Leyla et Majnûn l'amour fou à l'orientale de Amélie Neuve-Eglise Shî'isme, sagesse, théosophie et gnose

Shî'isme, sagesse, théosophie et gnose
Leyla et Majnûn l'amour fou à l'orientale de Amélie Neuve-Eglise
L'histoire de Leyla et Majnûn, (en persan, Leili-o Majnûn) compte parmi les plus célèbres du Proche et du Moyen Orient, de l'Asie centrale au Maroc et en passant par le Pakistan. Elle proviendrait de la Perse de Babylone et aurait été transmise oralement par les Bédouins au cours de leurs déplacements et de leurs différentes conquêtes, jusqu'à sa versification en langue persane par Nezâmi au XIIe siècle [1]. Cette première version devint l'un des monuments de la littérature persane : l'histoire qu'elle raconte n'est en effet pas seulement celle d'un amour hors du commun, mais elle aborde également certains sujets très présents au sein de la littérature persane tels que la vanité du monde, la mort, et l'ascétisme. Elle comprend de nombreuses et différentes versions, dont le début, les événements, et la fin diffèrent sensiblement d'un récit à l'autre [2] en fonction des écrivains et des contextes dans lesquels elles ont été rédigées. Ainsi, au XIIIe siècle, Amir Khosrow Dehlavi en écrivit une autre version et Jâmi apporta également sa pierre à l'édifice au XVe siècle. Elle fut également traduite en turc, en arabe, en russe… cependant, la version de Nezâmi demeure la plus connue et la plus citée.

L'histoire d'un amour fou
A l'époque des Omeyyades, un beau jeune homme appelé Qays et issu d'une grande famille de Bédouins tombe éperdument amoureux de sa cousine Leyla. Ne pouvant dissimuler son émotion, il écrit de nombreux poèmes dans lesquels il clame et chante son amour brûlant à qui voudra bien l'entendre, tout en exprimant son désir d'épouser sa bien-aimée. Cependant, il se heurte bien vite aux traditions bédouines bien ancrées qui veulent que le mariage soit une affaire réglée par les pères de chaque famille.

Dans certaines versions, il est également indiqué que le père de Leyla a déjà promis sa main à quelqu'un d'autre. Remettant en cause l'autorité patriarcale et allant contre les traditions établies, la passion de Qays est condamnée. L'ardeur de ce dernier n'en est que redoublée et il se met à utiliser la poésie comme un moyen lui permettant l'expression de ses sentiments les plus intimes ; compositions qui se muent finalement en armes contre un système lui ayant refusé la main de sa bien-aimée. Insurgée contre l'ardeur du jeune amoureux, la famille de Leyla réussit à obtenir du calife le droit de tuer Qays. Interpellé par ces événements, le calife exprime son souhait de voir la beauté qui tourmente si vivement ce coeur, et est très surpris de voir qu'il ne s'agit que d'une jeune fille banale, de constitution maigre et à la peau brûlée par le soleil.

Le calife convoque alors Qays et l'interroge sur les raisons de sa passion pour celle qui, selon lui, est moins belle que la moins belle de ses femmes. Qays répond alors : "ô grand prince, c'est avec les yeux de Majnûn qu'il fallait voir la beauté de Leyla !" Malgré les efforts de la famille de Qays, le père de Leyla refuse de lui donner la main de sa fille. Commence alors pour Qays une longue descente dans le royaume de la folie : on le surnomme désormais le "fou" (majnûn, c'est-à-dire possédé par les démons ou les " jinn ") de Leyla. Il erre désormais en guenilles et refuse de s'alimenter. Son père décide de l'emmener à un temple sacré (dans certaines versions, il s'agit d'un pèlerinage à la Mecque) afin qu'il retrouve ses esprits ; cependant, même là-bas, au plus profond de ses prières, ce dernier entend inlassablement une voix qui prononce le prénom de "Leyla ".

Désormais, rien d'autre n'existe pour lui que son amour qui se mue peu à peu en obsession et remplit tout son univers. Cette passion qui le dévore est à l'origine d'une création poétique foisonnante dans laquelle il revit son amour et nous communique le feu qui l'embrase sans fin. Alors qu'il était en train de rêver de son amour, un de ses compagnons l'avertit un jour que Leyla se tenait sur le pas de sa porte. Majnûn refuse de la voir et dit à son ami : "Dis-lui de passer son chemin car Leyla m'empêcherait un instant de penser à l'amour de Leyla". Par la suite, cette dernière se maria et partit vivre dans une autre contrée. Quant à Majnûn, il demeura dans le désert avec pour seuls compagnons les bêtes sauvages, passant ses journées à adorer l'Aimée. Un jour, son corps sans vie fut retrouvé dans le désert, avec contre lui un dernier poème dédié à son amour. Nezâmî et les interprétations iraniennes

Cette passion légendaire a été intégrée à toute une tradition littéraire et artistique arabo-musulmane traitant d'un amour absolu et de son expression au-delà de toutes les règles sociales et valeurs dominantes. Il marque une césure en donnant forme à la conception d'un amour choisi qui n'appartient plus au domaine privé réglé par la famille, mais qui est désormais déterminé par les sentiments personnels et clamé en public. Les interprétations de cette histoire mythique se déclinent à l'infini et chaque lecteur devient en quelque sorte l'auteur de sa propre interprétation.

