L’importance de Mollâ Sadrâ dans la philosophie iranienne et islamique

L’importance de Mollâ Sadrâ dans la philosophie iranienne et islamique
Seyyed Hossein Nasr*
Traduit par
Babak Ershadi
Sadreddin Mohammad Shirâzi, plus connu sous le nom de "Mollâ Sadrâ" naquit dans la ville de Shirâz. Sa date de naissance nous est restée inconnue pendant longtemps, jusqu’à ce que des chercheurs découvrent il y a quelques décennies la copie d’un manuscrit original de Mollâ Sadrâ portant une inscription de l’auteur : « J’ai appris ce point à l’aube du vendredi 7 Jomâdâ al-Awwal de l’an 1037, à l’âge de 58 ans. » D’après cette note, Mollâ Sadrâ serait né à Shirâz vers 979 ou 980 de l’Hégire (correspondant à 1572 ou 1573 de l’ère chrétienne). En réalité, cette date et celle de son décès sont les seules que nous connaissons de la vie de Mollâ Sadrâ Shirâzi.

La vie de Mollâ Sadrâ
La vie de Mollâ Sadrâ fut ponctuée d’une série de difficultés et de changements brusques. Ce grand penseur n’a jamais reçu de son vivant la place et l’estime qu’il méritait réellement. La biographie de Mollâ Sadrâ se confond en grande partie avec celle de sa vie intellectuelle : le développement progressif de ses pensées, la rédaction de ses œuvres écrites, les cours qu’il donnait à ses disciples, et ses relations avec ces derniers dont certains devinrent plus tard les auteurs d’importants livres philosophiques.

Nous pouvons diviser la vie de Mollâ Sadrâ Shirâzi en trois périodes, en commençant par son enfance et les débuts de sa formation. Son père était un notable de la ville de Shirâz, et avait assez de moyens pour pouvoir assurer une très bonne éducation à son fils. D’ailleurs, dès les premières années de sa vie, Mollâ Sadrâ a prouvé qu’il avait des dons ainsi que de très bonnes capacités intellectuelles pour réussir dans ses études.

A cette époque-là, la ville d’Ispahan était la capitale politique de l’empire des Safavides. Ispahan était également le centre principal des arts et des sciences de l’Iran. De nombreuses grandes écoles furent ainsi fondées au sein de la capitale, dont certaines existent encore aujourd’hui. Les plus grands maîtres de l’époque enseignaient dans les grandes écoles d’Ispahan spécialisées dans différentes disciplines. Il était donc tout à fait naturel qu’Ibrâhim, le père du jeune Sadreddin, décide d’envoyer son fils à Ispahan pour continuer ses études. Le système d’enseignement des anciennes écoles en Iran était évidemment très différent de ce que nous connaissons aujourd’hui. Un étudiant sérieux et talentueux devait consacrer une partie importante de son existence, voire toute sa jeunesse, à l’apprentissage des sciences. A l’époque de Mollâ Sadrâ, pour atteindre le degré d’ijtihâd, c’est-à-dire la capacité de déduire de nouvelles lois et fatwas sur la base du Coran et de la sunna, il fallait au moins une vingtaine d’années d’études.

A Ispahan, Mollâ Sadrâ eut la chance de participer aux cours de trois grands maîtres : Sheikh Bahâ’i, Mirdâmâd, et Mir Fendereski.

En assistant aux cours de Sheikh Bahaï, le jeune Sadreddin apprit les enseignements islamiques traditionnels, notamment la jurisprudence islamique (fiqh) et les hadiths chiites. Après quelques années, Sheikh Bahaï autorisa officiellement Mollâ Sadrâ à enseigner les mêmes cours. Sheikh Bahaï était un ami de longue date d’un autre grand maître de l’époque, Mirdâmâd, que ses élèves surnommaient le « Troisième maître » (après Aristote et Fârâbi). A l’instar de Sohrawardi, ce célèbre philosophe de l’époque safavide croyait que la vraie philosophie était celle qui conduirait à une expérience gnostique et théosophique. Mirdâmâd devint le principal maître de Sadreddin Shirâzi en philosophie.

