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L'amour selon Rûmî

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L'amour selon Rûmî
Souffrances de Mowlânâ sur la voie de l’Amour
Il existe plusieurs sujets de discussion au sujet de la personnalité éminente de Rûmî. Beaucoup se demandent : Mowlânâ était un saint charismatique, un érudit, un homme avisé et intelligent, mais comment se fait-il que dans sa confrontation avec Shams (1) , il en soit venu à se rendre, à se déjuger et à renoncer à tout pour le suivre ? En d’autres termes, qu’a apporté Shams à la vie de Rûmî pour la bouleverser ainsi de fond en comble, et lui faire supporter tant d’épreuves amères ?

Les conséquences ultimes de cette passion n’étaient sans doute pas évidentes ni prévisibles à l’origine. Mais Rûmî, dont le cœur fut profondément transformé par cette rencontre inattendue, a choisi la voie de l’amour, lui qui, des années durant, avait mis ses efforts et l’énergie de sa foi au service de la voie rationnelle et spéculative. Le temps était venu pour lui d’entamer une nouvelle vie, d’expérimenter une nouvelle vision du monde qu’il devinait riche en enseignements.

Le point commun dont on parle souvent entre Hâfez (2) , le poète de Shîrâz, qui vécut au XIVe siècle, et Rûmî, le maître de Konya, qui vécut au XIIIe siècle, peut être illustré par ce même point, à savoir que les deux hommes ont commencé par s’intéresser au savoir dispensé par l’étude.

Hâfez, comme Rûmî avant lui, avait d’abord cherché la connaissance dans les livres et dans l’étude. Il fréquentait les cours de l’aube (dars-e sahar) dispensés par les grands maîtres de la théologie et du droit chafiite, qui étaient nombreux. Shîrâz (3) est l'une des villes de référence pour la doctrine chafiite après Le Caire, et cela explique d’ailleurs que de nombreux iraniens se rendaient en Egypte en ce temps-là.

Comme Rûmî, Hâfez a conscience de la difficulté de la voie de l’amour, mais il ne l’a jamais quittée du jour où la grâce divine l’y fit entrer. Il en a souligné cependant les difficultés, comme en atteste le premier vers de son Divân :

Alâ yâ ayyuhâ as-sâqî adir ka’san va nâvilhâ

Ke 'eshq âsân nemûd avval, valî oftâd moshkelhâ

Be bû-ye nâfe-î k-âkher sabâ zân torre bogshâyad

Zetâb-e ja’d-e moshkînash che khûn oftâd dar delhâ

Eh ! L’échanson, fais circuler une coupe et présente-la !

Car l’amour parut facile à l’origine, puis surgirent les difficultés

Dans l’espoir de humer le parfum de la poche de musc qu’à la fin le zéphyr ouvrirait de Cette mèche bouclée,

Parmi les torsades de Sa sombre tresse, que de sang a coulé dans les cœurs !

(Ghazal : 1, 1-2) (4)

Il nous rappelle ici qu’il est facile de se dire croyant, de proclamer que l’on aime Dieu, mais cette affirmation ne sera sûre et vraie que si elle est éprouvée plusieurs fois, pour la débarrasser des impuretés et des obstacles qui se dressent sur son chemin, et la font chanceler et hésiter.

Il rejoint ici un enseignement du Coran qui dit : « Ceux qui croient ont un amour plus intense pour Dieu… » (Sourate Al-Baqara (La vache) ; 2 : 165)

Le but ultime de la voie amoureuse est de parvenir à humer le parfum de la pure existence divine. La voie de l’amour exige plus que de faire couler beaucoup d’encre. On doit subir beaucoup d’épreuves qui bouleversent les cœurs, des émotions qui font accélérer la circulation du sang dans le corps.

Comme le dit à sa manière Mowlânâ :

Cho âsheq mîshodam goftam ke bordam gowhar-e maqsûd

Nadânestam ke în daryâche mowj-e khûn-feshân dârad

Comme je tombais amoureux, je dis que j’avais gagné la Perle convoitée,

J’ignorais quelles vagues de sang possède cet océan

(Ghazal 116, 3) (5)

A ses débuts, l’homme qui s’engage dans la foi ne sait pas encore tous les dangers qui l’attendent.

