Prologue Le Shiisme duodécimain

Le Shiisme duodécimain
HENRY CORBIN
Prologue
Cet ouvrage ne prétend pas donner une histoire générale de la pensée philosophique et spirituelle de l'Iran. Il eût fallu, à cette fin, non seulement en amplifier les dimensions déjà lourdes, mais viser à une complétude que l'état des recherches est encore loin de permettre.

Par conséquent, il y aura inévitablement un bon nombre d'absents. Il ne sera fait mention, par exemple, de l'Ismaélisme que de façon allusive et par comparaison. Pourtant l'Ismaélisme est l'autre grand rameau du shî'isme, et fut certainement à l'avant-garde de la métaphysique et de la gnose en Islam. Mais nous en avons traité ailleurs et comptons y revenir plus en détail(1) Un autre grand absent sera le livre que l'on désigne couramment comme le Qorân-e fârsî, le « Qorân persan », à savoir l'immense poème ou Mathnawî de Jalâloddîn Rûmî.

Mais ce n'est plus un inconnu en Occident. Quiconque veut l'étudier et le méditer ligne par ligne, même sans très bien savoir encore le persan, peut facilement le faire grâce à la traduction anglaise, fidèle et complète, de R. A. Nicholson (2). Notre propos tendait essentiellement ici à explorer les terres encore à peu près inconnues, où ont levé, au cours des siècles, les « moissons de l'esprit » iranien.

En outre, s'il est exact de considérer le Mathnawî comme typiquement représentatif d'un certain soufisme de langue persane, lequel fut aussi longuement florissant en Anatolie, si d'autre part on a longtemps considéré en Occident le soufisme X En Islam iranien comme représentant à lui seul la spiritualité mystique de l'Islam, ce ne sont là néanmoins que des vues partielles de la situation d'ensemble.

Ce que l'on a voulu principalement montrer ici, c'est une aptitude caractéristique de ce que certains désigneront comme le génie iranien, d'autres comme la vocation imprescriptible de l'âme iranienne : une aptitude éminemment apte à édifier un système philosophique du monde, sans que soit jamais perdue de vue la réalisation spirituelle personnelle en laquelle doit fructifier la méditation philosophique, et faute de laquelle la philosophie n'est plus qu'un jeu stérile de l'esprit. Aptitude, par conséquent, à conjoindre la recherche philosophique et l'expérience mystique; le refus de les dissocier donne à l'une et à l'autre un caractère si spécifique, qu'il faut déplorer que cette philosophie iranienne, irano-islamique, ait été jusqu'ici absente de nos histoires de la philosophie. Cette absence a appauvri, amputé, notre connaissance de l'homme. Depuis plus d'un millénaire, notamment encore et surtout au cours des quatre derniers siècles, la production des philosophes et spirituels de l'Iran a été considérable. Leurs problèmes recroisent ceux de nos philosophes, mais en y apportant, le plus souvent, des points de vue et des réponses que les vicissitudes des polémiques ont fait tenir à l'écart en Occident. Et pourtant cette voix iranienne est à peine parvenue à se faire entendre hors des frontières de l'Iran, si bien qu'aujourd'hui les Iraniens n'ont pas toujours conscience que leur culture traditionnelle peut recéler un message pour l'humanité actuelle, et voient encore moins comment « actualiser » ce message.

Or, c'est cette conjonction de l'aptitude philosophique et de l'aptitude mystique qui, en marquant de son empreinte spécifique le génie iranien, nous invite à modifier les deux aspects du concept de soufisme généralement reçu en Occident. D'une part, ce concept est celui d'un soufisme qui, un peu trop facilement, fait fi de la recherche philosophique, faute de soupçonner comment, en méditant l'acte même de la connaissance, nos philosophes ont expérimenté ce qui est désigné techniquement comme unio mystica. D'autre part, il apparaît que ce concept réserve au soufisme le privilège de la spiritualité mystique en Islam. Or, nous nous trouvons devant ce fait que certains maîtres spirituels en Iran parlent le langage technique des soufis, sans appartenir à une tarîqat ou congrégation soufie, ni même revendiquer la qualification de soufis ex professo.

Pour des raisons qui seront évoquées au cours de cet ouvrage, ce sont les mêmes maîtres qui, depuis quelque quatre siècles, ont préféré à l'usage des termes de soufisme (tasawwof) et de soufï, l'emploi des mots 'irfân et 'irfânî (mystique). Le chercheur qui avait appris en Occident que le shî'isme n'avait point de sympathie pour le soufisme, en aura peut-être conclu que le shî'isme est étranger à toute intériorité spirituelle. Il lui faudra alors s'initier à l'oouvre d'un maître comme Haydar Amolî (XIVe siècle), rappelant qu'en fin de compte le vrai soufi est aussi le vrai shî'ite; ce qui a pour conséquence qu'il importe et qu'il suffit, pour un shî'ite, d'être ce vrai shî'ite 'irfânî. Il découvrira, à côté des congrégations soufies shî'ites, l'existence de maîtres spirituels shî'ites qui sont de grands mystiques sans se donner comme des soufis. Il fera l'expérience qu'à l'Université théologique traditionnelle de Qomm, par exemple, il peut prononcer les mots de 'irfân et 'irfânî et développer un dialogue parfaitement à l'aise avec ses interlocuteurs, tandis que l'emploi des mots tasawwof et soufi fait passer une ombre sur les visages.

C'est une situation qu'il mettra peut-être plusieurs années à comprendre. Il lui faudra renoncer à certains schémas établis, lesquels limitaient les personnages du dialogue spirituel en Islam aux théologiens scolastiques du Kalâm et aux philosophes dits hellénisants (les falâsifa) ; entre les deux, il y avait les soufis, sans grande sympathie ni pour les premiers ni pour les seconds.

Or la situation réelle s'exprime en fait dans une analogie de rapports dont la formule est passée à l'état de devise; l'origine en remonte à la révolution spirituelle opérée par Sohrawardî (XIIe siècle), dont l'évocation remplira tout le livre II du présent ouvrage. Cette formule énonce que le soufisme est par rapport à la théologie du Kalâm, ce que la doctrine sohrawardienne de la Lumière (Ishrâq) est par rapport à la philosophie des falâsifa.

