Relation du monde à son principe dans les doctrines d'Ibn Arabî de Shankara et du Vedanta (3)

Dans la doctrine d’Ibn Arabî, le monde de la multiplicité est illusoire. Il est d’un côté pure illusion, et d’un autre côté, il est réel (sous le rapport de sa relation avec Dieu). De ce point de vue, son regard trouve une proximité particulière avec l’analyse du Vedanta et de Shankara.

 

Auparavant, il faut examiner si l’on peut trouver l’équivalent dans la doctrine d’Ibn ‘Arabî, de la notion de Maya qui est en quelque sorte l’être illusoire du monde dans la doctrine du Vedanta.

 

Deux points de vue à ce sujet :

 

    Le point de vue de Dârâ Shokûh (1)

 

Dârâ Shokûh est un gnostique, prince musulman de l’Inde moghole qui vivait au XIe siècle de l’Hégire. Il est le traducteur des Upanishad en persan. On peut le considérer comme le fondateur de la gnose comparée. Dans son traité Majma’ al-Bahrayn (le confluent des deux océans) où il se proposait de montrer les correspondances des significations entre la gnose musulmane et la gnose de l’hindouisme, il écrit à propos de la Maya : « De Chid-akasa (2) , (ou espace spirituel ou Trône divin, ârsh), la première chose qui a émané fut l’amour que, dans le vocabulaire des unitaristes de l’Inde, on appelle Maya. Cela désigne, pour les gens de l’islam, la parole divine rapportée dans un hadith qodsi (3) (où Dieu parle): « J’étais un trésor caché, puis J’ai voulu être connu et J’ai créé la création » (4) .

 

Ailleurs, évoquant les sens intérieurs chez les maîtres de l’hindouisme, il les évalue à quatre, respectivement : le sens commun, la fonction (ou faculté) imaginative, la fonction intellective et la fonction estimative qu’il évalue de façon comparative. Il établit une correspondance entre la faculté sensible et la faculté estimative Ahankara (5) . Il dit à ce propos : « Le quatrième ahankara, c'est-à-dire celui qui fait attribuer une chose à soi, est l’ahankara attribué à paramâtman (6) (Esprit absolu et supérieur ou âme des âmes) à cause de la maya et la maya signifie amour dans leur langue ».

 

Il est clair que Dârâ Shokûh, en établissant cette correspondance, a en vue deux spécificités de la Maya. L’une est celle de posséder la qualité du premier manifesté ou en d’autres termes, d’être le chainon intermédiaire qui unit avec tout autre-que-Dieu (mâ siwâ), car le rôle de l’amour, ou du mouvement du désir d’Ibn 'Arabî qu’il a associé ou confondu dans son esprit. L’autre, la dimension de productrice d’illusions de la maya : il semble, à ce sujet, que Dârâ Shokûh n’ait pas pu éclaircir de façon satisfaisante la notion de Maya et son rapport avec l’amour (‘eshq).

 

B. Le point de vue du Dâriûsh Shâyegân (7)

 

Dâriûsh Shâyegân est un célèbre indianiste iranien qui a abordé cette discussion dans un de ces ouvrages. Au sujet de la ressemblance de la faculté imaginative dans la mystique (soufisme) islamique avec la notion de maya dans la sagesse de l’hindouisme, il a écrit : « Dans le livre Futûhât al-Makkiyya (Les Illuminations de La Mecque), Ibn 'Arabî, le grand mystique musulman, désigne l’imagination absolue comme un fin nuage. Il dit : « On a interrogé l’Envoyé de Dieu (s) : « Où se trouvait notre Seigneur avant qu’Il ne crée Ses créatures ? » Le Prophète répondit : « (Il se trouvait) dans la nuée ; c’est un nuage fin et subtil, au-dessus duquel il y avait de l’air et au-dessous duquel il y avait de l’air ».

 

Ensuite Ibn 'Arabî ajoute que dans la langue arabe, un nuage fin est appelé ‘amâ, nuée. Cette nuée procède du souffle d’émanation du Miséricordieux qui a fait venir à l’être ce fin nuage et Dieu a rassemblé dans cette nébulosité toutes les formes de ce qui est autre-que-Lui. C’est pourquoi on l’appelle aussi Imagination absolue ou imagination réalisatrice (muhaqqiqa), car c’est grâce à l’énergie toujours croissante de cette faculté imaginative que les lieux de manifestations (mazâher) ainsi que les entités immuables (‘ayân thâbita) de toutes les choses existantes se réalisent, c'est-à-dire viennent à l’être. Ibn 'Arabî distingue deux sortes d’imagination, l’une est l’imagination séparée (munfasil) et l’autre imagination restreinte ou conjointe (muttasil).

