INTRODUCTION Le phénomène Coranique

Le phénomène Coranique
INTRODUCTION
Ce travail n'a pas pu voir le jour normalement. En fait il s'agit de la reconstitution d'un original détruit dans des circonstances particulières.

Dans sa forme actuelle, il ne satisfait pas à l'idée initiale que nous nous faisons du problème coranique. Le sujet méritait un travail de longue haleine et une documentation très sérieuse dont nous n'avons pu disposer dans notre seconde tentative. Croyant, néanmoins, à la pérennité de l'idée directive qui avait présidé à l'élaboration même du projet, nous avons cru devoir lui consacrer encore un effort, fut-il insuffisant. C'est pourquoi nous avons essayé de rassembler les éléments qui ont survécu de l'original sur quelques bouts de papier ou dans notre mémoire.

Nous avons, croyons-nous, sauvé l'essentiel : le souci d'une méthode analytique dans l'étude du phénomène coranique.

Pratiquement, cette méthode voudrait embrasser un objet double : procurer, d'une part, aux jeunes Musulmans algériens une occasion de méditer la religion et suggérer, d'autre part, une réforme opportune dans l'esprit de l'exégèse classique.

Il faut se rendre compte, en effet, qu'en Algérie, comme dans tous les pays arabes, l'évolution culturelle passe par une phase critique : "la renaissance musulmane " reçoit toutes ses idées techniques de la culture occidentale, notamment et surtout, par la voie de l'Egypte évoluée.

Ces idées techniques n'embrassent pas seulement les choses de la vie matérielle nouvelle à laquelle s'adapte, de plus en plus, le jeune Musulman ; elles concernent aussi, d'une manière moins perceptible, il est vrai, les choses de l'esprit, de l'âme, de la vie spirituelle en un mot.

En effet, bien qu'on puisse s'en étonner, beaucoup de jeunes Musulmans lettrés puisent aujourd'hui, leur édification religieuse, et parfois leur impulsion spirituelle même, à travers les écrits de spécialistes Européens.

Les nombreuses études islamiques qui paraissent en Europe, sous la plume d'éminents orientalistes, sont un fait indéniable.

Mais, imagine-t-on la place capitale que ce fait occupe dans le mouvement des idées modernes des pays Musulmans ?

L'œuvre de ces orientalistes a atteint, en effet, un rayonnement plus considérable qu'on ne pense et, nous n'en voudrions pour preuve que le fait pour l'Académie Royale d'Egypte de compter parmi ses membres un savant français.

On pourrait encore s'en rendre compte au nombre et à la nature des thèses de doctorat que les intellectuels syriens et égyptiens présentent annuellement devant la seule Faculté de Paris.

Dans toutes ces thèses, les futurs maures de la culture arabe, qui seront bientôt les promoteurs de " la renaissance musulmane ", ne manquent pas, comme il se doit, d'exposer les idées maîtresses de leurs professeurs occidentaux.

Et, par ce canal, " l'orientalisme "pénètre profondément toute la vie intellectuelle des pays musulmans en déterminant, à un degré important, leur orientation historique.

C'est là, précisément, la crise grave par laquelle passe notre culture, en ce moment, en soulevant, çà et là, les échos de quelques retentissantes polémiques. C'est le cas. En Egypte, du duel Zaki Moubarek-Taha Hussein, traduisant en une épique fanfare littéraire le drame moderne de la pensée musulmane.

Mais il y a dans cette crise générale un aspect qui intéresse, en particulier, l'objet de cette étude, à savoir : l'influence de l'œuvre orientaliste sur l'esprit religieux de nos jeunes universitaires sollicités, - soit par la nécessité bibliographique, soit par simple affinité intellectuelle- à s'adresser à des sources occidentales, même pour une information islamique personnelle. En effet, les sources locales d'information sont taries de leurs trésors culturels figurant désormais dans les fonds des bibliothèques nationales en Europe.

Certes, avec ses imprimeries nouvelles et le labeur intense de sa jeune génération intellectuelle, l'Egypte fait un admirable effort pour mettre à la disposition de la pensée musulmane de nouveaux instruments de travail. Mais, cet effort est lui-même sous la coupe de calculs administratifs mettant la culture au service de la politique.

Quoiqu'il en soit, et pour l'Algérie notamment, le jeune Musulman lettré se voit encore obligé de recourir, pour satisfaire à des exigences intellectuelles nouvelles, à la source d'auteurs étrangers dont il apprécie, peut-être un peu trop, la technique cartésienne.

Il y a même des cadis et des vieux " enturbannés " mouderrès qui en apprécient l'élégance géométrique.

Sans doute n'y aurait-il aucun inconvénient à cela, si l'orientalisme n'embrassait, par ses méthodes, que l'objet scientifique.

Malheureusement, la tendance politico-religieuse se trahit bien souvent dans les travaux, par ailleurs admirables, des spécialistes islamisants de l'Europe. Le R.P. Lammens, qui demeure le type de l'orientaliste " Désislamisant ", n'est pas néanmoins le cas unique où nous puissions constater le sourd labeur de sape dirigé contre l'Islam. Le brave homme a eu, du moins, le mérite de clamer bien haut son ressentiment pour le Coran et pour Mohamed. Sans doute, il vaut mieux avoir affaire à ce bruyant fanatisme là, plutôt qu'à un superbe et silencieux machiavélisme chez d'autres orientalistes gardant mieux les apparences de la science.

Mais il est curieux de noter les complaisances dont bénéficient en Egypte notamment, les idées les plus extravagantes quand elles sont émises par les universités de l'Occident. L'exemple le plus instructif à cet égard, est, incontestablement, l'hypothèse formulée par un orientaliste anglais sur " la poésie djahilienne ". En juillet 1925. Cette hypothèse était publiée dans une revue orientaliste. Au cours de 1926, TAHA Hussein publie son fameux " FICH-CH'R EL - DJAHILI ".

