LE ROLE DE L'IMAM DANS LE SHIISME

INTRODUCTION
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Toute société comporte à la fois des idéaux et une concrétisation qui, souvent, ne leur ressemble pas. Les apôtres du christianisme n'avaient sûrement pas prévu les tortures de l'Inquisition, pas plus que les premiers communistes n'avaient imaginé les purges de Staline; les théoriciens du libéralisme n'avaient pas prévu la diffusion de pornographie infantile sur le réseau Internet. Pourtant, dans tous ces cas, ces effets sont si irrésistibles que, tout jugement moral mis à part, il semblent découler "naturellement" du système.

Comme des médicaments, les utopies, lorsqu'elles se réalisent, ont des effets imprévus, qui sont indépendants de l'intention initiale. La découverte de ces effets est toujours un moment de désillusion où les êtres les plus idéalistes se voient condamnés soit à l'impuissance, soit au cynisme.

Entre idéal et réalité, s'établit alors une relation ambigue, l'idéaliste oscillant entre un état de rebellion contre l'état des choses, et un état de ramollissement où, tout en dénonçant la situation, il repousse au loin toute vélléité de révolte, dans les vapeurs d'une idéologie compensatrice, jouant ainsi le jeu du statut quo.

Or, quelle société est davantage concernée par cette relation qu'entretiennent idéaux et réalité que l'Islam, qui est la concrétisation de l'utopie d'un seul homme? Quelques décennies après la mort du Prophète, à quoi ses généreux idéaux avaient-ils donné la vie, sinon à une société conquérante, où une oligarchie arabe vivait richement de l'exploitation de peuples conquis, trahissant de façon éhontée sa volonté et l'esprit de son enseignement? Et si l'état islamique a continué, même après le renversement de la Dynastie ommayade, à ressembler à ce modèle, n'est-ce pas parce que l'idéal coranique le portait en germe, aussi sûrement que deux plus deux font quatre?

Le massacre du petit fils du Prophète à Karbala représente le point fort du schisme entre les idéaux coraniques et leur produit. Il n'est pas étonnant que cet événement soit le thème central et le point de départ du shiisme, ce mouvement qui cristallisera la révolte contre le pouvoir au nom des idéaux coraniques. Au delà de la querelle dynastique dont il origine et de sa dimension ethnique, le shiisme portera toujours en son coeur cet idéal inaccessible de vertu et de justice. Toute son histoire sera une suite de variations sur le thème de l'idéal confronté aux vissicitudes du pouvoir.

LUNE DE MIEL, LUNES DE FIEL
Chef religieux, législateur, homme politique et général militaire, Mahomet a représenté de son vivant une synthèse extrêmement rare dans l'histoire de l'humanité, celle de l'idéal et du pouvoir. En particulier, la courte période qui sépare la conquête de la Mecque et sa mort, est un moment très particulier où ses partisans ont pu goûter à la fois les charmes de la victoire et la liberté que procure la conviction d'avoir le bon droit de son côté.

Cette expérience extraordinaire peut se comparer à celle d'un "grand amour" partagé dans la vie d'une personne. Le plus souvent, la passion amoureuse n'est pas partagée; l'un des deux en souffre quand l'autre en a tout l'avantage, de telle sorte qu'il n'y a pas de plaisir sans culpabilité. Une passion réciproque est un événement improbable, extrêmement rare, et dont les protagonistes se remettent difficilement lorsqu'elle s'étiole, car un tel sommet ne peut se retrouver par la suite. Il en résulte d'une part une idéalisation de cet amour, qui nous voile son véritable visage, et d'autre part, la nostalgie de ce qui n'est plus. Parfois aussi, la passion amoureuse, ne trouvant que cette issue, se change en haine, et la lune de miel se transforme en "lune de fiel [1]". Et, de fait, l'idéalisation, la nostalgie et la haine passionnelle sont les trois points saillants de l'héritage de la "lune de miel" de l'ère Mahomet.

