La philosophie et la vie

En quoi la philosophie peut-elle nous aider ?


La relation et le niveau d’influence de la philosophie sur les questions quotidiennes peuvent être illustrés par quelques exemples. Afin de rendre le sujet plus palpable, nous commencerons par la question de la souffrance.


A) Quel est le sujet du Livre d’Ayûb (1) ?


La question de la souffrance est la plus tangible et la plus familière des questions. Elle est toutefois l’une des questions philosophiques parmi celles qui sont le plus dignes d’étonnement et de perplexité. Effectivement, rares sont ceux qui au sein de leur vie ne se sont pas efforcés parfois de trouver une explication rationnelle à la destinée terrestre de l’être humain. La philosophie et la religion sont très proches l’une de l’autre à ce sujet. Le débat à propos de cette question est bien tracé dans le Livre d’Ayûb (as), l’un des plus anciens écrits portant sur la pensée rationnelle.

 

Voici comment cette question apparaît à Ayûb (as) : si ce sont la puissance et la miséricorde absolues de Dieu qui dirigent le monde, comme l’ont enseigné les prophètes hébreux, pourquoi Dieu permet-il la malfaisance ? Et plus spécialement, pourquoi la plus grande partie des bienfaisants sont-ils dans la peine, tandis que les personnes malfaisantes sont heureuses dans leurs entreprises ? Est-il possible que la foi en l’absolue puissance divine qui gouverne toute chose avec la sagesse de la maturité soit en réalité insensée et constitue un motif de tromperie ?

La pensée hébraïque est de manière générale concrète et disposée au réalisme. Nous trouvons que dans ce livre, la question de la souffrance est traitée de manière spéciale, c'est-à-dire qu’Ayûb (as), qui est plus juste que les autres ainsi que bienfaisant, digne de confiance et craignant Dieu, se trouve soudain frappé par le malheur, perdant sa fortune et sa famille. Bref, il supporte jour après jour ces épreuves, sans espoir de soulagement ni de repos, alors que son corps est affligé et plongé dans le supplice et la torture. Tous les principes de la calamité ont envahi sa condition.

Ses amis viennent lui rendre visite et le consolent autant qu’ils le peuvent. Ils lui disent : « L’être humain naît pour la souffrance, aussi sûr que les étincelles s’envolent. » Ou, comme le dit Schopenhauer à l’époque moderne : « Vivre c’est souffrir. » Pourtant, Ayûb (as) se demande pourquoi un destin à ce point sinistre lui a été réservé. Qu’a-t-il fait pour mériter cela ? Pourquoi Dieu, par bonté, ne lui en dévoile-t-il pas la raison ? Les amis argumentent avec lui avec habileté et éloquence.

 

Mais au regard d’Ayûb (as), ce sont de tristes consolateurs qui lui cachent la réalité au moyen de vaines paroles et de discours insignifiants. Quelle est l’utilité de la puissance absolue de Dieu, refuge de l’être humain et gouverneur du monde entier, dès lors qu’elle annonce des réalités contraires à la chance ? L’être humain ne peut qu’observer des contradictions apparentes. Les fourbes, les traîtres et les hypocrites s’octroient des fortunes et suscitent le respect des gens, tandis qu’Ayûb (as), qui n’a fait de mal à personne et s’est toujours efforcé d’être bienfaisant et de craindre Dieu, se voit maintenant plongé dans le tourment et la souffrance, suscitant la raillerie et l’anathème des gens. Quel est le sens de tout cela ? Il poursuit cette façon de raisonner, impressionnante et puissante.

Survient alors le dénouement qui prend une forme dramatique et stupéfiante. Dieu apparaît à Ayûb (as) au sortir d’une tornade et lui révèle combien la perception que l’être humain a du monde est limitée. Pour cela, il fait défiler devant les yeux d’Ayûb (as) tous les prodiges, toutes les complexités, toute l’ampleur de la création, et blâme Ayûb (as) d’avoir eu pour pensée que l’esprit humain puisse juger un plan aussi immense.

En fin de compte, Ayûb (as) se montre satisfait et atteste qu’il a été vite enclin à la peine et à l’inattention, alors Dieu lui rend la santé, ainsi que sa fortune, avec de nouveaux intérêts.

