Nahju-l-balâgha; un ensemble basé sur le Coran

Nahjul-balâgha: un ensemble basé sur le Coran
- L'Imam Ali(AS) a transmis de nombreux enseignements sous formes de sermons, citations et lettres, qui ont été en partie compilés dans Nahju-l-balâgha. Ces écrits sont strictement basés sur le Coran et ce que lui a transmis le Prophète(SAWA) de son vivant.

Gendre, cousin, et fervent disciple du Prophète de l'islam (SAWA), l'Imâm 'Ali(AS) a également laissé une œuvre importante et riche tant du point de vue spirituel que littéraire rassemblée dans Nahju-l-balâgha (en persan : Nahjo-l-balâgheh ou "La voie de l'éloquence"), ouvrage reconnu à la fois par les milieux chiites et une partie des écoles sunnites, notamment en ce qu'elle témoigne des extraordinaires richesses lexicales et stylistiques de la langue arabe.

Dans le sermon 38 de cet ouvrage, il insiste également sur la continuité de sa mission avant et après la mort du Prophète(SAWA) : s"Ma mission est la même qu'au temps du Prophète. Je m'efforcerai d'éradiquer l'impiété et l'injustice, jusqu'à établir un règne de justice et de vérité, - un régime humain et divin".

Pour les chiites, l'Imâm Ali(AS) est considéré comme le successeur désigné par le Prophète Mohammad(SAWA) après sa mort. Cependant, son importance ne se situe pas seulement au niveau temporel mais également spirituel étant donné qu'il est également investi, aux côtés des onze autres Imâms(AS) reconnus par le chiisme duodécimain, d'une mission centrale consistant à dévoiler le sens caché et profond de l'ensemble des Révélations prophétiques aux fidèles qui, de par leur foi et leur recherche intellectuelle, se rendent capable de le recevoir.

Nous nous pencherons essentiellement ici sur sa pensée, son éthos spirituel et son héritage intellectuel, qui imprima une direction essentielle à la spiritualité chiite et traduit sa vocation, au-delà son rôle historique et politique, d'être le guide des âmes et l'éveilleur des consciences.

La voix de l'éloquence nous dévoile les aspects principaux de la pensée spirituelle de l'Imâm Ali(AS), fruit de réflexions très vastes touchant des domaines aussi divers que la théologie, la cosmogonie, la morale ou encore l'analyse des problèmes de société et des questions relatives à l'organisation de la communauté musulmane après la mort du Prophète(SAWA).

Les multiples sermons, lettres et aphorismes composant cet ouvrage ont été rassemblés par Al-Sharîf al-Râdî, grand érudit musulman de Bagdad, à la fin du Xe siècle, qui sélectionna par la suite ceux ayant les plus hautes qualités littéraires. (1)Il n'est donc en aucun cas exhaustif.

Traduction française de Nahju-l-balâgha parue aux éditions Ansâriyân
En outre, sa compilation ne contient pas les noms des transmetteurs des sermons et paroles rassemblées, et al-Râdî n'a pas non plus évoqué ses sources étant donné qu'elles étaient connues à l'époque et que son but était essentiellement d'édifier et d'inspirer la masse des croyants, et non d'authentifier des manuscrits historiques. Bien qu'il soit considéré comme parfaitement authentique par les chiites, le contenu de cet ouvrage ne figure pas dans leurs livres de hadîths incluant généralement les dires et gestes du Prophète et des Imâms. Ces derniers ne le considèrent pas moins comme une source précieuse d'explicitation de certains passages du Coran ou paroles du Prophète. La question de l'authenticité de cet ouvrage a néanmoins été l'objet de nombreuses controverses, notamment en milieu sunnite. Malgré ces divergences, la qualité exceptionnelle du style et la finesse de l'expression l'a conduit à être considéré comme un modèle d'éloquence (balâgha) et un monument littéraire par une grande partie des théologiens musulmans.

La centralité de l'intellect
De nombreux écrits rassemblés dans La voie de l'éloquence(Nahju-l-balâgha) insistent sur le rôle central de l'intellect ('aql) dans la compréhension et l'assimilation de la substance sacrée de la religion. L'intellect n'est pas ici synonyme de stricte rationalité, mais doit être davantage compris comme un "esprit intellectuel" s'appliquant également à des domaines tels que la morale ou la sensibilité esthétique. (2) Il existe une harmonie indéfectible entre la Révélation et l'intellect : ce dernier doit en effet s'efforcer, en luttant contre les inclinations de l'âme (nafs) (3) au travers de la connaissance de soi et du monde qui l'entoure, à saisir l'esprit et le sens profond du message prophétique. Le texte en soi est silencieux, et il revient à l'intellect de le faire parler et d'en révéler les différents niveaux de significations. L'Imâm 'Alî évoque ainsi que l'un des buts de la Révélation est de dévoiler les "trésors cachés de l'intellect" (dafâ'in al-'uqûl).

