. Le deuxième point de vue : source islamique


En discutant de la thèse précédente, nous arrivons naturellement à cette conclusion que nous n’avons pas d’autre choix que de chercher la racine et la source de la mystique musulmane dans le contexte même créé par l’avènement de l’islam. Outre l’existence de nombreux arguments et indices réfutant l'hypothèse précédente, nous disposons également de nombreuses preuves et arguments en faveur de la thèse opposée, à savoir celle qui fonde la gnose islamique sur des bases et des origines internes aux enseignements de la religion du Prophète (s). Ainsi, cette gnose s’est fondée sur des principes et valeurs théoriques et pratiques des enseignements authentiquement islamiques. En témoignent d’ailleurs les innombrables déclarations des maîtres de la gnose en islam attestant cette origine, ce que d’ailleurs beaucoup de professeurs d'études orientales ont reconnu aussi.

Quoiqu’il en soit, notre propos en démontrant ce point de vue n’est pas de nier toute ressemblance ni même toute relation ou influence réciproque entre la gnose islamique et les autres gnoses et doctrines similaires des autres régions ou religions du monde. Au contraire, tout en reconnaissant et en admettant la possibilité que ce type de relation ou d’emprunt se soit produit ou se produise, nous réfutons sérieusement la thèse selon laquelle la source même de la doctrine mystique de l’islam soit d’origine externe. Comparaison n’est pas raison : ce n’est pas parce que deux choses se ressemblent que forcément l’une procéderait de l’autre. De même, l’adage selon lequel "avant cela donc à cause de cela" a déjà été rejeté par tous les penseurs du monde : l’antériorité temporelle n’est pas une preuve de l'existence d'un lien causalité entre deux choses.

En outre, la dimension spirituelle est si importante dans le Coran et la tradition islamique que les premiers musulmans étaient déjà initiés à la gnose, mais sans être appelés gnostiques. Le contenu islamique a donc précédé. La gnose était là, mais sans être nommée ainsi. Elle ne sera nommée gnose que lorsqu'au sein des musulmans vont apparaître des écoles et des tendances mettant chacune l’accent sur une dimension particulière du Coran et aussi lorsque l’on verra apparaître les juristes et les philosophes. Les gnostiques vont alors fonder à leur tour une école spécifiquement dédiée à la connaissance des principes métaphysiques contenus dans le Coran et qui prendra parfois le nom de soufisme, parfois celui de ‘irfân. Ainsi, le soufisme a une double naissance : il voit le jour en même temps que l’islam, mais il ne prend un nom spécifique que quelque temps après.

Dans son livre Passion, Paris, 1975 (nouvelle éditi.), III, p.21, Massignon écrit :

« ... il y a dans le Coran les germes réels d’une mystique, germes susceptibles d’un développement autonome, sans fécondation étrangère ».

back to 1 Mansûr-e Hallâj (persan : منصور حلاج), né vers 857 (ou 244 de l'Hégire) et mort le 26 mars 922 (ou 309 de l'Hégire) à Bagdad, est un des plus célèbres condamnés soufis. Sa condamnation résulte du fait qu'il avait proclamé publiquement "Je suis la Vérité (Dieu)" (Ana al-Haqq), ce qui était vu comme une hérésie, aussi bien dans le sunnisme que dans le chiisme. Cette affirmation, si elle ne doit théoriquement pas être publique, n'est pas incongrue dans le milieu soufi dans lequel le mystique étant "fondu" dans l'"océan de la divinité", ce genre de propos est considéré comme émanant d'un homme qui possède un rang spirituel très élevé. Les traductions de Louis Massignon viennent appuyer cette thèse. Cependant, ne voulant pas renier ses propos publics, Hallâj fut condamné à mort et supplicié à Bagdad le 27 mars 922.

back to 2 Bâyazid-e Bastâmî, l’ami intime de Dhul-Nun Misrî, fut l’un de ces soufis totalement immergés dans la béatitude de l’attraction divine, qui ont atteint le degré du véritable et ardent amour pour Allah. Après avoir quitté Bastâm, son village natal, il voyagea durant trente années, visitant la Syrie et, particulièrement, les alentours de Damas. Il s’occupa de science et de combattre son propre nafs. Il parla de l’Unicité divine (tawhîd) et de l’« attraction divine » (jadhba), et ses contemporains lui portèrent des accusations parce qu’ils ne comprenaient pas ses affirmations relatives à la science de l’Unicité et de la Connaissance d’Allah. Il mourut en 324/848 ou en 352/875 selon d’autres sources. Il fut enterré à Bastâm.