Pour ceux qui exigent une explication de la souffrance et de la malfaisance dans la langue de la philosophie, il se peut que la conclusion du débat au sujet d’Ayûb (as) paraisse faible et incomplète. Toutefois, cette même conclusion – dont l’argumentation ne parvient pas à résoudre la question, les êtres humains doivent être contents de posséder la foi – constitue en soi une philosophie.

 

A cette argumentation, il est possible que, suite à de nombreuses recherches et avec beaucoup de persévérance, la raison se contente d’admettre que la voie du raisonnement ne conduit nulle part, ce qui en toute certitude est d’une utilité profonde. Une foi capable d’exprimer une telle chose n’est aveugle en aucune façon, elle tire au contraire sa substance de la réflexion et du raisonnement. Une telle foi, une telle philosophie peut résister aux doutes légers ou aux scepticismes philosophiques.


B) La vie a-t-elle de la valeur ?


Même ceux qui se limitent et s’enferment dans les attachements artificiels de la vie traditionnelle doivent parfois hésiter un instant et se demander si l’ensemble des efforts et des activités ardues ont de la valeur et en valent réellement la peine. A la fin, à quoi cela vient-il s’ajouter ? Quel est le but de tout cela ? Afin de donner forme à ce type de raisonnement philosophique suscité par la réflexion, nous revenons une nouvelle fois à une théorie hébraïque exposée à ce sujet dans le Livre de la communauté (2) .

 

Selon les traditions, Solaymân (3) (as) en est l’auteur, soit un roi particulièrement savant et riche qui, tout au long de sa vie, réunit pour les créatures le savoir dont il est capable et qu’il a acquis par l’expérience. Toutefois, le premier abrégé de sa déduction est sombre et affligeant : « Vanité des vanités, tout est vanité. »

Il apparaît que toute chose dans le monde est soumise à des lois précises ainsi qu’aux nécessités de la nature. Il n’est rien de nouveau sous le soleil, hormis le cycle sans fin de la naissance, de la croissance et de la mort. Qu’est-ce que l’être humain peut réellement faire de plus ? Quel changement peut-il susciter au sein de l’organisation globale des choses ? Les êtres humains connaissent l’espoir, la crainte, l’enthousiasme et le rêve, cependant le monde avance inexorablement. Ainsi, l’auteur se livre manifestement au destin et regarde toute chose en pessimiste. Pour ceux qui vivent à l’époque actuelle, à l’époque de l’atome, ce sentiment de privation se manifeste d’une manière spéciale.

Que poursuivent les êtres humains au cours de leur vie ? Le plaisir ? Celui-ci ne peut néanmoins pas toujours donner une satisfaction assurée, car il n’est pas du ressort de l’être humain de le commander ni de le garantir. L’amour de la femme ? Il s’agit d’un piège dont le fruit est la désillusion. « Je parviens à trouver un homme sur mille, mais je ne parviens pas à trouver une femme parmi l’ensemble d’entre elles. » (4) Solaymân (as) a le courage d’écrire cela à partir d’une expérience de première main. La quête de la connaissance ? Pourtant, celui qui ajoute à sa connaissance ajoute à sa souffrance morale. En fin de compte, rien n’apparaît comme véritablement important, car le destin est le même pour tous, pour le savant et l’ignorant, le pauvre et le roi. Le même destin attend l’être humain et l’animal.

Tous proviennent de la poussière et retournent à la poussière. « Aucune action, aucune aptitude, aucune connaissance, aucune sagesse, rien de tout cela ne va dans la tombe. » Cette sombre et triste pensée est fréquemment sujette à réflexions en philosophie et en poésie. James Shirley écrit au dix-septième siècle : « La gloire de la race et notre pays sont des égides, or il ne s’agit pas de choses réelles se heurtant à une cuirasse. La mort étend sa main froide y compris sur les rois, et le sceptre de la royauté rejoint la faux et la pelle du pauvre, tout va à la poussière. »

Cependant, la sagesse de Solaymân (as) se poursuit ainsi : en dépit de ces sombres pensées, il conclue qu’il existe un principe permettant de vivre son existence avec une foi solide. Il s’agit peut-être de la seule sagesse pratique de la raison commune, de l’usage commun. L’être humain doit accepter avec enjouement les conditions de son existence et non s’en trouver las et découragé ; il doit accueillir ce qui se présente, accomplir ce qu’il est en mesure d’accomplir, profiter des joies et des plaisirs qui s’offrent sur son chemin et se saisir des meilleures opportunités. De même, la foi est l’objet d’attention : « Voici la conclusion, la fin, que tout le monde ouvre ses oreilles ; craignez Dieu, mettez en œuvre ses commandements, car l’homme n’est pas parfait. »


C) Quel rapport entretiennent la raison et la foi ?


