Leçon 1 Le 'Irfân Ou la Gnose mystique

Le 'Irfân Ou la Gnose mystique
Mortadhâ Motahhary
Traduit, annoté et édité par :
Abbas Ahmad al-Bostani
Publication de la Cité du Savoir
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Leçon 1
Le ‘Irfân (gnose) et le soufisme
Le ‘Irfân ou la gnose mystique est une science qui naquit, se développa et se perfectionna au berceau de la culture islamique. Il est possible d’étudier la gnose et d’y effectuer des recherches séparément sur le plan social et sur le plan culturel.

Il y a une différence entre les gnostiques (‘urafâ’, plur. de ‘irfâni ou 'ârif) et toutes les autres tranches de la culture islamique tels les mufassir (exégètes du Coran), les muhaddithines (rapporteurs de Hadith ou des récits hagiographiques), les faqîh (jurisconsultes), les théologiens (scolastiques ou mutakallimûn), les philosophes, les littérateurs et les poètes, car outre le fait qu’ils ont constitué une couche cultivée qui a fondé une science dénommée «le ‘Irfân» et engendré de grands uléma (savant musulman) qui produisirent des chefs-d’œuvre, ils se sont détachés dans le monde musulman comme une classe sociale qui se distingue des autres par ses traits spécifiques, à la différence des autres classes sociales tels que les jurisconsultes, les théosophes (hukamâ’ ) et d’autres semblables couches sociales et scientifiques, lesquelles ne se sont pas démarquées comme groupes à part.

En tant que classe scientifique, les cheikhs de la gnose sont connus sous l’appellation de ‘urafâ’, et en tant que couche sociale sous la dénomination de soufis.

Bien que les ‘urafâ’ et les soufis n’aient pas formé pour eux une école juridique particulière au sein de l’Islâm- mais figuraient dans tous les groupes islamiques- ils ont quand même constitué un groupe socialement solidaire et coopératif. Toutefois, leurs idées et leurs opinions sur la fréquentation des gens, ainsi que leur accoutrement spécifique et même leurs habitudes de se laisser pousser la barbe et les cheveux, et de s’enfermer dans les couvents et bien d’autres comportements particuliers les ont détachés comme un groupe doctrinal et social particulier.

Il est indéniable qu’il y a des ‘urafâ’ -notamment parmi les chiites- qui ne se sont pas distingués dans leurs apparences des autres, alors qu’ils étaient en réalité de vrais ‘urafâ’ dans "leur conduite et leur cheminement"; ceux-ci représentent à vrai dire, les vrais ‘urafâ’, contrairement à d'autres qui se sont forgé diverses règles de savoir-vivre et de conduite, ainsi que toutes sortes d’hérésies.

Dans cet exposé, nous n’allons pas traiter du ‘irfân sur son volet social (le soufisme) et en tant qu’une Voie (tarîqah) empruntée par un groupe social; nous nous contenterons de l’aborder sous son aspect culturel et en tant qu’une des disciplines ou sciences islamiques. Car si nous voulions l’étudier sous son angle social, nous devrions rechercher les causes et les raisons qui ont conduit à l’émergence de ce groupe social et les rôles positifs ou négatifs qu’il a joués dans la société islamique, ainsi que les influences réciproques entre lui et tous les autres groupes islamiques et son effet sur la propagation de l’Islâm. Mais nous évitons ici d’entrer dans ces détails, nous limitant à aborder le ‘irfân en tant que science et courant culturel islamique.

En tant que science et culture, le ‘irfân a deux aspects : pratique et théorique.

Sur le plan pratique, le ‘irfân est l’attitude de l’homme et ses devoirs envers lui-même, envers l’univers et envers son Créateur. Pris dans cette approche, il ressemble à l’éthique dans le sens qu’il est une science pratique à une différence près que nous expliquerons plus loin. Cette partie de ‘irfân est appelée «La science de la conduite et du comportement »[1][1] et elle s’occupe de décrire le premier pas que l’aspirant au ‘irfân doit effectuer en vue d’atteindre à «l’Unicité », laquelle est le sommet quasi inaccessible de l’humanité, les différentes positions et les étapes qu’il a à traverser sur son chemin, et les états qu’il risquerait de connaître dans ces étapes. Il va de soi que l’aspirant ‘irfâni doit passer par toutes ces étapes sous la direction d’un homme parfait qui aurait traversé lui-même cette voie et connu toutes ces positions et que les ‘urafâ’ dénomment parfois «l’oiseau de Jérusalem »[2][2] ou «al-Khedhr », sans quoi -s’il marche tout seul et sans la guidance de cet homme parfait- il n’aboutirait qu’à l’égarement.

Il est évident qu’il y a une grande différence entre l’Unicité que le gnostique voit comme le sommet inaccessible de l’humanité et l’extrême but final auquel il aboutit dans "son cheminement et sa conduite", et celle à laquelle croient les gens du commun ou les non-initiés, ou même le philosophe qui croit que l’Etre nécessaire est Un et pas plus.

En effet, l’Unicité telle que la conçoit le gnostique (‘ârif ) signifie que le seul être existant réellement est Allâh - Le Très-Haut - et que toutes les autres créatures ne sont que Ses ombres (panthéisme), qu’il n’y a aucune autre existence qu’Allâh, et que le ‘ârif doit emprunter et traverser cette voie pour atteindre au stade dans lequel il ne voit plus qu’Allâh – Exalté soit-Il.

Ceux qui s’opposent aux gnostiques récusent ce stade de l’Unicité et la considèrent même parfois comme une sorte de mécréance et d’athéisme, alors même que les premiers le considèrent comme la vraie Unicité et que tout le reste n’est pas dépouillé de tache polythéiste.

L’approche de ce stade ne relève pas de l’esprit et de la pensée, mais c’est une affaire de cœur, de combat intérieur, de conduite, de comportement, ainsi que de purification et de rééducation de l’âme[3][3].

