Connaissance Philosophique et connaissance théosophique

Pour introduire ce thème, rappelons quelques données essentielles. La philosophie ordinaire aussi bien que la théologie du Kalâm sont des sciences (‘ilm) qui délibèrent sur leur objet, par exemple sur Dieu, sur ses Noms et ses Attributs.

 

Par connaissance théosophique, il faut entendre une connaissance dont Dieu n’est plus l’objet mis en délibération, mais le Sujet actif des actes de connaître. Conjoignons deux hadith qodsî, c’est-à-dire deux hadith inspirés dans lesquels Dieu dit lui-même :


« J’étais un Trésor caché et j’ai aimé à être connu. Alors j’ai créé les créatures afin d’être connu par elles »

 

Et il y a le hadith où il déclare :

 

« Mon serviteur ne cessera de se rapprocher de Moi par des œuvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et lorsque Je l’aime, Je suis son œil par lequel il voit, son ouïe par laquelle il entend, sa main par laquelle il saisit, et son pied avec lequel il marche […] »

 

Bref tous les organes de pensée du fidèle, c’est Dieu, le Trésor caché, qui se connaît lui-même. Ce qui est encore formulé dans cette tradition fulgurante d’un autre hadith inspiré :

 

« Celui qui me cherche, me trouve. Celui qui me trouve, me connaît. Celui qui me connaît, m’aime. Celui qui m’aime, me désire. Celui qui me désire, Je le désire. Celui que je désire, je le tue. Celui que je te tue, c’est à moi de payer sa rançon. Mais celui dont il m’incombe de payer la rançon, c’est moi-même qui suit sa rançon »

 

Il s’agit désormais d’une Connaissance qui est au-dessus de l’intellection, et qui est désigné comme kashf (révélation intérieure, perception intuitive, dévoilement visionnaire). C’est ce que désigne chez Sohrawardî le ta’alloh, l’apotheôsis secrète dont la vertu théosophale (comme la théologie exotérique parle des vertus théologales) correspond à l’état où l’Être Divin est lui-même le Sujet des actes par lesquels il est connu. C’est l’état du hakîm mota’allîh et des ‘orafâ’, nettement différencié de celui du faylasôf (philosophe) et du Motakallim (théologien dialectique). La hikmat ilâhîya désigne couramment la métaphysique, mais le terme arabe est l’équivalent littéral du grec théosophia. Le hakîm mota’allih est le théosophos, le Sage de Dieu, et parce qu’il est le Sage de Dieu, sa théosophie peut dévoiler (kashf) les mondes dont l’intellect (‘aql) à lui seul ne pourrait déduire l’existence ni l’architecture. Ce sont les mondes devant lesquels recule le nihilisme des pieux agnostiques vitupérant la voie de la Connaissance. C’est cela en propre la connaissance théosophique ou gnose mystique, ‘erfân, la science divine (‘ilm ilâhî au sens vrai), la science de tous les degrés de l’ésotérique.

 

Dans son livre le Meftâh VI (pp. 606-608), Mollâ Damâvandî revient à deux reprises sur cette gnoséologie. Il traite de la différence entre ‘ilm et ma’rifat et donc du ‘âlem et du ‘âref.

 

Mais, je vous prie poursuivons :

 

Pour marquer la différence entre science théorique (‘ilm) et gnose mystique (ma’rifat, ‘erfân), on peut dire sommairement avec Mollâ Damâvandî :

 

« La science, c’est connaître Dieu. La gnose mystique c’est atteindre Dieu à Dieu. Et il y a une grande différence entre connaître et atteindre »

 

« Atteindre » doit ici s’entendre du degré marqué par les hadith qodsî auxquels on s’est référé ci-dessus pour situer l’état intime, la vertu du Sage de Dieu, du théosophos. On peut dire que la science est une acquisition. Les philosophes la définissent en effet comme la production ou actualisation de la forme d’une chose dans l’âme. La gnose mystique est une connaissance sui generis, ce n’est pas une acquisition de l’extérieur.

