La traduction des œuvres des philosophes grecs en arabe

La traduction des œuvres des philosophes grecs en arabe
Djamileh Zia
La philosophie islamique a deux piliers : le Coran et les hadiths d’une part, les œuvres des philosophes grecs, surtout Aristote et les néoplatoniciens, d’autre part. Comment les écrits des philosophes grecs sont-ils parvenus aux penseurs musulmans ? Au cours des dix premiers siècles de l’ère chrétienne, les chrétiens d’Orient ont été les traducteurs des textes philosophiques et scientifiques grecs en syriaque puis en arabe. Les migrations désirées ou forcées des théologiens chrétiens orientaux ont eu pour conséquence le transfert des textes des savants et des philosophes grecs d’Alexandrie à Antioche, Edesse, Nisibe, Harran, Jondishâpour avant l’avènement de l’islam, et finalement à Bagdad à l’époque des califes abbassides.

La traduction des textes grecs en syriaque du Ier au VIIe siècle
Dès le Ier siècle, les chrétiens d’Orient commencèrent à étudier les œuvres des philosophes grecs pour s’en servir dans leurs débats théologiques. Les écoles de théologie (et de médecine) qui furent créées dans les villes de l’Empire romain d’Orient et de l’Empire perse au cours des premiers siècles du christianisme sont célèbres pour leur rôle dans la sauvegarde de l’héritage philosophique et scientifique grec. L’école d’Edesse, de Nisibe, de Harran et de Jondishâpour furent des relais qui rendirent possible la transmission et la traduction en arabe des écrits des philosophes et des savants grecs à Bagdad après la conquête de la Mésopotamie et de la Syrie par les musulmans. [1]

Les chrétiens d’Orient parlaient le syriaque, qui était la langue des populations de la Mésopotamie, de la Syrie, et des régions limitrophes. [2] Ils n’avaient pas besoin au départ de traduire les textes grecs en syriaque car ils connaissaient le grec. Par la suite, la traduction des textes grecs en syriaque devint une nécessité pour plusieurs raisons : non seulement le syriaque fut choisi pour la liturgie de l’Eglise de Perse (en opposition à l’Eglise de Byzance, qui choisit le grec comme langue liturgique), mais le nombre d’étudiants perses fréquentant les écoles théologiques chrétiennes fut en progression, or, les habitants de l’Empire perse ne parlaient pas couramment le grec. D’ailleurs, dans les écoles théologiques situées en Perse, l’enseignement était fait uniquement en syriaque. Les plus anciennes traductions d’œuvres grecques en syriaque dont nous disposons actuellement datent du Ve siècle. L’Evangile fut également traduit du grec en syriaque au Ve siècle.

On peut diviser les traductions des œuvres grecques en syriaque en trois périodes. La première période commença à Edesse [3] vers le milieu du Ve siècle, et se poursuivit à Nisibe après la fermeture de l’école d’Edesse par Zénon en 489. A cette époque, la philosophie grecque était utilisée par les nestoriens, qui donnaient surtout de l’importance à la philosophie d’Aristote (en particulier ses écrits sur la logique) pour leurs débats en théologie. Au cours de cette période, les chrétiens d’Orient furent directement sous l’influence de penseurs issus de l’école d’Alexandrie, le plus célèbre d’entre eux étant Alexandre d’Aphrodise. La deuxième période dura du début du VIe siècle jusqu’à la conquête d’une partie de l’Empire perse et d’une partie de l’Empire romain d’Orient par les musulmans. La caractéristique de cette période est le nombre important de livres en philosophie écrits par les chrétiens d’Orient eux-mêmes, en particulier par Sergius Al-Ras Eini (décédé en 539).

La troisième période, concomitante avec la conquête par les musulmans des territoires cités plus haut, comporte deux parties. La première concerne les activités de traduction et d’enseignement des chrétiens d’Orient eux-mêmes, sans que les musulmans y aient exercé une influence quelconque.