En tout état de cause, tel est le volet pratique du ‘irfân ressemblant à la science de l’éthique qui traite du comportement et de la conduite, mais dont il diffère par les points suivants :

1- Le ‘irfân traite du rapport de l’homme avec lui-même, avec l’univers et avec son Créateur, et focalise son attention sur la relation de l’homme avec Allâh, tandis que tous les systèmes éthiques ne voient aucune nécessité à s’occuper de cette relation (entre la créature et le Créateur) et se contentent d’aborder les règles de la morale religieuse dans ce domaine.

2- Le cheminement et la conduite ‘irfânites sont -comme le laissent deviner ces deux termes – actifs et mouvants, contrairement à l’éthique qui est figée. En effet, le ‘irfân parle d’un point de départ, des positions et des étapes que l’aspirant ‘irfâni ou "le voyageur spirituel" doit obligatoirement plier pour atteindre à son but escompté. Le ‘irfâni voit qu’il y a une véritable voie au sens propre du mot, dont l’homme doit traverser successivement toutes les étapes et qu’il lui est impossible d’en atteindre une seconde étape avant d’avoir obligatoirement traversé l’étape précédente. Le ‘irfâni considère l’âme humaine comme un plant ou un bébé qui croît et se développe progressivement selon un processus spécifique, alors que l’éthique traite d’une série de vertus tels que la véracité, la droiture, la justice, la chasteté, la bienfaisance, l’équité, l’altruisme et d’autres hautes qualités morales qui ornent l’âme et accentuent sa beauté et sa brillance. Ainsi, l’éthique voit l’âme humaine comme une maison qu’on devrait orner avec une couche de peinture et construire avec des pierres et du bois sans qu’il y ait un ordre chronologique à suivre, dans ce sens qu’il est indifférent qu’on commence par le toit puis les murs et le contraire, ou par la façade ou l’arrière.

Le ‘irfân, par contre, considère que les éléments moraux évoluent selon un ordre dynamique, mouvant et vivant.

3- Les éléments spirituels de l’éthique sont restreints par des notions et des concepts connus, le plus souvent, alors que les éléments spirituels du ‘irfân sont plus ouverts, car dans le "le voyage spirituel" du ‘irfâni, il est question d’une série d’états d’âme et de souffrances psychologiques qu’il subit lorsqu’il traverse les différentes étapes, sans que les gens connaissent ses souffrances.

Le second volet du ‘irfân s’occupe de l’étude de l’existence et de la connaissance d’Allâh, de l’univers et de l’homme; et sur ce plan, le ‘irfân ressemble à la philosophie, car il se déploie à expliquer l’existence, à la différence du premier volet qui ressemble à l’éthique et se propose de changer l’homme.

Et de même que le premier volet du ‘irfân diffère dans certains points de l’éthique, de même dans ce second volet, il diffère de la philosophie sur certains sujets, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant.

Questions (Leçon 1)
1-Quel est le berceau du 'irfan?

2-Le 'ifrân se démarque-t-il des autres branches de la culture islamique?

3-Pourquoi dénomme-t-on les cheikh de la gnose musulmane tantôt soufi tantôt 'ifrâni?

4-Les urafa se sont-ils distingués par leurs comportements et leurs apparences physiques?

5- Qu'est-ce que le 'ifrân social et qu'est-ce que le 'ifrân culturel?

6-Définissez le 'irfan pratique et le 'ifrân théorique

7- Quel rôle joue "L'Oiseau de Jérusalem" ou "al-Khedhr" dans la formation ou le cheminement de l'aspirant gnostique?

8-Qu'est-ce que 'ilm al-Sayr wa-l-Sulûk" ?

9- En quoi se distingue l'Unicité que conçoit le gnostique de celle recherchée par les autres dont les philosophes théologiques?

10-Quelle est la différence entre la science du 'ifrân et la science de l'ethique ?

11-En quoi se différencie l'objectif du 'ifrân de celui de la philosophie théologique ou la théosophie?

Leçon 2
Le ‘irfân théorique
Le ‘irfân théorique se déploie à analyser l’Existence et traite de la question du Créateur, de l’univers et de l’homme. Sous cet angle, il ressemble à la philosophie théologique qui s’intéresse à l’étude de l’Existence. Et de même que la philosophie théologique a un objet, des sujets et des principes, de même le ‘irfân possède un objet, des sujets et des principes. Mais alors que la philosophie fonde ses raisonnements sur les principes et les fondements rationnels, le ‘irfân fait des divinations mystiques (mukâchafât)[4][4]la principale matière de ses raisonnements, et s’évertue par la suite à les expliquer et justifier rationnellement.

Ainsi, le raisonnement rationnel philosophique est comme un sujet écrit dans une langue donnée afin que le lecteur le lise dans cette langue, tandis que le raisonnement gnostique est pareil à un sujet traduit d’une autre langue, c’est dire que le ‘irfâni prétend soumettre ce qu’il a vu par sa vue intérieure (baçîrah بصيرة) et son existence à l’interprétation rationnelle.

Il y a une différence radicale entre l’interprétation gnostique de l’existence -ou en d’autres termes la vision cosmique de l’existence- et celle philosophique.

Ainsi, le philosophe théologique attribue le açâlah (le Principe) à Allâh et à d’autres, à cette différence qu’Allâh est l’Etre nécessaire et auto-existant, alors que les autres sont des êtres contingents et dépendants de leur existence d'un autre et causés par l’Etre nécessaire, alors que le ‘ârif (ou 'irfânî) considère que tout, à l’exception d’Allâh, n’a pas d’existence réelle lors même qu’il est causé par Allâh, et que la seule réalité est l’Existence d’Allâh qui entoure toute chose, alors que toutes les choses ne sont que des noms, des attributs et des manifestations (épiphanie divine) d’Allâh – le Très-Haut – et non pas des choses qui s’ajouteraient à Lui.

De même la vision du philosophe diffère de celle du ‘ârif : le premier veut comprendre le cosmos, c’est dire qu’il essaie de parvenir à une conception correcte, globale et intégrale du cosmos et considère que le sommet de la perfection humaine est que l’on perçoive par son esprit le cosmos tel qu’il est, afin que le cosmos ait une existence rationnelle dans sa propre existence et qu’il devienne lui-même un savant rationnel; ou comme on le définit la philosophie : « L’homme devient un savant rationnel semblable à l’homme concret ».