Il est possible que les sages hébreux passent pour des peureux. Ils n’ont pas une confiance totale en la puissance de la raison s’agissant de répondre aux questions que l’être humain se pose à propos de la vie et de sa destinée, et reviennent finalement à la foi religieuse. Cependant, les philosophes grecs, comme cela sera montré dans le chapitre suivant, font état d’efforts plus complets et s’attachent à résoudre ces questions au moyen d’une profonde analyse logique. Si la civilisation occidentale doit son héritage spirituel aux Evangiles, elle est redevable aux Grecs pour son penchant terrestre et spéculatif.

Il est vrai que l’on rencontre parfois dans la philosophie des Grecs une jonction remarquable avec la religion, et en particulier avec la foi chrétienne, comme cela apparaît dans la philosophie de Platon. Or, parfois la raison fait référence à une philosophie purement matérialiste et agnostique (comme ce que nous voyons chez les Epicuriens). « Mange, bois et baise, car tous mourront. » La pensée stoïcienne garde à l’esprit un point plus sérieux, toutefois, il s’y manifeste le plus souvent une maîtrise de soi négative.

 

En ce sens, Marcus Aurelius, l’empereur et philosophe romain, écrit ceci : « Coupe les attachements de la vie et sache qu’ils sont éphémères et sans valeur ; hier tu étais ainsi, demain tu seras pourriture ou poignée de poussière. » La célébrité également n’est rien de plus qu’une illusion, le nom et la réputation flottent dans la vacuité et l’absence de réalité.


D) Le besoin de foi existe-t-il ?


En résumé, il est clair que le dessein des philosophes (qui représente le but inévitable de tout penseur) est toujours d’aboutir à la découverte d’une foi avec laquelle on peut vivre. Personne ne peut fuir les contradictions et les renversements de son destin. Le sort défavorable, la privation cruelle, la survenue du malheur, la guerre, la révolution… toutes ces choses rappellent aux êtres humains combien la destinée des créatures mortelles est inconstante, incertaine et étourdissante.

 

En de tels moments, l’être humain se trouve dans l’espoir d’une explication, d’un éclaircissement, il recherche l’apaisement, ainsi que la foi. Que va-t-il trouver s’il se tourne vers la philosophie ? Il est possible qu’il soit dégoûté par cette croyance grossière selon laquelle, sur le plan de la création, la vie humaine est plus importante que le débordement des vents et selon laquelle la rotation sans relâche des atomes n’a pas d’importance. Pourtant, la plupart des grands penseurs ont admis cette conclusion.

Les autres, qui nous soulagent davantage, assoient les bases théoriques logiques et satisfaisantes d’un être humain qui peut construire son avenir, posséder une âme immortelle et jouir de la divinité. Ceci est la preuve véritable que la philosophie n’est pas une quête vaine. Dans la pensée des grands philosophes, on ne trouve pas de méditation à propos de Yahvé, mais au contraire des réponses aux doutes et aux interrogations qui environnent tout le monde.

 

Nous pouvons citer ici Spinoza et nous demander comment un philosophe du dix-septième siècle peut choisir de se diriger vers la foi, et ce qui a pu le persuader de la rechercher au moyen de la raison. Spinoza écrit : « Par l’expérience, j’ai compris que toutes les choses qui se produisent le plus souvent dans le cadre de la vie courante sont vaines. Et lorsque j’ai vu que les choses qui nous font peur sont en réalité dénuées de bien ou de mal, en dehors du fait qu’elles affectent notre esprit et notre pensée, j’ai alors pris la décision de rechercher s’il existait une chose qui soit véritablement bonne, qui puisse transmettre le bien et être la seule à affecter la pensée et la raison. »

Spinoza accomplit une révision des buts communs aux êtres humains. La fortune et le renom sont dominants. Cependant, leur quête consiste à poursuivre des choses que l’on ne peut réellement garantir, et qui peuvent même se soustraire à nos griffes. En outre, lorsqu’il veut obtenir le renom, l’individu doit accorder sa vie en fonction des plaisirs et des déplaisirs des autres.