Cet enchaînement chronologique est tout à fait significatif de la subordination de la pensée de certains leaders de la culture arabe moderne vis à vis des maîtres occidentaux. Il n'y aurait rien d'excessivement anormal si, dès sa publication, l'hypothèse de Margoliouth n'avait reçu la consécration empressée des revues arabisantes et de certaines thèses de jeunes docteurs arabes. Elle a même acquis la valeur d'un critère certain, notamment dans l'Etude du docteur T. SEBBAGH sur la " METAPHORE " dans le Coran. Cet auteur se refuse systématiquement à considérer désormais la poésie djahilienne comme une donnée positive de la philologie arabe.

Or, le problème " ainsi posé " dépasse le simple cadre littéraire et historique et intéresse directement tout le système de l'exégèse classique fondé précisément, sur une comparaison stylistique, en considérant la poésie djahilienne comme une donnée indiscutable.

Le problème se serait, de toute façon, posé du fait de l'évolution moderne de la pensée musulmane, mais d'une façon, peut-être, moins révolutionnaire. De toute façon, le cadre de l'exégèse classique devait être sagement modifié pour circonscrire les exigences d'une pensée cartésienne. Mais l'hypothèse, de Margoliouth a voulu donner une allure révolutionnaire au problème, en s'y introduisant opportunément, comme une dynamite susceptible de faire sauter tout le système exégétique.

Jusque là " le miracle coranique " était fondé sur l'argument majeur de transcendance du " Verbe de Dieu " sur le 'Laïus " de l'homme.

Jusque là l'exégèse avait recouru à la stylistique pour trouver au miracle coranique une base rationnelle. Mais en tirant les conséquences de l'hypothèse de Margoliouth, comme le fait le docteur SEBBAGH, c'est cette base qui ferait défaut. Dès lors, le problème de l'exégèse se poserait sur un point extrêmement important pour le credo du Musulman, à savoir la preuve du miracle coranique.

L'évolution intellectuelle n'aurait pas manqué d'amener de toute façon, nos jeunes universitaires à constater, tôt ou tard, le caducité du critère classique qui avait jusque là fourni l'argument décisif en faveur de l'origine surnaturelle du Coran. Pour un esprit de tournure cartésienne, de quelle valeur peut-être un argument s avérant désormais purement, subjectif ?

En effet, aucun Musulman, l'Algérien notamment, ne peut désormais comparer objectivement un verset coranique à une période rythmée ou rimée de l'époque djahilienne. Il y a longtemps que nous avons cessé de posséder le génie de la langue arabe pour pouvoir tirer d'une comparaison littéraire une conclusion judicieuse.

Il y a longtemps, que notre credo se satisfait, sur ce point, d'un principe d'autorité qui cadre mal avec l'exigence de l'esprit d'une élite désormais engouée de positivisme. Le problème de l'exégèse se pose donc, désormais, sous un jour nouveau. C'est probablement sous ce jour qu'il est considéré par les modernes savants de l'Egypte. Mais les travaux de ces derniers, quoique, serrant de près l'objet social d'une science exégétique, ne semble pas encore avoir fixé sa méthode adéquate.

L'imposant " Tafsir " de Tantawi djawhari est surtout, une production encyclopédique où il n'y a pas le moindre souci de méthode.

Quant aux travaux de Rachid Richa, après ceux de son maître Cheik Abdou, ils n'ont pas davantage inauguré cette méthode. Leur souci de porter néanmoins, dans l'ancien système une tournure d'esprit nouvelle, quoiqu'il n'ait pas modifié essentiellement l'exégèse classique, n'a pas manqué d'entretenir toutefois, parmi les élites musulmanes, alléchées par le renouveau littéraire intérêt assez vif pour les débats religieux.

Cependant : le problème de l'exégèse demeure important : d'une part par rapport à la conviction de l'individu formé à l'école cartésienne et d'autre part, par rapport à l'ensemble des idées courantes constituant le fond de la culture populaire.

Il y a, en effet, pour un milieu donné, un problème des idées courantes comme il y a un problème des idées techniques. Si celles-ci déterminent chez les élites des solutions théoriques de certains problèmes. Les premières, elles, déterminent le comportement pratique des masses en face de ces problèmes de la vie. Dans l'état actuel des choses, il y a en Algérie, une classe de lettrés convaincus du mouvement de la terre, mais il y a un énorme public de Zaouïa, un peuple d'ignorants de toutes sortes, qui confesse avec une fureur dogmatique remarquable " la terre immobile et maintenue par la providence sur la corne d'un taureau ".

Or, l'idée " populaire " - surgie ici du cerveau d'un malencontreux exégète - a quelque chose de plus déterminant comme facteur historique que l'idée technique, dans bien des cas. La boussole et le sextant, par exemple, en tant qu'idées techniques arabes, n'ont pas servi néanmoins, à la découverte de l'Amérique par un monde arabe désormais paralysé dans son progrès intellectuel aussi bien que moral par des idées populaires mortes.

Est-ce ce drame là que Ghazali a voulu exprimer dans ce vers célèbre :

" J'ai filé à leur intention et mon fil était trop fin ".

" Mais je n'ai pas trouvé parmi eux de bons tisserands ".

"J'ai alors brisé ma quenouille ".

Quoiqu''il en soit, le problème de l'exégèse coranique est aussi bien le problème de la conviction religieuse chez l'intellectuel que celui des idées courants chez l'homme de la rue. C'est à ce double point de vue qu'il y aurait à considérer une doctrine de l'exégèse.