Cependant, dans la tradition iranienne marquée par l'influence du chiisme, Majnûn a souvent eu tendance à incarner une sorte de héros mystique dont l'élan passionnel aurait pour but ultime de se rapprocher du divin. L'amour humain serait donc une première étape initiant à l'amour spirituel. A cette étape de l'amour, les catégories de l'entendement ne peuvent raisonner ou "expliquer " cette passion brûlante qui est alors qualifiée de " jonûn " (folie). Cette tradition a notamment été abondamment reprise et explicitée par un grand mystique iranien, Rûzbehân Baqlî Shîrâzî. Son interprétation se base sur une conception de la beauté selon laquelle la belle apparence extérieure d'une personne conduit à la vision de la beauté de l'ensemble des créatures puis à l'amour de la beauté pure, qui est l'Idée même de la beauté ou Dieu lui-même [3].

Leyla se transforme ainsi en un intermédiaire qui sert à la révélation de cette beauté absolue. Chez Rûzbehân, la beauté humaine a donc un rôle éminemment initiatique en tant qu'étape et voie permettant d'accéder à l'amour divin. Cependant, cet amour, comme l'est celui qui habite Majnûn, doit demeurer un amour chaste et rester étranger aux tentations charnelles. La beauté humaine doit davantage être perçue comme un "miroir " dans laquelle se reflète - sans pour autant s'y incarner- la beauté divine. La beauté a donc un rôle primordial dans l'émergence de cet amour et dans la construction de l'idéal amoureux : son cœur reflète la beauté de Leyla jusqu'à ce qu'il en prenne la nature et la forme même. Dans ce sens, Majnûn incarne aussi une puissance transfiguratrice : le monde devient et est Leyla. Cet amour doit finalement être dépassé pour aboutir à l'union mystique de l'aimée, de l'amant, et de l'amour qui ne forment désormais plus qu'une seule et même réalité.

On assiste donc à une véritable sublimation intérieure de ses sentiments pour Leyla au point que ce dernier en arrive à oublier la Leyla terrestre qui était l'objet même de son amour. L'amour est totalement intériorisé et se passe désormais de la vision de la bien aimée. Cette étape symbolise le passage de l'amour humain à l'amour mystique. Il s'est élevé au-delà de toutes les contingences de l'amour humain : il n'est plus l'esclave des sens ou dévoré par un désir charnel, mais s'est métamorphosé en chantre de l'amour pur qui est l'amour mystique. Son sentiment compose désormais l'essence de son être, " l'amour est feu et je suis le bois dévoré par sa flamme, l'Amour s'est installé en ma demeure tandis que le Moi l'a déserté. Vous imaginez me voir, alors que je n'existe plus. Seul, l'aimée demeure ". Majnûn est son amour, et l'amour devient Majnûn. Il n'existe désormais que par et pour lui. La fin de son amour est donc au-delà de ce monde, et Majnûn se convertit, dans la tradition persane et turque, en l'archétype même de l'amant mystique :

" Je ne l'aime pas pour son enveloppe extérieure… elle n'est pas enveloppe extérieure

Elle est comme une coupe que je tiens et dans laquelle je bois du vin.

Je suis amoureux du vin auquel je m'y abreuve

Tu ne vois que la coupe sans percevoir le vin

Mais à quoi me servirait une coupe d'or si elle était remplie

De vinaigre ou de quelque chose d'autre que le vin ?

Pour moi une vieille gourde cassée remplit de vin est mieux

Que cent de ces coupes. "
C'est son amour qui devient le plus important au monde, davantage que l'aimée : "Si l'amour meure, alors je mourrai aussi". Il est ivre du vin de l'amour, mais non de la coupe qui n'est que son support. En outre, le regard ou les " yeux " de Majnûn par lequel ce dernier voit Leyla est un élément central de cette passion : il est ici un transfigurateur de la réalité et est doté d'un fort pouvoir idéalisant. Majnûn affirme ainsi qu'en réalité personne n'a vu Leyla ; c'est-à-dire que personne ne l'a regardée avec ses yeux pour percevoir sa beauté et sa puissance évocatrice :

Tous mes amis me blâment, parce que je l'aime ;

Mais aucun ne l'a vue, et, pour cette raison,

Aucun ne veut me pardonner...

Puissent, ô Leyla, tous ceux qui me condamnent voir ton charmant visage !

Leur extase alors serait mon excuse, et, de même que les femmes d'Egypte à la vue de Joseph,

Ils ne seraient plus maîtres de leurs mouvements."

Ainsi, lorsque Leyla apparaît devant le calife et qu'il est surpris de son apparence, cette dernière lui rétorque : "Silence ! Tu n'es pas Majnûn !

Si tu avais ses yeux, tu pourrais contempler les deux mondes. Tu me regardes avec l'organe des sens, alors que Majnûn est au-delà de lui-même. " Un des autres éléments important de cet amour est sa puissance créatrice qui se confond avec la louange de l'aimée : Majnûn est le poète qui crée un véritable sanctuaire au sein de son âme et revit chaque jour son amour et sa douleur au travers des poèmes qu'il récite. Il faut également entendre la poésie au sens de la " poesis " des grecs anciens, qui devient alors sa propre "création " et le garde en vie en lui permettant de re-créer perpétuellement son amour jusqu'à l'oubli même de soi :

" Je ne t'ai pas seulement perdue, désormais je ne me connais plus moi-même. Qui suis-je ? Je me tourne et tourne encore sur moi-même en me disant :

" Quel est ton nom ? Aimes-tu ? Qui est l'objet de ton amour ? Es-tu aimé ? Par qui ? Une flamme est en train d'embraser mon cœur ; une vaste, incommensurable flamme, qui a réduit en cendre tout mon être. Sais-je encore où je vis ? Puis-je encore goûter ce que je mange ? Je suis perdu dans mon propre désert ".

L'amour est désormais ce qu'il est et ce qu'il veut rester ; il est le sens même d'une existence qui le dépasse. Majnûn est donc un visionnaire, il voit et est l'amour absolu.

