La sagesse de la coexistence du vrai et du faux

Le thème de la sagesse qui préside à la coexistence du vrai et du faux est l'un des thèmes discutés dans les différentes conceptions du monde. On se pose surtout la question de savoir si le système du monde est vrai, s’il est réel, s’il est tel qu’il devrait être. Est-ce que chaque chose est à sa place dans ce système ou non ? Y a-t-il des choses qui ne devraient pas y être ? Le système est-il creux et futile, dépourvu de but et de finalité ?

 

En réponse à ces questions et autres semblables, les avis des savants et des penseurs divergent. Ils peuvent se ranger en plusieurs tendances qui se ramènent à trois groupes principaux. Les uns ont répondu positivement à la première question : le système de ce monde est vrai et réel. Les autres ont choisi de répondre par la négative : le monde est faux et vain, sans but ni finalité. En effet, certains philosophes ont opté pour un scepticisme radical à l’égard du monde : ils professent que le monde et l’homme sont deux entités qui n’auraient pas dû exister, qui vont à l’aveuglette parce que dépourvues de sens et de finalité.

 

Face à eux, les théosophes et les théistes, tous ceux qui reconnaissent une origine divine au monde, en particulier les penseurs de l’islam, soutiennent de façon claire et nette que la création du monde est vraie, repose sur la réalité, et que cette réalité est assimilée au Bien et au Beau. En outre, ils affirment qu’aucune carence, aucun défaut ni aucun excès n’y existent. La création n’est pas un jouet ni quelque chose de vain ou de faux.

 

« Qui si bellement fit toute chose par Lui créée… » (Sourate Al-Sajdah (La prosternation) ; 32 : 7).

 

« Moïse dit : "Notre Seigneur est Celui qui a donné à toute chose sa nature, puis l'a guidée" » (Sourate Tâ- Hâ ; 20 : 50)

 

« Nous n’avons pas créé le ciel et la terre, ainsi que ce qui est entre eux, par jeu. Si Nous avions voulu Nous donner divertissement, Nous l’aurions tiré de Notre sein, si vraiment Nous avions voulu le faire. Bien au contraire, Nous lançons contre le faux la vérité qui le subjugue, et le voilà qui disparaît. Et malheur à vous pour ce que vous attribuez [injustement à Dieu]. » (Sourate Al-Anbiyâ (Les prophètes) ; 21 : 16-18)

 

Le troisième groupe a développé une autre vision des choses qui est la suivante : le monde et l’homme avec lui sont un mélange de bien et de mal, une partie désirée et une partie non désirée, une moitié devant être et une moitié ne devant pas être. Les partisans de cette vision affirment avoir une vision dualiste, manichéenne du monde : le bien et le mal, le vrai et le faux, la carence et la perfection, la maladie et la santé, la vie et la mort, le chaos et l’ordre, la prévarication et la justice, la corruption et la pureté, la ruine et la fortune sont les plus tangibles de ces dualités.

 

Elles sont le signe et la preuve que la dualité était déjà présente à l’origine et au commencement de l’être. Parce qu’il n’est pas possible que dans un seul instant tout l’univers prenne racine d’un seul principe et d’une seule cause, et qu’en même temps, il véhicule la différence et la dualité.

 

La pensée dualiste qui a existé dans l’Iran antique avec le culte mazdéen qui honore les deux divinités de la lumière et de l’obscurité, est née de ce que l’on a attribué deux principes à l’origine du monde. Le principe du bien et du mal, de la lumière et de l’obscurité, de la beauté et de la laideur. Les prêtres mazdéens croyaient et enseignaient que les armées et les forces de ces deux principes, les armées de Yazdân (la lumière) et les armées d’Ahriman (les ténèbres) étaient constamment en guerre et en conflit, même s’ils avaient donné la promesse qu’à la fin du monde, les armées du bien et de la lumière l’emporteraient sur les armées du mal et de l’obscurité. L’armée du mal et de l’obscurité serait vaincue et seule triompherait à jamais l’armée du bien et de la lumière.

 

Dans la théosophie, la priorité originelle de l’être revient au Réel (Haqq), au Bien, à la Beauté, la Perfection. Le faux, le mal, l’imperfection et la laideur sont en dernière analyse attribués au néant et non à l’être. Le mal en tant que tel, n’est pas le mal ; c’est parce qu’il cause  le néant en autrui qu’il est mal. Les maux sont des nécessités qui sont concomitantes de l’être du bien et du vrai.