Décuplée par sa dimension religieuse, l'idéalisation du Prophète voile au croyant sa face cachée, celle d'un conquérant efficace, intelligent et rusé, bref, "machiavélique". Les Shiites en particulier se refusent à voir à quel point les qualités de politicien de Mahomet furent déterminantes pour le succès initial de l'Islam.

Car ne l'oublions pas, si c'est le prophète et le réformateur qui a rassemblé les premiers partisans de l'Islam, c'est bel et bien l'habile politicien et chef militaire qui a converti le reste des Arabes, c'est-à-dire la majorité. Ceux qui avaient toujours repoussé son message l'ont finalement accepté non parce que ce message leur plaisait, mais bien parce qu'ils avaient compris que son système était le plus fort, et représentait un outil de conquête formidable.

En ce sens, Mu'awiya n'était-il pas, tout autant que Ali, le continuateur de Mahomet? N'est-ce pas ce qu'expriment les Sunnites lorsqu'ils reprochent à Ali sa naïveté et son manque de sens politique?

Si Ali et ses partisans semblaient attendre que le pouvoir leur tombe du ciel en vertu de la seule pureté de leurs intentions, n'était-ce pas parce qu'ils idéalisaient trop Mahomet? Tandis que Ali et les proches du Prophète veillent son corps, se tient le conseil qui élira Abu Bakr, au mépris de l'évidence et de la volonté clairement exprimée de Mahomet; par la suite, patient et confiant dans la justice de la société islamique, Ali attend 25 ans avant que son tour ne vienne. Dès son accession au califat, il doit faire face à deux révoltes; encore une fois, il refuse le recours à la ruse, aux stratagèmes, à la manipulation, et se laisse entraîner par Mu'awiya dans le piège de l'arbitrage alors qu'il s'en allait vers une victoire militaire certaine.

Les chiites expliquent ce comportement par la grande vertu de Ali, et par le fait que la vertu était pour lui plus importante que la victoire. Que l'on accepte cette vision des choses ou non, une chose demeure certaine : dans toutes ces situations, Mahomet, le négociateur du traité de Hudaybiya, n'aurait pas agi de la sorte. Les Shiites soulignent également qu'en se montrant confiant et patient, Ali a voulu éviter de provoquer la division dans l'Islam. Or le résultat est loin de l'intention. Comme dit Yan Richard, "bien que personne ne mette en doute la droiture de Ali et sa vertu, notamment pour avoir patiemment attendu son tour d'exercer le pouvoir, c'est pourtant sous le quatrième calife que les grandes divisions entre musulmans devinrent irréversibles. [2]"

La nostalgie existe également de part et d'autre. Chez les Sunnites, la réactualisation du passé donnait lieu à un attachement (qu'on pourrait qualifier de fétichiste) à la lettre du Coran; une perpective figée, mais qui laissait la porte grande ouverte à la trahison de son esprit en sous-main.

En effet, quand les Arabes se retrouvèrent à la tête d'un immense empire, comprenant des pays dont la culture et l'organisation sociale était beaucoup plus avancée que la leur, le Coran se révéla insuffisant comme source administrative et juridique. Pendant la période médinoise, Mahomet avait constamment légiféré; nombre de ses interventions portaient sur des problèmes juridiques très précis. Or, combien plus de problèmes juridiques, politiques et administratifs allait représenter la gestion de tout un empire et ce, précisément au moment où la parole du Prophète n'était plus là pour apporter des réponses? Le corpus islamique étant définitivement figé à partir de la version uthmanienne, les califes durent se contenter d'adapter au Coran les principes administratifs des pays vaincus. Dès lors, affirme Mohammad-Reza Djilili, "le califat s'organisa de plus en plus comme un pouvoir qui, au lieu de puiser le principe de son autorité temporelle dans une identification de celle-ci et de la loi religieuse, rejetait volontiers, non en droit, mais en fait, le principe théocratique au profit d'une terrestre et indépendante domination [3]."