Le sujet de notre étude se rattache, partiellement, à cette doctrine, sous le rapport de la conviction rationnelle de l'intellectuelle conviction placée jusque là sous l'égide de la théologie. Nous voudrions, sinon fournir directement la base rationnelle nécessaire à cette conviction, du moins, ouvrir méthodiquement et largement le débat religieux afin d'amener l'intellectuel algérien à édifier lui-même cette base nécessaire à sa foi.

La méthode suivie ici, consiste à lier le cas particulier de l'Islam au phénomène religieux en général, à situer son Prophète comme le maillon ultime dans la chaîne du mouvement prophétique et à placer la doctrine coranique comme l'aboutissement du courant de la pensée monothéiste.

Enfin, elle consiste à déduire du Coran, examiné du point de vue phénoménologique, un critère d'authenticité pour l'Islam comme religion révélée.

Mais, nous ne pouvions pas négliger, pour établir le lien dialectiquement nécessaire entre les chapitres de cette étude, de préétablir un premier critère consacré à la personne du Messager, Mohamed, comme le second critère est consacré au Message du Coran.

Tels sont les éléments de la méthode que nous voudrions mettre à la disposition du jeune intellectuel algérien, pour l'aider à établir la base rationnelle de sa foi religieuse.

L'exécution de la tâche a fait apparaître les multiples imperfections de notre outillage technique.

Aussi, n'est-ce point par modestie, mais en connaissance de cause, que nous livrons notre exécution comme une simple indication pour des travaux à venir et en vue desquels il faudra faire appel à des moyens techniques et à des documents que nous n'avons pu hélas ! rassembler pour cette étude.

En particulier, il nous semble utile de signaler, ici, combien l'exégète de demain aura besoin de connaissances linguistiques et même archéologiques étendues, il devra, en particulier, pouvoir suivre, depuis les Septantes, la Vulgate, à travers les documents massorétiques et, en général, tous les documents Syriaques et araméens, le problème des Saintes Ecritures.

C'est une tâche que nous ne pouvions entreprendre malgré notre plus vif désir.

CHAPITRE I
LE PHENOMENE RELIGIEUX
Aussi loin que l'on remonte dans le passé historique de l'homme, aux plus belles périodes de sa civilisation comme aux étapes les plus rudimentaires de son évolution sociale, il y a toujours trace d'une pensée religieuse.

L'archéologie a partout révélé, parmi les vestiges qu'elle met à jour, des vestiges de monuments qui furent consacrés par les hommes de jadis à un culte quelconque.

Depuis le simple dolmen jusqu'au temple le plus imposant, l'architecture a marché de pair avec l'idée religieuse qui a aussi bien marqué les lois et même les sciences de l'homme. Les civilisations naissent d'ailleurs à l'ombre des temples, comme celui de Salomon ou celui de la Kaâba. C'est de là qu'elles rayonnent pour illuminer le monde, briller dans ses universités et dans ses laboratoires et éclairer, notamment, les débats politiques de ses parlements. Le droit des nations modernes est essentiellement canonique. Quant à ce qu'on appelle leur droit civil, il n'est pas moins d'essence religieuse, en France notamment où il fut emprunté au code musulman. (1 : Au cours de son expédition d'Egypte, Napoléon avait fait connaissance du Droit musulman)

Les us et coutumes des peuples sont modelés par une préoccupation métaphysique qui dispose le moindre village nègre autour d'une cahute spécialement et soigneusement aménagée pour la vie spirituelle plus ou moins rudimentaire de la peuplade.

Totémismes, mythologies et théologies sont autant de solutions proposées au même problème qui hante la conscience humaine chaque fois qu'elle se trouve saisie de l'énigme des choses et de leurs fins dernières. De toutes les consciences fuse la même question que pose pathétiquement ce passage du chant védique : " Qui connaît ces choses ? Qui peut parler d'elles ? D'où viennent les êtres ? Quelle est cette création ? Les dieux aussi ont été créés par lui. Mais lui, qui sait comment il existe ?... " (1 : L'offrande lyrique de Rabindranah Tagore : Intr. A. Gide. P. XV)

Est-ce là une conscience polythéiste qui s'exprime ? Pourquoi entrevoit-elle par delà les autels de ses Dieux le tabernacle unique de ce " Lui " qui les a créés ?

Que le problème métaphysique se posât ainsi et aussi régulièrement à la conscience humaine, à tous les degrés de son évolution, c'est en soi un problème que la sociologie a voulu résoudre en caractérisant l'homme comme " un animal essentiellement religieux ". De cette définition objective fondamentale partent deux conséquences théoriques divergentes :

a) L'homme est-il " un animal religieux " d'une façon innée, instinctive, en raison d'une disposition originelle de sa nature ?

b) Ou bien a-t-il acquis cette qualité par une sorte d'Osmose psychique propagée à l'humanité entière, à partir d'un accident culturel initial survenu chez un groupement humain donné ?

Il y a là précisément, les deux thèses capitales qui s'affrontent sur le problème posé par le phénomène religieux.

Bien entendu, il serait naïf de vouloir départager cet antagonisme philosophique par une solution mathématique comme le désireraient certains de nos intellectuels égarés par un scientisme oublieux, probablement, des principes élémentaires de la science positive elle-même.

On ne devrait pas oublier cependant que la géométrie euclidienne, la plus rigoureuse des sciences, ne repose que sur un postulat et non sur une preuve mathématique et qu'il en est de même de tous les autres systèmes géométriques édifiés depuis Euclide.

Quoi qu'il en soit, ce que l'on exige de n'importe quel système, une fois posé son principe fondamental, c'est de demeurer rigoureusement compatible avec lui, cohérent dans toutes ses conséquences. C'est la seule manière scientifique de juger de la valeur rationnelle, intrinsèque, d'un système et de sa valeur relative par rapport à un autre Or les deux questions que nous venons de poser comme conséquences du phénomène religieux, n'opposent pas, comme on a tendance à le faire croire, la religion à la science.