 

Ils se présentent sous la forme d’une série de concomitants essentiels indissociables dépourvus d'authenticité (asâlat) et en comparaison avec le réel et le bien, ils sont dans la position d’« apparences » (nemûd-hâ), opposés aux « étants », de telle sorte que lorsque les étants viennent à l’existence, ils impliquent forcément la venue des apparences ou de leurs concomitants.

 

La question originelle est celle de l’apparition des différents degrés d'êtres desquels l'esprit abstrait des quiddités. L’Etre absolu est le Bien Pur auquel n’accède aucun mal, ni imperfection, ni laideur. Dans ce degré de l’être qui est le degré de l’Essence de Dieu, il n’y a ni quiddité, ni néant. Quant aux créatures de Dieu qui ont reçu l’être de Lui, elles sont frappées d’une faiblesse (de l’intensité) de cet être. Ceci s’explique par le fait que le concomitant de l’action est sa postériorité par rapport à l’agent.

 

Excepté Dieu qui est l’Agent de manière absolue, toutes les créatures sont considérées comme résultant de Son acte, et pour cette raison pâtissent d’une faiblesse de l’intensité de leur être. Le concomitant de ce qui est un acte, c’est d’avoir une limite existentielle de laquelle on extrait une quiddité lors du processus de connaissance. Il en va de même de l’acte qui de ce fait est d’un degré inférieur à celui d'un degré d'existence particulier. De telle sorte que le non être, tout en étant dépourvu de réalité (asâlat) s’insinue dans l’être, jusqu’à ce que nous arrivions au monde de la nature ou Nâsût(1)qui est, de l’avis des théosophes (hokamâ-ye elâhî), le plus faiblement doté de l’être et le plus imparfait des mondes de l’être.

 

Ici, il faut dire que les signes de la faiblesse de l’être qui sont d’un point de vue des signes de la quiddité et du néant, se manifestent plus encore de telle sorte que le mal et le faux qui sont dépourvus de réalité et qui ne sont pas de la catégorie de l’être, deviennent néanmoins des concomitants indissociables des degrés inférieurs de l’être.

 

Par conséquent, si nous considérons le système de l’être en tant qu’être, force sera de constater que ni le faux, ni la quiddité, ni le néant ne peuvent se frayer un accès vers lui. En regardant d’en haut, on ne voit que la lumière. Mais en regardant d’en bas, nous voyons l’ombre. L’ombre est un corps qui est le concomitant d’un corps, et bien qu’elle ne soit pas pourvue de réalité, et qu’il n’y ait que de la lumière, elle se présente à notre saisie mentale avec la médiation de ce corps. L’ombre n’est rien d’autre qu’une absence de lumière dans une certaine limite et la présence de lumière autour de cette limite.

 

La sagesse divine a tout résumé dans la formule Bismi-llâh al-Rahmân al-Rahîm. (2) Cette sagesse nous dit que la manifestation de l’être s’est faite au nom de Dieu, du Tout miséricorde (al-Rahmân) et du Miséricordieux (al-Rahîm).

 

Et d’un point de vue très élevé, le monde n’est que (la manifestation de) Dieu, de la qualité de toute miséricorde (Rahmâniyya) puis de la qualité de miséricorde (Rahîmiyya) de Dieu.

 

Il est difficile de concevoir cette signification, mais elle est très subtile et sublime ; et si on peut l’appréhender, beaucoup de nos difficultés seront résolues.

 

Dans cette vision des choses, le monde se présente sous deux faces : une face venant de Lui et une face vers Lui. La face venant de Lui est celle de la rahmâniyya divine et la face tournée vers Lui est celle de la Rahîmiyya de Dieu. L’ensemble des autres noms divins sont des noms dérivés (taba’î), de deuxième et troisième degrés. Dieu est aussi Dominateur et Vengeur etc., mais la priorité originelle est celle de la rahmâniyya et de la rahîmiyya.

 

Les autres qualités divines procèdent en réalité de ces deux Noms. Même la qualité de domination procède de la bonté divine. La bonté (lotf) possède un degré de réalité et d'authenticité(3) (asâlat) que la domination ne possède pas.