En somme, le respect du Coran à la lettre aboutissait à la trahison de son esprit. Le shiisme développa en réaction à cette tendance une nostalgie portant sur l'esprit plutôt que sur la lettre du Coran. Cela supposait d'une part l'interprétation du texte afin d'en saisir le sens profond, et d'autre part la possibilité de préciser son message dans un monde en constante évolution. La réponse à ces deux nécessités sera l'élaboration de l'imamisme.

Enfin, la haine passionnelle éclata dans toute son ampleur à Karbala, quand le petit fils du Prophète, Hoseyn, tendit le cou à des adversaires tout de même hésitants devant un tel sacrilège. Naturellement, Karbala est devenu un mythe, mais dans le cas présent, le mythe est peut-être plus intéressant encore que la réalité historique. Ici, la dissociation entre idéal et pratique s'est enfoncée d'un cran supplémentaire. Quand, à l'appel des habitants de Kufa, Hoseyn décide de prendre la tête de la rébellion, on raconte qu'il n'a même pas considéré ses chances de succès : "aux objections de ses partisans s'effrayant de le voir courir à une entreprise aussi insensée, Hoseyn répond: "Dieu fait ce qu'il veut… Je le laisse choisir ce qui est le mieux… Lui, il n'est pas hostile à qui se propose le bon droit [4].""

Toute l'ambiguité qui marquera par la suite la conception politique du shiisme est présente dans le mythe de Karbala et dans les débats qu'il suscite au sein du clergé shiite. Ainsi, on s'est interrogé sur la prescience de Hoseyn : "savait-il ce qui l'attendait à Karbala et, si oui, pourquoi y est-il allé? D'autre part, Hoseyn était-il un héros révolutionnaire cherchant à renverser un régime impie, ou bien plutôt a-t-il symbolisé l'échec de l'idéal face à la violence, dont le souvenir console les croyants impuissants confrontés à un système politique qu'ils réprouvent [5]?"

?tant petit fils du Prophète, Hoseyn avait nécessairement la connaissance totale des événements du monde. Pourquoi dans ce cas avoir risqué inutilement sa vie et celle des siens? Pour l'historien à tendance révolutionnaire Al Shariati, c'est que le combat de Hoseyn se situait sur un autre plan, qui transcendait la mort elle-même. Hoseyn ne se lançait pas dans une opération guerrière, mais "dans un témoignage héroïque, qui dépasse toutes les guerres [6]"; à l'image de Jésus Christ, il serait allé volontairement à la mort afin de donner un exemple immortel de résistance à l'injustice et l'oppression.

Mais ce mythe martyrologique comporte deux faces : à la figure de Hoseyn combattant pour la justice, éternel porte-étendard de la révolte contre l'usurpation, répond celle de Hoseyn l'intercesseur, celui qui "par les mérites de son martyr, jouit auprès de Dieu d'une faveur particulière", celui qui par son sacrifice a purifié le peuple, alors que la revanche est rejetée dans un futur incertain.

LA DOCTRINE DE L'IMAMISME
Le shiisme apparut d'abord comme un mouvement politique. Les prétentions déçues des Alides, le martyr du petit fils du Prophète lui-même, et la trahison des idéaux coraniques par le pouvoir califal cristallisèrent les revendications des mécontents, dont les Perses récemment conquis par les armes, réduits au statut de clients dépendants de la protection de familles arabes. Puisque les Mawalis avaient été conquis au nom des idéaux de justice et d'égalité de l'Islam, ils étaient impatients de voir l'application de ces idéaux, et les revendications des Alides leur apparaissaient comme une opportunité en ce sens.

