Que nous apprend la philosophie et quel profit tirons-nous de son enseignement ?

Que nous apprend la philosophie et quel profit tirons-nous de son enseignement ?
La réponse à la question portant sur la raison d’étudier la philosophie est visiblement très simple. Tout individu étudiant la philosophie aime nécessairement la philosophie, sinon il ne l’étudierait pas. Cependant, pour que cette réponse soit valide il faut que l’on s’adresse aux étudiants en philosophie, aux lycéens, et qu’on leur demande pourquoi ils étudient la philosophie, et que l’on interroge en particulier leurs professeurs afin de savoir à quel point ils sont demandeurs. Ainsi, en réalité il ne s’agit pas de se demander pourquoi des gens choisissent l’option philosophie lors de l’examen d’entrée à l’université.

Pourquoi la philosophie existe-t-elle ?
En vérité, nous voulons savoir pourquoi la philosophie existe et pour quelle raison Socrate et Platon s’y sont adonnés. Pourquoi existe-t-elle encore à notre époque et se trouve-t-elle toujours enseignée ? Là encore, il est possible de répondre que l’on étudie la philosophie pour la même raison que l’on étudie la littérature, la physique, la géographie ou la médecine, et qu’il n’est pas nécessaire qu’un pourquoi à son enseignement et à son étude existe. Cette fois également, la réponse est issue d’un malentendu, c'est-à-dire que sans avoir bien compris le sens de la question, on considère la philosophie comme un savoir au même titre que les autres savoirs, pour ensuite aborder son enseignement comme quelque chose d’ordinaire. Cependant, il se peut que ceux qui répondent à la question en avançant qu’ils ne mélangent pas la philosophie avec les savoirs de peu d’importance, ajoutent que la philosophie renferme les vérités et que l’on ne peut donc ignorer son étude. Ceux-là n’acceptent pas que l’on doive étudier le savoir du fait des avantages particuliers ou déterminés qui sont les siens.

Les nombreux avantages liés aux divers savoirs sont évidents, pourtant des débats subsistent au sujet de l’utilité de la philosophie. Aristote, qui considère que la dignité du savoir est secondaire par rapport à la dignité du sujet, dit que la théologie est le plus noble des savoirs, parce que c’est celui qui apporte le moins de profit. De fait, selon lui, le plus noble des savoirs doit se trouver exempt de profit et de quête de profit. En faisant un tour dans le monde d’Aristote, nous constatons que l’agrément et l’opposition vis-à-vis de la philosophie diffèrent de l’agrément et de l’opposition en usage à l’époque actuelle. Socrate revendique deux groupes ; l’un est plutôt composé de politiciens, et ce sont d’ailleurs eux qui le tuent, tandis que l’autre est constitué par les sophistes, qui s’opposent à lui tant sur les plans du savoir, du débat que de l’opinion. L’erreur serait de considérer ces deux groupes comme n’en formant qu’un seul. Ceux qui tuèrent Socrate auraient également pu tuer Pythagore le sophiste.

Les opposants à la philosophie
Le sophisme et la philosophie font leur apparition à la même époque et la philosophie, dès le début de sa genèse, d’une manière générale, fait face à deux groupes d’opposants. Le premier groupe se compose de défenseurs des traditions ayant cours ainsi que des idées et des croyances usuelles, ils sont de rudes et farouches opposants à la philosophie et se cantonnent dans leurs positions. Les gens de ce groupe n’écoutent pas les discours des philosophes. Comment pourraient-ils d’ailleurs le faire, sachant qu’ils ne sont pas des gens de compréhension et de savoir ? En revanche, les sophistes se revendiquent comme des gens instruits. Au lieu de la philosophie, ils étudient la technique du discours. Calliclès, dans le Gorgias de Platon marque une différence entre la justice naturelle et la justice sur décret. Il accuse Socrate de ne pas avoir compris cette distinction.

Se référant à des exemples tirés de l’histoire et de l’observation de la nature, il conclue que le plus fort, selon les lois naturelles, peut et a le droit d’imposer sa force aux plus faibles, tandis que les codes de lois enchaînent les êtres humains. Afin de faire autorité sur eux, elles leurs suggèrent des ambitions qui ont été conçues et fabriquées par la pensée des faibles. Calliclès est dégoûté par les lois et l’éducation. Il met Socrate en garde contre les esprits de la philosophie. Il dit : « Si un être humain se tourne un peu vers la philosophie, ce n’est pas mauvais, mais si ce penchant, cet intérêt, cette attention, cette occupation dépassent la limite, elle le conduira à sa perte. Il faut laisser la philosophie aux jeunes et à la jeunesse, car ceux qui s’occupent de philosophie après cet âge, même s’ils possèdent une saine nature, de saines dispositions, perdront ce qui font d’eux des hommes… ils seront sans expérience et resteront étranger à la vie. » (Citation de Werner Jaeger, Paideia, pp. 771 et 772).