Certains documents confirment que Mollâ Sadrâ participa également aux cours d’une personnalité plus ou moins mystérieuse de l’Ispahan des Safavides : Mir Fendereski. Ce dernier voyageait souvent entre l’Iran et l’Inde, où de nombreux philosophes et penseurs iraniens adeptes de la théosophie orientale (hikmat al-ishrâq) de Sohrawardi s’étaient réfugiés à la cour de l’empereur mongol Akbar Shâh. Mir Fendereski contribua activement au mouvement de la traduction d’œuvres sanscrites en persan, mouvement qui eut une influence considérable sur la vie intellectuelle et culturelle de l’Iran aux XVIe et XVIIe siècles.

Après ces années d’études à Ispahan commence la seconde étape principale de l’existence de Sadreddin Shirâzi. Il ne faut pourtant pas croire que l’ambiance d’Ispahan ait été favorable à un jeune maître qui – après avoir participé aux cours des grands maîtres connus et reconnus de son temps – ne souhaitait suivre que sa propre intuition et ses théories personnelles. Mollâ Sadrâ savait déjà qu’il allait mettre les pieds sur un chemin périlleux : plus il affirmait ses opinions personnelles et s’écartait des théories philosophiques officielles, plus il devait en même temps faire preuve d’intransigeance et d’esprit combatif face aux obstacles que lui créaient les suivistes et imitateurs des maîtres anciens. A cette époque, Mollâ Sadrâ écrit : « J’ai consacré ma vie, ma jeunesse et toutes mes forces à l’apprentissage de la théosophie divine. J’ai lu – autant que je pouvais – les œuvres des sages et des auteurs vertueux pour connaître et apprendre leurs intuitions, leurs opinions et leurs enseignements. J’ai étudié les œuvres des grands maîtres grecs, chapitre par chapitre. Cependant, de nombreux obstacles se sont dressés devant moi et m’ont empêché d’exprimer mes convictions. Les jours ont passés les uns après les autres, sans que je puisse réussir dans la mission qui était la mienne… Je voyais que les gens n’avaient pas la force de comprendre et que leurs yeux restaient aveugles à la lumière de la sagesse et aux secrets de la connaissance. Leur inimitié et leur hostilité, ma déception et mon désenchantement m’ont conduit enfin à l’isolement. Avec un cœur brisé, j’ai donc décidé de me contraindre à l’isolement dans un lieu lointain, de rester ignoré et de demeurer incognito. J’ai suivi ainsi la leçon de mon maître, de mon ami et de mon confident, le vénéré Imam Ali, le premier Imam, le père des Imams, le maître des martyrs et des pieux vertueux : dissimuler mes convictions (taqiyya). »

Mollâ Sadrâ se vit donc obligé de quitter Ispahan pour se libérer des pressions et des chantages de ses adversaires et détracteurs. Il quitta la grande capitale de l’Empire et se réfugia dans un petit village, Kahak, situé à trente kilomètres au sud-est de Qom. Ce village isolé et lointain a pourtant une valeur symbolique en raison de sa situation géographique : il se trouve près de Jamkarân, un lieu saint situé au cœur du désert central de la Perse, dédié au dernier Imam des chiites duodécimains, le vénéré Mahdi dont les chiites attendent depuis des siècles la parousie.

Mollâ Sadrâ vécut pendant onze ans à Kahak où il se donna entièrement à la découverte des vérités spirituelles. Il profita de ce long recueillement pour se plonger dans de profondes méditations et contemplations. Pendant cette période, Mollâ Sadrâ arriva à la conviction que sans méditation et intuition, la philosophie ne reste qu’un effort mental stérile. Pendant son séjour à Kahak, Sadreddin fit tout pour rester sous le couvert de l’anonymat, mais ses disciples finirent par retrouver sa trace. Ils furent alors nombreux à se rendre au petit village et formèrent un cercle autour de leur maître.