Le legs littéraire
Cette histoire inspira un grand nombre d'artistes et écrivains au sein du monde arabo-musulman. De nombreuses miniatures furent ainsi réalisées en prenant pour toile de fond la célèbre histoire. En Iran, de nombreux poèmes d'amour (ghazâl) ou des récits (akhbâr) ont été consacrés à la passion dévorante de Majnûn. Ibn Hazm, philosophe et poète andalou du Xe siècle, a ainsi consacré plusieurs de ces poèmes à la célèbre histoire :

Quelqu'un m'a demandé mon âge, après avoir vu la vieillesse grisonner sur mes tempes

Et les boucles de mon front. Je lui ai répondu : une heure.

Car en vérité je ne compte pour rien le temps que j'ai par ailleurs vécu.

Il m'a dit : "Que dites-vous là ? Expliquez-vous. Voilà bien la chose la plus émouvante."

Je dis alors :

"Un jour, par surprise, j'ai donné un baiser, un baiser furtif, à celle qui tient mon coeur.

Si nombreux que doivent être mes jours, je ne compterai que ce court instant,

car il a été vraiment tout ma vie."

La version la plus célèbre de l'histoire demeure celle de Nezâmi. Molânâ a également dédié de nombreux vers à cette légende. Dans l'ensemble, le couple Leyli-Majnûn est abondamment cité dans la littérature soufie et symbolise souvent l'Amour et l'Amant mystique. En 1916, le dramaturge et poète égyptien Shawqî fait de Majnûn l'incarnation mystique de certaines valeurs traditionnelles arabes d'un monde arabo-musulman en quête de repères. Ce dernier incarne alors un héros déchiré entre un passé glorieux et idéalisé et un présent colonial difficilement vécu. L'histoire a également été adaptée sous forme d'opéra au début du XXe siècle par le compositeur azéri Uzeyir Hajibeyov. Ce fut une des premières œuvres moyen-orientales qui fut adaptée sous la forme d'un genre italien. Elle est aujourd'hui encore jouée à Baku et opère une sorte de synthèse entre la culture orientale et l'héritage musical classique européen. Certaines adaptations plus ou moins réussies pour le cinéma ont également été réalisées, et ce principalement en Inde et au Pakistan.

L'influence de cette histoire légendaire s'est étendue bien au-delà de l'Orient. Ainsi, si nous considérons les histoires d'amour courtois répandues par les troubadours du Moyen-Age, nous nous apercevons qu'elles véhiculent de nombreux éléments présents dans la littérature orientale. On peut également poser la question de l'influence de cette tradition dans la rédaction de grandes épopées passionnelles telles que celle de Tristan et Iseult écrite par Gottfried von Strassburg au début du XIIIe siècle, ou encore avec le Roméo et Juliette de Shakespeare. Plus récemment, cette histoire inspira également à Louis Aragon son recueil qu'il a en référence intitulé Le Fou d'Elsa et dans lequel l'amant est, à l'instar de Majnûn, l'objet d'une transfiguration. Comme ce dernier, il devient littéralement " habité " par son amour et ne vit plus que par lui : " Un jour, Elsa, J'ai cru te perdre. Cette agonie, pour moi, n'aura jamais de fin ". Il présente donc à l'occident un amour au-delà de toutes les conventions sociales, comme il l'explique dans Le Fou d'Elsa :

" Aussi n'avons-nous pas respect de sa démence inexplicable

En rupture avec toutes les règles de l'amour convenu

Et qui semble une gifle à nous tous qui vivons tranquillement avec nos épouses nos concubines

Passant de l'une à l'autre et parfois sans tragédie."

Le Fou d'Elsa [4]
Donne-moi tes mains pour l'inquiétude

Donne-moi tes mains dont j'ai tant rêvé

Dont j'ai tant rêvé dans ma solitude

Donne-moi tes mains que je sois sauvé

Lorsque je les prends à mon pauvre piège

De paume et de peur de hâte et d'émoi

Lorsque je les prends comme une eau de neige

Qui fond de partout dans mes mains à moi

Sauras-tu jamais ce qui me traverse

Ce qui me bouleverse et qui m'envahit

Sauras-tu jamais ce qui me transperce

Ce que j'ai trahi quand j'ai tressailli

Ce que dit ainsi le profond langage

Ce parler muet de sens animaux

Sans bouche et sans yeux miroir sans image

Ce frémir d'aimer qui n'a pas de mots

Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent

D'une proie entre eux un instant tenue

Sauras-tu jamais ce que leur silence

Un éclair aura connu d'inconnu

Donne-moi tes mains que mon cœur s'y forme

S'y taise le monde au moins un moment

Donne-moi tes mains que mon âme y dorme

Que mon âme y dorme éternellement.

Notes
[1] De nombreuses autres versions ont été élaborées, comme celle réalisée par Mohammad Fuzuli au XVIe siècle et fut considérée comme la version turque de Leyla et Majnûn.

[2] Il fait partie d'un ensemble de cinq poèmes appelés khamsa qui signifie "cinq " en arabe.

[3] En Islam, la beauté est un des attributs fondamentaux de Dieu (al-jamîl)

[4] De son vrai nom Elsa Triolet (née Kagan), elle était une immigrée russe réputée pour son tempérament imprévisible et fougueux.

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La spiritualité et l'amour dans l'Islam

Il est nécessaire de rappeler quelques notions de base quant à l'Islam et à son mode de pensée, afin de percevoir son influence en matière de spiritualité et d'amour.

Comme nous le dit Henry Corbin, le monde islamique n'est pas un monolithe; son concept religieux ne s'identifie pas avec le concept politique du monde arabe. Il y a un Islam iranien, comme il y a un Islam turc, indien, indonésien, malais, etc. (1). Il n'y a donc pas une approche uniforme de la spiritualité et de l'amour en Islam. Nous avons plusieurs types de spiritualité islamique et plusieurs manières de considérer l'amour en son sein.