La science n'a pas prouvé l'inexistence de Dieu ni davantage - nous le concédons par principe - son existence. Le débat est ici entre deux religions, entre le déisme et le matérialisme, entre la religion qui a Dieu pour postulat et celle qui a postulé la matière.

Le but de ce chapitre est la comparaison de ces deux systèmes philosophiques : celui qui regarde le sens religieux de l'homme comme une donnée originelle de sa nature - donnée reconnue par ailleurs comme un facteur essentiel de toute civilisation - et celui qui regarde la religion comme un simple accident historique de la culture humaine. Et sa conclusion sera d'ailleurs appuyée par celles des chapitres qui suivront et qui apporteront ainsi une sorte de preuve à posteriori fournie par le phénomène prophétique et le phénomène coranique qui placent la religion sur le plan des faits cosmiques, à côté des lois physiques.

Or la comparaison des deux systèmes - l'un essentiellement physique pour qui tout est déterminé par la matière, l'autre métaphysique puisqu'à ses yeux, la matière est elle-même déterminée - n'est concluante qu'en prenant en considération leurs éléments similaires, comparables, qui résident essentiellement dans leur conception cosmologique. C'est à ce point de vue là que nous devrions nous placer ici pour faire l'examen comparatif des deux systèmes en présence.

SYSTEME PHYSIQUE
Par axiome, la matière est la cause première d'elle-même, d'abord et d'autre part, elle est le point de départ des phénomènes de la nature. Evidemment, nous n'avons plus le droit de considérer la matière comme une contingence puisqu'alors, elle procéderait bien de quelque chose, d'une cause créatrice indépendante : cela est incompatible avec l'hypothèse. Donc, elle existe simplement et elle est incréée.

Ainsi, est-il accordé sur son origine, une concession de principe et nous nous inquiétons seulement de son évolution ou de ses états successifs à partir d'un état originel. On peut dire seulement qu'à l'origine une certaine quantité ou masse était la seule propriété de cette matière. Il faudrait donc en considérer toutes les autres propriétés comme conséquences de celle-là, et d'elle seulement. Nous devons en particulier la considérer à l'origine dans un état de parfaite homogénéité, toute différenciation impliquant l'intervention de facteurs hétérogènes nécessairement, ce qui est incompatible avec le seul et unique facteur : quantité.

Cette condition implique un état initial dans lequel la matière ne peut être conçue, organisée d'aucune manière. Sans quoi, la structure atomique ferait déjà intervenir des particules nucléaires différenciées dès l'origine, ce qui est également incompatible avec la condition d'homogénéité.

Par conséquent, la matière est nécessairement, à son origine, dans un état de totale désintégration et neutre électriquement. C'est par exemple un simple amas de neutrons n'ayant entre eux qu'une relation gravitique. Son organisation atomique ultérieure sera une étape de son évolution ; celle qui correspond à l'apparition des particules nucléaires - positrons, mésotrons, électrons, etc. - et des forces électrostatiques correspondantes.

Sans préjuger de la cause de ces différenciations particulières, il est déjà une question qui se pose sur la possibilité de formation du premier atome, formation difficilement concevable et même paradoxale en regard de la loi de Coulomb qui régit nécessairement le phénomène. Il est en effet difficile de s'imaginer comment le premier noyau se serait constitué avec des particules de même nom qui se repousseraient d'après la loi électrostatique fondamentale. Cependant, nous le concédons encore. Toutefois, le cycle d'intégration a-t-il eu lieu simultanément pour les quatre vingt douze éléments (1) classés par Mendélieff, ou par passages successifs d'un élément à l'autre ?

S'il y a eu simultanéité, un seul élément peut s'expliquer normalement par l'intervention d'un facteur unique : un état déterminé de la matière.

Mais il resterait bien alors quatre vingt onze cas anormaux qui ne peuvent s'expliquer par le même facteur.

Si au contraire, il y a eu succession des éléments, leur formation doit s'expliquer comme une série de quatre vingt onze transmutations, à partir d'un élément primordial. Le phénomène peut alors avoir eu lieu, soit par chaîne unique, soit par chaînes multiples : un élément donnant naissance à une famille de corps simples et le tout étant issu d'un élément primordial.

Dans le premier cas, la chaîne unique comporterait quatre vingt onze transmutations limitées, puisque chaque élément se forme en même temps que subsistent les éléments qui l'ont précédé. Elle comporterait donc quatre vingt onze cas d'équilibres physico-chimiques différents impliquant l'intervention d'un facteur différent de la loi d'intégration initiale. Or, à l'origine, cette loi est unique et essentiellement indépendante du temps et de tous les autres facteurs thermodynamiques. Il y a donc à la suite de l'élément primordial une chaîne de quatre vingt onze transmutations qui n'a pas d'explication par le jeu d'une loi unique.

Par conséquent, dans un cas comme dans l'autre, la table de Mendélieff ne trouve pas une explication satisfaisante en regard de l'axiome posé. Cela souligne la fragilité du " Système Physique ".

Si nous suivons maintenant l'évolution de cette matière organisée mais inorganique, nous arrivons alors à la transmutation biologique :

Une certaine quantité de matière organisée mais inerte, devient une matière organique vivante : Le Protoplasme.

Celui-ci évoluant à son tour à travers une série zoologique déterminée devient par une nouvelle transmutation, de la matière pensante : l'Homme.

Nous avons là une certaine équation :

Facteurs thermodynamiques + Agents chimiques = Matière vivante : L'HOMME.