 

Aucun but spirituel ou matériel n’est réellement en mesure d’assurer une satisfaction complète. Aussi, quel est le but véritable ou bienfaisant et ayant de la valeur, pour lequel on se met à la recherche de ce qui est éternel, non-limité et unique ? Pour Spinoza, le bien et la félicité correspondent à cette connaissance, à cette compréhension, à cette clairvoyance concernant la nature et les lois du monde de l’existence. Ce n’est que dans le cadre d’une vie consacrée à la quête de la sagesse, de la formation et de la guidance de la raison que l’être humain peut obtenir une véritable satisfaction et une liberté réelle.

Voici le genre de foi à laquelle prétend Spinoza, à la suite des pensées les plus pénibles et les plus abstraites que l’on puisse trouver dans toute l’histoire de la philosophie.


La querelle entre religion et savoir


On s’est efforcé à comprendre en quoi la philosophie est liée à la vie quotidienne, à travers des questions générales comme la souffrance, la malfaisance, l’expérience humaine, les privations et la limitation de la compréhension humaine face à l’action du monde. Maintenant, intéressons-nous aux questions plus spécialisées pour lesquelles cet être humain, en quête de guidance et d’appui, se livre dans sa recherche philosophique. Deux exemples suffisent : l’un est le conflit intervenant entre religion et savoir dans le but d’administrer les sociétés humaines.

L’autre correspond à un thème politique important de notre époque, le combat des doctrines, comme celui qui oppose la démocratie et le communisme.


Que peut nous dire la philosophie au sujet de ces questions embrouillées et difficiles ?

A) La faiblesse de la foi religieuse


Depuis ces trois derniers siècles, la civilisation occidentale récolte un savoir et une vision immenses au sujet des lois de la nature, et engendre un progrès insolent dans la transformation des fondements matériels de la vie humaine. Dans le même temps, les croyances plus anciennes au sujet du monde et de la situation de l’être humain, qui se basent sur la croyance religieuse, s’affaiblissent. En réalité, les philosophes s’efforcent le plus souvent de garder et de protéger ces croyances, au moyen de l’argumentation spéculative.

 

Berkeley, un évêque irlandais, blâme et raille la notion de « matière » avec laquelle le savoir audacieux espère expliquer toute chose présente en ce monde. Quoi qu’il en soit, concernant la plupart des penseurs, la foi religieuse perd au cours de cette époque une part importante de son caractère incontestable. Par exemple, Hume, Voltaire et beaucoup d’autres attaquent la foi dans les miracles. Si un petit nombre d’entre eux sont explicitement des renégats, la plupart se satisfait d’une attestation équivoque de la création divine, au moyen d’une « religion naturelle », pâle et froide. C’est là ce qui plus tard se verra transformé par Auguste Comte en une forme de religion sentimentale de l’humanité.


B) Que nous dit Darwin ?


Pratiquement un siècle plus tôt, la théorie de Darwin à propos de l’évolution, présente des conclusions choquantes pour les croyances courantes du christianisme. La théorie déclare que ce n’est pas particulièrement Dieu qui a créé l’être humain et que « l’homme savant » est seulement le dernier produit d’une longue évolution, une créature terrestre semblable au singe, qui au sein de son édifice n’est qu’une espèce animale supérieure.

La sélection naturelle et la permanence du plus compétent suffisent à expliquer l’histoire et le progrès humain. Le récit de la création des espèces n’est rien d’autre qu’une imagination poétique.


C) Quel est le produit de la haute critique ?


La révélation a tôt fait d’être également attaquée. La voie de la « haute critique », qui se base sur l’étude des textes et une meilleure compréhension de la sunna et des traditions issues des livres manuscrits, est également appliquée concernant l’Ancien et le Nouveau Testament.

Un petit nombre d’individus prétend que dans ces livres, il ne se trouve que des récits incomplets et falsifiés provenant d’auteurs faillibles et donc humains. Or ces auteurs étaient dépourvus de connaissances scientifiques, ils étaient extrêmement naïfs et empreints d’un amour primaire pour les prodiges.