Il existe pourtant un Islam universel par lequel chaque tradition spirituelle se manifeste. Cet Islam universel est symbolisé par le Coran, la Parole de Dieu et son insistance sur l'Unicité divine. Chaque approche spirituelle légitime son champ d'action, en se référant à cette Parole, selon sa disposition dans un espace-temps propre. De plus, la vision coranique est totalisante et a la conviction qu'elle réunit en elle l'essence de toute réalité et de toute connaissance, tant spirituelle que temporelle. Cette double perspective permet à chaque démarche spirituelle de justifier son discours à partir des fragments coraniques. C'est ainsi que différentes opinions peuvent se déployer et conférer à l'Islam civilisationnel son aspect pluriel.

Ce rapport entre le constant scripturaire et la variante historique a joué un rôle prépondérant dans l'édification de la spiritualité et, spécifiquement, de la spiritualité de l'amour en Islam.

En effet, il lève les éventuels soupçons d'infidélité et légitime les conclusions novatrices et révolutionnaires. Cette méthodologie inhérente à une perspective axée sur l'intangibilité et l'immobilité du texte trouve sa validité dans le Coran même. Il décrète, de manière insistante, l'Unicité de Dieu d'une part et, d'autre part, la création comme manifestation de son Acte et de sa Parole impérative. L'essentiel est donc de se soumettre à l'autorité de la Parole de Dieu. (2)

Le dogme fondamental, irréfragable et intangible dans l'Islam, comme nous le dit Denis Masson, est l'Unité de Dieu. L'essentiel du culte musulman consiste à affirmer, à proclamer, à témoigner qu'Allah est unique et que Mohammad est son envoyé. Cette profession de foi (tawhîd) introduit le croyant dans la Communauté musulmane (3). Mais il est nécessaire de dire que cet acte de foi n'est pas un acte sans précédent, car affirmer l'Unicité de Dieu n'est que sortir de l'oubli et de l'erreur et confirmer le Pacte originel. Selon le Coran, ce pacte est intrinsèque à chaque être humain et représente la base de son engagement envers la Vérité.

Avec ce Pacte, l'homme s'est déjà lié à Dieu et à sa Parole dans la prééternité. Accepter l'Islam est donc avant tout se soumettre à ce Pacte initial, perpétuellement rappelé à l'homme par les prophètes, les envoyés de Dieu. Par ce Pacte, l'homme a fait un contrat avec le Dieu pour affirmer qu'il n'y a " Point de divinité - si ce n'est Dieu ". Par cet acte de foi, l'homme renouvelle son Islam, redevient musulman et obéit aux prescriptions coraniques à propos des relations des hommes entre eux et des relations de l'homme avec son seigneur Vrai, pour faire régner sur terre " les droits de Dieu et des hommes " définis par le Coran. (4)

Il nous faut encore définir la double signification de la notion de soumission dans l'Islam.

Le premier aspect est la soumission passive à Dieu de la part de l'individu responsable, l'" obéissance interne ". C'est par ce biais que l'homme musulman respecte son engagement envers dieu, par sa conscience intime et sans lien avec les institutions socio-religieuses de l'obéissance.

Le second aspect est celui de la soumission active de l'organisation collective et sociale, l'" obéissance externe ". Il permet au premier aspect de se mettre en valeur.

Ces deux types d'obéissance sont inhérents à l'Islam coranique et donnent à l'Islam constitué et historique son double aspect religieux et temporel. Ils sont générateurs des divers discours tant jurisprudentiels que philosophiques et spirituels.

Nous allons à présent décrire brièvement le point de vue général de la spiritualité islamique, commun à toutes les branches du soufisme. Ensuite, nous relaterons une des variantes de la spiritualité de l'amour, en l'occurrence la spiritualité ?ros- Amour, c'est-à-dire le cheminement spirituel à partir de l'éros humain vers l'amour divin.

Chaque unité fragmentaire du Coran, la Parole divine, est considérée par les musulmans comme une unité générique. Elle dynamise les deux obéissances et constitue la référence par excellence à laquelle le multiple universel des phénomènes se doit de répondre. L'obéissance, dans son sens interne, est l'acceptation intériorisée et transcendantale des unités génériques pour capter leur sens authentique et caché.

C'est ainsi que, pour un mystique, l'homme musulman doit ressembler à un voyageur, en quête perpétuelle de son seigneur, de la source visible et invisible du monde. Il doit traverser la multiplicité et la relativité du monde observable, ensemble des signes de Dieu, afin d'atteindre leur vérité et, par conséquent, l'Unicité originelle de la Parole. Tous les mystiques, théosophes et ésotéristes musulmans se sont acheminés plus ou moins dans cette voie. De ce point de vue, la soumission, dans son aspect actif, n'est qu'une introduction au voyage vers la Vérité. C'est une manière d'organiser la cité qui prépare l'éthos (correspondant au sentiment de la paix de l'âme) de la société.

Ainsi, chaque individu peut se mettre en route pour acquérir l'éthos originel, la paix de l'âme véritable, une religion intérieure et la gnose mystique.

Certes, l'histoire de l'Islam dans son interprétation légalitaire de la Parole de Dieu n'a pas toujours accepté cet " ésotérisme ", cette intériorité des " âmes intérieures " et ne lui pas donné toute sa place.

Une des formes empruntée par la mystique musulmane est la mystique de l'amour.

La spiritualité musulmane et la problématique de l'amour dans son sein s'inscrivent donc dans l'acceptation de l'Islam comme une soumission à un pacte d'obéissance de type interne et individuel. Il donne à la Parole de Dieu et à ses unités génériques une dimension ontoexistentielle très profonde et à l'homme un éthos de participation à la vie terrestre et de partenariat à la volonté divine.