Or cette équation est valable pour tout l'ère géologique correspondant aux facteurs thermodynamiques qui figurent dans le premier membre. Si nous supposions donnée la durée de cette ère, et la durée d'un cycle zoologique amenant la matière vivante de l'état amorphe du protoplasme, à l'état organisé de l'homme, il y a nécessairement un nombre de générations proportionnel au rapport de ces deux durées. Mais alors, la première génération est décalée en avant par rapport à celles qui la suivent d'une période d'autant plus longue que l'ère géologique correspondant à ce cycle évolutif, aura elle-même été considérable. Et au bout de ce décalage, la première génération aurait déjà pris conscience de son habitat et des phénomènes qui s'y passent. En particulier, la génération qui précède devrait enregistrer dans sa mémoire le phénomène des générations qui suivent. Or la présente génération humaine n'a pas enregistré dans son mémorial un pareil fait et l'on ne trouve trace chez elle que du souvenir adamique.

Il est donc nécessaire d'admettre que l'équation biologique examinée ne s'est posée qu'une seule fois, pour une seule et unique génération.

Autrement dit, il y a eu un déterminisme biologique dont les seuls facteurs physiques ne peuvent pas rendre compte. Cela signale à notre attention une lacune du système physique, lacune qui souligne la fragilité de son axiome fondamental. Cette lacune est d'autant plus importante que l'équation considérée ne rend pas compte d'autre part du phénomène de la reproduction animale. Il y a là, en effet, un nouveau problème concernant l'unité de l'espèce qui ne peut pas être vue dans l'individu mais dans le couple : le mâle et la femelle. Or la théorie physique ne fournit aucune justification de cette dualité qui conditionne cependant la fonction reproductrice animale.

S'il y a eu un accident biologique, en ce qui concerne l'homme, le problème demeure néanmoins posé en ce qui concerne la femme, à moins d'admettre un double accident à l'origine ayant eu pour résultat le couple générateur nécessaire à la reproduction de l'espèce.

Et si nous admettions encore et malgré tout ce double accident de la matière, il serait difficile néanmoins d'admettre que son résultat ait été si bien coordonné en vue d'une fonction reproductrice partagée entre mâle et femelle. En tout cas, le déterminisme de la matière pouvait mieux se justifier s'il s'était agi d'un double hermaphrodisme générateur de deux espèces parallèles autonomes : l'espèce homme et l'espèce femme.

Il y a donc là encore, une suite de lacunes qui soulèvent l'incompatibilité de l'axiome.

D'autre part, d'un point de vue mécanique, la matière est inflexiblement régie par le principe de l'inertie.

Or, la matière vivante fait précisément exception à la règle : un animal est doué de la faculté de modifier sa position par lui-même. Encore là, apparaît la fragilité de l'axiome physique. D'autres phénomènes n'attirent pas moins l'attention sur les paradoxes du système examiné. Il y a notamment le paradoxe de la pigmentation particulière de la peau chez le Nègre. Pourrait-on l'attribuer à une adaptation physiologique dans des milieux où le facteur solaire est particulièrement prépondérant ?

Cependant, à l'antipode, on trouve la peau blanche jaune ou cuivrée.

Peut-on l'attribuer davantage à l'influence de la forêt vierge ? Dans ce cas, la peau humaine devrait pareillement être pigmentée au Brésil par exemple.

Enfin, dans l'ordre astronomique, on rencontre encore des paradoxes inexplicables dans le système matérialiste.

En effet, l'analyse spectrale a révélé en 1929 au physicien. Hubble, le sens du mouvement des nébuleuses extra-gallacti-ques par rapport à notre univers. Or, toutes ces nébuleuses s'éloignent de la nôtre, sauf une demi-douzaine qui s'en rapprochent au contraire.

Ainsi, dans son ensemble, la matière subit par rapport à nous, deux translations opposées. Si l'une s'explique par une loi originelle donnée, l'explication de l'autre demeure en suspens.

Toutes ces anomalies, incompatibles avec un déterminisme purement matérialiste à la base, rendent nécessaires le rajustement de tout le système : le principe fondamental lui-même s'avérant impropre à donner une théorie cohérente de la genèse et de l'évolution de la matière.

SYSTEME METHAPHYSIQUE
Un principe distinct de la matière est ici nécessaire. Dieu créateur et ordonnateur du cosmos - et cause première de laquelle procède tout ce qui existe - est le principe du nouveau système.

Il va tout d'abord éclairer l'origine - si nébuleuse dans le précédent système - de la matière : elle est créée par un déterminisme indépendant de toutes ses propriétés.

Et ce déterminisme métaphysique intervient chaque fois que les simples lois physiques ne donnent pas une claire explication des phénomènes. Il en découle un système parfaitement cohérent, harmonieux, où il n'y a ni les lacunes, ni les contradictions du précédent. Tout en satisfaisant aux exigences d'ordre philosophique de l'esprit humain - celui-là étant soucieux de lier logiquement les choses et les phénomènes dans une synthèse cohérente - le nouvel axiome jette en outre un pont par delà la matière vers un idéal de perfection morale, vers quoi n'a cessé de tendre la civilisation comme vers son but essentiel.

La création de la matière résulte ici de l'ordre impératif d'une volonté suprême qui, selon le mot de la Genèse, dit à toute chose : " Soit ". L'évolution de cette matière sera ordonnée par une intelligence qui dispense l'équilibre et l'harmonie dont la science humaine peut constater les lois immuables. Mais certaines étapes de cette évolution échapperont aux constatations usuelles de l'homme de science, sans pour cela qu'il n'y ait une lacune dans le système. Dans ces cas exceptionnels, on fait seulement intervenir un déterminisme métaphysique qui ne choque pas, puisqu'il est compatible avec la nature de l'axiome. Là où il y aurait eu lacune dans le précédent système, il y a ici l'intervention d'une cause particulière, créatrice, consciente et volontaire. On peut ignorer momentanément la loi qui a régi tel phénomène dont le mécanisme nous échappe jusque là ; mais le système demeure toutefois cohérent, logique avec son axiome fondamental puisqu'un tel phénomène est justiciable en dernière analyse d'un déterminisme absolu : la volonté de Dieu qui intervient là où intervenait le hasard : ce dieu tout puissant du matérialisme.