'Eshq az avval sarkesh o khûnî bovad

Tâ gorîzadân ke bîrûnî bovad

L’amour est insurgé et sanglant depuis le point de départ,

Pour faire fuir celui qui en est étranger.

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 3, section 227)

Ici, Mowlânâ nous révèle un secret initiatique : pourquoi la voie de l’amour est-elle si difficile ? C’est pour en écarter ceux qui ne sont pas de vrais amoureux, pour séparer le bon grain de l’ivraie. Pour que seuls témoignent de l’Amour ceux qui l’ont connu au prix de leur sang, de leurs larmes.

Parce que l’amour ne demande pas moins que de renoncer à tout, à jouer le tout pour le tout, c'est-à-dire à être foncièrement sincère, en un mot : à le prendre au sérieux. « Qui m’aime me suive », qu’il abandonne tout derrière lui et ne se retourne plus jamais. Cela est comparé à un jeu de pari où on risque toute sa richesse. C’est en quelque sorte cela qu’a proposé Shams Tabrîzî à Mowlânâ Rûmî.

Khonokân qomârbâzî, ke bebâkht harche budash

Benamând hichash ellâ havas-e qomâr-e dîgar

Heureux celui qui parie et perd tout ce qu’il a :

Ne lui reste rien que le désir d’un autre pari

(Divân-e Shams, Ghazaliyât, Ghazal : 1085, 5)

Les intimes de la voie de l’Amour et du jeu de l’Amour

Pas che bâshad 'eshq? Daryâ-ye ‘adam

Dar-shekaste ‘aql râ ânjâ qadam !

Qu’est l’Amour alors ? Un océan de néant

La raison y perdrait les piliers en s’y approchant!

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 3, section 226)

L’Amour n’accepte pas facilement la compagnie de n’importe qui, il ne faut pas s’imaginer que l’on peut aisément en devenir l’intime.

A^nke arzad seyd râ 'eshq ast o bas

Lîk û, key gonjad andar dâm-e kas?

L’Amour seul vaut la peine qu’on le chasse, rien d’autre

Mais, comment tomberait-il dans le piège d’une personne ?

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 5, Section20)

Les malins déloyaux, hommes sans ambition spirituelle et couards, sont et seront à jamais étrangers à l’amour.

Tô be yek khârî, gorîzânî ze 'eshq

Tô be joz nâmî che mîdânî ze 'eshq?

A la moindre épine, tu t’enfuis de l’amour

Que sais-tu de l’Amour, à part son nom ?

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 5, Section 52)

'Eshq râ sad nâz o estekbâr hast

'Eshq bâ sad nâz mîâyad be dast!

L’Amour a cent coquetteries et fiertés

L'Amour se dompte par cent stratagèmes

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 5, Section 52)

'Eshq chon vâfîst vâfî mikharad

Dar harîf-e bî-vafâ mînangarad

Comme l’Amour est fidèle et ne traite qu’avec les fidèles

Il ne porte pas de regard sur l’adversaire déloyal

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 5, Section 52)

Bâ man ey 'eshq emtehânhâ mîkonî

Vâqefî bar 'ajzam amma mîkonî

Ham to andar sîneh âtash mîzanî

Ham shekâyat ra tô peydâ mîkonî

A^refân ra naqd-e sharbat mîdahî

Zâhedân ra mast-e fardâ mîkonî

Morgh-e marg-andîsh râ gham midahî

Bolbol ân ra mast o gûyâ mîkonî

O Amour, tu me fais subir des épreuves

Tu connais ma faiblesse, et tu le fais quand même

C’est toi qui mets le feu dans ma poitrine

Et c’est encore toi qui trouves le moyen de te plaindre

Tu sers aux gnostiques une boisson sucrée et pure

Et tu rends les ascètes ivres de la promesse future

Tu emplis de chagrin l’oiseau de la mort

Tu rends ivres les rossignols, et leur donnes la parole

(Divân-e Shams ,Ghazal : 2912, 1,3,7,8)