Les revendications shiites s'opposaient à la tradition sunnite à la fois quant à la personne du successeur, qui devait nécessairement être un descendant de Ali, et quant à la nature du pouvoir qu'il devait exercer. La trahison de l'esprit des idéaux coraniques par le califat ommayade, puis par les abbassides, démontrait la nécessité d'un guide pour rétablir la communauté dans le droit chemin. D'ailleurs, un épisode de la Sura shiite raconte que Mahomet aurait lui-même confié ce soin à Ali: "Ali combattra pour le ta'wil quand ma sunna sera abandonnée, quand le livre de Dieu sera déformé, quand des gens indignes parleront à tort et à travers de la religion. Ali les combattra pour restaurer la véritable religion [7]."

Pour les shiites, le Coran comporte deux sens; le sens exotérique (zâhir), est la partie manifeste, l'enveloppe, et le sens ésotérique (bâtin) est la partie cachée, la vérité profonde. La révélation se caractérise par des données littérales (tanzîl) et une interprétation allégorique ou symbolique (ta'wil) qui est indispensable à une compréhension du sens profond du message religieux. "Privée de la réalité spirituelle et de l'ésotérisme, la religion positive est opacité et servitude; elle n'est plus qu'un catalogue de dogmes ou un cathéchisme, au lieu de rester ouverte à l'éclosion de significations nouvelles et imprévisibles [8]."

Dans l'ismaélisme, cette opposition est érigée en système de pensée, et les notions de tanzîl et ta'wil ne concernent plus seulement l'interprétation du texte, mais l'ensemble de la révélation et des rapports entre Dieu et les hommes : "Le tanzil, c'est la descente, voulue et opérée par Dieu, des données communiquées aux prophètes et aux imams, et le ta'wil la remontée, par le jeu des forces humaines et de l'assistance divine, vers la signification spirituelle profonde de ces données [9]."

Le rôle premier de l'imam est de dégager cette signification profonde, allégorique, du message coranique. Cette capacité de l'imam tient à un savoir secret qui lui a été transmis par son prédécesseur et à la gnose, c'est-à-dire la connaissance d'inspiration divine. Le gnosticisme, d'inspiration persanne, prendra une importance particulière dans l'ismaélisme. Cette connaissance directe de Dieu réduit d'autant l'importance du Coran et de la tradition. Dans certaines tendances de l'ismaélisme, Ali devient même plus important que le Prophète, et l'imam du moment, libéré de toute contrainte de la tradition, devient à toutes fins pratiques une "hypostase divine".

Dans sa communauté, l'imam est le guide et le rassembleur, un chef "impeccable et infaillible". Le concept d'ijma de la tradition sunnite est ici abandonné au profit de l'autorité du guide divinement inspiré : "Au delà des dispositions strictement formelles du Coran, il y a la volonté divine qui les a inspirées. Le prophète ayant disparu, cette volonté doit trouver son expression dans la personne d'un imam, dont l'autorité ne saurait se limiter au pouvoir temporal d'un calife, mais s'étendre à tout le domaine spirituel et au comportement social, ce comportement ne pouvant connaître que les principes de morale définis par l'imam au nom du Prophète [10]."

Enfin, l'Imam est le sauveur, l'intercesseur des hommes auprès de Dieu. Celui qui n'a pas reconnu l'imam de son temps mourra comme un infidèle; au jour du jugement dernier, les douze imans seront présents, auprès de Dieu et de Mahomet, et intercèderont pour leurs partisans respectifs.

En somme, par la seule vertu de sa fonction, l'imam est impeccable et infaillible, il est "le meilleur des hommes", doté de capacités supra-naturelles, intelligence, connaissance et force, il est le dépositaire de la Loi, le facteur d'unité de la communauté. Mais les imams allaient-ils se montrer, dans les faits, à la hauteur du rôle qu'on leur attribuait?