Commence alors la troisième période de sa vie. Le gouverneur de Shirâz, Allâhverdi Khân, avait fait construire une grande école à Shirâz et avait obtenu l’aval de l’empereur Shâh Abbâs II pour inviter Mollâ Sadrâ à regagner sa ville natale et à enseigner au sein de son école. La nouvelle du retour de Mollâ Sadrâ à Shirâz et des cours qu’il donnait à l’école du Khân transforma Shirâz en une nouvelle cité des sciences. Pendant ces années, Sadreddin Shirâzi se consacra entièrement à l’enseignement et à la rédaction de nouvelles œuvres dont certaines restèrent malheureusement inachevées. La première leçon qu’il donnait à ses élèves était composée de quatre conseils : « se désintéresser de la fortune, dédaigner les ambitions, repousser l’imitation aveugle, et s’abstenir de commettre des péchés. »

Pendant les soixante-dix ans de sa vie, et malgré toutes ses occupations, Mollâ Sadrâ réussit à faire sept fois le pèlerinage obligatoire à La Mecque (hajj). Il décéda en 1640 dans la ville de Bassora (sud d’Irak) où il fut inhumé, alors qu’il revenait de son septième pèlerinage.
L’œuvre de Mollâ Sadrâ

Mollâ Sadrâ est l’auteur d’une œuvre gigantesque : quarante volumes dont certains de cent pages et d’autres de plusieurs centaines de pages. Dans ses livres et essais, Mollâ Sadrâ aborde pratiquement tous les thèmes de la philosophie islamique. Plusieurs ouvrages de Mollâ Sadrâ réunissent ses idées personnelles et les résultats de ses recherches et méditations, tandis que d’autres sont des commentaires et interprétations d’ouvrages d’autres auteurs.

Mollâ Sadrâ commenta l’œuvre monumentale d’Avicenne, Kitâb al-Shifâ’ (Le livre de la guérison), et Hikmat al-Ishrâq (La théosophie des lumières) de Sohrawardi. Dans son commentaire des Usoul al-Kâfi, le grand recueil des enseignements des Imâms du chiisme duodécimain, Sadreddin Shirâzi présenta un exposé parfait de la philosophie chiite. Mais cette œuvre est malheureusement demeurée inachevée. Mollâ Sadrâ est également l’auteur de commentaires de plusieurs sourates du Coran. Dans son exégèse coranique, Sadreddin Shirâzi est essentiellement en quête des significations ésotériques et mystiques du texte sacré. Cet ouvrage et les commentaires que les disciples de Mollâ Sadrâ écrivirent à son sujet constituent une référence incontournable de l’approche philosophique dans l’exégèse herméneutique du Coran.

Le chef-d’œuvre de Mollâ Sadrâ qui présente le résultat de ses pensées philosophiques et l’ensemble de son système s’intitule Al-Asfâr al-Arba’a al-’Aqliyya (Les quatre voyages spirituels [1]) et contient près de deux mille pages. Deux disciples de Mollâ Sadrâ qui furent également ses gendres écrivirent des commentaires très précieux sur ce chef-d’œuvre : Mollâ Mohsen Feyz et Abdol-Razzâq Lâhiji. A partir du XVIIe siècle, de nombreux auteurs ont commenté et expliqué Les quatre voyages car en réalité, la connaissance et la compréhension de la philosophie chiite jusqu’à nos jours passe forcément par l’étude de la grande Somme de Mollâ Sadrâ.

Dans l’introduction de l’ouvrage, Mollâ Sadrâ écrit : « Alors, que je vivais depuis longtemps dans l’isolement et l’anonymat, par la force de mes profondes méditations, la chaleur de la lumière de la vérité mit mon être en feu et en flamme. Mon cœur reçut les lumières du royaume céleste, et il vit soudain se déchiffrer les secrets divins grâce au secours du Seigneur. J’ai eu alors la connaissance des secrets qui m’étaient demeurés inconnus jusqu’alors, et j’appris les mystères qu’aucun argument rationnel ne m’avait jamais permis de saisir. Je parvins ainsi à voir clairement et sans aucun intermédiaire les vérités que je m’efforçais de comprendre par la raison. J’ai donc écrit ce livre que je qualifie de "divin" pour ceux qui se préoccupent de l’acquisition de la sagesse et de la perfection, afin qu’ils connaissent mieux les secrets divins. »

Dans ce passage, Mollâ Sadrâ évoque clairement une expérience spirituelle dans la droite ligne de celle de Sohrawardi. La conviction inébranlable ici ne provient certainement pas de l’argument logique, mais d’une « présence » directe.