'Eshq z-owsâf-e Khodâ-ye bî niyâz

'Asheqî bar ghayr-e U^ bashâd majâz

L’Amour est un attribut de Dieu Qui-Se-suffit

Tout Amour pour autre-que-Lui n’est que métaphore

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 6, Section 28)

Eshq-e ân Zendeh gozîn kû bâqî ast

K-az sharâb-e jân fazâyat sâqîast

'Eshq-e A^n bogzîn k ejomleh anbiyâ

Yâfteh az 'eshq-e U^ kâr o kiyâ

Tô magû mâ râ bedân shah bâr nîst

Bâ kar îmân kârhâ doshvâr nîst

Choisis l’Amour pour celui qui est Vivant et Subsistant

L'échanson qui te sert la boisson qui te donne la vie

Choisis l’amour pour Celui auprès de qui tous les prophètes

Ont trouvé, grandeur, sagesse et renommée

Ne me dis pas : dur de parvenir à ce Roi !

Il n’y a pas de tâche difficile pour les nobles !

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 1, Section 9)

A ce sujet, les autres poètes iraniens ont aussi des points de vue similaires. Ainsi, Saadî (6) , le célèbre poète, également originaire de Shîrâz, et auteur du Golestân (Le Jardin des Roses) (7) :

Marâ magûy ke: Saadî tarîq-e 'eshq rahâ kon !

Sokhan che fâyedeh goftan, cho pand mînaniyûsham

Be râh-e bâdiyeh raftan beh az neshastan-e bâtel

Ke gar morâd nayâbam be qadr-e sa'y bekûsham

Ne me dis pas: Saadi, renonce à la voie de l’Amour

Quel intérêt présente ta parole, puisque je n’écoute pas le conseil

Il vaut mieux courir dans la campagne que s’asseoir en vain :

Si je ne trouve pas mon désir, j’aurais au moins fait un effort !

(Saadi, Divân-e Ash'âr, Ghazaliyât, Ghazal : 405)

Ou bien Fakhreddîn ‘Irâqî (8) qui dit:

Harchand be-d-u resid natvân

Lîkan che konîm? Ham bekûshim

Bien qu’on ne puisse parvenir à Lui

Mais que faire, sinon s’efforcer quand même?

(Irâqi, Divân-e Ash'âr, Ghazaliyât, Ghazal : 197)

Ou encore Mohammad Iqbâl de Lahore (9) , poète et philosophe du XXe siècle, qui décrit avec éloquence la belle voie de l’amour, en ces termes :

Mîshavad parde-ye cheshm par-e kâhî gâhî

Dide-am har do jahân râ benegâhî gâhî

Vâdi-e eshq basî dûr o derâz ast valî

Tay shavad jade-ye sad sâle be âhî gâhî

Dar talab kûsh o made dâman-e omîd ze dast

Dowlatî hast ke yâbî sar-e râhî gâhî

Le voile devant mon regard, devient si fin parfois

D’un regard, je peux voir les deux mondes, parfois

La vallée de l’Amour est lointaine et large, mais

On peut traverser une voie de cent ans d’un soupir, parfois

Efforce-toi dans ta demande, ne lâche pas le pan de la robe de l’espérance,

Il y a une fortune à saisir au bout du chemin, parfois

(Iqbâl, Zabur-e 'ajam)

On peut considérer Mowlânâ Rûmî comme l'une des grandes étoiles de la spiritualité. Il occupe une place unique dans la hiérarchie des gnostiques, et il est un modèle pour tous les temps. Des siècles après sa mort, sa vie et son œuvre continuent d’inspirer des hommes et des femmes et de les guider dans leurs orientations spirituelles. En lui sont réunies les conditions de l’homme parfait. Et il appelle tous les êtres humains à se motiver pour suivre le chemin de la droiture. Il est persuadé que si les humains ne font pas montre d’une aspiration forte pour la perfection, aucun appel ni soutien divin ne leur parviendra pour les inciter à s’engager sur les premières étapes de la perfection. Certains hommes se sont bouchés les oreilles afin de ne pas entendre les vérités.