Hossein Nasr, grand savant spiritualiste musulman, déclare : " l'homme, tel que l'envisage le Soufisme, n'est pas simplement " un animal rationnel ", ainsi qu'on le comprend habituellement, mais un être qui possède en lui tous les états multiples de l'être, bien que la plus grande majorité des hommes ne soient pas avertis de l'ampleur de leur nature et des possibilités qu'ils ont en eux. Seul le saint réalise la totalité de la nature de l'Homme Universel et, par là, devient le miroir parfait dans lequel Dieu se contemple.

Dieu a créé le monde afin qu'il puisse être connu, selon le hadith sacré : " J'étais un trésor caché; J'ai désiré être connu et c'est pourquoi, J'ai créé le monde. " (5). Ce texte exprime bien la relation de l'homme soufi avec Dieu. Il y a réciprocité entre le Créateur et la créature, entre la Parole créatrice et impérative de Dieu et le monde créé dont l'homme est le sommet. Ainsi, l'univers ne représente que les signes de cette Parole qui a son double dans l'âme de l'homme. Cette âme n'est que le souffle de Dieu par lequel l'homme a été animé. L'homme donc est le miroir dans lequel les Noms divins et Qualités divines sont pleinement reflétés et à travers lesquels la finalité de la création s'accomplit (6). Pour l'Islam mystique, dans le monde, tout est profane, il n'y a pas de sacré surajouté. Mais tout est marqué d'un sacré relationnel par Dieu. Tout porte la " signature " du Créateur (7).

Cette réciprocité de Dieu et de l'Homme est en rapport intime avec l'anthropologie coranique.

Elle suppose que l'homme occupe, dans l'ensemble de la création, une place éminente et tout à fait à part. D'abord, c'est l'affirmation que l'univers, les cieux et la terre, avec tout ce qu'ils contiennent, sont mis au service de l'homme comme représentant et vicaire de Dieu sur la terre (2, 30). Puis, vient la proposition faite à l'homme de se charger de l'amâna (dépôt de la foi et de la responsabilité) : il accepte, alors que les cieux et la terre avaient refusé ce rôle par crainte (33,72). D'après le Coran, Dieu enseigna à l'Homme le nom de toute chose, et comme les anges ne connaissaient pas ces noms, c'est l'Homme qui les leur apprit (II, 28-32). De même, l'Homme est créé d'argile mais est également divin car l'esprit de Dieu est en lui (32,9).

La voie spirituelle dans l'Islam se nomme tariqah : c'est la dimension intérieure et ésotérique de l'Islam. Elle se positionne en tant que connaissance interne du message divin. C'est d'elle qu'est est issue la shariah, l'Islam dans son aspect jurisprudentiel. La shariah est la Loi divine dont l'acceptation fait d'un homme un Musulman dans son acception temporelle, dans sa forme d'obéissance externe.

C'est seulement en conformant sa vie à la shariah qu'un musulman peut atteindre cet équilibre fondamental indispensable pour accéder à la Voie ou tariqah.

Sans participation à la shariah, la vie de la tariqah serait impossible et, en fait, les attitudes et les pratiques de cette dernière sont intimement mêlées aux pratiques prescrites parla shariah. Mais la tariqah n'est pas la voie ultime car quand le musulman entre dans la voie spirituelle, dans la tariqah, il envisage d'arriver à l'état de la haqiqah, de la vérité.

C'est l'état de la certitude et de la compréhension authentique de la Parole de Dieu, qui permet de pénétrer son univers intime. Pour schématiser ces trois principes, supposons trois cercles inscrits l'un dans l'autre : le premier, le plus grand est celui de la shariah, le deuxième, inscrit dans le premier, est celui de la tariqah et le troisième, inscrit dans le deuxième, est celui de la haqiqah. Pour arriver au troisième, il faut d'abord passer par le premier qui affirme l'Unicité de Dieu par un tawhîd exotérique commun à tous les musulmans. Après, il faut traverser le deuxième cercle. Ce n'est pas possible à tous car cette démarche exige une disponibilité éthique qui se révèle suite à la méditation sur la Parole et ce, d'une manière herméneutique.

Ainsi, les sens cachés de la Parole se dévoilent graduellement et s'inscrivent dans le coeur du croyant. A ce stade, la shariah, tawhîd exotérique (pour rappel : la tawhîd est la profession de foi du musulman) est comprise dans son aspect rituel et le spirituel l'éloigne de son aspect jurisprudentiel pour affirmer avec force un tawhîd ésotérique.

Le mystique, cependant, ressent toujours une distance entre lui et le Dieu. Pour la combler, il va tendre à renforcer son éthique individuelle, ésotérique, face à l'éthique dominante exotérique. Il se plonge alors dans la profondeur de la Parole où il découvre, par la grâce de Dieu, l'illumination et l'ouverture de la porte de la Vérité. Pour le mystique qui entre dans l'intimité de Dieu, c'est comme s'il faisait entrer le Dieu dans le secret de son coeur; dans son intimité la plus secrète; c'est par là qu'il atteint la haqiqah. Dans une telle position, le mystique, le soufi n'a besoin ni de la shariah et ni de la tariqah. Il est à l'image de Dieu : il est partout et nulle part. Un symbole soufi bien connu compare l'Islam à une noix dont la coquille serait la shariah, la chair, la tariqah et l'huile, invisible et cependant partout présente, la haqiqah.