Citons à ce propos le couvent de Kennesrin, situé sur les bords de l’Euphrate, fondé au milieu du VIe siècle par les chrétiens jacobites qui fuyaient l’Empire romain ; ce couvent devint par la suite un centre d’enseignement gréco-syriaque de textes philosophiques, en particulier La Logique d’Aristote. L’un des élèves de ce couvent, Yaghoub Rahâvi (Jacques d’Edesse) (633-708) partit à Alexandrie pour y apprendre le grec et devint un maître en philosophie, théologie, histoire, géographie, et écrivit des livres qui devinrent des références, dont un dictionnaire de philosophie. La deuxième partie concerne les traductions faites sur commande des musulmans, que nous aborderons plus en détail dans le chapitre suivant.

La traduction d’œuvres grecques en arabe
Les musulmans furent très étonnés par la richesse culturelle des pays qu’ils avaient conquis. Au cours du premier siècle qui suivit les conquêtes, les califes arabes furent surtout occupés à mettre en place les administrations nécessaires à la gestion de ces vastes territoires qu’ils avaient conquis si facilement et rapidement. La langue arabe fut utilisée pour les registres, et devint la langue officielle de l’administration des territoires conquis après une cinquantaine d’années. La langue syriaque perdit donc de son importance, et ne fut bientôt utilisée que par les chrétiens pour les liturgies, et ne fut enseignée que dans les couvents. Lors du règne des califes abbassides, les musulmans s’intéressèrent progressivement aux connaissances scientifiques (médecine et astronomie surtout) disponibles dans les pays qu’ils avaient conquis, et commencèrent à faire traduire des livres. L’influence des Iraniens joua probablement en faveur de cette entreprise. Les Barmakides, d’origine iranienne, avaient une grande influence auprès des premiers califes abbassides et portaient un vif intérêt aux œuvres des Grecs (Yahyâ Barmaki surtout), probablement parce que ces œuvres avaient joui d’une grande estime et avaient été traduites dans l’Empire perse lors du règne du roi sassanide Khosrô Ier Anushirvan (531-579), qui fonda l’école de Jondishâpour. Les traductions furent confiées aux chrétiens qui habitaient dans les territoires conquis, parce que la plupart d’entre eux connaissaient les trois langues grec, syriaque et arabe. Les musulmans connaissaient les chrétiens d’Orient bien avant l’avènement de l’islam, car des médecins chrétiens qui avaient fait leurs études à l’école de Jondishâpour vivaient dans les régions septentrionales de la péninsule d’Arabie.

La traduction des livres scientifiques et philosophiques commença à prendre de l’essor lors du califat d’Abou Jafar Mansour (754-775), qui fonda la ville de Bagdad en 765 et y créa une école de médecine. Il fit venir à Bagdad Jurjis ibn Jibril Bakhtishu (ou Bukht-Yishu), directeur de l’école de Jondishâpour. [4] Mansour, qui était un passionné de philosophie et d’astronomie, invita également des astronomes à sa cour, dont le plus réputé était un iranien de la famille Nobakhti, [5] et demanda à des chrétiens d’Orient de traduire en arabe les œuvres des philosophes grecs à partir de leurs versions disponibles en syriaque. Mais le nombre des livres traduits ne fut pas très important au cours du califat de Mansour, peut-être à cause du manque de traducteurs, ou de la difficulté de trouver des manuscrits à traduire. Le calife Haroun al-Rashid (786-809) fonda lui aussi une école et confia sa direction à Yahyâ ibn Mâssouyeh (Massawaih) (777-857), son médecin personnel, connu également sous le nom de Jean Mésué, l’un des savants les plus brillants de son époque. Haroun al-Rashid le chargea également de traduire les anciens livres de médecine.