Gush-e ba‘zî zîn taghâlûhâ kar ast

Har sotûrî râ setablî dîgar ast

Monhazem gardad, ba’zi zîn nedâ

Hast har asbî tavîle-y û jodâ

Les oreilles de certains deviennent sourdes de ce brouhaha

Chaque bête de somme a son étable

Certains ont été défaits par cet appel

Chaque cheval possède son écurie propre

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 4, Section 76)

I^n jahân zendân o mâ zendâniyân

Hofre kon zendân o khod râ vârahân !

Bâ sagân bogzâr in mordâr râ

Khord beshkan shishe-ye pendâr râ

Molkatî k-ân mînemâyad jâvdân

Ey delat khofte, tô ân râ khâbdân!

Ce monde est une prison, et nous les prisonniers

Creuse un tunnel pour t’échapper de la prison

Laisse aux chiens ce charnier

Brise en morceaux le cristal de l’illusion

Un royaume qui te semble éternel,

O toi dont le cœur est éteint, considère-le comme un songe

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 1, Section 50)

Mais Rûmî indique la voie à suivre à tout le monde, et il espère que les hommes finiront par s’engager sur cette voie, en dominant leurs âmes concupiscentes. Pour Rûmî, notre existence n’a pas d’autre but que d’apprendre l’Amour puis de l’enseigner aux autres à notre tour. L’Amour est une chose sacrée très subtile, un dépôt et un présent que Dieu a confié aux humains. C’est aussi un héritage qui nous appartient en vertu de la nature foncière (fetrat (10) ) de la création, qui a échu d’abord à l’espèce adamique qui l’a reçue comme un dépôt divin. Quiconque possède une nature foncière et un caractère pur et droit pourra bénéficier de cette grâce divine, et il profitera d’autant plus de ce don divin de l’amour qu’il aura une vie pure, un caractère loyal et sincère, un savoir immense, un esprit pénétrant. Par conséquent, il est possible que ce dépôt divin qui se trouve inscrit au fond de tous les individus, se développe, que le feu de l’amour qui y couve se révèle enfin et apparaisse au grand jour dans les cœurs et les consciences, et les rende plus lumineux. Mais il faut rappeler que cet Amour ne s’acquiert pas par des cours dans une classe, ni par des méthodes d’enseignement ordinaires et classiques.

Ey bî khabar az sûkhte o sûkhtanî

'Eshq âmadanî bud na âmûkhtanî

O toi, inconscient de ce qui est brûlé et de la brûlure !

L’amour est quelque chose qui survient, pas une chose qui s’enseigne

(Divân-e Shams, Robâ'iyât, No 1899)

Hadis-e eshq be goftan nemîtavân âmukht

Magar kasî ke bovad dar tabîatash majbûl

Les paroles de l’Amour ne s’enseignent pas par la parole

Il faut que cela soit inscrit dans ta nature même

(Saadi, Divân-e Ash'âr, Ghazaliyât, Ghazal : 350)

Hezâr gûne adab jân ze 'eshq âmûzad

Ke ân adab natavân yâftan be maktabha

Que de bonnes manières l’âme apprend de l’amour,

Que l’on ne peut enseigner dans les écoles !

(Divân-e Shams, Ghazaliyât, Ghazal : 232, 3)

Mais qu’est donc finalement cet amour?

Dès le début, Rûmî nous dit que cet amour authentique est différent des amours matériels ou irréels, et si l’homme se satisfait de l’amour terrestre, il ne connaîtra pas d’autre fin que l’infortune et une vie tourmentée.

'Eshq-hâ-yî kaz pey-e rang ibovad

'Eshq nabvad, 'âqebatvnangivbovad

Les amours qui naissent par intérêt

Ne sont pas de l’amour, leur fin est la pestilence

(Mathnawî Ma'nawî, Cahier 1, Section 9)

Dans la suite, la deuxième partie, nous évoquerons le point de vue de Rûmî à propos de l’apprentissage de l’amour mystique chez l’homme ordinaire, le lien entre la raison et l’amour, la raison qui ne cherche que l’intérêt, et l’amour rebelle.