Dans le Gorgias, Calliclès rappelle ceci à Socrate : « Avec ce point de vue que tu as à propos des lois, de la justice et de l’injustice, et de l’éducation, si un jour on t’accuse, tu ne pourras même pas te défendre. » Là d’ailleurs, Calliclès parle comme s’il avait pour dessein d’assassiner Socrate. Aristophane également, dans la pièce de théâtre intitulée Les nuées, projette de juger et de condamner Socrate. Il ne s’agit pas ici de dresser des preuves d’une collaboration entre Aristophane, les sophistes et les assassins. Par ailleurs, les dires prétendant que Socrate est opposé à la démocratie d’Athènes et que ce sont les démocrates athéniens qui l’ont tué sont faux. La ville d’Athènes juge et condamne Socrate pour le crime consistant à exposer ses questions philosophiques, et c’est pour cette raison que son illustre élève, Platon, s’efforce tout au long de sa vie et dans toutes ses œuvres de défendre la philosophie. Et c’est après cela qu’Aristote trouvera la possibilité et le loisir de classifier les savoirs et de rédiger ses ouvrages sur les codes de lois, la nature, le surnaturel, la morale, la politique, la poésie, la dialectique et les discours.

Le profit du savoir
Comme nous l’avons dit précédemment, Aristote déclare que la théologie est le plus noble des savoirs, parce qu’il est celui qui octroie le moins de profit (1) . Il ne fait aucun doute qu’en disant cela, il tient compte des avis et des déclarations des sophistes. Cependant, Aristote ne veut pas nier le savoir profitable, c’est seulement que la pensée de son époque veut que tous se tournent vers le savoir profitable et se détournent de celui qui n’apporte pas de profit. Aussi, quel est l’objet d’Aristote lorsqu’il relie l’absence de profit à la noblesse du savoir ? Dans cet énoncé, il considère l’origine et le terme du savoir. Le débat sur le profit du savoir nous détourne continuellement de son origine, de sa source.

C’est comme si nous nous tenions debout, doués d’une sagesse parfaite face au monde, aux choses, aux existants, au bien et au mal, et que nous élisions ce qui est profitable. Ou comme si nous nous occupions de créer nos propres nécessités naturelles et faisions apparaître le savoir.

Il est vrai que lorsque nous observons ce que sont les sciences aujourd’hui dans l’ensemble, nous trouvons davantage de savoirs « à valeur ajoutée », tandis que les gens qui les étudient sont eux aussi plus nombreux. Ils jouissent également d’une meilleure considération sociale (et parfois, cette considération se trouve elle-même à l’origine du désaveu de la philosophie et de l’art), or le savoir comporte une origine, une cause que nous pouvons déterminer comme étant bonne ou mauvaise, et son caractère profitable ou préjudiciable en découle également. Aussi, le débat ne consiste pas à se demander si l’être humain s’occupe de choses inutiles. De même, personne ne pense que l’être humain, en tant qu’être vivant, limite continuellement ses efforts pour rester en vie, ou que son but est de ne pas faire avancer ce qu’il y a de profitable dans l’existence, son savoir compris. Personne ne pense que fonder son savoir sur l’idée de profit ne puisse mener qu’à la corruption.

Il est possible de concevoir qu’au début, l’être humain ne sachant pas bien quels étaient ses intérêts, et que son intelligence ne se trouvant pas suffisamment développée pour différencier le savoir utile du savoir inutile, il a progressivement acquis cette connaissance et qu’à l’époque moderne il a déterminé qu’il fallait choisir et étudier le savoir avec lequel on pouvait changer le monde et rendre la vie plus simple. Conformément à cette opinion, l’être humain a progressivement mis de côté les illusions et les savoirs superflus pour accéder au savoir profitable reconnu par tout le monde.

Il se peut qu’afin de prouver cette revendication, on ferme également parfois les yeux sur le profit du savoir en alléguant que la philosophie contient des questions sujettes à dispute et pour lesquelles on ne peut espérer de consensus, qu’elle n’a pas pu convenir au tempérament des gens, et que c’est pour cette raison que le savoir moderne d’aujourd’hui ne lui a laissé aucune place. Tout ce qui reste de paroles « philosophiques », si elles ne dérangent pas, sont du moins superflues et dans le meilleur des cas relèvent de la distraction. Bien que cette acception soit courante et que la plupart des savants des différentes disciplines pensent ainsi et acquiescent, il s’agit d’une parole réputée et répétée, qui n’est basée ni sur la réflexion ni sur la recherche. Celui qui pense que toute chose doit apporter un profit immédiat et garantir un intérêt déterminé n’a ni de patience ni de fermeté pour instituer quoi que ce soit et ne croit même peut-être en aucune origine. Héraclite dit que les ânes aiment mieux la paille que l’or. Il ne s'agit pas ici de dire que le fait de viser le profit est mauvais et que le savoir doit être sans profit, au contraire, le caractère désintéressé de la philosophie constitue la source de bien des profits.