 

Aussi, nous nous trouvons devant la différence classique que font les théosophes ishrâqîyûn entre la connaissance représentative (‘ilm sûrî) par l’intermédiaire d’une forme, et la connaissance qui est présence immédiate de la chose, connaissance présentielle (‘ilm hozûrî), présence que révèle le lever de lumière de l’âme (‘ilm ishrâqî). Cette « connaissance orientale » est celles des théosophes mystiques, les Mota’allihûn d’entre les philosophes.

 

Ce vocabulaire (‘ilm sûrî, ‘ilm hozûrî, ‘ilm ishrâqî) à l’avantage d’être rigoureux, tandis qu’entre les termes ‘ilm et ma’rifat Mollâ Damâvandî déplore avec raison, et il n’est pas le seul, qu’il ait un flottement assez désespérant dans l’usage que l’on fait. Parfois, dit-il, on emploie le mot ‘ilm et l’on veut dire ma’rifat, et l’on signifie la science qui infère du zahîr, de l’exotérique, au bâtin, à l’ésotérique. Mais enfin tout le monde est d’accord, hokamâ et ‘orafâ’, pour dire que la ma’rifat, comme connaissance sui generis, signifie la cessation de la forme de l’objet connu, comme intermédiaire de la connaissance de celui-ci. Cette forme étant effacée de l’âme, reste la présence pure (‘ilm hozûrî des ishrâqîyûn). A la limite, la ma’rifat est l’effacement de l’âme elle-même.

 

Bien entendu, atteindre à ce niveau (maqâm) présuppose une prédisposition préexistentielle, un grand entraînement spirituel et le parcours de la voie mystique. Outre cela, il faut encore que s’exerce une attraction divine qui entraîne l’âme vers ce qui est caché derrière les Voiles. Ni l’intellect ni l’intellection n’ont à intervenir ici. L’affaire de l’intellect c’est d’inférer du zâhir au bâtin (de l’exotérique à l’ésotérique). La connaissance représentative (‘ilm sûri) doit être dépassée, parce que la forme représentative est un voile et un rideau.

 

L’état des savants théoriciens est pareil à celui de l’aveugle qui affirme l’existence du soleil, mais sans l’avoir jamais vu. L’état des clairvoyants est celui des gnostiques qui voient de leurs yeux le soleil par sa présence immédiate. Ce n’est là qu’une comparaison. Il ne s’agit pas de la perception visuelle du Soleil avec les yeux de chair. Il s’agit de cette perception à laquelle fait allusion le Prophète en disant :

 

« Lorsque Dieu veut du bien à un homme, il lui ouvre les yeux qui sont ceux du cœur, afin qu’il voie par eux le Malakût des cieux et de la terre »

 

Cette sentence du Prophète, Mollâ Damâvandî la rappellera encore plus loin. Tous sont d’accord, les ‘orafâ’ et les théosophes (Mota’allihûn) d’entre les philosophes (hokamâ’), ainsi que les multiples traditions des Imâms du shî’isme, pour marquer la différence entre le gnostique (‘ârif) et le savant (‘alim), en disant que la ma’rifat, la connaissance de gnose, est un don divin (mawhibatî), tandis que la connaissance théorique (‘ilm) est une acquisition (kasbî).

 

L’auteur se propose de marquer la différence entre l’objet de la connaissance philosophique, l’objet de la science du Kalâm, l’objet de la science divine (‘ilm elâhî) qui est la théosophie mystique. Sans doute, si l’on ne considère que leur objet comme tel, quant au concept, on peut dire que ces catégories de science ont le même objet comme tel, quant au concept, on peut dire que ces catégories de sciences ont le même objet. Mais la signification que prend cet objet, en fonction de la manière de l’atteindre, diffère du tout au tout. Quant à l’objet que se proposent le Mottakallim et le philosophe, nous le savons déjà. Le gnostique (‘ârif) considère, lui aussi, que l’objet de la vraie science divine (‘ilm-e elâhî-e haqîqî), c’est bien la connaissance de l’Essence divine, des Noms et des Attributs divins, des opérations divines. Seulement il n’y atteint pas de la même manière : il y atteint par une perception intuitive (kashf), vision directe (shohûdî), certitude, sentiment intime, tous degrés qui sont actualisés de par Dieu en raison de l’entraînement de l’âme et du culte intérieur pratiqué dans le cœur (‘ibâdat qalbîya), non point du culte extérieur pratiqué par le corps (qâlabîya). Bref, pour que soit actualisée la connaissance théosophique du Sage de Dieu, il faut chez celui-ci l’actualisation de la vertu théosophale, par laquelle le spirituel réalise l’état intérieur que décrivent les hadith : « Je suis la vue par laquelle il voit… » « Je suis moi-même sa rançon… », etc. Parvenue à ce niveau, la théosophie des mystiques s’exhausse en théosophie prophétique.