Ne perdons pas de vue qu'il ne s'agit pas ici de la comparaison entre deux sciences, mais entre deux croyances : celle qui édifie la matière et celle qui fait intervenir Dieu. Il n'est pas superflu de dire qu'un grand savant peut être un parfait croyant, tandis qu'un pauvre ignorant peut être bien un parfait athée : il en est même bien souvent ainsi.

Et, quand on rencontre le cas assez étonnant d'un savant qui ferait descendre l'homme du singe, il faut penser aussi au humble fétichiste des bords du Niger qui se croit sérieusement descendre d'un ancêtre crocodile. L'un comme l'autre, ce savant et ce primitif, n'ont qu'une idée métaphysique que chacun d'eux exprime à sa manière.

Il n'y a que les époques de troubles sociaux et de déséquilibre moral qui opposent la science à la religion. Mais, chaque fois, devant les imprévus de l'histoire, en Russie notamment durant la dernière guerre, et en France après la révolution de 1789, la Déesse-Science s'écroule pitoyablement pour faire place à la science tout court : cette humble servante du progrès humain. D'ailleurs, surtout depuis les dernières acquisitions de l'astronomie, la science prend de plus en plus conscience de son domaine fini. En effet, au delà de la nébuleuse la plus lointaine, par delà les millions et peut-être les milliards d'années-lumière, s'étend l'abîme insondable de l'infini inaccessible et inconcevable pour la pensée scientifique parce qu'elle n'y a plus son objet : la quantité, le rapport et l'état.

Quantité de quoi ? Etat de quoi ? Rapport de quoi ?

Toutes ces questions n'ont plus de sens au delà de la matière. La science elle-même n'a plus de sens au delà de la dernière nébuleuse qui borne le monde phénoménal, au seuil de l'infini immatériel.

Au delà de cette limite, seule la pensée religieuse peut dire quelque chose d'intelligible : Dieu sait...

CHAPITRE II
MOUVEMENT PROPHETIQUE
Le phénomène religieux est trop complexe pour une étude sommaire, car il a des manifestation diverses et multiples dans les différents milieux humains. On a bâti quelquefois des thèses surprenantes sur la nature et l'histoire de ce phénomène. Par un réflexe cartésien, qui ramène tout à la norme terrestre, les auteurs contemporains cherchent à expliquer ce phénomène par une simple interprétation historique. Pour l'auteur des " Grands Initiés " (Shaerrer) notamment, la pensée religieuse se serait transmise d'âge en âge par révélations secrètes d'un ésotérisme immémorial. Cette vue simpliste complique davantage un sujet déjà bien complexe dont elle prétend cependant vouloir éclairer les arcanes par l'hypothèse saugrenue d'une révélation cyclique du secret religieux par une conjuration occulte ayant à sa tête quelque lama, dans un lointain Tibet.

Dans cette thèse, on ne s'embarrasse pas de l'explication historique de la chaîne qui relierait par exemple deux faits aussi différents que le Bouddhisme et l'Islam. On ne s'est pas embarrassé d'exposer, dans ce cas, le commun dénominateur que devraient refléter d'une part la conscience d'un Boudha et celle d'un Bédouin comme Mohammed d'autre part.

La complexité du phénomène religieux apparaît, il est vrai, déroutante pour des conceptions cartésiennes, et nous resterions sans doute à jamais incertains devant le problème qui consiste à lier dans un même cadre, des faits aussi disparates que le panthéisme, le polythéisme et le monothéisme.

Dans le précédent chapitre, nous avons déjà constaté la nécessité de poser simplement un postulat : Dieu. Ici, nous allons examiner un fait particulier, celui du monothéisme qui - en apportant avec lui sa preuve transcendante, par la bouche des prophètes - devient lui-même un critère pour l'ensemble du phénomène religieux.

Il est donc nécessaire d'examiner tout d'abord la validité de cette preuve là. Le cycle monothéiste apporte en effet - en l'espèce du mouvement prophétique et de toutes les manifestations littéraires ou pneumatiques qui l'ont accompagné - un témoignage dont la crédibilité peut être constamment examinée d'une façon critique.

Depuis Abraham, les individus mus par une force irrésistible, sont venus périodiquement parler aux hommes, au nom d'une vérité absolue, dont ils doivent avoir la connaissance personnelle et exclusive, par un moyen mystérieux : la révélation.

Ces hommes se disent envoyés de Dieu pour apporter Sa Parole à des humains qui ne sauraient l'entendre directement.

L'exclusivité de cette révélation et son contenu sont les caractères probants de la mission d'un prophète ; ils constituent par ailleurs le trait particulier du prophétisme qui est la donnée essentielle du monothéisme et sa preuve phénoménale.

LE PROPHETISME
Par son témoin unique, le Prophète, le prophétisme se donne comme un phénomène objectif indépendant du " Moi " humain qui l'exprime.

C'est précisément le problème de savoir s'il ne s'agit pas de quelque, chose de purement subjectif et non pas d'un phénomène objectif comme le magnétisme par exemple. L'existence de ce dernier nous est révélée par une aiguille aimantée qui en matérialise qualificativement et quantitativement les données spécifiques ; mais nous ne pouvons constater le prophétisme qu'à travers le témoignage d'un prophète et dans le contenu du message écrit qu'il a transmis. Il s'agit donc d'un problème psychologique d'une part et historique d'autre part. Il y a lieu de remarquer tout d'abord que la mission d'un prophète n'est pas un fait singulier, donc paradoxal, par cela même. Il s'agit bien au contraire d'un phénomène continu qui se répète régulièrement entre deux marges de l'histoire, depuis Abraham jusqu'à Mohammed.