En revanche le ‘ârif n’attache aucune importance au ‘aql (raison, esprit, intelligence) ni à la perception; ce qu’il recherche, c’est d’arriver à l’essence de l’existence, c'est-à-dire Allâh -le Sublime- afin de Le "voir" et d’entrer en contact avec Lui.

La perfection de l’homme ne doit pas se limiter chez le ‘ârif au simple fait de se faire une idée de l’existence dans son esprit, mais il faut aller bien au-delà de cette limite et continuer à se diriger vers le Principe qui lui a donné existence et à détruire les distances entre lui et le Créateur, et à s’approcher de Lui jusqu’à ce qu’il s’anéantisse en Lui et s’éternise dans Son éternité.

Les outils du philosophe sont l’esprit, la logique et le raisonnement, alors que les instruments de travail du ‘irfâni se constituent de l’œil intérieur, la lutte intérieure, la purification et la rééducation de l’âme, ainsi que le mouvement et le combat intérieurs.

On verra plus loin la différence entre la vision cosmique du ‘irfâni et du philosophe.

Le ‘irfân et l’Islâm
Le ‘irfân dans ses deux volets pratique et théorique a un lien solide avec la religion musulmane, car l’Islâm s’attache- comme toutes les autres religions, et même encore plus- à expliquer les liens de l’homme avec son Créateur, avec l’univers et avec lui-même, et à étudier l’Existence.

Là, la question qui se pose est de savoir ce que le ‘irfân professe et ce que l’Islâm enseigne à cet égard pour voir s’il y a une opposition entre les deux ou si au contraire il y a une communauté de vues ?

Bien entendu, les ‘urafâ’ récusent l’accusation selon laquelle leur vision irait au-delà de ce que l’Islâm enseigne, et prétendent qu’ils ont découvert les vérités islamiques mieux que quiconque d’autre, que ce sont eux les Musulmans authentiques, et qu’enfin ils fondent leur doctrine- aussi bien sur le plan pratique que théorique - sur le Coran et la Sunna, ainsi que sur les enseignements des Imâms Infaillibles et des grands Compagnons.

Toutefois, leurs détracteurs ne sont pas de cet avis, et on peut résumer les griefs qu’ils leur adressent comme suit :

1- Certains traditionnistes (rapporteurs de Hadith ou de traditions hagiographiques) et jurisconsultes (faqîh) considèrent que les ‘urafâ’ n’observent pas les enseignements islamiques sur le plan pratique, et que leur référence au Coran et à la Sunna n’a pour raison d’être que de leurrer le commun des mortels et d’attirer les Musulmans vers eux, et que, enfin, le ‘irfân n’a fondamentalement rien à voir avec l’Islâm.

2- Certains contemporains et rénovateurs – qui ne croient pas vraiment en l’Islâm et défendent toute opinion teintée de révolte contre les lois islamiques, avancent- comme les précédents – que les ‘urafâ’ ne croient pas à l’Islâm-du moins sur le plan pratique- et que le ‘irfân et le soufisme ne sont en réalité qu’une révolution déclenchée par les non-Arabes contre l’Islâm et les Arabes, menée sous le masque des abstractions et des choses sacrées.

Ce dernier groupe s’accorde avec le premier groupe pour professer l’opposition du ‘irfân à l’Islâm, à cette différence importante que le premier sanctifie l’Islâm, et sa critique du ‘irfân a pour fondement la sauvegarde des sentiments et des croyances des masses musulmanes en écartant du champ de l’Islâm le ‘irfân, alors que le second groupe met en avant son opinion sur le ‘irfân comme étant opposé à l’Islâm et en se référant à des figures de proue du ‘irfân, connues mondialement, pour dénigrer l’Islâm et pour affirmer que les pensées sublimes ‘irfânites sont étrangères à l’Islâm et venues de l’extérieur, et que le niveau de la pensée islamique ne s’élève pas au niveau de celles du ‘irfân. Ce groupe prétend aussi que la référence que les ‘irfânî font au Livre et à la Sunna n’est qu’un leurre et une mesure de protection qu’ils ont prise pour préserver leur vie de la violence et de la cruauté des masses musulmanes.

3- L’opinion du groupe neutre : ce groupe estime qu’il y a beaucoup de déviations dans le ‘irfân et le soufisme, notamment dans le ‘irfân pratique et tout spécialement lorsque le ‘irfân se détache comme groupe normatif, auquel cas on pourrait y trouver beaucoup d’hérésies qui ne concordent pas avec le Livre d’Allâh et la Sunna authentique. Cette réserve faite, les ‘urafâ’ en général sont comme tous les groupuscules et classes sociales musulmanes, fidèles à l’Islâm, et ils n’ont rien énoncé qui puisse contredire les principes islamiques. Certes, il est possible qu’ils se trompent sur quelques points – comme tous les autres groupes culturels d’ailleurs- mais leurs erreurs ne découlaient points d’une mauvaise foi quelconque.

La question de l’opposition entre le ‘irfân et l’Islâm a été soulevée par des gens mal intentionnés, car il est possible, pour quiconque lise les livres des ‘urafâ’ d’une façon neutre tout en comprenant bien les sens de leurs termes techniques, d’y trouver beaucoup d’erreurs, mais n’aura aucun doute sur leur fidélité à l’Islâm.

Quant à nous, notre avis sur le sujet penche vers cette dernière opinion et nous considérons que les ‘urafâ’ n’avaient pas de mauvaises intentions, et qu’en même temps, les spécialistes du ‘irfân et d’autres connaissances islamiques profondes devraient étudier les questions ‘irfânites d’une façon neutre et objective pour voir dans quelle mesure elles s’accordent avec les Enseignements Islamiques.

La Charî‘ah[5][5], la Tarîqah[6][6] et la Haqîqah[7][7]

Parmi les questions qui font l’objet de désaccord entre les ‘urafâ’ (les gnostiques) et les autres -notamment les jurisconsultes – c’est l’opinion particulière des premiers sur la Chari‘a, la Tarîqah, et la Haqîqah.