 

L’imagination séparée est équivalente à l’imagination absolue et au monde angélique (malakût). L’imagination restreinte est celle que l’on connaît comme la faculté imaginative organique et qui n’est qu’un rayon de l’imagination séparée ou absolue.

 

Alors que l’imagination séparée, indépendante et autonome embrasse et cerne le monde du malakût, l’imagination restreinte est conditionnée par l’imagination séparée et lui est subordonnée. Elle est en relation avec le monde des formes imaginatives. Selon Feyz Kâshânî : « L’imagination séparée dans le macrocosme ('âlam kabîr) a pour correspondant l’imagination restreinte dans le microcosme ('âlam saghîr) ».

 

Ce qui ressort de ces sujets est que l’énergie imaginative se manifeste dans les deux niveaux de l’univers, le macrocosme et le microcosme. Ce qui veut dire que sous un rapport, elle est une fonction créatrice qui, sous la forme d’imagination réalisatrice, embrasse le monde angélique (du malakût) et des âmes immatérielles et du monde intermédiaire (barzakh, intermonde, comme l’appelle Henry Corbin), celui des formes imaginales. Sous un autre rapport, en raison de sa jonction avec l’imagination de l’homme et de sa descente jusqu’au centre de l’activité imaginative de l’homme, elle se transforme en un voile qui s’interpose entre Dieu et la création. L’imagination de l’homme, à son tour, joue un rôle double. C'est-à-dire qu’elle reçoit sa lumière en faisceau du monde du malakût et de l’imagination séparée, et de là, elle parvient au monde des formes imaginales. D’autre part, cette faculté imaginative va causer le voilement et l’occultation des réalités spirituelles.

 

Dans l’hindouisme aussi, la notion de Maya, ou de caractère illusoire du monde, possède aussi deux types de fonction. C'est-à-dire que d’un côté, elle est une faculté créatrice et révélatrice, et de l’autre, elle est une force obscure et de dissimulation. Et dans cet état, c’est sous la forme de l’ignorance, avidya (8) , qu’elle se manifeste.

 

Ce que l’on peut ici comparer, ce n’est pas la notion de Maya à l’imagination absolue, mais plutôt le rôle double et similaire que chacune de ces deux notions joue dans le monde séparé qui est le sien. Ainsi, nous pouvons affirmer que les deux aspects de la maya face à l’absolu et au figuré ainsi qu’au macrocosme et au microcosme, possèdent le même rapport de ressemblance que les deux dimensions de la notion d’imagination dans la spiritualité islamique.

 

Si la gnose islamique et la gnose hindouiste n’envisageaient pas pareillement la procession du multiple à partir de l’un, et si elles ne considéraient pas le degré de l’unité comme réel et celui de la multiplicité comme illusoire, les deux notions n’auraient pas pu se prêter à une telle comparaison entre elles. Parce que l’existence de l’une peut tendre de l’unité à la multiplicité, descendre de sa simplicité homogène (ou similaire) et se manifester sous l’apparence de la multiplicité ; cela rend nécessaire la présence d’un moyen terme, avec l’aide duquel cette transformation prendra forme et que les degrés de l’arc de la descente se réaliseront sans que l’unité immuable de Dieu ne subisse une atteinte de quelque sorte que ce soit.

 

C’est encore pour résoudre cette contradiction que la doctrine du Vedanta a eu recours à la notion de maya et qu’Ibn 'Arabî a fait appel à l’idée d’imagination absolue. On peut dire à ce sujet que l’axe du débat dans le discours du Dâriûsh Shâyegân, - la relation du monde avec son Principe – a consisté en trois notions et trois similitudes :

 

1) un aspect de miroir (qui reflète l’être) de la Maya et l’imagination absolue (par opposition à l’imagination illusoire).

2) la gémellité de deux aspects : occultation et manifestation dans les deux cas de la Maya et de l’imagination absolue.

3) intermédiarité des deux notions entre l’être un et la multiplicité.