Ce que le soufisme, ou mystique musulmane, enseigne est précisément d'adorer Dieu avec la conscience que nous sommes en Sa proximité et, par conséquent, nous Le " voyons ", Son regard est sans cesse sur nous et, toujours, nous nous tenons devant Lui. Il cherche à amener le disciple à la conscience qu'il vit constamment dans la Présence divine. Pour le soufi, la Parole de Dieu est à la fois le commencement et la fin de sa démarche. Elle est d'abord une connaissance " reçue ", pour devenir, finalement une connaissance comprise et vécue. Le soufi se libère de l'apparence des mots de la Parole pour les vivre de l'intérieur, en découvrant leur valeur et leur signification intrinsèque et profonde.Dans cette perspective, un panthéisme radical justifie la démarche spirituelle des soufis et, conséquemment, se fonde sur la spiritualité de l'amour : on tente d'entrevoir partout dans le monde visible et invisible la beauté et l'amour. Ainsi, le mystique est amené à transfigurer un théos-juge en un théos-amour et beauté, et même à dépasser le panthéisme pour aboutir à un panphilisme.

Nous en arrivons donc à la mystique de l'Amour-Eros.

L'amour joue un rôle prépondérant dans la littérature musulmane tant arabe que persane. Tous les groupes de pensée dans l'Islam ont évoqué cette notion. Mais vu la nature dynamique et génératrice de l'amour, la spiritualité musulmane, et surtout le soufisme iranien, l'a présenté comme alternatif à une religiosité philosophique et littéraliste de la Parole de Dieu.

Chaque discours tenu dans l'islam doit se déployer à partir du Coran. Ainsi, chaque tentative de construction rationnelle ou d'expérience spirituelle doit puiser son élan transcendental dans les unités conceptuelles coraniques, désignées plus haut comme " unités génériques ". Elles sont la base de la réflexion ou de la méditation et donnent en même temps leur légitimité à l'argumentation et à la spéculation intuitive. Dans l'Islam, les mystiques de l'amour, conformément à cette méthode et à cette démarche, ont adopté quelques unités génériques et les ont chargées des fruits de leur connaissance mystique et spirituelle.

On peut pointer deux versets qui ont été utilisés fréquemment par les mystiques de l'amour :

" O vous qui croyez, si vous abandonnez votre religion, Dieu en appellera d'autres à prendre votre place. Dieu les aimera, et ils l'aimeront " (5 : 59); ou " Il est des hommes qui placent à côté de Dieu des compagnons qu'ils aiment à l'égal de Dieu; mais ceux qui croient aiment Dieu par-dessus tout "(1 : 160). En vérité, ces deux unités n'ont rien en commun avec l'amour, dans le sens spirituel des fidèles de l'amour, mais elles sont indispensables au développement de l'expérience spirituelle de l'amour et de son discours, afin de lui donner un aspect légitime et théologal.

Par elles, le mystique active la valeur différentielle du concept d'amour et ses applications aux relations amoureuses entre le Dieu et l'homme. Il fonde ainsi le champ vertical de la connaissance de l'unité générique par la multiplicité de son rayonnement sémantique hors des préceptes littéralistes du Livre et des conclusions juridiques des docteurs de la Loi. Dans l'Islam, deux mots définissent le concept de l'amour : le premier est coraniquen (mahabba) et le deuxième est un concept non coranique (ichgh). Au début, les musulmans utilisaient le premier terme. Il suggérait plutôt une affection équilibrée, mesurée et ascétique, dans le cadre de la terminologie coranique et de son champ sémantique foncier. Mais, au fur et à mesure, cette forme d'amour s'orienta vers un autre champ sémantique : celui d'un amour ardent et dynamique qui se confond avec le Dieu même et sa manifestation dans l'existence.

Dans ce sens, l'amour est appelé ichgh et il désigne le désir irrésistible de Dieu envers les hommes et, réciproquement, de ceux-ci envers Dieu. Il traduit chez celui qui l'éprouve une déficience, un manque qu'il faut à tout prix combler pour atteindre la perfection. Voilà pourquoi l'homme qui aspire à vivre cet amour se doit de grimper les degrés d'une hiérarchie de perfections, tant spirituelles que physiques.

Mais les motivations du mystique, multiples en apparence, se ramènent à une idéalité, ou constance de signification qui hante avec plus ou moins d'insistance et de clarté tous les êtres : c'est l'aspiration vers la Beauté que Dieu a manifestée dans ce monde en créant Adam à Son image (8). Les plus grands spiritualistes musulmans s'inscrivent dans cette tradition de recherche de la beauté.

En effet, les premiers traités sur l'amour (dans le sens d'un amour ardent et profane) sont issus du cercle des poètes arabes ou d'origine persane qui ont fait l'éloge du vin, de l'amour et de la femme dans leur poésie lyrique et contestataire, face à une arabité islamique raciste et hégémoniste. La culture spirituelle de l'Islam d'amour a profité de la littérature profane de ces poètes pour exalter sa passion pour le Dieu, à savoir transformer le dieu juge et guerrier des juristes et des littéralistes en un Dieu de passion et d'amour qui s'unit à l'homme et qui est son fondement innocent.

La substitution de ichgh à mahabba pour désigner l'" essentiel désir " qui emplit le coeur du mystique pour Dieu et l'amour comme attribut essentiel de Dieu, semble être due à Halladj (né vers 858 en Perse et mort exécuté à Bagdad en 922). L'amour n'est plus seulement l'expression d'une reconnaissance pour les bienfaits de Dieu; il ne se contente plus d'une dure ascèse et d'une pratique rituelle scrupuleuse. Il devient une exigence absolue qui ne suppose ni jouissance, ni apaisement, mais qui s'intensifie à mesure que s'actualise la réciprocité de perspectives entre l'amant et l'aimé9. Halladj a profondément marqué la tradition de la spiritualité de l'amour qui, par sa fécondité grandissante, s'éloigne effectivement de la conscience d'un Islam légalitaire et jurisprudentiel aussi bien que philosophique. Elle s'écarte de l'Unicité exotérique pour aller vers l'Unicité ésotérique amoureuse.