back to 1 Shams al-Dîn Mohammad ibn Malekdâd Tabrîzî, maître spirituel de grande culture, qui vint à la rencontre de Rûmî, à Konya et qui bouleversa la vie de ce grand mystique. Rûmî consacra des milliers de vers à faire son éloge et à évoquer sa grandeur, et sa passion pour lui dans un Divân qu’il a intitulé Dîvân-e Shams-e Tabrîzî. Shams a été ainsi immortalisé.

back to 2 Shamseddin Mohammad, le plus grand poète de langue persane. Il vécut à Shîrâz, capitale de la Perse de l'époque. Il a laissé un Dîvân fameux. Il est décédé à la fin du XIVe siècle.

back to 3 Shîrâz : Capitale antique de la Perse, située non loin de Persépolis.

back to 4 Pour les vers de Hâfez, nous suivons dans ce texte la traduction de Charles Henri de Fouchécour, éminent spécialiste français de la littérature persane classique, en particulier de Hâfez, dont il a traduit et annoté tout le Divân.

back to 5 Selon l'ordre adapté par Charles Henri de Fouchécour dans sa traduction du Divân de Hâfez.

back to 6 Abû Mohammad Mosleh al-Dîn ibn Abdallâh Shîrâzî (en persan : ابومحمد مصلح الد?ن بن عبدالله ش?راز?) (1184 / 1283), connu sous le nom de Shaykh-e ajal et surnommé Ostad-e sokhan pour sa maîtrise de la langue persane. Il fut un poète de Shîrâz, ayant voyagé dans les terres d’islam. A la fin de sa vie, il se consacra à l’écriture, nous laissant deux joyaux, le Boustân et le Golestân, deux chefs-d’œuvre de la littérature persane.

back to 7 Golestân : le Jardin des roses, livre de Saadi de Shîrâz, auteur du XIIIe siècle.

back to 8 ‘Irâqî, Fakhreddîn, (1213/ 1289) disciple d’Ibn 'Arabî et de Qûnawî. Il fut aussi un qalandar, un mystique qui voyagea jusqu’en Inde. Il a laissé un très beau Divân de poésie, et aussi les Lama’ât (Lueurs divines), très beau texte en persan, s’inspirant des Lawâ’ih d’Ahmad Ghazzâlî, où sont exposées certaines idées d’Ibn 'Arabî, à la façon persane.

back to 9 Mohammad Iqbâl de Lahore (1877-1938), grand intellectuel musulman de l’Inde, (aujourd’hui Lahore est au Pakistan après la partition du pays). Il fut aussi un grand poète de langue persane. Avait reçu le titre de Sir de la monarchie britannique. Il est décédé en 1938.

back to 10 (en persan : فطرت), terme coranique désignant la nature primordiale de l’homme, sa nature foncière qui est d’être un être croyant.

Le regard de Rûmî sur l’amour commun, ordinaire
‘Asheqi gar z-in sar o gar z- ân sar ast

‘Aqebat mâ râ bedân Shah rahbar ast

Que nous soyons l’amoureux ou l’aimé

L’amour finit par nous conduire au Roi des deux mondes

(Mathnawî Ma’nawî, Cahier 1, Section 6, vers 111)

Contrairement à ce que penserait un public non initié, le jugement que porte Rûmî sur l’amour commun n’est pas négatif ou totalement critique. Il est d’avis que si un amour est sincère et droit, il peut se révéler capable de se transformer en un amour réel et infini, dans la mesure où il initie à un amour supérieur qui change d’objet, passant d’un désir de ce monde à une ambition divine. Cet amour qui « finit par nous conduire au Roi des deux mondes ».