Selon Mollâ Sadrâ, le philosophe se battait sur deux fronts : d’abord contre lui-même, ensuite contre les forces ténébreuses du monde extérieur. Sadreddin Shirâzi vécut la première bataille durant l’exil qu’il s’était imposé à Kahak. Pendant ces longues années d’isolement et de solitude, Mollâ Sadrâ passa de l’étape théorique de la pensée philosophique à celle de la conviction profonde et "vécue". Mollâ Sadrâ pensait, comme ses prédécesseurs, que ce passage ne pouvait réellement s’effectuer qu’au travers de la spiritualité chiite.

Il convient ici de rappeler l’importance du terme de « théosophie orientale » qui a eu un destin étrange dans l’histoire de la philosophie iranienne. Au XIIe siècle, Sohrawardi utilisa ce terme pour désigner la théosophie de la Perse antique qu’il voulait réactualiser. Dans cette expression, Sohrawardi cherchait à évoquer la splendeur du soleil levant et la lumière de l’aube qui met fin aux ténèbres nocturnes – motif à haut contenu symbolique. Par ailleurs, il voulait insister sur le lieu de l’apparition de cette lumière : l’Orient, qui symbolisait la lumière et la source de la connaissance au sens vrai. A l’aube, la lumière de l’Orient rayonne sur les âmes exilées dans l’univers ténébreux de l’Occident. La théosophie – qui n’est ni une philosophie pure, ni une théologie - apparaît à l’Orient et est caractérisée par sa conformité avec la « géographie mystique ». Cette théosophie est une sorte de sagesse divine qui appelle à la quête de la vérité par un passage de la connaissance abstraite de la philosophie – fondée sur les concepts – vers une contemplation directe et une « orientation » de l’âme vers l’Orient de la vérité. Selon Sohrawardi, Zoroastre et les autres grands sages de la Perse antique enseignaient cette sagesse orientale. Mollâ Sadrâ eut ainsi une expérience très profonde de cette « présence » spirituelle qui fut à la base de sa théosophie pendant son long séjour à Kahak.

Quels sont les « quatre voyages spirituels » ?
1) Le premier voyage commence dans le monde créé pour arriver à Dieu (min al-khalq ilâ al-Haqq). Le voyageur découvre alors la réalité des êtres, la nature, la matière, les formes, etc., et il arrive enfin à l’univers des vérités divines qui ne sont pas perceptibles par les sens.

2) Le second voyage se réalise « à partir de Dieu », « en Dieu » et « par Dieu » (fil-Haqq bil-Haqq). Le voyageur y découvre les attributs divins, et certaines problématiques liées à l’essence divine.

3) Le troisième voyage est un retour de Dieu vers le monde créaturel, mais « en compagnie de Dieu et par Dieu » (min al-Haqq ilâ al-khalq bil-Haqq). Le voyageur y apprend les différents degrés et l’ordre de la procession de l’être à la lumière de la vérité divine.

4) Le quatrième voyage est un voyage « avec Dieu » et « par Dieu » dans le monde créé (bil-Haqq fi al-Haqq). Ce dernier voyage ne sera possible que par une connaissance intérieure (la théosophie) pour comprendre la signification profonde de l’unicité de l’être : « Celui qui se connaît soi-même, connaît son Seigneur » (man ’arafa nafsaho ’arafa rabbaho). Le voyageur y apprend aussi la signification de la résurrection qui est en réalité l’ouverture vers l’infini avec le passage de ce monde à l’autre.

Mollâ Sadrâ dépasse et réconcilie ainsi la philosophie d’Avicenne et la théosophie de Sohrawardi, en se servant également d’éléments de la gnose d’Ibn Arabi, au travers d’un système dont la compréhension n’implique pas seulement un effort intellectuel, mais la transformation de tout son être appelé à être lui-même transfiguré et à découvrir les secrets de l’être au cours des différents "voyages".

*Ce texte est issu de l’ouvrage Ma’refat-e jâvidân (Connaissance éternelle), Recueil d’articles de Seyyed Hossein Nasr, Mehr-e Nioushâ, 2007, pp. 568-601.

Notes
[1] La traduction littérale du titre de son œuvre est "Les quatre voyages intellectuels", mais le mot aql a plusieurs significations en arabe, et le contenu de l’œuvre laisse à comprendre que ces "voyages" sont loin de se limiter à la définition usuelle de l’intellect que nous connaissons. C’est donc davantage de "voyages spirituels" dont il faut ici parler.