L'homme n'est que le miroir de Dieu et, par conséquent, s'identifie à lui. Le tawhid ésotérique énonce ainsi une identité : L'?tre divin est à la fois l'amour, l'amant et l'aimé. Or, seule l'expérience de l'amour humain pour un être de beauté peut acheminer à le comprendre, à le " réaliser " : là seulement, à la limite de la perfection de cet amour, peut être vécue cette identité (10). C'est la frontière à laquelle l'homme sait qu'il est Dieu, car il s'absorbe totalement par son image totalement intériorisée au point que si on lui demande son nom, il répond : le Vrai. En fait, la finalité de l'amour est l'union ou la confusion de l'aimé et de l'amant.

Les trois aspects corrélatifs, amour, amant et aimé, sont donc inséparables mais se résorbent dans leur essence indifférenciée. Par contre, dans l'existence, l'amour implique toujours une dualité d'aspects qui s'opposent pour se réunir dans leur complémentarité, le couple appelant jonction et disjonction (11).

La beauté et l'amour sont deux concepts jumeaux qui sont liés très profondément l'un à l'autre.

Ils ont une double existence : ils sont liés à la création et par conséquent limités et éphémères dans le temps et en tant qu'êtres métaphysiques, leur réalité se trouve dans la prééternité d'un temps illimité et sans borne. Cette double existence évoque non seulement un monde créé et son espace-temps limité, mais aussi un autre univers, matrice originelle du monde de la création. Le monde d'ici-bas n'est donc que l'ombre d'un autre monde où se trouve l'origine de la beauté et de l'amour terrestre. Ainsi, les spiritualistes de l'amour voient-ils les beautés de ce monde comme des éclats et des rayons de la lumière divine et de son soleil miséricordieux.

Il existe pour tous les mystiques de l'amour deux sortes d'amour essentiel : l'amour de l'homme pour le Vrai et l'amour du Vrai pour l'homme. Toutes les variantes de l'amour s'inscrivent dans l'amour absolu, ou quintessence de l'amour, ensemble de tout ce qui est bon, beau et parfait. Cette totalité est la Beauté. L'essence de l'amour est la beauté et donc, dans le monde visible et invisible, elle n'est que l'épiphanie de la quintessence de l'amour. L'amour ne peut être ni décrit ni limité dans un discours rationnel; sa connaissance passe par l'amour même et par une passion raffinée, purifiée, ainsi que par une exaltation transcendentale.

L'amour, par son essence dialectique et synthétisante, est l'oiseau et le nid; l'essence et les attributs; l'aile et la plume; le jardin et l'arbre; la branche et le fruit; le ciel et la terre; l'amant et l'aimé et l'amour. Il est Un et perceptible seulement par un coeur disposé à percevoir la beauté.

Nous voyons combien la démarche de la spiritualité de l'amour est proche de la spiritualité théosophique du soufisme. Mais, en même temps, nous percevons la différence qui peut exister entre un panthéisme basé sur un Dieu contractant qui établit un pacte d'obéissance, et un pamphilisme qui transforme, par un pacte d'alliance amoureuse, ce même Dieu en une énergie vitale d'amour-passion. Dieu a autant besoin de l'homme que celui-ci de Dieu. Cette attitude est décrite admirablement par un des éminents spiritualistes de l'amour, Ahmad Ghazali (1059-1126), frère du grand soufi et théologien Hamed Ghazali (né à Tus en 1058 et mort en 1111).

Dans sa description de l'anthropologie et de la cosmologie, il nous raconte qu'à l'origine, la Beauté était unie à elle-même. Mais, comme aucune beauté ne peut supporter d'être voilée, la Beauté se dévoila. De cette révélation se créèrent l'amant et l'aimé, car Elle s'est mise face à Elle-même et S'est regardée. L'aimé n'est que la création dont le sommet est l'homme et son âme. Ce processus de la création est l'amour du Vrai (Dieu) pour la création.

Ainsi, le Dieu est l'amant et l'homme et la création représentent l'aimé. Cet amour prend ensuite une courbe ascendante car l'aimé, et, par conséquent, la beauté, aspirent à l'état originel, d'où l'amour du monde créé pour le Vrai. Dans ce cas, l'homme est l'amant et Dieu, l'aimé. Pour le soufi de l'amour, le mouvement descendant de la création reste un mystère qu'aucun discours ne pourra jamais expliquer. Mais, la courbe ascendante peut être remontée par l'homme, par la grâce de Dieu et par ses signes dans le monde (12).

La théophanie dans la beauté, c'est le motif de l'anthropomorphose, expliquée comme étant la théophanie primordiale de l'?tre Divin qui est soi-même à la fois l'amour, l'amant et l'aimé.

Lorsque l'impératif créateur accomplit le voeu de sa révélation dans la création et que parurent les formes et les figures, " c'est en la forme de l'être humain que se concentra la quintessence de l'être et des êtres, parce qu'elle était la plus subtile des essences du Plérôme " (13).

Adam (l'Anthropos céleste), c'est Dieu même ayant revêtu le vêtement de l'être et assumant la qualification humaine (c'est-à-dire passant par l'anthropomorphose). Cette théophanie était l'acte même d'un éternel amour ayant pour " objet " sa propre beauté. Elle s'accomplit nécessairement avec les attributs de la grâce et de la beauté, passant par des voiles successifs : l'Intelligence, l'Esprit, le Coeur, la Nature physique (14).

Dans cette perspective de l'amour, de l'ichgh, nous sommes donc loin d'établir une opposition entre l'Eros humain et l'Amour divin qui ne peut être découvert et vécu que dans le premier.