Ainsi, si les ‘urafâ’ et les jurisconsultes s’accordent pour dire que la charî‘ah –les statuts légaux de l’Islâm- est fondée sur une série d’intérêts et de vérités, ils divergent quant à la finalité de ces intérêts et vérités que le jurisconsulte considère comme le moyen de conduire l’homme au bonheur et l’utilisation maximale des dons matériels et moraux, alors que les ‘urafâ’ les voient comme une voie qui mène vers Allâh et qu’ils constituent des chemins qui dirigent le serviteur vers son Créateur.

En d’autres termes, alors que les jurisconsultes estiment que la série des intérêts qui se trouvent derrière la charî‘ah équivalent aux causes et à l’esprit de celle-ci, et que l’application de la charî‘ah est le seul moyen de réaliser ces intérêts, les ‘urafâ’ pensent que les intérêts et les vérités qui sous-tendent la législation islamique sont une sorte de positions et d’étapes qui conduisent l’homme à s’approcher du Trône divin et à atteindre à la Vérité, et ils croient que l’intérieur de la Charî‘ah est la Vérité, c’est-à-dire le monothéisme au sens que nous avons déjà défini et auquel le ‘âref (le gnostique) aboutit après avoir anéanti son soi et après s’être débarrassé de son ego. En résumé, d’après eux, le ‘âref croit en trois choses : la charî‘ah, la tarîqah et la Haqîqah, et que la charî‘ah est un moyen d’arriver à la tarîqah et que la tarîqah et un moyen d’atteindre à la Vérité.

Les jurisconsultes divisent les statuts légaux islamiques en trois catégories :

1-Les fondements des croyances dont traite la théologie scolastique (‘ilm al-Kalâm) : le musulman doit en effet croire en toutes les questions relatives aux fondements de la doctrine, d’une façon rationnelle qui ne souffre aucun doute.

2-Les commandements qui expliquent les devoirs de l’homme sur les plans des vertus et des vices moraux, et c’est la science de l’éthique qui s’en occupe.

3-Les statuts légaux relatifs aux actes et aux comportements extérieurs de l’homme, et c’est la science de fiqh (jurisprudence musulmane) qui s’en charge.

Ces trois catégories ou branches sont séparées les unes des autres, puisque la branche des croyances est liée à l’esprit et à la pensée, la branche de l’éthique est liée à l’âme et à ses dons et habitudes, et celle des statuts des actes extérieurs concerne les membres de l’homme.

Par contre, les ‘urafâ’ ne se contentent pas, concernant la branche des croyances, de la simple croyance mentale et rationnelle, mais considèrent qu’il est nécessaire de toucher ce à quoi il faut croire, et pour ce faire, on doit obligatoirement enlever les voiles qui séparent entre l’homme et ces vérités, et dans la seconde branche, ils ne se contentent pas des morales fixes et déterminées, et proposent de remplacer l’éthique pratique et philosophique par la conduite ou le cheminement (sayr) et le comportement (sulûk) ‘irfânites[8][8] qui a ses étapes bien déterminées. Concernant la troisième branche, ils n’ont pas d’objection majeure (à la vue des jurisconsultes susmentionnée), à l’exception de quelques points qu’on peut considérer comme contradictoires parfois avec les statuts légaux de la jurisprudence.

Les ‘urafâ’ ont appelé ces trois branches : la Charî‘ah, la Tarîqah et la Haqîqah, et pensent que de même que l’homme n’est pas divisible en trois parties séparées, puisque le corps, l’âme et l’esprit, lesquelles sont unies dans leur différence même, et que le rapport entre elles est le même rapport entre l’apparent et le caché, il en va de même pour la Charî‘ah, la Tarîqah et la Haqîqah, c’est dire l’une d’elles est l’apparent, l’autre le caché, et la troisième le caché du caché, bien qu’ils professent que les positions de l’existence de l’homme soient plus que trois positions ou étapes et croient aussi qu’il y a des positions et des étapes au-delà de l’esprit. Comme nous allons l’expliquer plus loin.

Questions (Leçon 2)
1-Quels sont les outils de travail du 'ifrânî et quels sont ceux du philosophe?

2-D'aucuns affirment que le 'ifrân en Islam est une doctrine intruse, empruntée au -Christianisme, aux Juifs ou aux Bouddhisme, qu'en pensez-vous?

4-Citez quelques exemples de la Sunna ou du Coran qui les concepts des gnostiques musulmans ne sont pas étrangers à l'Islam.

5-Quels sont les points de divergence et de convergence entre les 'Urafâ' et les jurisconsultes sur la finalité de la Charia et les statuts légaux?

6- Comment les Jurisconsultes divisent-ils les statuts de la Charia et comment les 'Urafâ' les appellent-ils?

7- Quelle est la corrélation entre la Charia et la tariqah et la Haqiqah chez les 'Urafâ'

Les matériaux du ‘irfân musulman
Il est nécessaire, pour connaître toute science, d’étudier son histoire et les changements qu’elle a connus, et de savoir quels sont ses principaux ouvrages et ses figures de proue. C’est ce que nous allons faire dans le présent cours et le cours suivant.

La première question que nous devrions nous poser ici est : la gnose musulmane (‘irfân) est-elle pareille aux autres sciences islamiques telles la jurisprudence (fiqh), les Fondements (uçûl), l’Exégèse (tafsîr), et le Hadîth, dont les Musulmans ont tiré la matière du fondement de l’Islâm pour ensuite les développer et édifier leurs règles ? Ou bien elle est à l’instar de la médecine et des mathématiques, introduites en Islâm de l’extérieur et développées par les Musulmans au berceau de la civilisation islamique ? Ou bien encore si elle ne fait partie d’aucune de ces deux catégories ?