La traduction des livres philosophiques commença après ceux de médecine et d’astronomie. Les discussions à propos du sens apparent et du sens caché des versets du Coran commencèrent relativement tôt parmi les théologiens musulmans. Ils ressentirent, comme les chrétiens avant eux, la nécessité de fonder leurs argumentations sur des bases solides, et s’aidèrent pour cela des œuvres des philosophes grecs, en particulier d’Aristote. C’est apparemment Yahyâ (Youhanna) Al-Bitriq, connu également sous le nom de Patricius, qui fut le premier à traduire en arabe les écrits des philosophes grecs, mais il préférait personnellement traduire les livres de médecine. L’œuvre philosophique la plus importante qu’il semble avoir traduite est le Timée (Timaeus) de Platon, ou peut-être le résumé de ce texte écrit par Galien. Il traduisit également deux résumés du Traité de l’âme d’Aristote (l’un d’eux étant celui d’Alexandre d’Aphrodise) qui eurent une grande influence sur le point de vue des musulmans à propos des idées d’Aristote sur l’âme et en particulier l’intellect. Les autres traductions de textes philosophiques que l’on attribue à Yahyâ Al-Bitriq sont d’autres oeuvres d’Aristote. Ces traductions furent révisées et corrigées par d’autres traducteurs au cours du IXe siècle.

L’entreprise de traduction des livres arriva à son apogée lors du califat de Mamoun (813-833). Mamoun soutenait les théologiens motazilites (qui tentaient de concilier la pensée islamique et les idées des philosophes grecs), et utilisa tous les moyens qu’il avait à sa disposition pour renforcer la position de ce groupe de théologiens. Ce calife fonda le Bayt al-Hikma (la Maison de la Sagesse) en 830. Il s’agissait d’une institution dotée d’une bibliothèque, chargée de traduire des livres écrits en langues diverses, chinois, indien, persan, et surtout grec. Ce fut une période de récupération et de traduction systématique des plus importantes œuvres scientifiques et philosophiques grecques. Des émissaires chargés de trouver et d’acheter des livres anciens étaient envoyés dans l’Empire romain d’Orient, et un groupe de savants traduisait ces livres. Les traducteurs étaient parmi les plus célèbres savants de l’époque. Citons à titre d’exemple Yahyâ ibn Mâssouyeh (Massawaih), évoqué plus haut, qui fut le directeur de cette institution pendant un temps.

A cette époque, quelques mécènes, dont les plus connus étaient trois frères de la très riche famille Bani Moussâ (ou Banu Musâ), soutenaient financièrement les traducteurs. Les Bani Moussa envoyaient des personnes à Byzance pour y acheter des manuscrits grecs, invitaient les traducteurs les plus qualifiés à venir à Bagdad, et leur payaient un salaire régulier.

Les œuvres des philosophes grecs furent le plus souvent traduites en arabe à partir des versions syriaques déjà existantes, mais un certain nombre de traducteurs qui connaissaient suffisamment bien le grec traduisaient directement les manuscrits grecs en arabe. Le plus célèbre de ces traducteurs fut Hunayn ibn Es’hâgh (Ishâq) (809-873), connu également sous le nom de Johannitius. Il fut l’élève et le confrère de Yahyâ ibn Mâssouyeh (Massawaih). Avec Hunayn commença une nouvelle ère dans l’histoire de la traduction : ses traductions étaient précises, le plus proche possible du texte d’origine. Hunayn était aidé dans cette tâche par un groupe de traducteurs aussi qualifiés que lui, dont son propre fils, Es’hâgh (Ishaq Hunayn, décédé en 911), son neveu Hubaysh Al-Hasan, et son élève Issâ (Isa) ibn Yahyâ.

Hunayn connaissait le grec, le syriaque et l’arabe, et pouvait ainsi comparer les textes et juger de la qualité des traductions antérieures. Un certain nombre de traductions effectuées par le passé furent entièrement revues et corrigées par lui. Hunayn et son élève Issâ (Isa) traduisirent les œuvres philosophiques de Galien en arabe et/ou en syriaque. De plus, plusieurs œuvres d’Aristote traduites en syriaque furent traduites en arabe par Hunayn et ses collaborateurs. « Hunyan et ses nombreux collaborateurs auraient traduit, ou retraduit à partir de versions arabes ou syriaques plus anciennes, un grand nombre d’œuvres importantes : de Platon, Les Dialogues et La République ; d’Aristote, La Logique, aussi connu sous le nom de L’Organon, et dont le corpus comprend, entre autres, Les Catégories, Les Topiques, Les Analytiques, et La Métaphysique ; de Porphyre (234-305), l’un des principaux fondateurs du néoplatonisme, L’Isagoge, une introduction aux Catégories d’Aristote ; et enfin, Le Livre des causes (Liber de causis), qu’on attribuait à Aristote au Moyen Age, mais qui s’inspire en fait des Eléments de théologie du dernier grand philosophe néoplatonicien grec, Proclus (412-485). » [6] Hunyan aimait surtout les livres de médecine, et traduisit en arabe tous les livres de médecine de Galien et d’Hippocrate. Il semble que les autres traducteurs lui apportaient leurs traductions pour qu’il les corrige. De plus, Hunayn rédigea lui-même quelques livres scientifiques et philosophiques. Il était donc bien plus qu’un simple traducteur.