Mais la beauté de l'être humain aimé n'est pas différente de la beauté divine, elle en est l'épiphanie. Sa beauté est un signe annonciateur. Pour atteindre à ce sommet, il faut, bien entendu, une transfiguration totale de ce qui porte couramment et banalement le nom d'amour. Cette transfiguration suppose un combat spirituel, un effort individuel secret que ne peuvent pas même soupçonner les pieux dévots (15) qui envisagent le rapport de l'homme et Dieu dans une perspective ascétique et restrictive.

La spiritualité de l'amour - éros dans la culture islamique médiévale se définit, en ce qui concerne la connaissance de Dieu, de sa Parole et de ses actes dans le monde, par opposition à la raison philosophique et jurisprudentielle. Pour les mystiques, l'Un, le Vrai a engendré l'univers par son amour de la beauté. Donc le monde n'est que l'épiphanie et la manifestation de cet acte et par conséquence unit Dieu à lui-même. La connaissance véritable du rapport entre le Dieu et l'homme ne pourra se dévoiler que par l'amour même, car on ne peut connaître l'amour que par l'amour. Un langage discursif détermine toujours les contours de l'amour et non l'amour même. Ainsi, la connaissance de l'amour est en fait liée à deux choses :

à la beauté qui se dévoile et au miroir qui la reflète. Beauté et miroir sont tous deux consubstantiels et existaient de toute éternité. Dès que la beauté se manifeste, le miroir de l'amour également et avec toute sa passion. Chaque fois que l'amant se regarde dans le miroir de l'aimé, il ne voit que son être lui-même et sa beauté. En d'autres termes, il voit Ses Noms et Ses Attributs. L'homme est le seul être conscient, habité dans son âme par tous les Noms de Dieu. A son image, quand il regarde dans le miroir de son bien-aimé, ne voit que lui-même et sa beauté. Il est alors dépouillé de son identité pour devenir Lui, et Il se regarde comme identité humaine. L'amour va toujours de pair avec l'amant et la beauté toujours avec l'aimé.

L'amour aspire toujours à la beauté, vers l'unification dédoublée de prééternité. Dans le cas d'unification, l'amour devient une mer dont les vagues exaltées se brisent sur elles-mêmes et roulent vers elles-mêmes.

Atteindre à la connaissance théophanique de l'amour et à la perception de l'Image qui apparaît dans le miroir, n'est pas une incarnation. Il s'agit d'écarter toute assimilation avec le dogme de l'incarnation dans le Christianisme, ce qui a été l'une des critiques formulées par l'Islam légalitaire envers ses coreligionnaires de tendance mystique. L'homme, dans la spiritualité de l'amour, reste toujours un homme, mais un homme capable de s'élever, par son âme divine, miroir de la Parole de Dieu, vers la niche de la lumière théophanique. Il s'agit en réalité d'un anthropomorphisme qui essaye d'assimiler les formes belles aux plus hautes manifestations de la divinité, pour peu qu'un homme soit présent pour les recueillir avec son amour.

On peut en déduire que cette vision mystique de l'Islam n'a pas eu les faveurs des rationalistes religieux, des théologiens orthodoxes, des docteurs de la Loi, ni même des soufis de tendance plutôt moraliste et ascétique. Ils considéraient le mysticisme de l'amour comme hérétique car la tolérance de ses adeptes, et même leur indifférence envers les non-musulmans, envers les diverses opinions à l'intérieur de l'Islam et envers les prescriptions rituelles et jurisprudentielles, les rendaient suspects. Mais pourtant, ces mystiques croyaient que le feu de l'amour purifie le péché et que la soumission à la Loi, à l'Islam exotérique n'est rien face à une soumission d'amour ésotérique à la Parole de Dieu et au respect du Pacte originel. Pour eux, les plus chères personnes auprès de Dieu sont les amants. Qui les aime, Dieu l'aime. Qui ne les aime pas, même s'il adore le Dieu infiniment, ne verra que malheur. Le vrai musulman est le fidèle de l'amour qui ne voit dans le monde que Dieu. Point de divinité - si ce n'est Dieu.

Notes :
1 Henri CORBIN, Islam iranien, Paris 1972, p. 1, vol. 3.

2 Selon le sens étymologique, Islam, c'est l'abandon de soi à Dieu, la remise de tout son être à Dieu. Ce sens étymologique dans la vision mohamadienne de religion signifie se soumettre à Dieu pour avoir la paix de l'âme dont le manque est dû à la désobéissance et à l'oubli. Le Coran étant conçu en tant que Parole de Dieu, l'homme doit s'abandonner à Elle pour distinguer les signes de son seigneur Vrai, des mensonges de l'illusion et de l'erreur.

Voir article Parole de l'Islam, p.

3 Denis MASSON, Monothéisme coranique et monothéisme biblique, Paris, 1976, p. 41

4 Mohammad ARKOU, Louis GARDET, L'Islam, hier - demain, Paris, 1978, p. 18

5 Seyed Hossein NASR, Islam perspective et réalité, Paris 1975, pp. 169-170

6 Ibidem, p. 170.

7 Ibidem, p. 176.

8 Mohammad ARKOUN, Ishk, p. 124, encyclopédie de l'Islam.

9 Ibidem

10 Henri CORBIN, op. cit., p. 17

11 Ibn ARABI, Traité de l'amour, traduction de l'Arabe par Maurice GLOTON, Paris, 1986,. p. 265, annotation de traduction.

12 Nasrollah POURDJAVADI, La signification de la beauté et de l'amour dans la littérature persane, in Sophia Perennis, vol. II, n°1, printemps 1976, p. 46.

13 Henri CORBIN, op. cit. p. 83

14 Ibidem, p. 84

15 Ibidem, p. 84

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Sîmorgh : de l'oiseau légendaire du Shâhnâmeh au guide intérieur de la mystique persane de Amélie Neuve-Eglise

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