Platon et l’effort pour la réalisation de la philosophie
Revenons à Platon. Ceux qui lisent ses œuvres disent qu’il s’efforce de définir des vertus comme l’amitié, le courage et la justice, qu’il dit de quelle manière doit vivre l’être humain, comment doit être la cité qui convient à la vie des êtres humains, comment il doit les instruire en fonction de la cité, pour arriver à la définition du savoir, à la manière dont on le récolte, à la finalité du savoir et à qu’il est possible d’apprendre. Toutes ces choses se tiennent les unes les autres, mais en réalité on s’est très peu soucié du fait que Platon ne considère pas la philosophie comme un savoir que les nobles étudient pour réfléchir ensuite en leur for intérieur, satisfaits d’eux-mêmes.

La réflexion se produit dans la solitude mais c’est au cours de la réflexion que se dessinent les significations de la vertu, de la justice, de l’ordre, des lois, de la cité, du savoir, de l’érudition et de la culture. Le travail de Platon ne consiste pas à codifier une matière appelée philosophie pour ensuite la léguer aux autres et qu’ils l’étudient comme le ferment de la nouveauté, de la distinction et de l’aristocratie. Lorsque la philosophie est assemblée dans le livre, elle est inévitablement convertie en un ensemble de concepts et de théories sur lesquels on peut débattre, et cela est une nécessité. La philosophie est un savoir dialectique, ce n’est pas un savoir abstrait, détaché du monde et de l’être humain. Il est possible que Platon, écrivant son œuvre sous la forme du dialogue, ait également considéré le point qui consiste à montrer de quelle manière la philosophie détermine d’une part le devoir individuel vis-à-vis des actes et de la vie, et éclaire d’autre part ce que doit être l’organisation de la cité, donnant pour cela une direction à l’enseignement, à l’éducation, à la politique et à la subsistance des membres de la cité.

Sur le fait que d’après lui les philosophes doivent être gouverneurs, on prend davantage cela comme un sujet politique. Il connaît les difficultés d’un pouvoir exercé par les philosophes mais jamais il ne renonce à l’idée que la philosophie constitue la base du comportement, des actes, des relations, des convenances, des lois et de la politique, et même en ce qui a trait aux principes, contrairement à ce que la plupart pensaient, il ne ferme pas les yeux sur la philosophie. Jaeger écrit que « tant que Platon peut gravir le monde idéal, il demeure dans celui de la réalité et tel Prométhée, il prend à sa charge le devoir de donner une forme à la vie des êtres humains. » (Paideia, p. 1263).

Cependant, quand dans La République il ajoute à cette pensée générale qu’il existe le devoir de donner une forme à la vie des êtres humains, il prend de fait davantage au sérieux les modalités juridiques de ce devoir et tourne son esprit vers la question de la forme que doit prendre les activités autres que subjectives. Le sujet du discours dans ce livre prend un tour plus précis que la simple forme à donner à l’existence. Platon réfléchit même à la réalisation de la philosophie sur le plan des principes. Il rédige cela sans renoncer à ce que pensait son maître.

Ce sont peut-être les stoïciens qui ont donné sa forme et son indépendance à la philosophie, et il est peut-être correct d’avancer que c’est à l’époque des stoïciens que la philosophie se convertit en un ensemble de théories séparées. Pourtant, cela apparaît assez étonnant, sachant que les membres de cette école sont des politiciens. Certains parmi les politiciens romains célèbres se réclament de l’esprit de la philosophie stoïcienne, cependant, le fait que l’homme politique ait un penchant pour une philosophie, bien que son savoir et sa capacité ne conviennent pas à celle-ci, dénote bien du caractère séparé de la philosophie.

Place du savoir et de la philosophie
Lorsque quelque chose est dit dans le but de prouver l’influence de la philosophie sur l’histoire et sur la vie, on regarde cela au cas par cas et de manière partielle et comme l’enquête ne révèle rien de significatif et qu’on ne trouve aucune trace nulle part, cela nous conduit à renier la philosophie. Pourtant, jusqu’à aujourd’hui, personne n’a dit que la philosophie peut être employée dans la vie quotidienne, ce qui permettrait de réfléchir sur cette possibilité. La philosophie se retrouve-t-elle dans la catégorie des savoirs qui se trouvent à notre disposition et ne servent à rien ? Au contraire, notre philosophie est capable de nous faire faire certaines choses et de nous retenir d’en faire d’autres. Autrement dit, il s’agit de la philosophie qui trouve une place au sein de l’existence des êtres humains et qui constitue parfois la source de leur force et de leurs choix.