Les ‘urafâ’ eux-mêmes affirment qu’ils appartiennent à la première catégorie et récusent formellement la seconde, alors que certains orientalistes insistent que le ‘irfân et toutes ses subtiles idées sont venus de l’extérieur de l’Islâm. Tantôt ils l’imputent au Christianisme en affirmant que la pensée irfânite s’est développée au contact des Musulmans avec les moines chrétiens, tantôt ils prétendent qu’il s’est formé par réaction des Iraniens à l’Islâm et aux Arabes, tantôt ils assurent qu’il est le produit du néoplatonisme, lequel est un mélange des pensées d’Aristote, de Platon, de Pythagore (Pythagoras), des Gnostiques d’Alexandrie ainsi que des idées des Juifs et des Chrétiens, et tantôt le considèrent comme étant issu des pensées du bouddhisme. D’autre part, les détracteurs du ‘irfân du côté des Musulmans, se déployèrent eux aussi à montrer qu’il est, comme le soufisme, étranger à l’Islâm et à lui rechercher des racines non islamiques.

Le troisième avis considère que le ‘irfân – aussi bien théorique que pratique- a tiré ses matières premières de l’Islâm et qu’il a ensuite posé à ces matières des règles et des fondements, tout en subissant les influences de courants non islamiques – notamment dans ses pensées kalâmites (théologico-apologétiques) et philosophiques- tout spécialement la philosophie ishrâqite (illuministe). Toutefois, si selon cet avis il ne fait pas de doute que le ‘irfân musulman a tiré sa matière fondamentale exclusivement de l’Islâm, il ne reste pas moins que des interrogations s’imposent :

Dans quelle mesure les ‘urafâ’ ont-ils réussi à poser les règles et les fondements corrects à cette matière première islamique? Si oui, leur succès dans ce domaine serait-il comparable à celui des jurisconsultes? Quelle a été la somme de l’influence exercée par les courants extérieurs sur le ‘irfân islamique? Le ‘irfân a-t-il pu attirer ces influences extérieures vers lui en les revêtant de sa couleur et en s’en servant à son intérêt? Ou bien si au contraire ce sont ces courants qui l’ont entraîné dans leur sillage et en l’amenant à marcher dans le sens de leur cours? Ce sont là des interrogations auxquelles on devrait chercher des réponses à travers des recherches objectives indépendantes.

Les tenants du premier avis – et dans une certaine mesure du second avis- affirment que la religion musulmane est dépouillée de complications, et compréhensible pour le commun des mortels, car elle n’est pas teintée d’équivoque ni entourée de mystères. Pour eux, le fondement doctrinal de l’Islâm est l’unicité, dans ce sens que, de même qu’une maison a un architecte ou constructeur séparé et différent d’elle, de même le monde a un Créateur séparé de lui, et que du point de vue islamique, le fondement du lien de l’homme avec ce bas-monde est l’abstinence et l’abandon des plaisirs de ce dernier pour parvenir à la félicité et à la vie éternelle. Et si on va encore plus loin, on trouve une série de statuts légaux pratiques dans ce sens que la jurisprudence islamique se charge d’expliquer.

Ce groupe pense que ce que les ‘urafâ’ disent à propos de l’Unicité est différent de ce que l’Islâm enseigne à ce sujet, car l’Unicité ‘irfânite consiste en l’unicité de l’existence, et qu’il n’existe rien en dehors d’Allâh, de Ses Noms, Ses Attributs et Ses Manifestations, et affirme que "le cheminement (sayr) et la conduite (sulûk)" des ‘urafâ’ diffèrent aussi du mysticisme (zuhd) musulman, car ils évoquent dans "leur cheminement et leur conduite" (leur voyage spirituel) une série de concepts et termes –tels que ‘eshq (le désir ardent) et l’amour d’Allâh, annihilation mystique (fanâ’) en Allâh, la manifestation d’Allâh (théophanie) dans le cœur du ‘irfâni, ce qui n’a pas d’existence dans l’ascétisme musulman. En bref, il voit que la méthode ‘irfânite diffère de la charia islamique en ceci qu’elle sous-tend des conceptions qui n’ont rien à voir avec la jurisprudence musulmane et que les Compagnons pieux du Messager d’Allâh (P) auxquels se réfèrent les ‘urafâ’ et les soufis et qu’ils disent suivre n’étaient que des ascètes détachés des attraits de la vie d’ici-bas, et tournés vers le Monde futur (âkherah) avec des cœurs craignant le Châtiment d’Allâh et aspirant à Sa Récompense; ils ne savaient rien du «cheminement et de la conduite » et de « l’unicité » irfânites.

En réalité, le jugement ainsi émis par ce groupe sur le rapport du ‘irfân à l’Islâm n’est aucunement acceptable, car les matières premières de l’Islâm sont nettement plus riches et plus profondes que ne présument – par ignorance ou intentionnellement- les tenants dudit groupe. Ni l’Unicité islamique n’est aussi simple et creuse qu’ils le laissent entendre ni la dévotion de l’homme en Islâm ne se réduit à cet ascétisme superficiel qu’ils supposent, ni les pieux Compagnons du Prophète (P) ne sont comme ils les décrivent, ni les statuts légaux de l’Islâm ne se bornent aux actes des membres et organes de l’homme.

C’est pourquoi, dans le présent cours, nous allons essayer de démontrer la possibilité de recourir aux enseignements islamiques authentiques pour parvenir à une série de connaissances relatives au ‘irfân théorique et pratique. Quant à savoir jusqu’à quel point les ‘urafâ’ musulmans ont réussi à se servir correctement de ces enseignements, c’est une autre question dont nous ne pourrons pas traiter dans ces cours concis.

Ainsi, concernant l’Unicité, le Coran ne compare pas le rapport Allâh-créatures au rapport architecte-maison, mais Le (le Très-Haut) présente comme étant le Créateur de l’univers et se trouvant partout et avec toute chose, comme en témoignent les versets suivants par exemple- entre bien d’autres- : « Où que vous vous tourniez, la Face (direction) d'Allâh est donc là, car Allâh a la grâce immense; Il est Omniscient »[9][9], « et que Nous sommes plus proche de lui que vous [qui l'entourez] mais vous ne [le] voyez point. »[10][10], « C'est Lui le Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché et Il est Omniscient. »[11][11].
Il est évident que ce genre de versets orientent la pensée vers une notion d’Unicité bien plus sublime et profonde que celle à laquelle les gens du commun croient, s'accordent avec ce que le 'irfân énonce.

Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’oeil, au sujet du "voyage spirituel", et le pliage des étapes, sur certains versets relatifs à «la rencontre d’Allâh » et «l’agrément d’Allâh », ou ceux ayant trait à la révélation, à l’inspiration et la parole que les Anges ont adressées à des non-Prophètes, tel que Maryam (p) et surtout les versets évoquant l’Ascension du Noble Messager d’Allâh[12][12].

De même, le Coran parle de «l’âme qui ne cesse de blâmer » (al-nafs al-lawwâmah)[13][13], «l'âme très incitatrice au mal » (al-nafs al-ammârah)[14][14] et «l’âme apaisée » (al-nafs al-mutma’innah)[15][15], ainsi que du savoir qu’Allâh «effuse », du savoir tiré directement d’Allâh (al-‘ilm al-ladunî)[16][16], et de la Guidance résultant du combat intérieur : «Et quant à ceux qui luttent pour Notre cause, Nous les guiderons certes sur Nos sentiers… »[17][17]. Le Coran énonce aussi que la purification de l’âme est le seul moyen d’atteindre à la prospérité et au bien : «A réussi, certes, celui qui la purifie. Et est perdu, certes, celui qui la corrompt.»[18][18] Il évoque également, à plusieurs reprises, l’amour divin et souligne que cet amour dépasse toutes autres sortes d’amour humain. Il parle de la glorification (d’Allâh) faite par les atomes de l’univers, ce qui connote que si l’homme réfléchit bien et recherche profondément, il percevra cette louange et cette glorification. Il fait état, enfin, de la nature innée (fitrah) de l’homme et du Souffle du Seigneur qu’elle a reçu : «puis Il lui donna sa forme parfaite et lui insuffla de Son Esprit.»[19][19] Tous ces indices et bien d’autres, suffisent à inspirer à l’homme des concepts sublimes relatifs au Créateur, à l’univers et à l’humain, notamment en ce qui concerne la relation entre l’homme avec son Créateur.

Mais comme nous l’avons dit précédemment, nous n’entendons pas par cet exposé, juger dans quelle mesure les ‘urafâ’ ont réussi à utiliser ces vérités enrichissantes à bon escient ni à porter un jugement sur la justesse ou la fausseté de leurs opinions. Ce qui nous importe avant tout c’est de montrer les idées tendancieuses que les Occidentaux et leurs adeptes répandent pour tenter de vider l’Islâm de son contenu spirituel, et de souligner la grande richesse que recèle l’Islâm et qui peut constituer une matière apte à inspirer aux Musulmans les vérités et les concepts sublimes que nous avons relevés, c’est dire que même à supposer que les ‘urafâ’ au sens technique du terme- n’aient pu l’exploiter correctement, d’autres pourront le faire.

En outre, les récits hagiographiques (riwâyah), les sermons, les du‘â’, (prière de demande), débats islamiques et les biographies des hautes personnalités qui grandirent au berceau de l’Islâm, tout ceci prouve que ce qui se passait aux premiers temps de l’Islâm n’était pas un simple ascétisme creux et une adoration dont on ne s’attend que l’obtention de récompense spirituel!

En effet, on peut trouver dans ces récits, sermons, du‘â’, et débats des concepts sublimes et transcendants. Les biographies des personnages notoires, vécus au premier temps de l’Islâm évoquent une série de concepts qui dénotent l’amour et le désir spirituel, les visions du cœur, la brûlure dans l’affliction spirituelle.

Ainsi, il est rapporté dans le corpus al-Kâfi :

«Un jour, le Messager d’Allâh (P) accomplit en assemblée la Prière de l’aube. Apercevant un jeune homme, la tête rabaissée, le visage pâle, le corps amaigri, les yeux enfoncés dans la tête, il lui dit : «O^ Untel, qu’es-tu devenu? » Le jeune homme répondit : «Je suis dans un état de certitude (dans la foi), ô Messager d’Allâh ». Le Prophète, étonné par cette réponse, lui demanda : «A toute certitude il y une vérité, quelle est donc la vérité de ta certitude? » Le jeune homme dit : «C’est ma certitude qui m’a affligé, m’a fait veiller les nuits et assoiffé les midis. Aussi ai-je délaissé ce bas-monde et tout ce qu’il renferme. Je suis comme si je regardais le Trône de mon Seigneur, qui était dressé pour demander des comptes aux créatures – dont moi-même - rassemblées à l’occasion. Je suis comme si je revoyais les gens du Paradis, accoudés aux divans, jouir du Paradis, se faire connaissance les uns avec les autres. Et comme si je revoyais les gens de l’Enfer torturés, criant. Et comme si j’entendais maintenant la fureur de l’Enfer souffler dans mes oreilles ». Le Messager d’Allâh dit alors à ses Compagnons : «Voilà un serviteur dont Allâh a illuminé le cœur par la Foi ». Puis s’adressant au jeune homme, il lui dit : « Continue comme tu es. » Le jeune homme demanda : « O Messager d’Allâh, prie Allâh de me donner la chance de mourir en martyr ». Le Messager d’Allâh pria pour lui et il fut tombé effectivement en martyr après neuf autres martyrs »[20][20].