Un autre traducteur célèbre dont le degré de connaissances égalait celui de Hunayn était Ghostâ ibn Lughâ (Qosta ibn Luqa), natif de Baalbek et probablement d’origine grecque. Ghostâ (Qosta) avait des connaissances en médecine, en astronomie, en géométrie et en philosophie, et devint célèbre pour ses traductions des textes des philosophes grecs. Deux traducteurs vivant au Xe siècle, Abou Bishr Matta et son élève Yahyâ ibn ‘Adi, sont célèbres eux aussi pour leurs traductions des œuvres d’Aristote. De plus, Abou Bishr Matta écrivit des commentaires sur les quatre livres de logique d’Aristote et d’autres œuvres philosophiques. Ces commentaires, qui devinrent célèbres de son vivant, lui valurent le surnom du « grand logicien du temps ». Yahyâ ibn ‘Adi devint lui aussi célèbre pour ses traductions et la rédaction d’œuvres originales appartenant pour la plupart au domaine de la logique. On le surnomma ainsi « al-mantiqi » [7]. Les traductions des chrétiens d’Orient pendant le règne des Abbassides permirent non seulement aux musulmans d’avoir accès aux écrits des philosophes et des savants grecs, mais aussi de sauvegarder cet héritage. Au Moyen Age, les livres traduits en arabe devinrent accessibles aux philosophes et théologiens des pays d’Europe, qui redécouvrirent les philosophes grecs par ce biais.

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Sources bibliographiques :

- Fakhri, Majid, A History of Islamic Philosophy, Longman, 1983 ; traduit en persan sous le titre Seyr-e falsafeh dar jahân-e eslâm, Ed. Markaz-e nashr-e dâneshgâhi, Téhéran, 1993, pp. 20-36.
- Al-Fakhouri, Hana ; Al-Jarr, Khalil ; Târikh-e falsafeh dar jahân-e eslâmi, trad. persane d’Abdol-Mohammad Ayati, Ed Zaman (pour la version persane), Téhéran, 1976, pp. 321-331.
- Delisle, Jean, Woodsworth, Judith, Les traducteurs dans l’histoire, Ed. Les Presses de l’Université d’Ottawa et les Editions UNESCO, 1995, pp. 120-123.

Notes
[1] Les pays et les villes cités faisaient partie de l’Empire perse ou de l’Empire romain d’Orient, au gré des victoires et des défaites de ces deux empires dans leurs guerres successives. [2] Pour plus d’informations sur la langue syriaque, cf. l’article intitulé « Les Assyriens et les Chaldéens d’Iran », La Revue de Téhéran, n° 38, janvier 2009. [3] Cette ville était également appelée Rahâ. [4] La famille Bakhtishu comptait des médecins célèbres qui avaient dirigé l’école de Jondishâpour depuis plusieurs générations. [5] Les membres de la famille Nobakhti étaient presque tous des savants et des astronomes réputés. [6] Delisle, Jean, Woodsworth, Judith, Les traducteurs dans l’histoire, Ed. Les Presses de l’Université d’Ottawa et les Editions UNESCO, 1995, p. 121. Consulté sur le site www.books.google.fr le 12 octobre 2010. [7] Ce surnom peut être traduit par "le rationnel", et fait aussi référence à son rôle de traducteur et d’auteur d’ouvrages dans le domaine de la logique ou "mantiq" en arabe.