Talkh az shirin-labân khosh mishavad

Khâr, az golzâr, delkash mishavad

Ey basâ az nâzaninân, khâr-kash

Bar omid-e gol’ozâri Mâh-vash

Ey basâ Hammâl, gashte posht-rish

Az barâye delbar-e mah-ruye khish

Karde âhangar jamâl-e khod siyâh

Tâ ke shab âyad, bebusad ru-ye mâh

Khâjeh tâ shab, bar dokâni châr-mikh

Z-ân ke sarvi dar delash kardast bîkh

Tâjeri daryâ o khoshki miravad

An be mehr-e khâneh-shini miravad

V- ân dorugar, ruy âvarde be chub

bahr-e khub-e khod, gozide ranj-e kub

L’amer devient douceur quand il vient des douces lèvres

L'épine est transformée en douceur par la magie de la beauté des rosiers (1)

Que de beaux êtres, ramasseurs d’épines

Dans l’espoir d’une amante aux joues vermeilles, belle comme la lune

Que de portefaix a enduré cors et œdèmes

Par amour pour sa belle séductrice

Le forgeron se noircit le beau visage

Afin d’obtenir, le soir venu, un baiser de sa belle

Le patron, jusqu’à la nuit, reste cloué dans sa boutique

Pour celle, à la taille de cyprès, qu’il porte dans son cœur

Le marchand s’en va par monts et par vaux

Par amour pour celle qui l’attend à la maison

Et ce menuisier consacre son temps au travail du bois :

Pour faire plaisir à sa belle, il endure bruit et fatigue

(Mathnawî Ma’nawî, Cahier 3, Section 16, vers 538, 540 à 544, 546)

Ces vers montrent la présence constante et magique de l’amour comme moteur premier de la création. C’est lui qui mène le monde, parfois à l’insu de ses propres protagonistes.

Cependant cet amour impose de se soumettre à des épreuves qui sont parfois tragiques, mais nécessaires pour ceux et celles qui veulent aller au plus loin dans l’expérience de sa Voie. Ils acceptent de souffrir, parce que ce qu’ils espèrent obtenir en récompense le mérite bien.

Commentant l’amour au sens figuré qui n’est pas dépourvu de souffrance, Mowlânâ met en garde son lecteur contre les difficultés plus graves auxquelles il devra s’attendre, dans le cas de l’amour vrai qui est l’amour de Dieu.

Ey del, andar ‘âsheqi, to nâm-e niku tark kon

k-ebtedâ-ye ‘eshq rosvâyi o bad-nâmist ân

Andarun-e bahr-e ‘eshqash, jâmeh-ye jân zahmat-ast

Nâm o nân jostan, be ‘eshq andar, delâ, khâm-ist ân

‘Eshq-e ‘âme-y khalq, khod, in khâsiyat dârad, delâ!

Khâse in ‘eshqi ke z-ân-e majles-e sâmi-st ân

Mon cœur, dans l’amour, renonce à la bonne réputation !

Car l’amour a pour début le discrédit et l’infamie

Dans l’océan de Son amour, la robe de l’âme est une entrave

ô amoureux, chercher renommée et richesse en amour, est puérilité !

ô mon cœur l’amour des gens du commun possède déjà ce trait !

A plus forte raison, l’amour qui est celui des gens de l’Elite (2)

(Divân-e Shams, Ghazal : 1965, 8 à 10)

Le combat de la raison et de l’amour n’est pas seulement un sujet de débats entre spécialistes tel qu’il est dépeint dans la littérature gnostique ou philosophique. Il est vécu par des millions d’êtres humains, qui doivent démêler chaque jour des situations de choix délicat entre le cœur et la raison. Ce combat se livre concrètement et en permanence en chaque être, puisque chaque être humain est pourvu à la fois d’un cerveau, pour raisonner et d’un cœur pour aimer.

Cela a conduit les hommes de Dieu à essayer d'expliquer ce problème et de l’éclaircir en apportant des arguments solides pour étayer leurs dires, et en soutenant la prééminence du cœur sur le cerveau, sans rejeter bien sûr l’utilité de la raison.

Dans leur confrontation avec les partisans de l’amour, les défenseurs de la raison ont tenté de démontrer par des preuves logiques la supériorité de leur position sur toutes les autres et de l’établir une bonne fois pour toutes.

Quant aux gnostiques qui ont, pour la plupart d’entre eux, parcouru aussi le chemin de la raison, ils sont convaincus que le poids de la raison est trop faible pour faire parvenir l’homme à sa destination finale et que pour celui qui l’écouterait, la raison n’apportera comme résultat que de la perplexité et de l’embarras. L’état qui domine le partisan de la raison est celui de l’hésitation, de la circonspection, de l’indécision et requiert en permanence l’aide d’une canne pour avancer. (3) En revanche, le domaine de l’amour est celui de l’audace, de la témérité et de l’initiative téméraire, en un mot, il est celui de l’homme d’action.