LES IMAMS ET LE POUVOIR
On peut voir dans l'imamisme une tentative de recréer l'âge d'or du vivant de Mahomet, en dotant la communauté d'une guide inspiré divinement, dont les attributions seraient les mêmes que celles du prophète, à l'exception de la révélation. La "théorie" de l'imamat s'élabora graduellement et n'atteignit son plein développement qu'après la disparition du douzième imam. Dès 684, le chef d'un groupe de rebelles, Mokhtar, partisan de l'imam Ali le Hanafite, avait donné au shisme sa dimension escatologique et ésotérique en insistant sur le rôle de l'imam comme "mahdi", c'est-à-dire "celui qui est guidé au sens absolu" par Dieu. Au cours du siècle suivant, le sixième imam, Ja'far Al Sadeq, donna un sens plus spirituel à l'imamat, en renonçant à s'impliquer dans l'action politique avant le moment propice, et insista avant tout sur ses fonctions d'intercession auprès de Dieu et de transmission du savoir. Une autre figure importante est celle de Ali Al Reza qui, nommé comme successeur par le calife Al Mammoun, fut empoisonné en 818, peut-être par Al Mammoun lui-même, que l'opposition populaire avait contraint de renoncer à son projet. La personnalité de Ali Al Reza, passionné d'études de médecine et de théologie mais peu intéressé à la politique, exprime bien "le malentendu général pesant sur la conception shiite du pouvoir : la revendication de légitimité ne semble pas destinée à diriger réellement le gouvernement historique des hommes, mais à rassembler les musulmans dans un projet religieux où le politique devient secondaire [11]."

Partant d'une position idéaliste et empreinte de martyrologie, les imams ne se révélèrent pas plus que Ali et Hoseyn des chefs politiques "efficaces". En fait, leur situation devenait de plus en plus inconfortable : "Prétendants théoriques au pouvoir, politiquement impuissants, soutenus par des partisans mécontents des califes ommayades et abbasides, se réfugiant dans une justification ésotérique de leur quiétisme, les imams gênaient tout le monde. Présents physiquement, ils démentaient certaines des allégations que leur prêtaient les Shiites. Absents, leur "efficacité" eschatologique ne pouvait plus être mise en cause et l'aspiration au retour de leur règne de justice trouvait une quasi-réalité [12]."

La tradition des imams cachés qui se développa en réponse à ces contradictions était une nouvelle tentative de concilier un impossible idéal et une réalité toujours décevante. Le shiisme se scinda dans deux directions opposées : le shiisme duodécimain glissa vers l'apolitisme et la collaboration avec le pouvoir califal, tandis que le shiisme ismaélien prenait la tengente révolutionnaire.

LE SHIISME REVOLUTIONNAIRE : LES ISMAILIENS
Outre les nombreuses révoltes qui secouèrent le pouvoir abbasside dans tout le monde arabe, on retrouva le shiisme ismaélien au coeur de l'état des Qarmates au Barheim, au Yémen, et finalement à l'origine de la révolution qui mènera à l'établissement de la dynastie fatimide en égypte.

Issu d'une branche de l'imamisme qui avait conservé la pureté doctrinale des origines, le Califat fatimide est le premier et le seul état shiite imamiste de l'histoire; en d'autres termes, il s'agit de ce qu'on pourrait appeler le seul cas d'"immamisme réel", le retour eschatologique de l'imam comme mahdi n'étant plus rejeté dans un avenir indéfini mais considéré comme réalisé. Mais comme on pouvait s'y attendre, la dynastie fatimide ne parvint pas à satisfaire les attentes que l'on avait envers elle : "L'établissement d'un état et d'une dynastie impliquait des exigences très différentes de celles que requérait une secte d'opposition radicale semi-clandestine. Au tout début, les pieux renâclèrent et accusèrent les nouveaux califes de compromission, et de trahison envers les principes fondamentaux de l'ismaélisme [13]."