La continuité d'un phénomène qui se répète identiquement à lui-même est déjà une référence scientifiquement utilisable pour admettre le principe de son existence, à condition toutefois de vérifier celle-ci par des faits compatibles avec la raison et la nature du principe.

Or, d'un point de vue phénoménologique, si un cas prophétique particulier n'explique et n'établit rien, sa répétition dans certaines conditions justifie l'existence générale du phénomène d'une manière déjà plus scientifique. Il reste toutefois à examiner sérieusement le type de cette répétition afin de dégager de son caractère particulier, la loi générale qui peut régir l'ensemble du phénomène.

On n'a aucune raison valable pour admettre, à priori, le prophétisme comme un accident psychologique affectant l'histoire d'un " Moi " humain. On n'a aucune raison de prétendre d'emblée l'intervention d'un facteur pathologique pour expliquer le prophétisme par l'équation personnelle du prophète, en affirmant qu'il s'agit ou qu'il pourrait s'agir de nerfs surexcités, d'imagination exaltée, de pensée déroutée par des phénomènes purement subjectifs.

La vie et l'histoire des prophètes nous interdit de les juger comme des impulsifs croyant béatement aux miracles, des déséquilibrés congénitaux chez lesquels les sens et la raison seraient déréglés par des tares chroniques. Ils représentent, au contraire, l'humain dans sa plus haute perfection physique, morale et intellectuelle, et leur témoignage unanime devrait avoir à nos yeux le crédit qu'il mérite. C'est donc, en premier lieu, à ce témoignage là qu'il faudrait recourir pour établir tout d'abord l'historicité des faits soumis à notre critique. Il reste bien entendu à analyser par ailleurs l'ensemble de ces faits, à la lumière d'une raison libérée du joug du doute systématique.

Pour cela, nous allons essayer d'examiner le cas de Jérémie que nous avons choisi pour les garanties historiques qui confèrent à son livre et à son histoire personnelle, la valeur d'une donnée positive. En effet, dans ses études sur les documents religieux, le professeur Montet a dépouillé la Bible de tout caractère d'authenticité historique, sauf le Livre de Jérémie (Edouard. MONTET : Histoire de la Bible, Genève).

Toutefois, nous voudrions éviter les abus de la critique biblique moderne qui nous semble pêcher contre la nature du sujet par une généralisation systématique du doute cartésien donnant souvent une interprétation arbitraire aux données psychologiques qui sont ici essentielles.

LE PSEUDO-PROPHETISME
La déplorable généralisation que nous venons de signaler a eu pour résultat de situer le prophétisme parmi l'ensemble des faits psychiques étudiés sous le nom de " phénomènes pneumatiques ".

Cette généralisation nous paraît imputable, surtout à la source hébraïque où la critique moderne va habituellement puiser sa documentation sur le sujet. Ce sont, en effet, les écrits israélites du Vile et du Vie siècles (A.J.) qui ont été la source d'information principale sur le mouvement prophétique. Or, cette période de l'histoire israélite ne correspond pas du tout à une apogée spirituelle, mais plutôt à une décadence morale et religieuse consécutive à des troubles sociaux et politiques.

C'est d'ailleurs, cette décadence qui fournit précisément le thème de prédication des prophètes - depuis Amos et ses contemporains Michée et Osée - qui ne viennent pas annoncer l'euphorie et la rémission, mais prédire des châtiments et des calamités.

En effet, d'une part il y avait eu un abaissement de Yahvé au rang d'un simple dieu national, et, d'autre part, des pratiques et des divinités assyro-chaldéennes s'étaient introduites dans le culte. Le soleil, notamment, jouissait d'une fervente adoration à Jérusalem où l'on voyait " des hommes adorer le soleil levant. Un rameau à la main, auprès de l'autel même de Yahvé " (A. LODS : " Les prophètes d'Israël ". Page 181.).

Mais si le niveau spirituel avait baissé à la suite de ce syncrétisme et de cette nationalisation de l'idée monothéiste, l'activité culturelle, que les cérémonies du Temple maintenaient ou développaient, entretenait dans l'âme mystique d'Israël une exaltation dont les manifestations publiques étaient pieusement consignées comme parties intégrantes du mouvement religieux. Les devins, les voyants, les exaltiques pullulaient à Jérusalem où ils étaient d'ailleurs l'objet de la vénération ou de la crainte populaires en raison du pouvoir surnaturel qu'on leur attribuait.

Et, comme l'objet d'une telle vénération ne devait pas rester sans nom, on désigna tous ces illuminés, faute d'un néologisme adéquat, par le terme " Nabi ". Nous connaissons, en Afrique du Nord, un exemple de l'extension d'un vocable à une acception générale à partir de son sens particulier originel. Le terme " Murabet " désignait à l'origine le membre d'une confrérie religieuse et militaire ayant pour mission de veiller aux frontières du " Dar-EI-lslam ".

De toute façon, la vulgarisation du terme " Nabi " ne demeure pas seulement dans l'usage populaire ; elle eut aussi droit de cité dans la littérature religieuse de cette époque où l'on désignait ainsi, notamment, le fonctionnaire sacerdotal chargé de faire officiellement des oracles au Temple. Le " Nabi " désignera même le prêtre de Baal comme on le constate au Livre de Jonas.

C'est précisément quand les prophètes, comme Amos ou Jérémie, vinrent bouleverser ce milieu conformiste par leurs imprécations et leurs prophéties terrifiques, créant ainsi une ambiance surexcitée, qu'une sorte de mimétisme psychique s'empara de la foule de tous les " Nabis " qui se mirent à prophétiser chacun de son côté : le pseudo-prophétisme était né.

Si bien que les deux figures, l'homme de la vocation et le simple illuminé, vont évoluer ensemble dans l'histoire de cette époque qui, parfois même, réservera sa faveur à un " nabi ".