Du même coup, cette « quaternité » fait apparaître sous un jour tout différent la situation spirituelle de l'Islam iranien, au lieu de lui rapporter simplement les catégories valant pour le reste du monde islamique.

Disons que ce jour accuse d'autant plus la différence que presque tous les penseurs et spirituels dont il sera traité au cours du présent ouvrage, sont restés fort peu connus, voire totalement inconnus jusqu'ici en Occident. Un grand nombre d'ouvres citées ici sont encore en manuscrits. Les aspects que l'on a tenté d'en dégager intéresseront d'autant plus, nous l'espérons, aussi bien les philosophes que les chercheurs en sciences religieuses.

Nous n'avons pas à dissimuler que ces aspects sont en général orientés à rebours des idéologies à la mode de nos jours.

Mais peut-être seront-ils d'une vertu d'autant plus efficace, en nous remettant en mémoire beaucoup de choses que le tumulte de nos idéologies militantes nous a fait oublier.

Il n'y a pas non plus à dissimuler la situation inconfortable, les tribulations, du philosophe orientaliste en général, du philosophe islamisant dans le cas présent. Tout d'abord, parce que l'état des recherches l'oblige à une besogne préalable de philologue qui n'est pas tout à fait la sienne. Il doit se faire, le plus souvent, l'éditeur des textes sur lesquels il fondera ensuite ses exposés. Que le philosophe qui a le privilège de travailler sur des textes déjà édités, voire rédigés dans sa propre langue, compare sa situation avec la sienne! Mais il y a plus. Personne ne sait très bien où le situer. Il est un peu comme un orphelin.

Les orientalistes ne sont pas forcément des métaphysiciens, et regarderaient facilement le philosophe comme un chevalier errant, égaré parmi eux. Quant aux philosophes, ils sont tout prêts à accueillir les problèmes, mais les noms propres inconnus, les termes techniques nouveaux, commencent par les dérouter.

Nous ferons encore allusion à ces paradoxes, ne serait-ce que pour encourager les jeunes chercheurs à les surmonter; car c'est à eux qu'incombera la tâche de faire en sorte que la philosophie iranienne, comme la philosophie islamique en général, appartienne enfin au patrimoine commun des philosophes.

On ne s'étonnera donc pas, si nous disons que les recherches rassemblées dans les quatre tomes du présent ouvrage, se sont étendues sur plus de vingt années. Elles n'ont été possibles que grâce à des séjours répétés et prolongés en Iran, ainsi qu'à de chères et fidèles amitiés iraniennes. Elles ont été conjuguées, cela va de soi, avec les tâches d'un enseignement donné normalement à Paris, et partiellement, pendant plusieurs années, à Téhéran même. Que tous ceux et celles qui en ont été les auditeurs et les auditrices sachent combien leur attention nous fut un stimulant. Il est exceptionnel qu'un chercheur ait l'occasion, au cours de sa vie, de s'expliquer sur ce qu'il s'est proposé de faire, et de dire comment et pourquoi il a essayé de le faire, bref de rédiger quelque chose qui soit à la fois un programme et un testament. Pourtant cette occasion nous fut donnée, il y a peu, grâce au volume jubilaire que notre Section des Sciences religieuses de l'E'cole pratique des Hautes-E'tudes (Sorbonne) publia pour célébrer le centenaire de notre E'cole. Nous nous référons ici à ce texte, parce que le présent ouvrage est à la fois l'illustration et l'amplification de ce qu'il annonce (3).

Enfin, nous ne saurions passer sous silence une entreprise parallèlement menée en collaboration avec un de nos éminents collègues de la Faculté de théologie et sciences islamiques de l'Université de Mashhad, 1s professeur Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî, à savoir une Anthologie des philosophes iraniens depuis le XVIIe siècle jusqu'à nos jours. Un premier volume est d'ores et déjà achevé(4). Fasse le Ciel que nous puissions mener à bien jusqu'à son terme une entreprise qui, selon nos plans, doit comprendre cinq grands volumes et faire connaître une cinquantaine de penseurs iraniens des quatre derniers siècles, tous autant dire inconnus jusqu'ici en Occident, et dont une grande partie des ouvres est encore en manuscrits. Plusieurs de ces ouvres sont étudiées ici même.

L'irruption au grand jour de ces philosophes iraniens des quatre derniers siècles mettra en question certaines catégories établies, en premier lieu notre périodisation de l'histoire de la philosophie. Car on se demandera inévitablement si ces philosophes sont des philosophes médiévaux ou des philosophes modernes. Chronologiquement, ils n'appartiennent pas à ce que nous appelons le Moyen A^ge, et pourtant ils tiennent à la période dite médiévale par toutes les fibres de leurs problèmes.

« Modernes » ils le sont chronologiquement, et pourtant leur conception du monde ne correspond pas tout à fait à ce qu'il est convenu en Occident d'appeler « moderne », bien qu'il y ait, par exemple, entre les Platoniciens de Perse, tels que Mollâ Sadrâ Shîrâzî, et les Platoniciens de Cambridge, leurs contemporains, de profondes affinités de pensée. Il reste que notre schéma habituel partageant l'histoire en « Antiquité, Moyen Age, Temps modernes » risque de péricliter, parce qu'il ne s'adapte qu'à un état de choses spécifiquement occidental. Alors il faudra bien trouver une référence autre que chronologique pour marquer le synchronisme de ces philosophes iraniens avec leurs pairs d'Occident.

Simple exemple d'une difficulté relevée au passage. Il en est d'autres, et d'un autre ordre. Nous aurons occasion de signaler non seulement que l'Islam shî'ite est en Occident un grand inconnu, mais qu'il se heurte fréquemment, et pour cette raison même, tantôt à de graves malentendus concernant son essence, tantôt à des réticences, voire des antipathies, d'autant plus douloureusement ressenties par nos amis iraniens qu'elles leur apparaissent inexplicables. De ce point de vue nous saluons comme le symptôme d'un renouveau dans nos études le colloque organisé à l'Université de Strasbourg, en 1968, sur « le Shî'isme imâmite » (5) . Le shî'isme ne se réduit ni à maudire les trois premiers khalifes, ni à pratiquer un cinquième rite juridique à côté des quatre rites reconnus officiellement par l'Islam sunnite.