 

Exhaussement qu’annonçait déjà une sentence du Prophète :

 

« Lorsque Dieu veut du bien à un homme, il lui ouvre les yeux du cœur »

 

Vient en tête un propos du Prophète de l’Islâm qui déjà motiva une sérieuse mise au point de la part de Haydar Âmolî.

 

Le Prophète avait déclaré :

 

« Les savants sont les héritiers des prophètes »

 

Ou encore :

 

« Les savants de ma communauté sont pareils aux prophètes des Israélites »

 

Pour Mollâ Damâvandî ces propos résument ce qu’on peut lire dans les akhbâr des Imâms du shî’isme :

 

« leur discours est le discours des prophètes, leur condition est celle des prophètes et des héritiers des prophètes, et ils ont un rang qui est le même que le mien »

 

Est-ce à dire que tous les savants sont les héritiers des prophètes ? Non pas, certes. Qu’il s’agisse exclusivement d’un héritage des prophètes, dévolu d’autre part aux kabbalistes, c’est ce que montrent aussitôt quelques précisions impérieuses qu’apporte Mollâ Dmavândî :

 

« Il ne s’agit chez ces héritiers des prophètes ni de connaissance exotérique, ni de la science du Kalâm des théologiens. Ces connaissances-là, la plupart des gens les possèdent ; elles ne sont en rien une caractéristique propre aux prophètes. Non, ce qui est particulier en propre aux prophètes, c’est la connaissance de l’ésotérique (bâtin), et c’est la révélation au cœur (wahy-e qalb). Celui qui participe à la connaissance de l’ésotérique et à l’inspiration du cœur (elhâm-e del), celui-là, oui, est un héritier des prophètes ».

 

Haydar Âmolî avait déjà de son côté précisé avec soin qu’il ne s’agissait pas de comprendre que n’importe quel savant, n’importe quel philosophe, était l’héritier des prophètes. Loin de là ! Ceux-là qui sont les savants au sens vrai, disait-il, ceux-là, oui, sont les héritiers des prophètes. Et il donnait à ces « savants au sens vrai » le sens que leur donnent un Mollâ Damâvandî et un Sheikh al-Ishrâq : ceux qui ont la connaissance de l’ésotérique, les Sages de Dieu, les théosophes mystiques à la vertu théosophale.

 

Que faut-il entendre par l’héritage des prophètes ?

 

L’héritage et les héritiers des prophètes

 

I. L’idée proprement shî’ite de cet héritage des prophètes vise la walâyat et le secret de la walâyat. Cette idée postule essentiellement en effet la conception shî’ite de la prophétologie, telle qu’elle diffère foncièrement de celle de l’Islâm sunnite. Le cycle de la prophétie (nobowwat) est clos avec le Sceau des prophètes. Mais sa clôture même a marqué le début d’un nouveau cycle, celui de la walâya, qui est celui de l’Imâmat. Le mot walâya signifie « amitié ». Le cycle de la walâyat, c’est le cycle des hommes de Dieu, des Amis et Aimés de Dieu (Awlîyâ’ Allah), qui sont l’objet d’une prédilection divine prééternelle. Ce sont par excellence et exemplairement les Douze Imâms du shî’isme duodécimain. Le même mot se rapporte aussi à l’amour des adeptes pour leur Imâm ; la walâyat unit dans une même religion d’amour les Imâms et leurs fidèles.