De même les propos suivants du Commandeur des Croyants, l’Imâm ‘Alî (p), dont la chaîne de la majorité écrasante des tenants du ‘irfân et du soufisme remonte à lui constituent une source d’inspiration des connaissances et des spiritualités. Nous citons ici deux exemples à titre d’illustration :

Dans le sermon No 219 de son œuvre majeure, Nahj al-Balâghah, on lit : «Allâh – qu’Il soit glorifié et exalté- a fait de l’évocation des attributs d’Allâh un polissage des cœurs : tu entends par Lui après avoir souffert de lourdeur dans l’oreille, tu vois par Lui après avoir connu une faiblesse dans l’œil, et tu es guidé par Lui après avoir été perdu dans la polémique. Allâh – que Ses Signes soient Puissants- a encore pendant la période dépourvue des Prophètes, des gens à qui Il s’adresse par inspiration et parle à leurs esprits mêmes… »[21][21]

Dans le sermon 217 où il décrit le pèlerin vers Allâh (sâlik ou le voyageur spirituel), on lit : «Il a ravivé son ‘aql (esprit), fait mourir ses désirs, jusqu’à ce qu’il devînt décharné et son âme limpide, et qu’une brillance très éclairante l’éclairât, lui montrant la voie, le conduisant à travers les chemins. Il passait ainsi d’une position à l’autre des étapes de la perfection et de la demeure de séjour. Ses pieds se sont fixés avec la sûreté de son corps dans la résidence de la sécurité et du confort de façon à faire appel à son coeur et à satisfaire son Seigneur.»[22][22]

De même, les du‘â’ islamiques, notamment du Chiisme, renferment d’immenses trésors de connaissances de tendance gnostique, tels que Du‘â’ Kumayl, Du ‘â’ Abû Hamzah al-Thamâlî, al-Munâjât al-Cha‘bâniyyah, ainsi que les du‘â’ d’al-Sahîfah al-Sajjâdiyyah.

Avec cette richesse fabuleuse en concepts spirituels et gnostiques islamiques pourquoi recherche-t-on des sources en dehors de l’Islâm ?!

C’est dans le même registre que s’inscrivent les tentatives de certains orientalistes de rechercher à l’extérieur de l’Islâm l’origine et les motifs du mouvement de critique et d’opposition mené par le Compagnon Abû Tharr al-Ghifârî contre les tyrans de son époque et contre leur pratique de l’oppression, de l’injustice, de la dilapidation du fonds publiques et de la thésaurisation des fortunes, mouvement qui lui valut d’être proscrit, torturé et harcelé jusqu’à ce qu’il décédât dans la solitude et le dépaysement en exil. Et ce fussent ces tentatives desdits orientalistes qui suscitèrent l’interrogation étonnée et sarcastique de l’écrivain chrétien, Georges Jordâq, qui écrit dans son livre «L’Imâm ‘Alî, La Voix de la Justice humaine » à ce propos: « Ils sont allés interroger la seguia tarie à propos de la source de la pluie, en oubliant la mer ambiante toute proche.»

En effet, Abû Tharr aurait-il pu s’inspirer le djihâd (le combat) contre l’injustice d’une source autre que l’Islâm!!! Quelle référence autre que l’Islâm aurait pu inspirer à Abû Tharr sa révolte contre des tyrans et des oppresseurs comme Mu‘âwiyah!?

Et c’est ce que les orientalistes font avec le ‘irfân aussi lorsqu’ils essaient de rechercher aux spiritualités ‘irfânites une source d’inspiration hors de l’Islâm, ignorant le fait que celui-ci représente une mer immense de spiritualité (….) Mais heureusement que quelques autres orientalistes tels que l’Anglais, Nicholson et le Français, Massignon, qui avaient étudié le ‘irfân musulman d’une façon exhaustive et font l’objet de l’estime de tous, ont reconnu dernièrement que la source primordiale du ‘irfân est le Coran et la Sunna. En effet Nicholson écrit : «Le Coran dit : «Allâh est la Lumière des cieux et de la terre »[23][23], «C'est Lui le Premier et le Dernier »[24][24], « C'est Lui, Allâh. Nulle divinité que Lui »[25][25], «Tout ce qui est sur elle [la terre] doit disparaître »[26][26], «et Je lui aurais insufflé Mon souffle de vie »[27][27], «Nous avons effectivement créé l'homme et Nous savons ce que son âme lui suggère et Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire »[28][28], « Où que vous vous tourniez, la Face (direction) d'Allâh est donc là »[29][29], «Celui qu'Allâh prive de lumière n'a aucune lumière»[30][30]. Il est donc inévitable d’affirmer que les racines du soufisme se cachent dans ces versets coraniques, et que les premiers soufis ne considéraient pas le Coran comme rien d’autre qu’une Parole d’Allâh, mais y voyaient aussi un moyen de se rapprocher d’Allâh : ils essayaient par les actes d’adoration et l’approfondissement des différents versets coraniques – et notamment ceux qui parlent de l’Ascension (Mi‘râj) – de revivre eux-mêmes l’état d’ascétisme dans lequel se trouvait le Prophète (P)[31][31].

Il dit également : «Les fondements de l’unicité dans le soufisme se trouve dans le Coran plus que nulle part ailleurs. De plus, il est dit dans un hadith qudsî[32][32] :

«Le serviteur continue de se rapprocher de Moi par les actes surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime, et lorsque Je l’aime, Je serais son ou?e par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa langue par laquelle il parle, et sa main par laquelle il frappe » ».

لا يزال العبد يتقرب اليَّ بالنوافل حتى احبه، فاِذا احببته كنت سمعه الذي يسمع به، وبصره الذي يبصر به، ولسانه الذي ينطق به، ويده التي يبطش بها

Ceci dit, rappelons-le une fois de plus : nous n’entendons pas par cet exposé étudier dans quelle mesure les soufis et les ‘urafâ’ ont réussi à s’inspirer des textes islamiques dans leur doctrine, mais seulement de savoir si la source de leur inspiration était bien les textes islamiques ou bien d’autres sources en dehors de l’Islâm.
1-Quelles sont les trois opinions principales sur l'origine de la gnose en Islam?

2-Quels sont les éléments ou les concepts chez le 'ifrân que certains jurisconsultes trouvent étrangers à l"Islam?

3- Citez quelques hadith et quelques versets coraniques qui indiquent que le 'ifrân en tire sa doctrine.

Leçon 4
Bref historique -1
Les connaissances islamiques originelles et les traditions des Imâms de l’Islâm, riches en rayonnements moraux et spirituels qui constituaient les sources de beaucoup de grands esprits dans le monde musulman, ne se limitent pas à ce qu’on appelle ‘irfân ou soufisme. Mais dans le présent exposé, nous nous bornons à ces deux sujets sans aller plus loin. Bien entendu, vu la nature brève de ces cours, nous traitons l’historique du ‘irfân et du soufisme sans commentaires critiques ni annotations explicatives. Aussi, limitons nous à exposer les tournants qu’ont connus le ‘irfân et le soufisme à partir des premiers temps de l’Islâm jusqu’au Xe siècle (de l’hégire), puis à quelques sujets de ‘irfân et à conclure enfin par l’examen et l’analyse objective de ses racines.