 

Déduction et conséquences

 

En tenant compte de ce que nous avons dit en exposant le point de vue de 'Ibn 'Arabî au sujet de la relation du monde avec son Principe, on peut considérer le « souffle du Miséricordieux » (l’Être général) et la relation de ce dernier avec les phénomènes multiples du monde comme l’équivalent de la Maya et son rôle avec le monde du multiple. C'est-à-dire que le souffle du Miséricordieux, l’ombre de Dieu, l’acte et l’ordre unique qui vient de Lui, jettent leur rayon sur toutes les multiplicités et embrassent tous les lieux de manifestations, et cela est admis comme la première manifestation de Dieu (Haqq).

 

De cet acte ou effusion unique, les différentes déterminations font leur apparition avec leurs limites, en même temps que les essences immuables et les formes qui naissent de l’interaction de ces phénomènes. Comme « le souffle du Miséricordieux » n’est rien d’autre qu’une relation et une liaison avec Dieu et qu’il est autonome, il n’est pas soumis à un statut particulier. Et en tant que révélateur des multiples qu’il fait apparaître au grand jour, on peut le qualifier d’imagination réelle ou réalisée (mohaqaq). L’apparition du Souffle du Miséricordieux inaugure la « naissance » de l’être et les êtres existants sont comparables à des lettres qui font leur apparition grâce à ce souffle.

 

Les formes de ce monde trouvent leur rôle dans la nuée par la médiation du souffle du Miséricordieux, et la nuée joue elle aussi un rôle d’intermédiaire. La nuée est la première détermination du souffle du Miséricordieux. Les formes du monde sont comparables à des accidents de la nuée ; elles sont pour la nuée comme ce qu’est le miroir pour celui qui s’y regarde. Dans la même comparaison, Celui qui regarde le monde, c’est Dieu, exalté soit-Il. Les choses sont telles que les formes du monde se situent entre la nuée et le regard de Dieu, car ce qui se manifeste entre les deux indique qui est l’observateur du monde.

 

Avec l’apparition de la Nuée, Dieu a dispensé à l’autre-que-Dieu l’existence réelle (wujûd ‘aynî). La nuée est la première manifestation du souffle du Miséricordieux (en vertu du mouvement d’attraction par l’amour et du désir prééternel). Quant à l’apparition de tous les êtres dans la nuée, elle s’est opérée par l’impératif divin « Sois ! ». Ibn 'Arabî distingue trois degrés dans la Présence divine : une dimension ésotérique, bâtin, une dimension manifeste, zâhir, et un troisième agent qui fait la jonction entre les deux premiers.

 

Ce troisième degré possède une face tournée vers la manifestation et une face tournée vers le monde invisible et pour lui, la réalité de l’âme se trouve au sein du degré moyen de la Nuée, là où apparait la multiplicité (comme il en va de l’âme, d’une part, et les paroles et la langue d’autre part, qui sont des intermédiaires entre le monde mental et l’extérieur. De même, l’imagination est un moyen terme entre l’intellect et les sens). Le mot ‘amâ se dit d’un nuage fin ou d’une fumée qui accomplit le rôle de médiateur entre le manifeste et le caché, l’exotérique et l’ésotérique.

 

De cette manière, le souffle du Miséricordieux, outre la médiation entre l’unité et le multiple et entre l’apparent et le caché, tout en manifestant toutes les paroles existentielles, demeure lui-même derrière tout cela, reste occulté et se qualifie ainsi simultanément par les deux qualités d’épiphanie et d’occultation. Ce souffle est présent au cœur de la nuée et aussi dans les autres lieux de manifestation, (mais en même temps, son statut demeure celui d’imagination se manifestant dans la multiplicité) aussi bien comme une médiation que porteur de toutes les perfections.

 

Conformément à cela, il semble que le souffle du Miséricordieux se prête bien à une comparaison avec le rôle et le mode opératoire de la Maya dans la gnose de l’Inde (la doctrine de Shankara). Enfin, les ressemblances et les similarités entre les deux écoles au sujet du lien qui unit le monde à son Principe se résument à ces points :

 

Négation de la causalité

 

Ibn 'Arabî rejette le lien de causalité, cause et effet, afin de rejeter la multiplicité, la dualité et le point de vue de non-dépendance à l’égard du causé.

 

Dans la doctrine de Shankara, la causalité est également niée aux fins de nier la multiplicité.