Traduction française de Nahju-l-balâgha parue aux éditions Ansâriyân
La relation intime existant entre recherche intellectuelle personnelle et Révélation apparaît alors plus clairement : en effet, sa vérité profonde ne peut être saisie que par l'intellect, et parallèlement, toutes les possibilités et "trésors cachés" de l'intellect ne peuvent être mis à jour qu'au travers de la méditation incessante du contenu de la Révélation.

Sa compréhension est cependant étroitement liée à un mode d'être particulier : afin d'accéder aux sens cachés des messages prophétiques, il faut se "polir" le cœur de tout vices obscurcissant la vision interne et empêchant de saisir la vérité, et ce au travers d'une pratique continuelle du dhikr ou mémoration de Dieu, qui seule permet de dompter l'âme et conduit à l'oubli de son propre ego.

Le dhikr ou l'évocation constante de Dieu (4) fait en apparence référence à un ensemble de pratiques consistant notamment en la répétition d'un ou plusieurs des 99 noms de Dieu. Il renvoie en réalité à toute une philosophie de l'être selon laquelle les hautes connaissances divines sont supposées présentes dans la nature de l'homme, les tourments de l'existence terrestre lui ayant fait peu à peu perdre le souvenir de ce savoir originel. (5)

Le dhikr et le souvenir de sa nature originelle
La pratique du dhikr vise dès lors à faire réapparaître à la conscience ces connaissances enfouies, tel un miroir qu'il faut nettoyer pour qu'il puisse refléter de nouveaux les vérités d'en Haut. On voit dès lors se profiler l'idée de "souvenir" également impliquée par la notion de dhikr. Il est donc à la fois une forme de méditation et une pratique visant à la purification de l'esprit, tout en étant également une louange et une glorification de Dieu. Par l'invocation constante de Ses noms, la "rouille" de l'oubli s'efface progressivement et les hautes connaissances divines peuvent de nouveau se refléter dans le cœur du croyant. (6) Le cœur "poli" par le dhikr pourra également déchiffrer tous les signes et "voir" la présence de Dieu partout, dans chaque chose et chaque être. Dans ce sens, cette pratique est intimement liée à la quête et à la pratique de la justice dont la mise en œuvre dépasse ici la stricte sphère sociale.

Une conception sacrée de la justice
La notion de justice est également centrale dans l'œuvre de l'Imâm Ali(AS), et revêt une dimension sociale mais également sacrée et spirituelle.

Elle est "ce qui met tout à sa bonne place" et en premier lieu l'âme, étant donné que la majorité des injustices vient de ses excès. La justice fait partie de la nature originelle oubliée de l'homme évoquée précédemment, qu'il doit à nouveau "rendre présent" à lui-même en éduquant son âme à lutter contre ses penchants. La première injustice devient dès lors celle que l'homme commet contre sa propre âme en suivant ses bas instincts. Par conséquent, la première étape de l'établissement de la justice consiste en une lutte pour rééduquer sa propre âme (mujâhadat al-nafs), étant donné que celui qui n'a pas purifié son propre être et établi la justice au sein de lui-même ne pourra être juste vis-à-vis d'autrui.

La quête de la justice est donc d'abord personnelle, et se double de celle de sa première nature oubliée depuis la chute de l'âme dans le corps. Au final, la recherche de la justice doit mener à une véritable identification avec ce qui est juste, et non à seulement faire ce qui est juste. L'Imâm n'appelle donc pas l'homme à faire le bien mais à être juste dans tout son être.

Au niveau de la communauté, l'Etat a pour tâche principale de faire régner la justice, d'assurer la paix sociale, de défendre les opprimés et de permettre à tous de vivre selon les enseignements du Prophète. Cependant, l'appareil gouvernemental ne doit en aucun cas devenir un but en soi ou un moyen de réaliser des ambitions personnelles. Afin d'être préservé de toute corruption ou tentation d'abus de pouvoir, le gouverneur doit s'efforcer de se conformer à des vertus humaines comme la compassion ou l'impartialité conçues comme étant autant de reflets des attributs divins, tout en gardant à l'esprit qu'il n'est rien devant la justice absolue du Créateur - ceci devant l'inciter à être perpétuellement humble et à se considérer comme un "serviteur" et non comme un homme de pouvoir. Par conséquent, la justice doit non seulement conduire à établir une société juste, mais également à se rapprocher du divin et de ses attributs en enracinant en chacun l'ihsân, vertu qui consiste à "adorer Dieu comme si tu le voyais, car si tu ne le vois pas, Lui te voit ".(7)

Diffusion et commentaire
Ces enseignements ont fait l'objet de nombreuses réflexions et études en milieu chiite. Le commentaire le plus connu de cet ouvrage est celui d'Ibn Abû al-Hadîd al-Mu'tazilî (XIIIe siècle), mais il fut également commenté par des penseurs et théologiens tels que Muhammad Bâqir ibn Muhammad Taqî Majlisî, Habîbollah Khû'î, ou encore Abû Bakral Jawharî. Il connut également une certaine diffusion en milieu sunnite, notamment grâce au Sheikh égyptien Mohamed 'Abduh, haute figure de l'Université Al-Azhar du Caire, qui étudia cet ouvrage en profondeur et décida par la suite de le publier en Egypte accompagné d'un court commentaire rédigé de sa main.