Alexis Carrel (4) , l’auteur du célèbre livre intitulé L’Homme, cet inconnu, a dit : « L’intelligence est créatrice de la science et de la philosophie. Quand elle est modérée, elle joue un bon rôle de guide. Mais elle ne nous dispense pas le sens et la puissance de la vie et ne fait pas partie de fonctions psychiques. Si elle se développe seule, sans s’accompagner des sentiments, elle éloigne les individus les uns des autres et elle exclue tout humanisme.

La logique ne suffit pas à elle seule pour unir et souder les individus, ni pour prodiguer la bonté entre eux, ou chasser les rancunes. Le sentiment est plus direct que la raison et appréhende mieux la réalité. La raison porte son regard sur la vie externe, objective, alors que l’amour au contraire, se voue à la vie intérieure ».

Alexis Carrel poursuit ainsi : « Ce sont les sentiments qui font atteindre l’homme à ses objectifs suprêmes, pas l’intelligence.

L’âme progresse mieux par la souffrance et la passion qu’avec l’aide de l’intelligence. Dans cette perspective, il lui arrive de dépasser la raison alourdie par sa charge et de filer droit jusqu’au cœur de la vie qui est l’amour, pour en prendre possession exclusivement. Ce n’est qu’au milieu de la nuit que la raison surmonte le temps et l’espace et atteint une qualité que même les grands gnostiques n’ont pas pu décrire, celle de l’essence indicible des choses. (5)

Sans doute, cette jonction avec Dieu est cette aspiration inconnue à la recherche de laquelle tout être se voue dès l’instant où la première cellule de ce qui sera son corps, commence à se diviser dans la matrice maternelle et que le fœtus poursuit sa croissance ».

Mais Mowlânâ possède à ce sujet un trésor illimité et bien caché, que très peu ont pu visiter. En établissant une comparaison entre le degré de l’amour et celui de la raison, il présente cette métaphore :

Marâ migoft dûsh ân Yâr-e ‘Ayyâr

Sag-e ‘âsheq, beh az shirân-e hoshyâr

Hier soir, cet amant sans pitié, me disait :

Un chien ivre d’amour est préférable à un lion conscient

(Divân-e Shams, Ghazal : 1174 , 1)

Ailleurs Mowlânâ compare la relation de l’amour et de la raison, à la querelle qui se dresse entre Majnûn et sa chamelle. Il compare l’amour mondain à l’amour que ressent instinctivement la chamelle pour son chamelon. L’amour de Majnûn est donné comme modèle du bien-aimé spirituel.

Hamcho Majnûn dar tanâzo’ bâ shotor

Gah shotor charbid o gah Majnûn-e horr

Hamcho Majnûn-and o chon nâqeh-ash yaqin

Mikeshad ân pish o in vâpas be kin

Meyl-e Majnûn pish-e ân Leyli ravân

Meyl-e nâqeh pas pey-e korreh davân

Yek dam ey Majnûn z-e khod ghâfel shodi

Nâqeh gardidi o vâpas âmadi

Z-‘eshq o sowdâ chon ke por budash badan

Mi nabudash châreh az bikhod shodan

A^n ke û bâshad morâqeb ‘aql bûd

‘aql râ sowdâ-ye Leyli dar robûd

Lik nâqeh bas morâqeb bud o chost

Chon bedidi u mahâr-e khish sost

Fahm kardi z-u ke ghâfel gasht o dang

Ru sepas kardi be korreh bi derang

Chon be khod bâz âmadi didi z-e jâ

K-u z-e pas rafte ast, bas farsang hâ

Dar seh ruzeh rah, be d-in ahvâl hâ

Mând Majnûn dar taraddod, sâl hâ

Goft: Ey nâqeh cho har do ‘âsheqim

Mâ do zedd pas ham-rah-e nâ lâyeqim

Nistat bar vefq-e man mohr o mahâr

Kard bâyad az to ‘ozlat ekhtiyâr

In do ham-rah yek degar râ râhzan

Gomrah ân jân k-u foru nâyad z-e tan

Jân z-e hejr-e ‘arsh andar fâqeh-yi

Tan z-e ‘eshq-e khârbon chon nâqeh-yi

Jân goshâyad su-ye bâlâ bâl hâ

Darzade tan dar zamin changâl hâ

[ ... leur situation est semblable à celui de ... ] (6)