Si la comparaison entre la philosophie et le savoir – en particulier à notre époque bien informée – est effectuée sur le principe que la circonscription de la réalité correspond à la circonscription du savoir, il en résultera que la philosophie n’a aucune place et n’est d’aucune circonstance. Cependant, le savoir produit un regard objectif sur les êtres. Le savoir moderne et sa méthode de recherche, avec toute l’importance qu’on lui accorde, ne produisent pas une compréhension parfaite et intelligente de l’être humain. Au contraire, avec le schéma cartésien on a même rendu possible la contradiction entre l’âme et la matière, le monde extérieur ou l’être humain. Lorsque Heidegger dit qu’une bombe à hydrogène a explosé dans les vers de Parménide, cela peut indiquer la voie à l’historien de la philosophie et du savoir, mais il n’en demeure pas moins que si la philosophie n’avait pas franchi l’étape cartésienne, le savoir moderne et la bombe à hydrogène n’auraient pas fait leur apparition.

Le regard objectif porté sur les êtres est un regard limité et altéré, et même pour un être humain qui mène sa vie dans les limites de la méthode subjective cartésienne, il n’est habituellement pas simple de concevoir que le savoir soit limité à un système philosophique et attaché à un monde qui repose sur cette même philosophie moderne. Tout est à l’envers, le savoir est pensé à la place de la réalité, et même en tant que principe de la vérité, parce que nous voyons les choses à la lumière de la philosophie moderne. La lumière fait apparaître les choses mais personne ne semble voir la lumière. On ne trouve même pas l’occasion de confirmer l’existence de la lumière à une personne qui ne connaît pas l’obscurité. Le savoir est une chose que tous apprennent plus ou moins, ou du moins, dont tous observent les effets. Le savoir arrange les affaires et où qu’il soit, il se trouve généralement de l’ordre, de la puissance, un soin destinés à ce que les créatures mènent une vie tranquille.

back to 1 Il va sans dire qu’il est ici question de profit objectif et immédiat.

Dans la seconde partie de l’article, il sera question de thèmes et de débats comme le critère d’appréciation de la philosophie, le rapport de cette appréciation à la logique, la relation entre philosophie et logique, la philosophie et le champ d’action de son renom et de son application, les rapports entre le savoir et la philosophie à l’époque moderne en particulier, l’ignorance et le caractère superficiel du regard des opposants à la philosophie, le rôle de la philosophie dans le questionnement sur la nature du savoir et de la technologie.

Critère d’appréciation de la philosophie
A un certain égard, les pragmatistes ont raison lorsqu’ils affirment que le principe de vérité et la justesse des théories dépendent de leur conformité avec la nécessité pratique et vitale. Car l’habitude consiste, et a consisté pour le moins, à ce que le vrai et le faux soient soupesés avec ce même critère. Or en principe, la philosophie, n’est pas condamnée à statuer sur le vrai et le faux, mais constitue au contraire l’initiateur des nécessités pratiques et vitales. C'est-à-dire qu’il est probable qu’elle institue un monde où l’organisation et les rouages produisent, le principe et le critère du vrai et du faux comme le disent les pragmatistes.

Cela dit, lorsque la philosophie cesse d’abréger et devient précise, elle prend la forme d’un savoir usuel et dans ce cas, il est évident que la justesse de ses décrets doit être évaluée à l’aide d’un principe et d’un critère. Cependant, ce critère n’est pas extérieur à la philosophie mais apparaît avec elle. La logique figure dans la philosophie de Platon et Aristote la codifie, il ne s’agit pas d’un critère extérieur à la philosophie destiné à l’évaluer. La logique est semblable à la philosophie et en fait partie, il a été dit qu’elle est en son prélude. Concernant la définition de la logique, bien qu’Ibn Sînâ (1) par exemple la considère comme le savoir de la mesure, cette mesure n’est cependant pas étrangère à la philosophie, elle est même au contraire ce qui la guide. C'est-à-dire qu’existent des règles dont l’observation préserve l’esprit de l’erreur au moment de la réflexion. Certains disent qu’il s’agit d’une prétention, car si la logique préservait réellement l’esprit de l’erreur, tous ces sujets de discorde et de querelle ne seraient pas abordés dans les œuvres philosophiques. Autrement dit, si la logique était le garant de la justesse des règles et des fondements de la philosophie, les philosophes seraient unanimes concernant ces règles et, une fois exposées dans leurs livres, elles ne présenteraient pas tant de différences et de divergences.