 

La mission du Prophète a été de faire descendre (tanzîl) la Loi divine, l’exotérique (zâhir) de la religion. La mission de l’Imâm et de l’Imâmat est de reconduire (ta’wîl) cet exotérique à sa source, son archétype (asl), son ésotérique (bâtin). C’est cela la conception spécifiquement shî’ite. Sous cet aspect, la walâyat est définie comme l’ésotérique de la prophétie. Le cycle de la walâyat n’est pas le cycle d’une nouvelle Révélation, il est le cycle de l’initiation spirituelle. Ce sont tous leurs adeptes que les Imâms reconduisent en effet à la vérité intérieure, cachée, à l’ésotérique qui est essentiellement le secret cosmogonique de l’Imâm éternel. Si les adeptes de l’Imâm sont assimilés aux prophètes d’Israël, c’est parce que les prophètes d’Israël n’apportaient pas une nouvelle Loi, mais suivaient celle de Moïse. Semblablement, les Awlîyâ’, les adeptes ésotéristes de l’Imâm, vivent sous la sharî’at de Mohammad, dont ils ont à découvrir et à vivre les profondeurs ésotériques. La grandeur de la conception shî’ites est de faire ainsi des ésotéristes en Islâm les héritiers des prophètes de la religion abrahamique. Ce que nous avons appelé un œcuménisme abrahamique sur la base ésotérique, trouve la même son fondement. Mollâ Damâvandî n’innove rien, il ne fait que nous exercer à nous rappeler.

 

Le Meftâh XVIII (pp. 665 ss.) a ainsi pour thème les secrets de la walâyat et les personnes qui en sont les support. Un des hadith fondamentaux de l’ésotérisme shî’ite est cité dès le début. L’énoncé en est formulé par le VIe Imâm, Ja’far Sâdiq, mais remonte jusqu’au premier Imâm :

 

« Notre cause (amranâ) est difficile, elle est lourde à porter. Seuls peuvent l’assumer un Ange du rang le plus rapproché (moqarrab) de Dieu, un prophète missionné (nabî morsal) ou un croyant dont Dieu a éprouvé le cœur pour la foi »

 

Donc, ni n’importe quel Ange, ni n’importe quel prophète, ni n’importe quel croyant.

 

Ce hadith est corroboré par nombre d’autres, celui-ci, par exemple, au cours duquel le Ve Imâm, Mohammad al-Bâqir, allant encore plus loin, répond à son interlocuteur :

 

« Ô Ibrâhîm ! notre histoire, notre secret, l’ésotérique de notre connaissance sont tels que ne peuvent pas même l’assumer un Ange du rang le plus rapproché de Dieu, ni un prophète missionné, ni un croyant dont Dieu a éprouvé le cœur pour la foi. – Réponse : celui que Dieu veut et que nous voulons »

 

L’héritage de la prophétie étant le secret de la walâyat et réciproquement, parce que la walâyat est l’ésotérique de la prophétie et le concept fondamental de l’imâmisme, il y aurait lieu de rassembler ici tous les hadith dans lesquels les Imâms se prononcent à ce sujet, par exemple, outre ceux qui ont été cités ci-dessus, ceux où le VIe Imâm déclare :

 

« Notre cause est la vérité, et c’est l’ésotérique, et c’est l’ésotérique de l’ésotérique,… »

 

« Notre cause est un secret qui reste caché,… »

 

Ici Mollâ Damâvandî se réfère principalement à quelques hadith relatifs à l’épisode du Mi’râj, celui par exemple ou Mohammad s’inquiète de savoir quels sont les plus nombreux ou bien les spirituels (zohhad, les ascètes) de sa communauté, ou bien ceux d’Israël dont les siens sont les héritiers ? La réponse le tranquillise : ceux d’Israël sont par rapport à ceux de sa communauté comme un poil noir dans le pelage d’une vache blanche.

 

II. Si Mollâ Damâvandî se réfère à ces hadith, c’est avec une intention shî’ite bien précise. Les hauts degrés spirituels de l’ésotérique comme héritage des prophètes, restent interdits aux exotéristes (ahl-e zâhir). Ils accordent peut-être que ces hauts rangs furent le privilège des prophètes et de sa famille, c’est-à-dire des Saints-Imâms. Mais le discours des exotéristes reste toujours étouffé sous un voile, à l’intention des cœurs simples, tandis que les quelques traditions (akhbâr) que mentionne Mollâ Damâvandî, clament que les disciples de l’Imâm comme tel parcourent, eux aussi, ces hauts degrés, parce que l’Imâm comme tel peut rendre apte ses disciples à atteindre son propre rang. Tout le sens de la spiritualité shî’ite est là en effet, comme le proclame avec force Mollâ Damâvandî :