Ce que l'on en dira ici tout au long du tome I et ailleurs, tendra à nous le montrer comme le sanctuaire de l'ésotérisme de l'Islam.

Le mot que l'on vient d'écrire est avec quelques autres la source de malentendus et de réticences non moins graves.

Il nous faut employer les termes d'ésotérisme, de gnose, de théosophie, parce que nous ne disposons pas d'autres termes pour traduire au mieux les termes techniques auxquels ils correspondent en arabe et en persan. Pourtant nous savons que l'emploi de ces mots éveille des réticences, voire de l'irritation, chez nombre de gens sérieux. Nous n'espérons pas dissiper les malentendus en quelques lignes. Ceux qui voudront bien lire d'un bout à l'autre le présent ouvrage, comprendront ce dont il s'agit. Ici nous nous préoccupons de préciser au préalable la portée d'un vocabulaire.

Il y a longtemps que la propagation de pseudo-ésotérismes en Occident a rendu suspects les termes mêmes d'ésotérisme et d'ésotérique. Nous souhaiterions que tout lecteur commençât par s'aviser de « repenser » étymologiquement les termes en question. L'expression grecque désigne les choses extérieures, « exotériques » ; désigne les choses intérieures, « ésotériques ». Conviendrait-il de préférer les termes d' « intériorisme » et d' « intérioristes » ? Ces termes, dérivés du latin, seraient parfaitement exacts, mais il est à craindre que de nos jours l'idée de « monde intérieur », de « réalité intérieure », n'éveille chez beaucoup l'idée d'un subjectivisme ou d'un psychologisme qui sont absolument hors de question chez nos penseurs. Les univers intérieurs ne sont pour eux rien de moins que les univers spirituels, revendiquant, avec une parfaite rigueur ontologique, une « objectivité » sut generis, différente, certes, de ce que nous entendons couramment par ce mot.

Il reste que le contraste et la complémentarité que marquent les termes arabes zâhir et bâtin correspondent parfaitement au rapport que marquent les termes «exotérique»et « ésotérique », extérieur et intérieur, apparent et caché, phénomène et noumène etc. Il s'agit de différencier les degrés de pénétration dans la « réalité du réel ». Certes, la condition humaine est telle que l'accès à ce que marquent le terme « ésotérique » et les termes apparentés, ne peut s'ouvrir indifféremment à tout le monde.

Le phénomène de masse est exclu ici. En milieu traditionnel, cette limitation est reconnue comme une nécessité inhérente à la nature humaine. Rûzbehân parlera des « ésotéristes » comme étant « les yeux par lesquels Dieu regarde encore le monde ».

Ce qui s'appelle bâtin n'éveille nullement, en milieu traditionnel, l'idée des « petites chapelles » qu'ont rendues suspectes en Occident, non sans raison, les pseudo-ésotérismes. Encore voudrait-on pouvoir dire avec un écrivain de nos jours : peu importe que les chapelles soient petites, pourvu que l'on y honore de grands saints !

Quant au mot gnose, il est de ceux qui provoquent les pires malentendus, dans la mesure même où il est solidaire d'un ésotérisme non moins mal compris. Faut-il rappeler que les chercheurs soulignent particulièrement de nos jours que le terme « gnosticisme », désignant les systèmes gnostiques des premiers siècles de l'ère chrétienne, ne recouvre pas la totalité du phénomène

« gnose » ? Il ne faut donc pas chercher dans tout ce qui est gnose, l'équivalent exact de ces mêmes systèmes. Il y a une gnose juive, une gnose chrétienne, une gnose islamique, une gnose bouddhique. Le malheur est que, superficiellement informés, beaucoup parlent de la gnose comme d'une mythologie, faute de disposer de cet univers que nos philosophes nous apprendront à connaître comme mundus imaginalis. Ou bien l'on en parlera comme d'un savoir, une rationalisation se substituant à la foi, en oubliant précisément que la gnose, parce qu'elle est gnose, dépasse toto caelo cette façon de poser le problème en termes de croire et de savoir. La gnose est, comme telle, connaissance salvatrice ou salvifique : salvifique parce que connaissance, et connaissance parce que salvifique. C'est donc une connaissance qui ne peut être actualisée qu'au prix d'une nouvelle naissance, une naissance spirituelle. C'est une connaissance qui porte en soi, comme telle, un caractère sacramentel.

De ce point de vue l'idée de gnose est inséparable de celle de connaissance mystique (ma'rîfat, 'irfân). On en trouvera ici l'illustration dans la gnose shî'ite ('irfân-e shi'î) comme dans l'lshrâq de Sohrawardî. De ce point de vue aussi, tout refus de la gnose, si « pieusement » motivé soit-il, contient en soi le germe de l'agnosticisme. L'agnostique n'est pas, comme le veut l'usage banal du mot, celui qui refuse une foi confessionnelle, mais celui qui, prononçant le divorce entre la pensée et l'être, se ferme à lui-même et veut fermer aux autres l'accès aux univers qu'ouvre la gnose et dont les données immédiates ont pour lieu le « monde intérieur », c'est-à-dire « ésotérique ». Tout cela nous apparaît essentiel pour comprendre les penseurs dont il s'agira ici.

Le mot théosophie est, lui aussi, frappé de suspicion. Ici encore, que l'on veuille bien penser étymologiquement. Nous rappellerons, à plusieurs reprises, que l'expression arabe hikmat ilâhîya est l'équivalent exact du grec theosophia; elle désigne cette « sagesse divine » qui n'a point seulement pour objet l'être en tant qu'être, mais les univers spirituels dont la gnose ouvre l'accès. Son organe, ce ne sont ni les facultés de perception sensible, ni l'intellect ratiocinant, mais une tierce activité de l'âme qui est intuition intime, perception visionnaire intérieure (kashf, moshâhadat), etc. Nous ne saurions donc ni nous passer de ce mot, ni isoler de la philosophie ce qu'il désigne, alors que Sohrawardî requiert chez son disciple la plus sérieuse des formations philosophiques avant de tenter d'aller « théosophiquement » plus avant.