back to 3 Junayd-e Baghdadî, (date de naissance inconnue (IXe siècle), mort en 911), très grand maître soufi qui prône une certaine prudence pour ce qui est des témoignages d’expériences mystiques qui pourraient égarer les croyants de la loi révélée. Néanmoins, il puise dans le Coran et la Sunna les explications des déclarations de certains soufis comme Bastâmî ou Hallâj qu’il eut d’ailleurs un temps pour disciple. Selon lui le ravissement spirituel prend sa source dans le pacte ontologique (mîthâq) que Dieu conclut avec Ses créatures en leur demandant – « Ne suis-Je point Votre Seigneur ? ».

 

Cet engagement primordial de l’humanité rejailli chez les soufis sous la forme de l’ivresse, du ravissement, voire de l’extinction en Dieu ou la créature se confond avec son Créateur comme la goutte d’eau avec l’océan. L’enseignement de Junayd, compilé dans des épîtres où il traite aussi bien de la métaphysique de l'E^tre que des règles de la Voie, permirent à l’islam de s’appuyer sur des bases solides avant de déployer les grands systèmes de sa théologie mystique. La grande majorité des futures confréries soufies remonteront de fait à la « Voie de Junayd. »

back to 4 Hareth-e Muhasibî (781 env.-857 Bagdad), mystique musulman, qui représente avec Junayd une orientation spirituelle où la lucidité l’emporte sur l’ivresse. Son nom de Muhâsibî signifie « celui qui règle ses comptes avec un autre » (entendons Dieu). Il est très attaché aux traditions et s'intéresse surtout à leur « texte », à la valeur religieuse de celui-ci, plus qu'à l'isnâd, la chaîne des transmetteurs à laquelle la critique du hadîth donne l'importance principale. Il est, en outre, versé dans la philosophie et sait manier le lexique des théologiens de son temps. Ses écrits manifestent une grande exactitude technique. Le but que se propose Muhasibî est la transformation interne de l'homme par la mise en œuvre d'une méthode spirituelle de discernement entre ce qui en nous, peut servir Dieu et ce que Dieu n'agrée pas. Ses analyses ont une réelle finesse psychologique et morale. Par cette surveillance vigilante qui sait à la fois éviter le rigorisme et le quiétisme de certains autres mystiques, le croyant verra naître en lui et se succéder des « états » intérieurs (ahwâl), qui suffisent pour le guider.

back to 5 Dhûl-Nûn al-Misrî (Arabe ذوالنون المصري), )796 / 859 ) est un soufi égyptien. Considéré comme le saint patron des médecins au début de l'ère islamique en E'gypte, il passe pour avoir introduit le concept de gnose dans l'islam. E'tudiant sous l'autorité de nombreux maîtres, il voyage beaucoup en Arabie et en Syrie où il rencontre des ermites chrétiens. De par ses audaces et sa rupture avec la sharî'a, il est arrêté comme hérétique et envoyé en prison à Bagdad, mais il est libéré sur les ordres du calife Ja'far al-Mutawakkil impressionné par ses qualités morales et retourne au Caire où il meurt en 859. Comme alchimiste et thaumaturge, il est supposé connaitre le secret du déchiffrement des hiéroglyphes. Aucun de ses écrits ne nous est parvenu, mais une vaste collection d'aphorismes, poèmes et paroles continue à survivre dans la tradition orale.


Références :


Oveysî, Zâhed, "Erfân" (La gnose), Revue trimestrielle Faslnâmeh-ye Ketâb-e naqd (Le livre de la critique), No. 35 ; Yathrebî, Seyyed Yahyâ, "Jâîgâh-e sharî'at" (La place de la Shari'a), Revue trimestrielle Faslnâmeh-ye Ketâb-e naqd (Le livre de la critique), No. 35 ; Motaharî, Mortezâ, Khadamât-e moteghâbel-e Irân va eslâm (Enrichissement mutuel de l'Iran et de l'islam), pp. 553-554.