Si les idéaux et le respect des principes religieux en prenaient pour leur rhume, en revanche l'absolutisme califal était bien loin de se voir ébranlé : "Au sommet se trouvait l'imam infaillible, monarque absolu gouvernant par droit héréditaire directement issu de la volonté divine, laquelle avec sanctifié sa famille [14]." Avec le temps, le Califat fatimide subit une dégradation assez comparable à celle du Califat Abbasside, perdant les appuis de ses partisans ismaéliens alors qu'il devenait de plus en plus dépendant de princes et militaires sunnites pour mâter les révoltes de ses anciens partisans; il fut jeté à terre par Haroun Al Rachid et l'ismaélisme, qui ne s'était jamais implanté au delà des classes dirigeantes, disparut entièrement d'égypte.

Entre-temps, une querelle de succession avait donné naissance à l'ismaélisme réformé d'Alamut. L'imam désigné, Nizar, avait été déposé par un coup d'état militaire et remplacé par son frère Al Mustali. Les partisans de Nizar, les Nizarites, ou Assassins, durent s'exiler et prirent la place forte d'Alamut, dans les hauts plateaux du Nord de l'Iran, sous la direction de Hasan as-Sabbah, qui annonça le retour prochain du Mahdi, l'imam Nizar; mais finalement, son propre petit-fils se déclara lui-même iman. En égypte, l'histoire n'était pas terminée puisque Al-Amir, fils de Al Mustali, fut assassiné par les Nizarites. Le fils de Al Amir, Al Tayyib, disparut et fut dès lors considéré par les partisans de Al Mustali comme le mahdi attendu.

Ce mouvement de dissémination atteignit son paroxysme chez les Assassins. ? ce stade, n'importe quel chef charismatique pouvait se déclarer imam, et ne s'en privait d'ailleurs pas. Cet éclatement est certainement la conséquence de la "matérialisation" de l'imamat, devenu fonction politique réelle, et aussi de l'importance accrue que le shiisme ismaélien accordait à la gnose, réduisant d'autant le rôle de la connaissance exotérique et, par le fait même, celui du Coran et de la tradition. Quant à la secte des Assassins, elle ne dépassa jamais la dimension d'une place forte rebelle, capable de résister et d'infliger des pertes aux nouveaux détenteurs du pouvoir, les Turks Seljoukides, mais incapable de former un véritable état.

LE RENONCEMENT AU POUVOIR : LE SHIISME DUODECIMAIN
Dans la voie tout à fait opposée aux Ismaéliens, les Duodécimains, porteurs d'une version politiquement édulcorée du shiisme, s'engagèrent graduellement dans la collaboration avec le pouvoir. Ce sont d'abord les Abbassides qui, sous la pression du Califat fatimide, crurent bon de se rapprocher d'eux. à partir de 945, le califat était sous la domination des Bouyides, sympathiques au shiisme. Mais c'est surtout avec l'avènement au XVIe siècle de la dynastie safavide, qui implanta officiellement la religion shiite en Perse, que la collaboration s'établit entre le shiisme duodécimain et le pouvoir. Les Saffavides se prétendaient eux-mêmes descendants de Ali; ils offrirent au clergé shiite, un certain droit de regard sur la conduite de l'état. Après une période d'éclipse, ce droit fut à nouveau reconnu par la dynastie quadjar, et il fut même inscrit dans la constitution iranienne de 1906-07.

Pour Nikki Keddie, qui étudie le shiisme du point de vue politique, ce fait démontre que le shiisme duodécimain avait perdu toute sa dangerosité pour le pouvoir: "In shiism mahdism has, grosso modo, gone from early periods of being a frequent incitement to revolt to a predominantly comforting distant future, defering revolt in view of the fact that basic change in this world can come only through a return of the Mahdi that cannot be hurried [15]."