D'autres précisions de vocabulaire sont encore nécessaires, Il nous arrivera de prendre position contre l'historicisme, voire de suggérer une « anti-histoire ». Que l'on ne nous impute aucun rejet des études historiques. Loin de là! Une humanité qui renoncerait aux études historiques, serait une humanité frappée d'amnésie collective. Il est à craindre que le mal n'ait déjà fait des progrès : réclamer toujours du « nouveau », prétendre ne s'intéresser qu'à du « nouveau », c'est le symptôme d'une amnésie qui vous rend aveugle à l'actualité de votre propre passé. Nous pourrions faire valoir aussi que s'astreindre à tirer de leur obscurité un grand nombre de manuscrits, est faire un travail authentique d'historien. Mais là n'est pas la question.

Le point de vue que la valorisation de nos auteurs nous interdisait ici de plein droit, c'est le point de vue « historique » au sens courant de ce mot, c'est-à-dire le point de vue qui ne permet de comprendre et d'interpréter une pensée ou un penseur qu'en fonction de leur moment « historique », de leur situs dans la chronologie; on s'efforce alors de les « expliquer » causalement par « leur temps », voire de les réduire, causalement encore, à des « précédents », pour finalement conclure que, bien entendu, « de notre temps » cette pensée est « dépassée », « démodée » etc.

On s'est efforcé ici de maintenir une compréhension du « temps existentiel », telle que, aux yeux du philosophe, l'expression courante « être de son temps » prend une signification dérisoire, parce qu'elle ne se réfère qu'au « temps chronologique », au temps objectif et uniforme qui est celui de tout le monde, et qu'il est impossible d'expliquer ainsi la position que le philosophe prend précisément à l'égard de ce temps-là. Un philosophe ne peut qu'être son propre temps, et c'est en cela seulement que consiste sa vraie « historicité ». La métaphysique « existentielle » de Mollâ Sadrâ Shîrâzî nous fait comprendre qu'il n'y a de tradition vivante, c'est-à-dire de transmission en acte, que par des actes de décision toujours renouvelés. Ainsi comprise la tradition est tout le contraire d'un cortège funèbre; elle exige une perpétuelle renaissance, et c'est cela la « gnose ».

On a donc été porté ici par la conviction que le passé et la mort ne sont pas dans les choses, mais dans les âmes. Tout dépend de notre décision, lorsque, découvrant une affinité jusqu'alors insoupçonnée, nous décidons que ce qui l'éveille en nous n'est pas mort et n'est pas du passé, parce que tout au contraire nous pressentons que nous en sommes nous-mêmes l'avenir. C'est une position diamétralement inverse de celle qui consiste à se dire lié à un moment du temps historique extérieur que nous appelons le « nôtre », simplement parce que la chronologie en a disposé ainsi. Ce renversement produit de lui-même une « réversion » radicale : ce qui avait été du passé, désormais va descendre de nous. Cela seul nous permet de comprendre et de valoriser la portée de l'ouvre accomplie par un Sohrawardî, comme « résurrecteur » de la théosophie de l'ancienne Perse.

A quoi bon alors ce mot d' « irréversible », prodigué de nos jours â tort et à travers ? C'est nous qui donnons la vie ou la mort, et, ce faisant, nous trouvons nos vrais contemporains ailleurs que dans la simultanéité occasionnelle de notre moment chronologique.

En revanche, lutter contre le soi-disant « dépassé » en se lançant dans une course éperdue à l'histoire, est un combat sans espoir, parce que livré contre une partie inconsciente de nous-mêmes dont nous fuyons alors la caricature. On entend couramment dire que, de nos jours, la philosophie de l'histoire périclite, mais qu'en revanche la théologie de l'histoire prend son essor. A vrai dire, l'idée d'une théologie de l'histoire n'est pas nouvelle. En Islam, c'est aux penseurs shî'ites et ismaéliens qu'en revient le mérite, par leur « philosophie prophétique ». Malheureusement, dans certain christianisme de nos jours, il semble que ce soit parce qu'elle a perdu son Logos, que la théologie se sente d'autant plus encline à l'aventure.

Et cela, certes, est nouveau, voire une nouveauté qu'il est plus urgent, mais plus difficile de surmonter que n'importe quel passé « dépassé », parce qu'elle est le symptôme d'une désorientation radicale. En cherchant son salut dans l'histoire pour ne pas retarder sur le « sens » imposé par d'autres à l'histoire, une théologie tente de rivaliser avec son propre produit sécularisé, mais en oubliant que sa dimension propre est eschatologique, et que l'eschatologie est la fin de l'histoire. Une théologie ou une philosophie de l'histoire sont impensables sans une Image du monde qui, dans sa totalité, précède et devance toutes les données empiriques; elles ne sont possibles que de la part d'un être qui soit non pas dans l'histoire, mais transhistorique.

Que l'on veuille bien se reporter à ce qui sera dit ici concernant le terme arabo-persan hikâyat, lequel peut être la source de méditations inépuisables, parce qu'il a la vertu de connoter à la fois l'idée d'histoire et l'idée d'imitation (le grec mimêsis).

Toute histoire extérieure ne fait que symboliser, imiter, re-citer, une histoire intérieure, celle de l'âme et des univers de l'Ame.

Cette histoire intérieure n'est pas une chronique, mais c'est elle qui fait comprendre les récurrences et permet une herméneutique typologique. En revanche, ne considérer que les données extérieures, « exotériques », c'est ne tenir en main qu'une chrysalide dérisoire; et pourtant c'est à cette défroque que maintes philosophies de l'histoire ont attaché les vertus de la causalité historique. Mesurée à l'exigence de nos penseurs, cette méprise est le cas typique de l'agnostique évoqué ci-dessus. Il n'y avait donc pas à chercher à soumettre la philosophie irano-islamique à quelque dialectique historique qui lui fût extérieure; nous avons cherché à en comprendre l'histoire tout intérieure, finalement dit « ésotérique ».