Il est admis généralement qu’il n’existait pas au début de l’Islâm et au premier siècle de l’hégire, un groupe de ‘urafâ’ ou de soufis. Le soufisme est apparu, en effet, au IIe siècle de l’hégire, et le premier à avoir eu droit à la dénomination de soufi fut Abû Hâchim al-çûfî al-Kûfî qui vécut en ce siècle et y érigea le premier couvent pour les adorateurs et les ascètes musulmans[33][33]. L’histoire ne fixe pas la date du décès d’Abû Hâchim, mais elle nous en laisse un indice en notant qu’il était le professeur de Sufiyân al-Thawrî décédé lui en l’an 161 de l’hégire.

Abû-l-Qâcim al-Quchrî – une des figures de proue des ‘urafâ’ et des soufis- mentionne que cette appellation est apparue avant l’an 200 de l’hégire, et selon Nicholson, elle vit le jour vers la fin du IIe siècle de l’hégire. Mais d’après un récit d’al-Kâfî (Kitâb al-Ma‘îchah), il y avait un groupe contemporain de l’Imâm al-Sâdiq (p) (c’est-à-dire pendant la première moitié du IIe s.) comme Sufiyân al-Thawrî et un autre groupe qui furent connus sous cette désignation.

Donc si Abû Hâchim al-Kûfî fut le premier à porter cette appellation, alors qu’il était le professeur de Sufiyân al-Kûfî décédé en l’an 161 H., on peut présumer que le mot soufisme fut connu pendant la première moitié du IIe siècle et non à la fin de ce siècle comme le soutiennent Nicholson et d’autres. Ceci dit, il n’y a pas divergence d’avis sur le fait que les soufis furent désignés sous cette appellation parce qu’ils portaient des vêtements soufî (en laine) qui connotent leur détachement des attraits de ce monde. Ils répugnaient ainsi à se vêtir de tissus douillets, avaient un goût prononcé pour les vêtements rudes, notamment en laine brute.

Si nous ignorons la date exacte à laquelle ce groupe s’est donné l’appellation de ‘urafâ’, du moins nous sommes sûr que celle-ci fut répandue au IIIe siècle de l’hégire, à en croire l’affirmation d’al-Sirrî al-Siqtî (décédé en l’an 243 H.)[34][34]. Toutefois, Abû Naçr al-Sarrâj al-Tûcî rapporte dans son livre «al-Luma‘» - un écrit très crédible dans le domaine du ‘irfân et du soufisme- un récit de Sufiyân al-Thawrî , qui laisse penser que cette désignation est apparue vers la première moitié du IIe siècle[35][35].

En tout état de cause, il n’existait pas au I er siècle de l’hégire de groupe dénommé soufisme. Cette appellation n’est apparue qu’au IIe siècle, et le regroupement de personnes sous cette désignation est survenu en ce siècle aussi et non pas au IIIe siècle comme l’ont soutenu certains[36][36].

Mais l’absence d’un groupe désigné sous cette appellation pendant le premier siècle de l’hégire ne signifie nullement que les dévots des compagnons étaient de simples adorateurs et ascètes au même degré de foi naïve dépourvue de la brillance de la vie spirituelle, comme aiment le dire les Occidentaux et les occidentalisants. En effet, il y avait des Compagnons marqués par leur forte spiritualité, et le niveau de foi de tous les Compagnons n’était pas le même. Ainsi Salmân al-Fâresi et Abû Tharr, par exemple, n’étaient pas au même degré de foi, comme en attestent de nombreux hadiths dont celui-ci : «Si Abû Tharr savait ce qu’il y a dans le cœur de Salmân, il l’aurait tué »[37][37].

Les ‘urafâ’ du IIe Siècle :
1-Al-Hassan al-Baçrî : De même que le kalâm (la scolastique musulmane) commence avec Hassan al-Baçrî (décédé en 110 H.) de même le terme ‘irfân débute par lui.

Il est né en l’an 22 de l’hégire et vécut 88 ans dont la plus grande partie au Ier siècle.

Il est clair qu’al-Hassan al-Baçrî ne fut pas connu comme soufi, mais on le compta parmi les soufis pour avoir écrit un livre intitulé «Ri‘âyat huqûq Allâh» (Le respect des droits d’Allâh) que l’on peut considérer comme le premier livre soufi. L’unique copie existant de ce livre se trouve à l’université d’Oxford. Selon Nicholson : «Le premier Musulman à avoir écrit sur la vraie manière de vivre soufie est al-Hassan al-Baçrî, puis il fut suivi par d’autres qui expliqueront les fondements du soufisme pour atteindre aux hautes positions (spirituelles), en commençant par la repentance et en passant par une série d’autres pratiques qu’il faut effectuer successivement pour s’élever jusqu’à la Position Sublime»[38][38].

Il est à noter que les ‘urafâ’ eux-mêmes font remonter certaines chaînes de la Voie soufie, telle celle des Cheikhs d’Abû Sa‘îd Abû-l-Khayr[39][39], à al-Hassan al-Baçrî et de là à l’Imâm ‘Alî (p). De même, dans son « Fihrast » (Article 5, 5ème Art) Ibn al-Nadîm fait remonter la chaîne d’Abû Muhammad Ja‘far al-Khuldî à al-Hassan al-Baçrî, et affirme que ce dernier était le contemporain des 70 survivants de la Bataille de Badr.

Il apparaît, d’après certains récits, qu’al-Hassan al-Baçrî était plus tard pratiquement l’un de ceux qui ont eu la réputation de soufis. Nous rapporterons certains de ces récits dans un autre contexte. Il est à noter aussi qu’al-Hassan al-Baçrî avait des racines iraniennes.

2-Mâlik Ibn Dînâr (décédé en 131 H.) : Il était de Bassora et il s’adonna à un ascétisme excessif et au détachement de ce monde.