D) Déchirure ou choc moral !


L’effet, le résultat de tout ceci laisse la plupart des gens dans un état d’incertitude, d’instabilité et d’ébranlement. Ceux qui sont excessifs prétendent que l’on peut supprimer les croyances religieuses, n’étant que des mythes ou de l’imagination et des suppositions. Ils se mettent à penser, probablement du fait d’un savoir superficiel et d’un soupçon de connaissance spéculative, que l’Eglise est une institution dépassée et que les préceptes de ses œuvres, les vestiges de la première époque, les superstitions et les survivances doivent être mis en doute.

La plupart des penseurs croient que l’avenir ne sera le témoin que d’un progrès matériel croissant et que les méthodes de la science proclameront continuellement la victoire de la nature. Le comportement et la morale se voient également affectés par ces états et ces pensées. L’ancienne foi dans la nature spirituelle et dans la destinée de l’être humain, les choses déclarées sacrées par les coutumes établies dans le passé et destinées à un comportement discipliné, perdent une partie de leur force. La psychologie et la psychiatrie renforcent le scepticisme quant à la morale.

Une interprétation terrestre et non-spirituelle de la nature et du sens moral voit le jour. Il en résulte que la plupart des penseurs sont embarrassés et se retrouvent dans une situation vaine. Certains penseurs nomment cette condition et cet état « l’arrachement ou le choc moral » dû au monde moderne. Ils lui attribuent les changements sociaux, politiques et internationaux importants et soudains de notre époque. Il semble que ce soit le matérialisme scientifique qui ait détruit à la base les valeurs fondées sur les coutumes du passé et qui sont en lien avec la civilisation occidentale et chrétienne.


E) De quel ordre est l’aide de la philosophie ?


La philosophie n’a pas de dessein particulier et ne peut pallier à la demande provenant d’une pensée avide de souhaits. Cependant, la philosophie avertit à tout égard face aux croyances définitives (issues de l’imitation). Par conséquent, la philosophie indique qu’il ne faut pas prendre la connaissance scientifique pour quelque chose d’incontestable. En réalité, les bases du savoir font l’objet de débats et de discussions.

Il en est ainsi lorsque les savants eux-mêmes discutent les conclusions de leurs travaux dans des domaines comme la théorie relative au quantum ou la relativité. Les savants, en particulier en physique, ne peuvent faire autrement que revenir en arrière afin de s’assurer qu’ils sont sur la bonne voie. La connaissance moderne qui porte sur la course des atomes a cassé le principe respecté de la causalité scientifique selon lequel toute chose dans ce monde est soumise aux lois de la mécanique.

 

La plupart des choses dites établies par le savoir, ou même qui semblent manifestes et évidentes, doivent faire l’objet d’un réexamen. Au début du vingtième siècle, certains croient que la vie elle-même peut être conçue en laboratoire, suite à un fait accidentel. Cependant, le secret de l’essence animée résiste encore aux tubes à essais des laboratoires. De la même manière, la pensée ne peut être expliquée au moyen de la chimie ou de l’électricité. La transmission de la stimulation nerveuse aux méninges et à l’esprit demeure mystérieuse et secrète.


F) Le savoir et la religion en tant qu’hypothèse


En résumé, la réflexion critique montre que l’explication par des principes mécaniques ou matériels de toute chose en ce monde, et y compris de la vie humaine, n’est qu’une hypothèse. C'est-à-dire que l’explication avancée est hypothétique et qu’elle ne relève pas de la croyance religieuse.

Cette hypothèse, cette explication ne réfute pas automatiquement toute autre conjecture, comme par exemple la religion. Ceux qui ne sont ni des savants, ni des théologiens, mais veulent seulement savoir laquelle de ces deux hypothèses se trouve davantage confirmée et appuyée, s’interrogent : « Laquelle de ces deux hypothèses s’accorde le mieux à la réalité, à savoir avec l’ensemble des réalités ? » Est-il sûr que le monde, avec l’achèvement de son ordre, sa beauté, sa grandeur, et l’être humain même, avec son enthousiasme et sa disposition pour la compétition et le dévouement, ses réalisations grandioses dans l’art, la technique et même, sur le plan du savoir, est-il sûr donc, que tout cela ne soit rien de plus que l’assemblage aveugle d’atomes et la course des molécules ? Ou serait-ce plus sûr que l’âme de l’être humain se trouve derrière les événements et les faits matériels, et que c’est elle qui dispense sa signification et son dessein à l’existence humaine ?