Pour la même impérieuse raison, le « milieu » dans lequel nous avons essayé de rejoindre nos penseurs et de vivre avec eux, est le milieu qui est vraiment le leur, à savoir les univers spirituels qui leur étaient familiers et qu'ont tenté d'explorer leurs recherches métaphysiques. Quant à leur milieu « social », nous savons trop bien pour chacun d'eux ce qu'ils en pensaient; leur attitude profonde à son égard était un tajrîd, une séparation qui apparaît peut-être à l'homo collectivus de nos jours comme un scandale, mais qui est un fait. Alors vouloir les expliquer par cela envers quoi ils se sont voulus étrangers (1' « allogène » des gnostiques), les déduire de ce à quoi ils ont précisément dit non, cette démarche nous apparaîtrait comme un stérile paradoxe. Ce serait céder à la confusion, commise trop fréquemment de nos jours, entre la philosophie et la sociologie de la philosophie. Cette confusion perd simplement de vue ce qui est l'objet de la métaphysique, et si elle le perd de vue, c'est parce que tacitement cet objet est considéré par elle comme non existant. Ici nous rencontrons de nouveau l'attitude typique de l'agnostique qui, en l'absence d'un support sociologique, croit n'avoir plus affaire qu'à ce qu'il dénomme « pensée pure », parce qu'il a prononcé le divorce entre la pensée et l'être. Nous ne croyons pas que telle soit la meilleure manière pour arriver à comprendre des gnostiques.

Ce serait, en outre, abolir subrepticement la frontière que certains théologiens de nos jours dénoncent allègrement comme une fausse frontière, à savoir entre le sacré et le profane ou le séculier. Reste à savoir comment l'on s'y prend pour l'abolir.

On peut sacraliser toutes les activités de la vie, faire de l'homme un « être liturgique ». Dans le christianisme de nos jours, seule la spiritualité de l'Orthodoxie en a conservé le sens. En Islam, ce fut l'idéal de la fotowwat, de cette chevalerie spirituelle dont il sera question en conclusion de cet ouvrage. Par contre, il arrive que l'on préfère séculariser simplement le sacré. C'est à cela que tend la « trahison des clercs » consommée de nos jours.

Les philosophes et spirituels iraniens dont il sera question ici, n'ont pas été mêlés à cette trahison.

En revanche, il sera fait ici un usage fréquent du mot phénoménologie.

Sans vouloir nous rattacher à quelque courant déterminé de la phénoménologie, nous prenons le terme étymologiquement, comme correspondant à ce que désigne la devise grecque « Sauver les phénomènes », c'est les rencontrer là où ils ont lieu et où ils ont leur lieu. En sciences religieuses, c'est les rencontrer dans les âmes des croyants, plutôt que dans les monuments d'érudition critique ou dans les enquêtes circonstancielles. Laisser se montrer ce qui s'est montré à eux, car c'est cela le fait religieux. Il peut s'agir du croyant naïf, comme il peut s'agir du plus profond théosophe mystique. Mollâ Sadrâ lui-même disait que l'ésotériste se sent beaucoup plus proche du croyant naïf que du théologien rationaliste, parce qu'il est en mesure lui, sans faire d'allégories, de « sauver le phénomène », le sens de l'exotérique (zâhir) professé par le croyant naïf. Dans ces conditions, nous pouvons alors distinguer ce qui est « phénoménologiquement vrai » de ce qui est « historiquement vrai », au sens où l'entend la critique scientifique de nos jours.

Le mot phénoménologie apparaît des plus difficiles à traduire en arabe ou en persan, lorsque l'on s'y attaque de front à l'aide des dictionnaires. Mais en fait la démarche de la phénoménologie, son logos, ne consiste-t-elle pas à « sauver » le phénomène en montrant le sens caché, l'intention secrète qui le fonde?

Dès lors ce que désigne une expression arabe comme kashf almahjûb, laquelle intitule maint ouvrage de philosophie ou de mystique et signifie « dévoilement, mise à découvert de ce qui ne pas retarder sur le « sens » imposé par d'autres à l'histoire, une théologie tente de rivaliser avec son propre produit sécularisé, mais en oubliant que sa dimension propre est eschatologique, et que l'eschatologie est la fin de l'histoire. Une théologie ou une philosophie de l'histoire sont impensables sans une Image du monde qui, dans sa totalité, précède et devance toutes les données empiriques; elles ne sont possibles que de la part d'un être qui soit non pas dans l'histoire, mais transhistorique.

Que l'on veuille bien se reporter à ce qui sera dit ici concernant le terme arabo-persan hikâyat, lequel peut être la source de méditations inépuisables, parce qu'il a la vertu de connoter à la fois l'idée d'histoire et l'idée d'imitation (le grec mimêsis).

Toute histoire extérieure ne fait que symboliser, imiter, re-citer, une histoire intérieure, celle de l'âme et des univers de l'Ame.

Cette histoire intérieure n'est pas une chronique, mais c'est elle qui fait comprendre les récurrences et permet une herméneutique typologique. En revanche, ne considérer que les données extérieures, « exotériques », c'est ne tenir en main qu'une chrysalide dérisoire; et pourtant c'est à cette défroque que maintes philosophies de l'histoire ont attaché les vertus de la causalité historique. Mesurée à l'exigence de nos penseurs, cette méprise est le cas typique de l'agnostique évoqué ci-dessus. Il n'y avait donc pas à chercher à soumettre la philosophie irano-islamique à quelque dialectique historique qui lui fût extérieure; nous avons cherché à en comprendre l'histoire tout intérieure, finalement dit « ésotérique ».

Pour la même impérieuse raison, le « milieu » dans lequel nous avons essayé de rejoindre nos penseurs et de vivre avec eux, est le milieu qui est vraiment le leur, à savoir les univers spirituels qui leur étaient familiers et qu'ont tenté d'explorer leurs recherches métaphysiques. Quant à leur milieu « social », nous savons trop bien pour chacun d'eux ce qu'ils en pensaient; leur attitude profonde à son égard était un tajrîd, une séparation qui apparaît peut-être à l'homo collectivus de nos jours comme un scandale, mais qui est un fait. Alors vouloir les expliquer par cela envers quoi ils se sont voulus étrangers (1' « allogène » des gnostiques), les déduire de ce à quoi ils ont précisément dit non, cette démarche nous apparaîtrait comme un stérile paradoxe. Ce serait céder à la confusion, commise trop fréquemment de nos jours, entre la philosophie et la sociologie de la philosophie. Cette confusion perd simplement de vue ce qui est l'objet de la métaphysique, et si elle le perd de vue, c'est parce que tacitement cet objet est considéré par elle comme non existant. Ici nous rencontrons de nouveau l'attitude typique de l'agnostique qui, en l'absence d'un support sociologique, croit n'avoir plus affaire qu'à ce qu'il dénomme « pensée pure », parce qu'il a prononcé le divorce entre la pensée et l'être. Nous ne croyons pas que telle soit la meilleure manière pour arriver à comprendre des gnostiques.