Ce sont là des difficultés que l’on peut aisément résoudre et à mon avis, c’est lorsque ces difficultés deviennent plus grandes et plus importantes - les adeptes de la philosophie, hormis certains des modernistes, se considèrent tous comme des partisans de la logique, considérant que leur philosophie s’accorde avec ses règles - qu’ils se sont demandé pourquoi, alors même qu’ils suivent la guidance de la raison et de la logique, ils ne parvenaient pas à l’étape de la concorde et pourquoi leurs différends avec leurs pairs et contradicteurs subsistaient ? Il est possible que méditer sur cette difficulté aide à sa compréhension et à sa résolution. Considérons que les philosophes, lorsqu’ils débattent et se querellent les uns avec les autres, sachent quels raisonnements causent les divergences de vue et se livrent malgré tout à la réfutation et à l’établissement des preuves.

Cela veut dire que s’il existe une divergence, elle provient du fait que la voie de la logique n’a pas été correctement parcourue. Or, si nous retenons ce point, cela nous mène à considérer la logique comme dépendante de la philosophie, des philosophies, et les règles de la logique comme ne gouvernant pas la philosophie. Mais alors, dans ce cas survient le problème du caractère relatif de la logique, et que chaque philosophie doit comporter sa logique propre.

Place, champ de présence et d’application de la logique
La mise en pratique des règles logiques est à la fois aisée et malaisée. Elle est aisée si, comme la plupart des illettrés préoccupés de philosophie, nous livrons la logique à la forme première qu’est la comparaison formelle et si nous la considérons comme l’équivalent de la compréhension de l’être humain et d’une partie de sa nature. Cependant, il serait très complexe de rédiger des œuvres comme celles de Platon et d’Aristote, dans lesquelles la logique se trouve si intimement mêlée à la philosophie que seul le génie d’Aristote serait en mesure de les départager l’une de l’autre. La logique n’est pas une chose distincte de la philosophie.

Aristote, qui la codifie et en fait le prélude à la philosophie ainsi que son critère, bien qu’il détermine jusqu’à un certain point les limites de la philosophie ainsi que son crédit, fournit également les bases de la possibilité d’un malentendu. Il fait de la logique le vestibule de la philosophie, arguant que chaque philosophe doit pénétrer dans la philosophie par la voie de la logique et en suivre les règles. Est-ce que lui-même ainsi que Platon, son maître, ont pénétré la philosophie en suivant la logique ? La logique lui a-t-elle enseigné que l’existence de l’énergie, le type d’essence et d’accident se manifestent en obéissant aux règles de la logique ? Est-ce que Socrate, dans Le Banquet de Platon, a découvert avec l’aide de la logique que son discours sur l’amour est inachevé et imparfait et qu’il doit y ajouter quelque chose ou a-t-il prêté attention à l’ange inspiré et à sa surveillance ? Il n’est pas si simple de répondre à ces questions. En philosophie, lorsque l’on ne peut répondre à une question, il faut entreprendre des recherches, de peur qu’une erreur se soit introduite lors de l’élaboration de la question.

A. Le champ limité de la logique et sa libération par les modernistes
A propos du fait que dans le discours philosophique il ne faille pas s’opposer à la logique, il ne se trouve pas d’objection. Mais le champ des discours qui ne s’opposent pas à la logique est très vaste et des opinions différentes et discordantes ont été exprimées à propos même de la nécessité de trouver une unité de parole au sein de ce large champ. Ainsi, dans le cas de deux verdicts contradictoires, aucun ne peut être considéré comme contraire à la logique, car c’est le fait de résoudre deux contradictions qui est contraire à la logique, cependant, chacun des deux verdicts contradictoires peut faire l’objet du suffrage pour quelqu’un. Ce qui est sûr, c’est que la logique veut que dans le cas où nous avons accepté un verdict, nous n’acceptions pas son contraire. Selon cette acception, l’effet de la logique est particulièrement limité. En réalité, la logique ne guide pas la pensée, comme nous l’avons vu dans sa définition.

Elle protège les penseurs de faire une erreur dans leur réflexion, cependant, ce type de discours est très général et nous ne savons pas précisément ce que sont la pensée et la réflexion. Alors, d’où viennent les règles de la logique et de quelle manière sa crédibilité a-t-elle été instituée ? La logique est crédible lorsque nous prenons certaines des règles de la philosophie pour des faits avérés. Si nous sortons des limites à l’intérieur desquelles les Grecs, les philosophes du Moyen Age et les philosophes musulmans réfléchissaient au sujet de la pensée, de l’approbation et de la compréhension, et si en particulier nous ne considérons pas la vérité comme une pensée comportant un extérieur, la logique ne nous sert à rien. C’est pour cette raison que les modernistes abandonnent progressivement la logique. Selon Kant, la logique, lorsqu’elle est utilisée pour prouver des théories surnaturelles, conduit à une impasse. Hegel introduit la dialectique tandis que les mathématiciens avancent que la logique n’est plus l’antichambre du savoir et qu’elle n’est pas liée à la philosophie car elle constitue au contraire un savoir. En vérité, la logique d’Aristote constitue l’aspect particulièrement abstrait de sa philosophie, elle lui convient, comme elle convient aux philosophies plus ou moins aristotéliciennes. Elle peut composer le vestibule et le critère de ces philosophies, mais si la logique est la forme abstraite d’une philosophie, elle ne peut exister avant elle.