Il est probable qu’il soit difficile d’en comprendre l’essence et le tréfonds, mais cela ne fait pas de doute, l’être humain a bien sa place et son moment au sein d’un système, d’un plan du Dieu des choses. Et l’âme humaine peut être victorieuse sur sa propre mort. La capacité de schématisation et de démonstration de ces deux hypothèses réciproques, l’étude et la recherche correctes de la religion et du savoir, dans leur vision propre, sont autres que le simple résultat, le maigre fruit et la futilité de la philosophie. Car pour se libérer et s’éloigner des croyances qui n’ont pas fait l’objet d’une analyse, il faut connaître les limites de la certitude et se doter d’équilibre, de fermeté et au moins d’une foi énergique grâce à laquelle on peut vivre.


Démocratie et communisme


Revenons à d’autres exemples. Comment la philosophie peut-elle être concernée par les questions actuelles, et discuter en l’occasion les questions et les religions politiques ? La Seconde Guerre mondiale a non seulement détruit les édifices faits de briques et enduits de mortier, mais elle a également détruit l’espoir et la satisfaction relatives à la justice sociale et au progrès humain.

 

La notion de démocratie est d’un seul coup devenue importante au sein des affaires mondiales. A partir de 1945, le combat et l’hostilité opposent progressivement deux manières de vivre : les forces occidentales et l’Union soviétique. Les relations internationales sont empoisonnées par une propagande suspicieuse, et les efforts concentrés à empêcher l’utilisation de l’énergie atomique dans le cadre de la guerre échouent. Les nations entrent dans la course aux armements destructeurs.

Aucun penseur ne peut éviter de tenter de comprendre les principes politiques, philosophiques ou sociologiques qui se cachent derrière l’hostilité internationale.

 

Quelle est l’exégèse historique de Marx ?


Il est évident qu’il existe des principes, ou en tout cas des croyances différentes au sujet de la félicité et du bonheur humain. Le communisme est en réalité un genre de philosophie de la vie. Et comme le montrent les écrits de Marx, cette philosophie se fonde sur une vision matérialiste de l’histoire, ainsi que sur les lois de la transformation sociale.

 

Marx avance que le facteur le plus important dans la vie d’une société est son système économique ; c'est-à-dire une voie par laquelle une société structure sa vie et ses résultats économiques et dont elle va se servir pour protéger sa production, ses échanges et sa distribution des marchandises. Les idées ou les espoirs moraux et politiques, les institutions sociales, et même les affaires religieuses et culturelles ne sont pas des responsabilités qui incombent à la personne. Au contraire, cela concerne la réflexion, et dans une certaine mesure le résultat des constructions économiques qui fondent une société.

Marx croit que les forces économiques peuvent être observées en pratique à chaque étape de l’évolution historique de l’humanité, avec une causalité complète et les exigences précises des lois naturelles. L’un des exemples saillants de ces nécessités économiques réside dans l’effet permanent et continuel de la lutte des classes sur les relations et les conflits sociaux et politiques, un combat illustré aujourd’hui par celui qui oppose les détenteurs du capital et les travailleurs, ces derniers étant connus sous le nom de « prolétaires ».

 

Selon le marxisme, cette lutte doit finalement trouver sa résolution au profit des travailleurs. Pourquoi ? En raison de cette croyance philosophique qui colore l’ensemble du système intellectuel de Marx. Cette croyance, ce principe découlent de l’enseignement de Hegel. Cette opinion à propos de la vie et de l’histoire de l’humanité apparaît chez Marx dans toute sa force lorsqu’il se trouve à Bonn puis à Berlin.


Qu’est-ce que la dialectique hégélienne ?


Hegel prétend que l’on peut déterminer un schéma, un plan ou un ordre concernant la vie et l’histoire de l’humanité. Lui-même le nomme « la dialectique ». Cet ordre en réalité découle de la véritable nature de l’existence. Il montre que cet ordre comporte un mouvement de type hélicoïdal qui possède trois directions ou états, ou qu’il s’agit d’une loi comportant trois états.