Ce serait, en outre, abolir subrepticement la frontière que certains théologiens de nos jours dénoncent allègrement comme une fausse frontière, à savoir entre le sacré et le profane ou le séculier. Reste à savoir comment l'on s'y prend pour l'abolir.

On peut sacraliser toutes les activités de la vie, faire de l'homme un « être liturgique ». Dans le christianisme de nos jours, seule la spiritualité de l'Orthodoxie en a conservé le sens. En Islam, ce fut l'idéal de la fotowwat, de cette chevalerie spirituelle dont il sera question en conclusion de cet ouvrage. Par contre, il arrive que l'on préfère séculariser simplement le sacré. C'est à cela que tend la « trahison des clercs » consommée de nos jours.

Les philosophes et spirituels iraniens dont il sera question ici, n'ont pas été mêlés à cette trahison.

En revanche, il sera fait ici un usage fréquent du mot phénoménologie.

Sans vouloir nous rattacher à quelque courant déterminé de la phénoménologie, nous prenons le terme étymologiquement, comme correspondant à ce que désigne la devise grecque « Sauver les phénomènes », c'est les rencontrer là où ils ont lieu et où ils ont leur lieu. En sciences religieuses, c'est les rencontrer dans les âmes des croyants, plutôt que dans les monuments d'érudition critique ou dans les enquêtes circonstancielles. Laisser se montrer ce qui s'est montré à eux, car c'est cela le fait religieux. Il peut s'agir du croyant naïf, comme il peut s'agir du plus profond théosophe mystique. Mollâ Sadrâ lui-même disait que l'ésotériste se sent beaucoup plus proche du croyant naïf que du théologien rationaliste, parce qu'il est en mesure lui, sans faire d'allégories, de « sauver le phénomène », le sens de l'exotérique (zâhir) professé par le croyant naïf. Dans ces conditions, nous pouvons alors distinguer ce qui est « phénoménologiquement vrai » de ce qui est « historiquement vrai », au sens où l'entend la critique scientifique de nos jours.

Le mot phénoménologie apparaît des plus difficiles à traduire en arabe ou en persan, lorsque l'on s'y attaque de front à l'aide des dictionnaires. Mais en fait la démarche de la phénoménologie, son logos, ne consiste-t-elle pas à « sauver » le phénomène en montrant le sens caché, l'intention secrète qui le fonde?

Dès lors ce que désigne une expression arabe comme kashf almahjûb, laquelle intitule maint ouvrage de philosophie ou de mystique et signifie « dévoilement, mise à découvert de ce qui blement d'étoiles. Plonger dans le bassin pour « toucher » l'image, serait aussi vain que de briser le miroir. La surface miroitante est le lieu d'apparition (mazhar), mais l'image n'est pas là.

On comparera avec ce qui a été dit ci-dessus concernant la hikâyat, car tous ces aspects sont solidaires. Un autre exemple.

L'iconographie shî'ite représente en peintures murales aussi bien qu'en illustrations de manuscrits, les personnages de la Famille Sainte, principalement les cinq que l'on appelle les « personnages du Manteau » (le Prophète, sa fille Fâtima, les trois premiers Imâms), mais leur face reste toujours voilée.

Chaque contemplateur a la liberté de laisser s'en produire en lui-même une épiphanie conforme à son désir, de sorte qu'il pourrait prendre à son compte le témoignage gnostique d'une apparition rapportée dans les « Actes de Pierre » : Talem eum vidi qualem capere potui (je l'ai vu tel que j'étais en mesure de le saisir). La vision n'est jamais captive d'une donnée ; l'irisation des couleurs dont flamboie la miniature persane suggère leur échappée vers la périphérie, « hors du lieu ». Même agrandie aux dimensions d'un tableau, la miniature reste miniature.

Cela même nous suggère la réponse à la question souvent posée dans les entretiens iraniens : pourquoi la littérature persane classique n'a-t-elle pas produit de romans, au sens que nous donnons à ce mot ? C'est que, pour produire ce genre de romans, il ne faut pas percevoir le monde « dans un miroir ».

Le récit (la hikâyat) qui intéresse le gnostique iranien, c'est le roman d'initiation. Mais précisément cet intérêt s'est manifesté dans le passage de l'épopée héroïque à l'épopée mystique, et c'est là un fait capital de la culture spirituelle de l'Iran. Nous verrons le fait s'annoncer dans l'ouvre de Sohrawardî.

Simples aperçus soulevés en passant, mais qui suffiront à suggérer tout ce qui ne pouvait être dit dans le présent ouvrage et qu'il faudrait encore « laisser se montrer ». Quant au reste, un prologue n'a point pour propos de résumer un livre, mais d'annoncer les grands thèmes qui en expliquent l'ordonnance et la structure. Nous venons de tenter de le faire.

Des sept livres que renferment les quatre tomes de cet ouvrage, le Livre I (t. I) embrasse les principaux aspects du shî'isme imâmite, c'est-à-dire du shî'isme des Douze Imâms ou shî'isme duodécimain. Il les recueille à leurs sources, c'est-à-dire dans les traditions venant des Imâms eux-mêmes, mais simultanément en montre la résonance et l'amplification chez leurs plus grands interprètes de l'époque safavide (XVIe et XVIIe s.). Il marque les recroisements entre l'herméneutique spirituelle pratiquée dans le shî'isme et dans le christianisme aussi bien qu'entre les problèmes de l'imâmologie et de la christologie. Le Livre II (t. II) est tout entier consacré à l'ouvre de « résurrection » qui fut celle de Sohrawardî (XIIe s.), à savoir celle d'une philosophie de la lumière dont les recoupements avec notre propre philosophie médiévale de la Lumière (celle d'un Robert Grosseteste) appellent encore de nombreuses recherches. Le Livre III (t. III), tout entier consacré à Rûzbehân Baqlî de Shîrâz, débouche sur des questions familières aux « Fidèles d'amour », autour de Dante ou antérieurement à lui. Le Livre IV montre quelques sommets de la métaphysique du shî'isme et du soufisme (Haydar A^molî, Semnânî, XIVe siècle). Le Livre V (t. IV) illustre par quelques grandes figures ce que fut 1' « école d'Ispahan ». Le Livre VI montre le sens de l'école shaykhie (XIXe s.). Enfin le Livre VII est tout entier consacré au Douzième Imâm comme pôle d'une ferveur shî'ite culminant dans l'idée de chevalerie spirituelle (fotowwat, javânmardî). Ici les recoupements avec les traditions de la chevalerie d'Occident comme avec la tradition joachimite se feront spontanément jour.