 

« Le sens de l’Imâmat comme tel, c’est cela, et les vrais et réels héritiers du Prophète et de l’Imâm, c’est toute la compagnie des théosophes mystiques (jama’ât-e ‘orafâ’) et personne d’autre, en ce sens qu’ils sont arrivés, eux et personne d’autre, aux suggestions, indications subtils et réalités ésotériques (haqâ’iq) du Livre et de la tradition (la sounna au sens shî’ites de ce mot). En revanche, les idées et concept que les exotéristes tirent du Livre et de la tradition, relèvent d’acquisitions qu’ils ont faites de l’extérieur, et ne peuvent pas être comptés comme héritage spirituel (intérieurement transmis) (…). Bref, l’héritage des prophètes, c’est une connaissance qui est un don et une inspiration divine intérieure, non pas une connaissance imaginaire et acquise. Le vrai ‘orafâ’ (le théosophe mystique) atteint et contemple la source même des courants de la walâyat »

 

La grande question dont dépend tout le sort de la spiritualité shî’ite imâmite, est alors celle-ci : comment faut-il concevoir que l’Imâm comme tel (la question ne concerne pas tel ou tel Imâm, mais l’Imâm en son essence, l’Imâm absolu, imâm-e motlaq, l’Idée même de l’Imâm) ait le pouvoir de conférer à ses disciples l’aptitude à atteindre à son propre rang, au point d’être le support du secret de l’Imâm comme tel, alors qu’un hadîth nous a dit que seuls le peuvent un Ange du plus haut rang, un prophète missionné ou un croyant dont Dieu à éprouvé le cœur pour la foi ? Il a été parlé à propos du concept shî’ite du Premier Emané, de la fonction cosmogonique des Imâms.

 

Nous citons :

 

« Il y a des gens dans cette communauté (shî’ite) qui atteignent à ce haut rang (maqâm). La raison en est que l’argile dont ces gens ont été créés, fait partie de l’argile de Mohammad et des Imâms (âl Mohammad). Et l’esprit de ces gens ont été créé de cette Lumière dont a été créé l’Esprit de Mohammad et des Imams. L’argile dont il est question dans ces traditions (akhbâr) c’est le monde du Malakût, qui est le monde des Âmes. Ce monde du Malakût est, par rapport au Jabarût, comme étant le corps du Jabarût qui est le monde des pures Intelligences. L’Esprit des ésotéristes, héritiers des prophètes, a donc été créé de la lumière mohammadique même, et c’est cela même qui préexistentiellement les rend aptes à être les héritiers des prophètes que l’Imâm initie au secret de son propre rang, tandis que les Esprits des autres croyants n’ont pas été créés directement de cette Lumière, mais de l’argile dont furent créés Mohammad et ses Imâms. Mollâ Damâvandî sait très bien que cette anthropologie présuppose toute l’ontologie du monde de Malakût, monde des corps spirituels subtils, qui est le ‘âlam al-mithâl ou mundus imaginalis.

 

Pour le moment, constatons avec lui que le gnostique parfait (‘ârif kâmil) est celui qui contemple, par l’influx spirituel de l’Imâm universel, la pénétration divine dans toutes les formes théophaniques. Et c’est cela le grand secret caché (sirr-e maktûm), auquel font allusion quelques vers célèbres du Dîwân du IV Imâm, ‘Alî Zaynol-‘Abidîn. A l’exemple de Salmân Pârsî, le parfait théosophe mystique, héritier des prophètes, est compté au nombre des membres de la « Maison du Prophète » (Ahl al-bayt). Et s’il est compté au nombre des « membres de la Maison », c’est en raison de ce qu’affirment plusieurs traditions, à savoir qu’il y a tout un groupe dont l’argile et les Esprits ont été créés de l’argile même et des Esprits de Mohammad et de sa famille (les Imâms).