C'est-à-dire que la logique vient à exister après l’apparition de la philosophie de Platon et d’Aristote et découle de la pensée de ces deux philosophes, aussi, cette célèbre acception que la logique précède la philosophie dans le temps et de par sa nature ne comporte ni motif ni fondement. La logique apparaît après la philosophie et ce dans les limites mêmes de la pensée philosophique. En ce qui concerne les dires de certains que la logique a toujours été et que sa codification s’est vue retardée jusqu’à l’époque d’Aristote, ceci découle absolument d’une habitude intellectuelle basée sur la supposition : ils se sont habitués à considérer que la forme première de la comparaison est une chose naturelle et innée, ils prennent l’ensemble de la logique pour l’équivalent de la forme naturelle de la pensée. Cependant, si l’on imagine que la philosophie soit restée au stade grec et moyenâgeux (et dans ce cas bien entendu, la science moderne et la technologie ne seraient d’une manière générale jamais venues à exister), la logique ne serait pas devenue l’initiatrice, ni même le guide de la réflexion. Et pour cette raison, elle n’aurait pas pu instaurer la concorde entre les philosophies et les philosophes. Ne comparons pas la méthode du savoir moderne avec la logique.

Le savoir est enraciné dans la philosophie
La philosophie n’emprunte pas la voie des autres savoirs. Même la philosophie qui prend la forme du savoir philosophique ne saurait être comparée aux savoirs traditionnels, car les savoirs sont venus à exister sur le terreau de la philosophie et se sont développés, la philosophie en tant que savoir étant la forme pétrifiée de la réflexion philosophique. Il serait bien que les savants qui pensent que la philosophie est vaine et en particulier ceux qui considèrent que la philosophie a empêché la croissance et le progrès du savoir et de la technique, réfléchissent et réalisent qu’il n’est pas souhaitable d’avancer des faits avant de les avoir étudiés ou effectué des recherches, et sans rien connaître de la philosophie et de son essence.

Le proverbe : « Les gens sont les ennemis de ce qu’ils ne connaissent pas » n’est pas sans motif, cependant, comment les savants qui doivent continuellement étendre le champ du savoir peuvent-ils être les ennemis de ce qui leur est inconnu ? Ils peuvent être opposés à ce qui est inconnu dans le sens où ils désireraient le rendre connu, sinon, si les savants s’emprisonnent eux-mêmes dans les limites de leurs connaissances, comment peuvent-ils élargir leur savoir ?

B. La philosophie : recherche au sujet des conditions de l’apparition du savoir
Le grand travail de Kant a été de démontrer que notre savoir et notre pratique sont suspendus à des conditions et que la philosophie élabore la connaissance de ces conditions. Ne confondons pas les conditions du savoir et de la pratique avec les ressources et les possibilités qui l’ont facilité. Ces conditions font également apparaître parfois des difficultés et comme cela ressort de la signification du mot, il est davantage question de lien et de jointure. Pensez aux conditions du vol d’un pigeon. Le pigeon doit fendre l’air avec ses ailes et aller de l’avant. S’il avait connaissance de cette réalité, il pourrait faire le vœu que l’air n’existe pas et qu’il ne soit pas forcé de dépenser toute cette énergie, négligeant le fait que sans air, pas de vol non plus.

Ceux qui pensent ainsi : « Ah, si la philosophie n’existait pas, la voie du savoir pourrait être parcourue plus aisément ! » sont comme ce pigeon, avec cette différence que le pigeon doit fendre l’air et avancer, tandis que le savant ne se trouve pas continuellement face à face avec la philosophie, au contraire, la philosophie éclaire même son chemin ! Bien entendu, nous ignorons si ce type d’opinion est accidentel et fantaisiste ou s’il existe des gens qui insistent, donnent des preuves pour établir que la philosophie représente un empêchement au savoir et une gêne au progrès. S’il existe de tels individus, peut-être pensent-ils que la philosophie, à l’opposé du savoir qui comporte une application, ne produit rien et est absurde, que lorsque les gens en font usage, ils vont à leur perte : « Que de fois a-t-on vu certaines intelligences étudiant la philosophie, renoncer à l’esprit et à la méthode du savoir, ainsi qu’à ses croyances ! » Cette pensée est identique à celle du pigeon, avec cette différence que le caractère conditionné du vol vis-à-vis de l’air est acceptable compte tenu de la présence du ciel, mais concernant l’existence et le développement du savoir conditionnés par la philosophie, il faudrait au moins qu’ils étudient les opinions de Descartes, de Kant et de Husserl.