 

La vision unitariste ne peut pas consister en autre chose que cela. La vision philosophique réelle est aussi celle-ci et il n’y a pas d’ontologie réelle autre que celle-ci.

 

Remarque :

 

Cette conception de la procession de l’être suivant l’épiphanie des Noms divins se calque sur la révélation du Coran, en tant qu’image de la révélation du monde et inversement. Le monde est un grand Coran et le Coran est le résumé du monde. Les premières paroles du Coran sont : Au Nom de Dieu, Rahmân et Rahîm. La chaîne des mots formant cet énoncé correspond à la chaîne des degrés successifs de la création du monde.

 

Il y a d’abord le nom Allah qui est le Nom total (al-Ism al-jâme’), duquel procède le Nom al-Rahmân qui est comme l’équivalent du Nom Allah, comme le dit le Coran :

 

« Dis : " Invoquez Dieu, ou bien invoquez le Tout-miséricordieux. Sous quelque nom que vous L’invoquiez, c’est Lui qui a les noms les plus beaux "... » (Al-Isrâ’ (Le voyage nocturne) ; 17 : 110)

 

Le nom al-Rahmân embrasse un domaine qui est aussi vaste que la science divine. La bonté divine embrasse toute chose et la science divine embrasse aussi toute chose.

 

Le troisième Nom, al-Rahîm, miséricordieux, fait allusion à une bonté divine particulière, plus intense, plus intérieure, réservée aux croyants. Alors que le Nom al-Rahmân est un nom exclusivement divin, le nom Rahîm est un nom partagé entre Dieu et Ses créatures. Rahîm est un des qualificatifs de l’Envoyé de Dieu dans le Coran.

 

« Certes, un Messager pris parmi vous est venu à vous, auquel pèsent lourd les difficultés que vous subissez, qui est plein de sollicitude pour vous, qui est compatissant et miséricordieux (rahîm) envers les croyants. » (Sourate Al-Tawba (Le repentir) ; 9 : 128).

 

Ce verset laisse penser que la Rahîmiyya est associée à la fonction de l’Envoyé de Dieu en tant que chef des croyants. C’est la bonté divine à destination spécifique apportée par la mission du Prophète (s) qui clôt définitivement le cycle prophétique.

 

Il y a ainsi une discrimination entre la bonté dont bénéficient tous les êtres, qui est justement la bonté de l’être accordée par Dieu aux créatures - car être est préférable au non être -, et cette bonté mohammadienne destinée aux croyants dont ils jouissent exclusivement. Et avec la mission prophétique et la mission des Imâms, une bonté spécifique va désormais concerner les croyants exclusivement, en l’occurrence tous les êtres qui ont pris le chemin de l’axe de la remontée et qui auront bénéficié des deux formes de la bonté divine.

 

Mais en tant qu’émissaire divin s’adressant à tous les hommes, le Prophète (s) a été envoyé comme une bénédiction divine pour les univers, en vertu de la rahmâniyya, à savoir de la bonté universelle.

 

« Nous ne t’avons envoyé que par miséricorde (rahma) pour les mondes. » (Sourate Al-Anbiyâ (Les prophètes) ; 21 : 107)

 

En résumé, on peut dire que la qualité de toute miséricorde (rahmâniyya) est la bonté divine projetée sur la création : elle touche et concerne tout le monde, sans exception. Alors que la qualité de miséricorde (rahîmiyya) est la même bonté telle qu’elle retourne à Dieu à travers ses créatures qui ont tiré le plus grand bénéfice de la rahmâniyya en se montrant obéissants et reconnaissants envers leur Créateur.

 

1-Formé sur le schème nominal de « Jabarût » et de « Malakût », le terme « Nâsût » désigne le monde des hommes, envisagé séparément. « Al-Nâs » désigne les gens et serait dérivé du mot « insân » qui désigne l’homme en tant qu’être créé pour la lieutenance de Dieu sur terre, à la différence de « bashar » qui désigne les hommes en tant qu’espèce du genre animal.

 

2-Traduite par : « Au nom de Dieu, le Tout miséricorde, le Miséricordieux », par Jacques Berque et par : « Au nom d'Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux », par Mohammad Hamidullâh.

 

3-Le mot asâlat possède à la fois le sens d’originel, de principe, d’authentique. Nous traduisons par « degré de réalité » pour éviter toute confusion avec l’antériorité ou le caractère principiel.