Nous avons en effet multiplié à dessein les indications concernant les recoupements et les comparaisons. Car notre désir et le but même de cet ouvrage sont de communiquer notre conviction que la culture spirituelle de l'Iran ne peut plus rester absente du « circuit culturel » universel. Ce que nous y perdrions ressort spontanément de ces pages. Mais nous ne dissimulons pas aux chercheurs que le labeur est écrasant : pour dominer les textes et maîtriser un vocabulaire qui les rende communicables dans nos langues occidentales, il y faut l'effort de toute une vie. Ce que nous avons tenté de réaliser ici, est une bien faible part de ce qu'il reste à faire.

Nous dirons enfin au lecteur qui voudra bien nous accompagner jusqu'au terme de ces sept livres, que ce à quoi nous l'invitons, c'est à des pèlerinages iraniens qui sont autant de pèlerinages de l'âme, mais nécessitant une grande aventure de l'Esprit, - l'aventure de tous ceux qui furent conviés, parce qu'ils l'aimaient, à construire la « Demeure aux Sept Piliers ».

TRANSCRIPTIONS
Les nécessités techniques et économiques nous ont contraints de renoncer aux caractères munis de signes diacritiques. Par conséquent les emphatiques de l'alphabet arabe (s, t, d, z) ne sont pas différenciées ici des consonnes ordinaires. Pour tous Ses termes techniques arabes usités en persan, notre transcription se rapproche le plus possible de la prononciation persane réelle (le dâd et le zâ emphatiques, par exemple, sont représentés simplement par un z). Le 'ayn et le hamza sont représentés l'un et l'autre par l'apostrophe ordinaire.

Nous nous en excusons auprès des philosophes orientalistes, que ces simplifications inévitables ne gêneront d'ailleurs pas outre mesure.

Pour le lecteur non orientaliste observons ceci : le h représente toujours une aspiration qu'il est nécessaire de marquer. Le ck équivaut au français tch. Le j doit se prononcer dj. Le kh équivaut au ch allemand aspiré ou à la jota espagnole (de même que le dans les mots qui proviennent de l'Avesta). Le * est toujours dur (= ss).

La semi-consonne w, prononcée ou en arabe (comme en anglais), est prononcée comme un v (comme en allemand) par les Iraniens, aussi bien dans les mots persans que dans les mots arabes. L'accent circonflexe sur ies voyelles représente la scriptio plena ;le û a toujours le son de ou en français; o et e (= le français ê) correspondent à la valeur réelle de la vocalisation en persan. La voyelle kesrâ (i) a été transcrite par e dans tous les mots de racine iranienne ou noms courants en persan ; dans les mots de racine arabe, on a conservé l'usage de la voyelle i (mais un mot comme hâtin se prononce en fait hâtène, ainsi que tous les mots du même type).

Faut-il rappeler que le mot Imâm se prononce Imâme ? (en persan on prononce émâme, presque émaume). Il faudrait absolument prohiber l'usage courant qui le défigure en écrivant Imân (avec un n, le mot arabe îmân veut dire foi). Le mot Imâm doit être muni d'une majuscule lorsqu'il désigne l'un des douze Imâms du shî'isme, afin de le distin guer du simple desservant d'une mosquée.

Quant à l'article arabe al, il n'y a aucune raison d'en faire précéder les noms propres persans, puisqu'il n'y a pas d'article en persan (par exemple Sohrawardî, non pas al-Sohrawardî, qui est une arabisation emphatique, un peu comme Descartes devenant en latin Cartesius). Les substantifs en tâ marbûta final, ont été transcrits conformément à la prononciation et à l'orthographe des mots arabes de ce type passés en persan, afin de ne pas avoir à changer de transcription selon que l'on se réfère à un contexte arabe ou persan, par exemple : hikmat, nobowwat, walâyat etc.

Autre exemple : le terme désignant le seigneur ou « l'Ange d'une espèce ». Notre transcription Rabb al-Nû' (prononcé en persan Rabb on-nô, Rabb on-nû') correspond à l'iranisation de l'arabe vocalisé Rabb al-naw'.

Les références qorâniques sont données d'après le type d'édition qui a le plus généralement cours en Iran; la numérotation des versets correspond à celle de l'édition Flügel.

Quant aux termes grecs, nous les avons presque toujours transcrits, afin d'en rendre la lecture possible aux lecteurs, malheureusement de plus en plus nombreux, qui ne lisent pas le grec.

ARGUMENT DES LIVRES I ET II
Le monde islamique n'est pas un monolithe; son concept religieux ne s'identifie pas avec le concept politique du monde arabe. Il y a un Islam iranien, comme il y a un Islam turc, indien, indonésien, malais etc.

Malheureusement, si une littérature abondante est à la disposition du lecteur curieux de connaître l'archéologie et les arts de l'Iran, avant et depuis l'Islam, peu de livres, en revanche, répondent à la question du chercheur qui s'interroge sur les « motivations » de la conscience iranienne ayant configuré ces formes.

A l'intérieur de la communauté islamique, le monde iranien a formé dès l'origine un ensemble dont les traits caractéristiques et la vocation ne s'élucident que si l'on considère l'univers spirituel iranien comme formant un tout, avant et depuis l'Islam.

L'Iran islamique a été par excellence la patrie des plus grands philosophes et mystiques de l'Islam; pour eux, la pensée spéculative ne s'isole jamais de sa fructification et de ses conséquences pratiques, non point simplement quant à ce que nous appelons aujourd'hui le milieu social, mais quant à la totalité concrète que l'homme nourrit de sa propre substance, par-delà les limites de cette vie, et qui est son monde spirituel.