 

Coexistence de la manifestation et de l’invisible

 

Dans la doctrine d’Ibn 'Arabî, la création est envisagée comme une manifestation, une épiphanie divine qui implique à son tour une occultation de Dieu dans les formes de manifestation (mazâhir).

 

Dans la doctrine de Shankara, la Maya est également aussi bien une occultation du monde qu’une manifestation de Brahma.

 

Le monde de la multiplicité est illusoire

 

Les comparaisons d’Ibn 'Arabî concernant le monde sont : le nuage, la vague, l’ombre, le rêve et le miroir.

 

Dans la doctrine de Shankara, l’être illusoire du monde-autre-que-Dieu est comparé à une corde, à un serpent, à un rêve, au réveil.

 

L’apparition et la première détermination du Principe

 

Dans la doctrine d’Ibn 'Arabî, la manifestation et la première détermination du Principe sont désignées par : l’être étendu, la Face de Dieu, le premier intellect, le souffle du Miséricordieux, la réalité mohammadienne.

 

Dans la doctrine de Shankara aussi, la manifestation et la première détermination du Principe sont appelées : Maya, Hiranygarbha, parvâk, Shayda.

 

Lexique des différents termes et expressions employés pour la manifestation

 

Les expressions et les noms désignant la manifestation dans la doctrine d’Ibn 'Arabî sont : l’être général, volonté, amour, première détermination (ta’ayyun avval), Nuée (‘amâ), Imagination séparée, Imagination totale, Souffle du Miséricordieux.

 

Dans la doctrine de Shankara aussi, les différentes expressions pour la manifestation sont : Maya, apparition de Brahman, énergie d’occultation de Brahman, volonté et puissance créative, Ishvara, instrument de création, Illusion totale, agent de relation entre l’unité et la multiplicité.

 

Deux points de vue sur le monde

 

Le regard que porte la doctrine d’Ibn 'Arabî sur le monde est double : tantôt, le monde est dit réel en tant que manifestation ou miroir du Réel (Haqq, un nom divin). Tantôt, il est création, envisagé dans sa réalité intrinsèque, comme autre-que-Dieu (mâ siwâ Allah).

 

Le but de la création

 

Dans la doctrine d’Ibn 'Arabî, le but de la création est de manifester les perfections de Dieu dans le miroir de la création, sans aucune intention opératoire ou efficience. Dans la doctrine de Shankara, la création est semblable à un jeu sans but et à une démonstration des dons artistiques de Brahman, que le Vedanta appelle Leela (ou Lila).

 

La fonction de la multiplicité

 

Dans la doctrine d’Ibn 'Arabî, la multiplicité s’explique comme le résultat de l’apparition des noms désignant les qualités divines, ainsi que les essences immuables (a’yân thâbita).

 

Notes :

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1-Dârâ Shokûh est le fils aîné de Shâh Jahân, empereur de la dynastie mongole en Inde. Né vers 1628, ce prince savant est mort en 1648, assassiné lors des querelles de succession à son père. Il doit sa réputation à un ouvrage intitulé Majma’ al-Bahrayn, le confluent des deux océans, qu’il écrivit en persan, langue officielle des Mongols de l’Inde. Dans ce livre, il montre la convergence des enseignements spirituels entre l’hindouisme et l’islam, en mettant l’accent sur la non-dualité propre au Vedanta et au Coran.

2-Chid-akasa Conscience cosmique. Les yogis y accèdent par concentration dans la position du lotus.

3-Les hadiths qodsi sont les paroles du Prophète Muhammad (s) commençant par : "Dieu a dit :…" dans lesquelles sont rapportées des paroles divines, mais qui ne sont pas inscrites dans le Coran pour les distinguer de la révélation proprement dite. Ces hadiths sont qualifiés de sacrés, qodsi, pour cette raison même.

4-Al-Futûhât al-Makkiya de 'Ibn 'Arabî, II, p. 322, chap. 178

5-(terme sanskrit) Ahamkara est le moi de l'individualité humaine, le je, pronom personnel et principe d’individuation.

6-(terme sanskrit) Paramātman est l’Identité Suprême, Esprit Suprême, celle de l’identification au principe absolu.

7-Dāriush Shāyegān, né en 1935 à Téhéran, est un philosophe et romancier iranien, indianiste et professeur d'université, de formation française.

8-(terme Sanskrit), avidya : l’ignorance, la non-connaissance