Ainsi, le savoir moderne est enraciné dans la philosophie.

C. Liens et dépendance entre la philosophie et le savoir moderne
La dépendance des savoirs vis-à-vis de la philosophie est évidente et claire, du début de l’époque grecque à celui de la Renaissance et à l’apparition du savoir moderne. Cette réalité que les thèmes du savoir sont débattus en philosophie ne connaît aucune opposition et aucun savant ne voit le savoir comme indépendant de la philosophie.

Cependant, au cours de l’histoire de la philosophie moderne, l’affaire prend un tour différent. Galilée, qui est davantage réputé en tant que savant, décrit le monde d’une manière et l’envisage d’une façon lui permettant de l’assujettir à son savoir dans le domaine de la physique. Francis Bacon écrit l’ouvrage intitulé Novum Organum et y expose la méthode du savoir. Dans ses autres œuvres, il répète ce que sont le rang, la place et l’application du savoir.

Descartes fait de grands pas dans la voie que Galilée et Bacon ont ouverte, et atteint le rivage du savoir moderne. Evidemment, Descartes considère encore, comme Galilée, que le monde mathématique est le monde réel. Selon un schéma qu’il conçoit en connaissance de cause, et qui aurait dû également garantir cette certitude, il apprête le terrain à la fondation du savoir technologique.

Kant démontre que le savoir ne rend pas compte du monde extérieur. Bien qu’il croie en l’objectivité, d’après lui les règles du savoir ne correspondent pas au monde extérieur, que ce dernier n’appréhende pas. Ceux qui parmi, parmi les savants musulmans, s’opposent à la philosophie ne savent rien de ce type de réalité et pensent généralement que le savoir rend correctement compte du monde extérieur et que c’est lui qui se trouve à l’origine de la philosophie, comme des philosophes. Ils ne prêtent ni attention ni réflexion au fait que leur idée présente une philosophie mauvaise et superficielle, et lors de leurs débats et de leurs disputes, ce n’est pas le savoir qu’ils défendent, mais une mauvaise philosophie face à la véritable philosophie. Notre propos n'est pas de nous immiscer dans un débat précis et technique au sujet de la relation entre philosophie et savoir, mais il est probable que le fait de mentionner certains points et certaines considérations historiques éclairent quelque peu sur ce point : si la philosophie n’existait pas, et si elle n’avait pas donné suite à son soutien, le savoir moderne ne serait pas venu à exister.

D. L’ignorance et la superficialité du regard des opposants et des pharaons (2) de la philosophie
Certains parmi les savants demandent ceci : « A quoi cela sert-il de lire Platon ? » Bien que l’auteur de ce propos n’ait pas l’intention de s’opposer à Platon, de le critiquer ni de s’exprimer sur son opinion, il tient cependant à dire : « Tournons-nous vers l’apprentissage du savoir et laissons ce qui date d’hier et ce qui est autre que le savoir. » Cette acception n’est propre à aucun individu ni aucun groupe. Il s’agit au contraire d’une acception répandue et plus ou moins généralisée. Si ces savants disaient que le programme officiel des écoles et des universités devrait correspondre à l’enseignement des savoirs et de la littérature dont on a besoin à l’heure actuelle, leur propos serait tellement juste que personne ne viendrait leur demander de comptes et il ne serait même pas opportun d’en parler. Mais s’ils ajoutaient à cette formulation que personne ne devrait étudier la philosophie ou que la philosophie tenait un discours absurde, il serait dans ce cas nécessaire de leur demander : « D’où tenez-vous ce décret et comment savez-vous que la philosophie tient un discours absurde ? » En général, cette question reste sans réponse, car ils ne savent pas ce à quoi prétend la philosophie. Ils ont entendu de-ci de-là une ou deux phrases compliquées et ampoulées et les ont trouvées insensées et absurdes. Il est préférable que celui qui parle ainsi se taise lorsqu’il s’agit de philosophie.