 

Ce sont ceux-là les shî’ites initiés. De cela, Bahâoddîn Mohammad ‘Amelî (le grand docteur shî’ite, ami de Mîr Dâmâd) tirait la conséquence dans cette formule lapidaire :

 

« La famille du Prophète (âl al-Nabî), c’est quelqu’un à qui l’on remonte »

 

III. Un sous-entendu infiniment subtil se noue ici, parce que le concept de ta’wîl et le concept de famille, d’ascendance (âl), sont formés sur la même racine awl. L’herméneutique spirituelle ou ta’wîl, nous le savons déjà, consiste à reconduire, faire remonter le sens exotérique littéral à son sens originel et vrai, qui est le sens ésotérique. Le ma’âl, c’est l’ésotérique (bâtin) comme terme auquel aboutit cette reconduction. On presse la richesse du sous-entendu qui se glisse dans le passage qui, de la remontée au sens ésotérique d’un texte, conduit à la remontée de l’ascendance, lorsque précisément il s’agit de fixer le terme auquel remonte l’ascendance spirituelle. Il apparaît alors que l’ascendance ésotérique du texte et l’ascendance ésotérique de son lecteur, si c’est un héritier des prophètes, sont une même ascendance.

 

De même que le ma’âl est le terme auquel remonte et reconduit le ta’wîl, de même il vient de nous être dit que la famille du Prophète, c’est « quelqu’un à qui l’on remonte (ma’âl) », quelqu’un donc à qui l’on doit son ascendance. Mais cette ascendance peut être double : il peut s’agir de l’ascendance physique, englobant les enfants, les proches et la descendance charnelle, ceux qui sont exclus de l’aumône légale. Ou bien il s’agit de quelqu’un à qui l’on remonte par une ascendance idéale et spirituelle. Sa descendance, ce sont alors tous les savants au sens vrai, les parfaits hommes de Dieu, les théosophes mystiques (mota’allihûn) qui, tous, ont empruntés leurs connaissances à la Niche aux lumières de la prophétie, peu importe qu’ils aient même précédé leur aïeul dans le temps ou qu’ils soient venus après lui.

 

La seconde ascendance peut venir en renfort de la première.

 

« Lorsque les deux ascendances sont réunies, c’est Lumière sur Lumière, et c’est le cas des Imâms Immaculés. Et de même que leurs enfants selon la chair étaient exclus de l’aumône matérielle, de même leurs enfants selon l’Esprit sont exclus de l’aumône spirituelle, ce qui veut dire qu’ils n’ont pas à recevoir d’un autre (en se conformant à l’autorité d’un autre, taqlîd al-ghayr) les sciences et les hautes connaissances »

 

Le concept shî’ite de la voie mystique est que le pèlerin mystique atteint au but de sa Quête par les « Amis de Dieu » qui sont le Prophète et les Imâms. Parce qu’ils sont la voie d’approche (wasila), comme le disent les traditions (akhbâr), il convient que le mystique ait toujours présence à la conscience la Lumière du Prophète et de ses Imâms : dans la prière, les invocations, le dhikr, les ablutions, pendant son sommeil aussi bien que lorsqu’il s’éveille, lorsqu’il mange et lorsqu’il boit. Mollâ Damâvandî cite ici des textes prestigieux, notamment le grand Ziyârat al-Jâmi’a (visite spirituelle ou pèlerinage mental aux Douze Imâms), ou ce hadith du VIIIe Imâm, ‘Alî Redhâ :

 

« Ayez toujours devant les yeux l’un des Imâms »

 

C’est-à-dire que son image mentale soit constamment votre point de mire. Il faut en effet se prémunir contre toute dispersion mentale, pour que se produise l’attraction divine indispensable pour que l’âme soit enlevée à elle-même. L’âme de l’homme, dit-il, n’est jamais un instant inactive ; sans cesse elle passe d’un état à un autre, d’une image à une autre. Tous les actes de dévotion prescrits, la prière, le pèlerinage, la visite mentale aux prophètes et aux Imâms, ce sont autant d’exercices destinés à stabiliser le flux des images et à préserver l’âme du vide de la dispersion et du vagabondage. C’est cela même la vertu de la fixation sur une image privilégiée.

 

Aussi bien nous est-il dit :

 

« Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu »

 

(Qorân 2 :115)

 

Il est avec vous partout où vous êtes, celui qu’aucun lieu ne contient, mais dont aucun lieu n’est vide.