 

L’un de ces états est positif, il penche vers la dissolution de la voie opposée ou de son négatif. Après cela, à partir de ces deux états apparaît un troisième état, qui forme une combinaison des deux états précédents, il les réconcilie et les accorde, il rassemble les meilleurs éléments qui se trouvaient présents en chacun des deux autres.

De cette manière, pour illustrer la théorie de Hegel au sujet de la vie économique nous pouvons déduire que la grande propriété (état) va en direction du capitalisme industriel (état opposé), or de ces deux états doit apparaître une combinaison supérieure (état unifié) – le communisme et la dictature du prolétariat. Cette marche est inévitable, car le schéma dialectique est indissociable de l’ordre du monde.

Ainsi, il se trouve ici une vision particulièrement abstraite et comportant un aspect surnaturel, c'est-à-dire une théorie de la matérialité dialectique, qui en Union soviétique est considérée comme la réalité ultime de la vie et du progrès de l’humanité. Les dirigeants soviétiques se voient comme le médium par lequel l’être humain peut avancer vers son destin, ils se voient comme le garant de l’ensemble de la compréhension scientifique et philosophique.

 

Leur croyance et leur voie constituent selon eux la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Lors de conférences, ils ignorent la majeure partie de l’opinion, parce que selon eux, ils sont les seuls à détenir la vérité. Ils possèdent la vision de Hegel et de Marx. Il ne semble pas irrationnel de revendiquer que dans le cadre de cette lutte, les croyances philosophiques constituent la base de la déchirure entre les forces occidentales et soviétiques (5) , une déchirure qui assombrit le contexte international et menace de plonger l’humanité dans un avenir porteur de désastre.

 

En ce sens, le plus grand et le plus important résultat de la politique actuelle est de faire que le savoir philosophique a de la valeur. Cette affaire montre ce qui contraint les êtres humains à réfléchir sur les anciennes hypothèses apparues au cours de leur existence, de leurs religions et de leurs idéaux. Ainsi, ils apprennent que l’humain ne se nourrit pas que de pain.

En conclusion nous devons ajouter que seuls quelques exemples ont été apportés ici afin de montrer de quelle manière la philosophie concerne la vie de toute personne pensante. Si l’étude de la philosophie procure aux êtres humains le courage de faire une distinction entre réalité et pensée, entre parole et vérité, entre désir et logique. Si elle change le fanatisme et la partialité en grande générosité et en patience, et dispense de meilleurs points de vue.

 

Si elle affaiblit l’obscurantisme, et mieux que tout cela, si elle détourne de ce type de méthode qui consiste à arrêter sa décision sur l’imitation, ce qui repose uniquement sur l’ignorance, et s’oppose à l’injustice et à la transgression que permet une telle méthode, alors la philosophie ne sert pas simplement à occuper les classes de cours, mais correspond au contraire à une discipline intellectuelle qui est d’une grande valeur, toujours et en toutes circonstances. Penser et bien comprendre les investigations, les études et les recherches de certains des plus sages parmi nos prédécesseurs peut s’avérer extrêmement utile.

 

Car au sein de toutes les lignées, on se préoccupait des difficultés et des questions de l’âme humaine. Bien entendu, l’étude de la philosophie seule ne permet pas de dissiper l’ensemble des doutes et des incertitudes de l’être humain, ou de répondre à toutes ses questions. Cependant, « l’animal pensant » ne peut s’empêcher de concevoir ces questions, tandis qu’il ne sert à rien à la nature et à la destinée de l’être humain de les esquiver et de se décharger de l’effort qu’elles demandent.

back to 1 Job (as). Les notes sont du traducteur.
back to 2 L’Ecclésiaste.
back to 3 Salomon (as).
back to 4 Ecclésiaste 7 : 26-28.

back to 5 De toute évidence, cet article remonte à l’époque soviétique. L’Occident a changé d’ennemi depuis…


Références :

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Lewin, Falsafeh ya pajûhesh haqîqat (La philosophie ou quête de la vérité). Traduction de Sayyed Jalâl al-Dîn Mojtabavî, Hekmat, 1370.