Hanania pour se boucher les oreilles à l'appel désespéré et terrifiant d'un Jérémie.

En tous cas, cette époque fera la fusion de deux personnages distincts et souvent adversaires et qui représentent deux courants de pensée différents et souvent opposés. Et c'est cette fusion qui se reflète dans les excessives généralisations des études actuelles sur le phénomène prophétique, généralisations qui diluent le caractère particulier du prophète dans la physionomie d'un type systématique : l'extatique. C'est à travers ce type là que la critique moderne veut saisir la réalité du prophétisme, qui est, à priori, considéré par elle comme un phénomène en affirmant que " ce que l'extatique voit et entend dans ses ravissements vaut ce que vaut sa personnalité : c'est le fruit peut-être inconsciemment mûri, de ses réflexions, de ses expériences religieuses antérieures, des tendances profondes de tout son être, qui surgit alors devant sa conscience comme quelque chose qui lui paraît extérieur " (A. LODS : Page 68).

Ce passage situe manifestement le prophétisme dans le " Moi " du prophète sans se préoccuper autrement du témoignage de ce dernier qui affirme avec force voir et entendre son objet hors de son plan personnel.

LE PROPHETE
S'il était donné aux physiciens de faire parler un échantillon de fer quand il est soumis à l'influence magnétique, ils seraient sans doute bien aises de lui demander une foule de renseignements précis au lieu d'en être réduits, tout compte fait, à des hypothèses que ne vérifie pas rigoureusement le calcul.

Cependant, le prophète est un sujet qui peut nous parler de son " état interne ", qui le raisonne même, d'abord pour sa conviction personnelle et ensuite pour l'économie extérieure de sa mission. Si prophétisme il y a, il doit être tout d'abord considéré comme la cause perturbatrice qui engendre dans un " Moi " humain l'irrésistible attraction d'une mission dont les mobiles et les buts ne s'expliquent pas comme données de ce " Moi ". C'est pourquoi la connaissance essentielle pour une étude critique du sujet. Jonas, Jérémie, Mohammed sont autant d'individus qui ont voulu, tout d'abord, se soustraire volontairement à la vocation prophétique. Ils résistent, mais finalement ils sont emportés par leur vocation. Leur résistance souligne toutefois l'opposition entre leur libre arbitre et le déterminisme qui plie leur volonté et subjugue leur " Moi ". Dans ces indices il y a déjà une forte présomption pour une thèse objectiviste du prophétisme.

JEREMIE
C'est la figure la plus caractéristique qu'on puisse détacher du mouvement prophétique israélite pour exposer des idées générales sur le prophétisme et sur la psychologie du prophète. Nous avons déjà avancé une des raisons de ce choix dans l'authenticité historique établie en ce qui concerne le Livre de ce prophète. C'est aussi afin d'établir un parallèle instructif entre le prophétisme et le pseudo-prophétisme que nous avons fait ce choix.

Nous avons déjà signalé le sort du mot " nabi " dans la littérature religieuse israélite du Vile et du Vie siècles (A.J.). Or, s'il est un critère permettant la discrimination entre les deux sortes de pensée religieuse de cette époque, exprimées par un Jérémie et par un Hanania, c'est bien la continuité de la pensée monothéiste à travers tout le mouvement prophétique depuis Amos jusqu'au Second Esaïe.

Le prophète se distingue, en effet, de son concurrent le " nabi " professionnel, par sa réaction violente contre le Yahvisme nationaliste qui était devenu le fond de la croyance populaire. Toutes les aspirations morales du prophète sont fondues dans la pensée dominante, obsédante d'un Yahvé unique et universel dont il veut rétablir les droits exclusifs dans la culte de sa nation. Les prédications terrifiques et les menaces de la domination étrangère ou de la destruction du Temple, ne sont que les accessoires de cette pensée, bien qu'ils arrêtent davantage l'attention populaire et, malheureusement, celle des critiques modernes.

Par contre, le pseudo-prophète est une sorte d'opportuniste qui suit le courant populaire. Par cela, il est moralement neutre sans aspiration particulière et son attitude, à l'égard des croyances de son époque, est très coulante, voire très complaisante.

D'ailleurs, si après Mohammed on ne saurait plus parler de mouvement prophétique proprement dit dans l'histoire religieuse de l'humanité, le pseudo-prophétisme continue à se manifester à toutes les époques et un peu partout : de nombreux Messies aux Indes, le Père Divin en Amérique, et le Bab en Perse (M. Cheikh Tag : " Le Babisme et l'Islam " Paris).

Si nous distinguons ainsi d'après leurs caractères historiques et leur essence philosophique ces deux fonctions - le prophétisme du pseudo-prophétisme - il va de soi que nous distinguions aussi entre les deux agents qui les remplissent : le prophète et le pseudo-prophète. La mission du premier a ses traits propres : elle a une thèse étroitement liée au thème général du mouvement prophétique. Elle peut avoir aussi une durée proportionnée à l'exposé de cette thèse : c'est le cas d'Amos notamment qui, après sa prédication et ses terribles menaces, retourne garder paisiblement ses moutons à Téqoa.

Par contre, le pseudo-prophète ne prêche pas à vrai dire une thèse personnelle. Il se contente simplement, soit d'amplifier celle du prophète ou de prêcher une sorte d'antithèse : quand Jérémie portera le joug symbolique et prêchera à outrance le pessimisme, le pseudo-prophète Hanania viendra briser ce joug et prêcher un optimisme qui gagnera, pour un moment, le prophète pessimiste lui-même.

Ce bref parallélisme met en évidence les deux courants de pensée religieuse, et les deux hommes qui les expriment, et nous voyons ainsi les raisons pour lesquelles il n'y a pas lieu de les confondre.