C'est en restant fidèle à cette prise de position que l'auteur a édifié le monument qu'il présente ici en sept livres, et qui est le résultat de plus de vingt ans de recherches, menées en Iran même, dans les bibliothèques comme dans l'intimité de ses amis iraniens, conjuguées avec l'expérience d'un enseignement donné à Paris et à Téhéran. Sa méthode se veut essentiellement phénoménologique, sans se rattacher à une école phénoménologique déterminée. Il s'agit pour lui de rencontrer le fait religieux en laissant se montrer l'objet religieux tel qu'il se montre à ceux à qui il se montre. D'où le sous-titre essentiel donné à l'ouvrage : aspects spirituels et philosophiques. Qui dit aspect suppose spectateur, mais ici le spectateur, qui est le phénoménologue, doit devenir l'hôte spirituel de ceux à qui se montre cet objet et en assumer avec eux la charge. Toute considération historique restera donc immanente à cet objet, sans lui imposer du dehors quelque catégorie étrangère, considération dialectique ou autre.

C'est à cette condition que sont possibles, synchroniquement, les recroisements suggérés par l'auteur en maints passages, parce qu'il s'agit des variations d'un même objet.

Les deux premiers tomes contiennent les Livres I et II de l'ouvrage.

Le Livre 1er s'applique à montrer quelques aspects essentiels du shî'isme duodécimaux ou imâmisme, fortement implanté dès les origines en Iran, et devenu depuis le XVIe siècle religion officielle. Ces aspects sont dégagés et analysés à partir de ce que l'auteur a déjà proposé d'appeler le « phénomène du Livre révélé », tel qu'il se montre à ceux que le Qorân désigne comme Ahl al-Kitâb, cette « communauté du Livre » qui englobe judaïsme, christianisme et Islam. Dans chacun des rameaux de la tradition abrahamique, interprètes de la Bible et du Qorân se sont trouvés placés devant les mêmes problèmes et les mêmes tâches : pour tous il s'est agi de savoir quel est le sens vrai du Livre. De part et d'autre, la recherche du sens vrai, qui est le sens spirituel caché sous l'apparence littérale, a développé des méthodes semblables pour faire apparaître le sens ésotérique, c'est-à-dire intérieur, de la Révélation divine. Le « phénomène du Livre » est à l'origine de l'herméneutique, c'est-à-dire du « Comprendre ». Il est probable que les herméneutes ésotéristes de la Bible et du Qorân ont encore beaucoup à apprendre aux philosophes qui de nos jours se montrent si préoccupés, précisément, d'herméneutique.

Le terme technique désignant l'herméneutique ésotérique du Qorân est le mot ta'wîl, lequel signifie « reconduire » une chose à son origine, à son archétype. La métaphysique shî'ite est dominée par l'idée du Dieu inconnaissable, inaccessible, innommable en son Essence, et par l'idée de son épiphanie dans le plérôme des Quatorze entités de lumière, manifestées sur terre en la personne des « Quatorze Immaculés » ( le Prophète, sa fille Fâtima, les douze Imâms). Le sens ésotérique que le ta'wil shî'ite dégage des données qorâniques littérales, concerne principalement ce plérôme des Quatorze. Il illustre, par le fait même, le concept proprement shî'ite de la prophétologie, duquel il résulte que le shî'isme refuse d'avoir son avenir derrière soi. A la différence de l'Islam sunnite majoritaire, pour lequel, après la mission du dernier Prophète, l'humanité n'a plus rien de nouveau à attendre, le shî'isme maintient ouvert l'avenir en professant que même après la venue du « Sceau des prophètes », quelque chose est encore à attendre, à savoir la révélation du sens spirituel des révélations apportées par les grands prophètes. Telle fut la tâche herméneutique dont ont été investis les saints Imâms, et leur enseignement remplit des volumes. Mais cette intelligence spirituelle ne sera complète qu'à la fin de notre Aiôn, lors de la parousie du Douzième Imâm, l'Imâm présentement caché et pôle mystique de ce monde.

L'herméneutique comporte ainsi une perception propre de la temporalité, laquelle s'exprime dans une périodisation de l'histoire : au temps de la mission des prophètes, succède le temps de l'initiation spirituelle. "Là même, la prophétologie shî'ite recroise les aspirations du mouvement joachimite en Occident, et son annonciation du règne de l'Esprit. Mais cette périodisation est en fait d'ores et déjà de la métahistoire, car sa dimension essentiellement eschatoîogique brise l'histoire.

De même que l'herméneutique, l'imâmologie a placé les penseurs shî'ites devant les mêmes problèmes que la christologie avait posés aux penseurs chrétiens, mais les penseurs shî'ites ont toujours tendu à les résoudre dans le sens rejeté par la christologie officielle. C'est peut-être ainsi que la gnose shî'ite s'est préservée de toute laïcisation en messianisme social.

Métaphysique shî'ite et spiritualité shî'ite sont la substance l'une de l'autre. Une information exclusivement limitée à l'Islam sunnite majoritaire, a trop longtemps conduit à identifier soufisme et Islam spirituel. En fait la spiritualité shî'ite déborde le soufisme.

Certes, il y a des congrégations soufies shî'ites, l'arbre généalogique de la plupart des tarîqat ou congrégations remontant aussi bien à l'un des Imâms. Mais l'ésotériste shî'ite est d'ores et déjà, comme tel, sur la Voie (la tarîqat), sans même avoir à entrer dans une congrégation soufie. Au sommet d'un Sinaï mystique, la connaissance de I'Imâm comme de son guide personnel, le conduit à la connaissance de soi.

Paraît en même temps le tome Il qui contient le livre II : Sohrawardî et les Platoniciens de Perse.

Sous presse. Le tome III contiendra le livre III de l'ouvrage (les Fidèles d'amour); le livre IV (Shî'isme et soufisme). Le tome IV contiendra le livre V (l'E'cole d'Ispahan), le livre VI (l'E'cole shaykhie) et le livre VII (le Douzième Imâm et la chevalerie spirituelle), ainsi qu'un index général.