Il considère qu’il n’en a pas besoin et ne lui accorde pas d’importance, mais même s’il s’y oppose, il ne devrait pas en principe la considérer comme absurde, même s’il considère la philosophie comme un obstacle au savoir et à la technologie. Cette opinion peut comporter des motifs différents. Certains disent que le savoir produit l’application de la méthode scientifique et que tout ce qui n’est pas obtenu de cette manière n’est pas valide, que cela n’a en général aucun sens et équivaut à l’ignorance. On retrouve également ceux qui considèrent que les arrêtés de la philosophie ont un sens, mais dans le seul but de défendre la philosophie. Ils nient la véritable philosophie et citent à sa place des assertions insensées ressemblant à de la philosophie. Les adeptes de la philosophie peuvent probablement débattre avec les gens du premier groupe, mais que peuvent-ils faire avec ceux qui disent des choses vides de sens en leur collant le nom de philosophie ?

E. Réfutation de la philosophie par l’utilisation des célébrités
Jusqu’ici, nous avons exposé deux formes d’opposition à la philosophie. Ces deux formes comportent des degrés différents de superficialité. Dans ce travail, avant d’avoir pour intention de défendre la philosophie, nous avions pour dessein de montrer le caractère infondé des revendications hostiles à la philosophie. En réalité, la réfutation et la négation de la philosophie s’appuyant sur les célébrités constituent un affront à l’excellence. Si un individu est véritablement un savant et un chercheur, pourquoi s’aventurerait-il à l’extérieur de la recherche scientifique afin de statuer au sujet d’une chose dont il ignore la nature ? Il peut dire que la philosophie ne fait pas partie du savoir moderne, mais il ne peut nier tout ce qui n’entre pas dans la catégorie du savoir. Si ces savants ne peuvent pas reconnaître que le savoir moderne tire son origine de la philosophie et que les principes et la méthode du savoir moderne ont été étudiés par les philosophes, qu’ils prêtent au moins attention à ce point historique que le monde, avant la philosophie, tournait autour de l’axe du mythe et du sortilège et que le sortilège a été effacé par la philosophie, et que c’est donc la philosophie qui a préparé le monde à l’apparition du savoir moderne. Ils disent : « A supposer que la philosophie s’est querellée avec le mythe et le sortilège, on n’a de toute façon plus besoin d’elle aujourd’hui. » Ils pensent que la philosophie a constitué un moyen qui a servi à une certaine époque, et qu’ensuite elle est devenu inutile, alors on l’a jetée.

Le monde qui s’est trouvé délivré du mythe et du sortilège est resté libre et délié tant qu’il avait la philosophie avec lui. Là, ils répètent : « Le savoir et la technologie ont-ils été moins efficaces pour effacer le mythe du monde ? » Ils apportent pour preuve que la philosophie était également enseignée chez les Grecs, dans le monde musulman et durant le Moyen Age chrétien, or jusqu’à l’époque moderne, avant que le savoir galiléen et newtonien n’aient fait leur apparition, le monde était plus ou moins touché par le mythe, ce qui fournit la preuve que ce n’est pas la philosophie qui a débarrassé l’humanité du mythe et des sortilèges, mais le savoir. Ils disent vrai. Le savoir moderne est venu au monde avec un regard libéré de la mythification, mais ce qui a garanti l’apparition de ce regard et a pu l’entretenir et le sauvegarder, c’est la philosophie. Lors de sa phase moderne, la philosophie jette les bases du savoir technologique. Gardons à l’esprit le fait que Max Weber considère la modernité de la même manière que la démythification. Le monde moderne a-t-il été uniquement construit par le savoir ? Et la démythification, est-elle due au savoir ? Non ! Le savoir est la source de la modernité, mais pas seulement, et la réalisation de la démythification fait partie des conditions nécessaires du monde moderne.

F. La philosophie et l’interrogation du savoir et de la technologie
Si au cours de la Renaissance n’étaient apparues une pensée et une philosophie nouvelles, les savoirs seraient restés dans l’état dans lequel ils étaient durant le Moyen Age. L’apparition de la philosophie moderne a constitué la condition de l’apparition du savoir et de la démythification du monde. Maintenant que la philosophie se trouve plus ou moins sur son déclin, tandis que le savoir et la technologie se situent à leur apogée, et qu’ils tirent tout dans leur sillage et l’emporte, les effets de la survenue d’une autre démythification font leur apparition et il semblerait que le monde de la technique soit également capable de générer des mythes. Le grand problème vient de ce que lorsqu’il n’y a pas de philosophie, nous ne savons pas et nous ne nous demandons pas où vont le savoir et la technologie. En vérité, savons-nous, et même, nous demandons-nous seulement où nous emmène le vaisseau de la technique ?

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back to 2 Pharaon : chez les penseurs musulmans notamment, du fait du rôle que le Coran lui fait tenir, il incarne l’archétype de l’orgueilleux qui persiste à n’avoir d’autre référence que lui-même, et à rivaliser avec Dieu, jusqu’à ce que l’eau de la mer Rouge lui arrive au cou.

Références :
Revue trimestrielle philosophique de la faculté de littérature de l’Université de Téhéran, n° 9, pp. 60-67.