Son authenticité fut cependant remise en question par plusieurs théologiens sunnites, dont Ibn Khallikân au XIIIe siècle. De façon générale, en milieu sunnite, les opinions concernant ces écrits divergent, certains considérant qu'elle est une fabrication partielle (notamment concernant la partie critiquant les trois premiers califes), d'autres, comme Ibn Taymiya ou Yusuf al-Nabahânî, totale, alors que d'autres reconnaissent son authenticité. Certains commentaires ont d'ailleurs été rédigés par des sunnites qui, s'ils s'opposent souvent sur l'authenticité de certains passages, n'en admettent pas moins unanimement la valeur littéraire et rhétorique de l'ouvrage. Hors de la sphère musulmane, des chrétiens libanais tels que George Jordac ou encore Polos Salmah tiennent cet ouvrage en haute estime.

Au cours des derniers siècles, de nombreux érudits chiites se sont également efforcés de prouver l'authenticité de cet ouvrage en retrouvant les chaînes de transmission et l'origine des sources sur lesquelles al-Râdî s'était appuyé. (8) Au-delà de l'ensemble de ces polémiques, Henry Corbin invite le lecteur à ne pas se perdre dans les querelles d'authentification qui, outre leurs motifs bien souvent idéologiques, tendent à évaluer cette œuvre exclusivement à l'aune de son historicité et de la validité de ses sources. Face à cette approche réductrice, il se fait l'apôtre de l'adoption d'une démarche phénoménologique permettant d'en saisir la l'esprit, la beauté, ainsi que la portée spirituelle indéniable qui ne peuvent être réfutés par aucun argument ni preuves historiques.

La voie de l'éloquence(Nahju-l-balâgha) présente un horizon de pensée très vaste ayant une portée théologique, sociale et morale, tout en dévoilant une vision de la spiritualité où la religion et la foi sont inséparables de l'action. Véritable miroir de la spiritualité chiite, cet ouvrage révèle ses plus profondes aspirations et sa dimension fondamentalement initiatique, selon laquelle le respect de la loi religieuse littérale (sharî'a) ne prend son sens que si elle conduit le croyant vers la haqîqa, c'est-à-dire la religion spirituelle intérieure menant à la découverte du sens caché des Révélations. Le sens de l'existence se convertit donc, pour chaque croyant, en un cheminement vers la connaissance de soi au travers de l'Imâm, prélude nécessaire à la connaissance du Créateur et au retour de l'âme à sa patrie originelle. Il invite aussi à changer les regards et à percevoir la réalité extérieure non comme un ensemble de données matérielles, mais comme un phénomène à déchiffrer ; un lieu perpétuel d'épiphanie pour qui saura en percevoir les signes.

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Note
(1) L'ordre n'est donc en aucun cas chronologique et de nombreux sermons ne sont en réalité que des fragments de discours beaucoup plus longs.

(2) L'intellect ne doit pas être confondu avec la raison qui n'en constitue qu'un des modes. Il comporte une dimension rationnelle mais également spirituelle dont la Révélation révélera à l'homme toute la profondeur. L'intellect est donc ici conçu comme l'organe capable d'accéder à la vision des réalités transcendantes, alors que la raison est de nature discursive et ne recourre qu'à la logique en se limitant à la formulation de concepts de ces réalités.

(3) Il s'agit avant tout de combattre ses caprices et son individualisme, ou l'ensemble des penchants susceptibles de l'éloigner de la connaissance évoqués dans le Coran sous le terme de hawâ. Il ne faut donc pas combattre l'âme en elle-même mais rediriger son énergie pour en faire un auxiliaire de l'intellect dans la recherche de la connaissance.

(4) En réalité, le terme dhikr est d'une infinie complexité : il renferme les notions d'évocation, de souvenir, de glorification, d'incantation, de récitation…

(5) Ces connaissances innées auraient été insufflées à l'homme par le souffle divin qui a "soufflé" en lui son âme : "Puis il lui donna sa forme parfaite et lui insuffla de son esprit" (Coran, 32:9).

(6) Dans Nahj-ul-Balagha, l'Imâm 'Alî décrit le dhikr comme un "polissage pour les cœurs" (jilâ'an lil'qulûb) grâce auquel on "entend après avoir été sourd, voit après avoir été aveugle".

(7) D'après un Hadîth de Gabriel, paroles du Prophète Mohammad interrogé par l'ange Gabriel.

(8) Nous pouvons notamment citer Masâdir Nahj-ul-balâgha wa asâniduh (Les sources de la Voie de l'Eloquence et ses preuves d'authenticité) par 'Abd al-Zahrâ al-Husaynî al-Khâtib, ou encore Madârik Nahj-ul-balâgha (Les sources documentaires de La Voie de l'Eloquence) par 'Abdallah Ni'ma réfutant l'argument de certains alléguant qu'al-Râdî lui-même en serait l'auteur.