Mais la collaboration du shiisme duodécimain avec le pouvoir politique restait cependant limitée par l'idée que l'Imam caché, étant toujours vivant, demeurait la seule source de légitimité du pouvoir. Pour le Shiite, tout pouvoir politique, quel qu'il soit, ne peut être légitime; en revanche, puisqu'un pouvoir est nécessaire, on s'accommode de celui en place en attendant le retour de l'imam. Sur cette solution de compromis, le clergé shiite s'est établi en Iran une place privilégiée :
droit de regard sur le gouvernement, indépendance totale du pouvoir politique, et indépendance financière, grâce à la perception de sa propre taxe. Quand au croyant, il se voit entièrement délié de cette obédience qui lie le sunnite à son souverain : "Ne reconnaissant pour toute autorité sur terre que celle d'un imam dont personne, par définition, ne peut se réclamer de manière contraignante, le croyant shiite est libre vis-à-vis du pouvoir en place. […] L'imam étant par ailleurs supposé vivant, les dogmes juridiques ne sont pas figés sur des positions immuables, mais peuvent recevoir des réponses nouvelles en fonction de situations nouvelles [16]."

En l'absence de l'imam, la constitution d'un clergé s'imposait. Les ulemas, dont le rôle est de répondre aux besoins théologiques sans prendre la place de l'imam, sont choisis en fonction de leurs connaissances exotériques et ésotériques, leurs vertus et leur art de vivre.

En tout cela, le clergé shiite se distingue nettement du clergé sunnite, totalement dépendant politiquement et financièrement du pouvoir politique.

CONCLUSION
Le souvenir de l'Age d'Or de Médine est demeuré, au coeur de l'Islam, comme une impulsion vers un inaccessible idéal constamment trahi par les événements. Enrichie par les apports des Mawalis perses, et centrée autour des prétentions dynastiques des Alides, cette impulsion s'est traduite par le développement du shiisme.

l'idéalisme shiite s'est incarnée d'une part dans l'action politique. Les révoltes se sont presque toutes soldées par des défaites militaires ou des trahisons. Mais l'échec du Califat fatimide à réaliser les idéaux du shiisme fut infiniment plus tragique, car on ne pouvait ni l'imputer à un ennemi extérieur, ni invoquer un éventuel "retour du Mahdi" à venir. Il en a résulté l'éclatement du shiisme militant en factions qui ont dû se limiter à des actions de harcèlement.

D'un autre côté, le shiisme s'est éloigné de l'action politique en mettant l'accent sur la pureté de l'idéal - le report de sa réalisation dans un avenir indéfini, incarné par le retour du Mahdi - et le culte de martyrs tels Hoseyn, dont le mythe a certainement exagéré la naïveté. Paradoxalement, si on les compare avec ceux de la branche révolutionnaire, les résultats du shiisme duodécimain semblent appréciables : une certaine domestication du pouvoir, une grande indépendance du clergé, et la survie, à long terme, de l'idéalisme shiite.

Bien sûr, le shiisme duodécimain a beaucoup été dénoncé pour ses compromissions et son esprit de collaboration avec le pouvoir. Mais sans se pencher outre mesure sur la nature et la signification d'événements qui dépassent largement le cadre de cette recherche, il faut pourtant admettre que les Islamistes se sont largement appuyés sur ses acquis pour prendre le pouvoir en 1979.

NOTES
1 Lunes de fiel est le titre d'un roman de l'écrivain français Pascal Buckner, qui illustre fort bien ce propos. BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages cités :

- DJALILI, Mohammad-Reza, Religion et Révolution - L'Islam shiite et l'état, économica, Paris, 1981.

- KEDDIE, Nikki R., "Shi'ism and Revolution" in Religion, Rebellion, Revolution, ed. by Bruce Lincoln, MacMillan, Houndmills, Basinstoke, Hampshire (G.B.), 1985.

- LAOUST, Henri, Les shismes dans l'Islam, Payot, Paris, 1965.

- LEWIS, Bernard, Les Arabes dans l'histoire, coll. "Histoires", Aubier, 1993.

- PERILLIER, Louis, Les Chiites, coll. "Courants universels", Publisud, Paris, 1985.

- RICHARD, Yann, L'Islam chiite, coll. "Croyances et idéologies", Fayard, 1991.