Majnûn en désaccord avec sa chamelle

Parfois l’animal l’emporte, parfois Majnûn

Leur cas est pour sûr celui de Majnûn et de sa chamelle

L’un tire vers l’avant, et l’autre vers l’arrière, têtus

L’inclination de Majnûn l’entraîne vers Leyli

L’inclination de la chamelle la fait courir derrière son chamelon

Un seul instant, ô Majnûn, tu as manqué d’attention :

La chamelle est revenue sur ses pas et a fait à sa guise

Comme l’amour, la passion débordait de son corps

Elle n’avait d’autre choix que de suivre son penchant

Celui qui devait surveiller c’était la raison

Or sa passion pour Leyli lui avait dérobé la raison

Mais la chamelle s’est montrée fort vigilante et agile

Dès qu’elle a vu que Majnûn lui relâchait la bride

Elle sut qu’il perdait la tête,

Elle se tourna donc, sans tarder, vers son chamelon

Quand Majnûn reprit ses esprits

Il trouva qu’elle s’était éloignée d’une bonne distance

Pour une simple inattention dans un voyage qui ne devait durer que trois journées

Majnûn demeura dans le doute des années durant

Il dit alors : « ô Chamelle, puisque nous sommes tous les deux amoureux

Mais contraires l’un de l’autre, nous ne pouvons pas être des compagnons de route

Je n’ai pas sur toi une emprise totale,

Il me faut choisir de me séparer de toi »

Ces deux compagnons de route se sont révélés obstacles l’un pour l’autre

Est égarée, l’âme qui ne s’extirpe pas de son corps !

L’âme est dans la langueur de se voir éloignée du Trône (divin)

Le corps est semblable à une chamelle qui ne cherche que racines et épines

L’âme déploie ses ailes vers les demeures célestes

Tandis que le corps s’est agriffé dans la terre

(Mathnawî Ma’nawî, Cahier 4, Section 58, vers 1533 à 1546)

La raison soucieuse de l’intérêt et l’amour entêté

Mowlânâ considère la raison comme une force conservatrice et l’amour comme une énergie rebelle et novatrice, révolutionnaire. Contrairement à la raison conservatrice, l’énergie de l’amour est toujours en ébullition et le rend toujours prêt à bondir hors de soi, que ce soit dans l’Essence divine où il a voulu se manifester, ou dans la créature où il cherche à faire le chemin inverse, c'est-à-dire à retourner à l’Essence divine.

Hast ‘âqel, har zamâni dar gham-e peydâ shodan

Hast ‘âsheq, har zamâni bikhod-e sheydâ shodan

‘Aqelân az gharqeh gashtan bar goriz o bar hazar

‘Asheqân râ kâr o pishe, gharqe-ye daryâ shodan

‘Aqelân râ râhat az râhat resânidan bovad

‘Asheqân râ nang bâshad, band-e râhat hâ shodan

L’homme de la raison est à chaque instant dans le souci de l’apparence

L’amoureux est constamment hors de lui, aspirant à l’amour

Les gens de la raison se méfient et redoutent la noyade

Les amoureux ont pour travail et métier de se noyer dans la haute mer

Pour les gens de la raison le repos consiste à procurer le repos

Les amoureux voient comme une honte de s’attacher au repos

(Divân-e Shams, Ghazal : 1957, 1 à 3)

Dans la pensée subtile de Mowlânâ, l’ivresse et l’extase de l’amour ont pour signification pratique d’oser traverser les frontières de la raison et de parvenir à la station supérieure et sacro-sainte. Il ne s’agit pas de tomber dans la déraison ou dans l’ivresse de l’alcoolique. Rûmî le précise bien dans son œuvre pour écarter toute interprétation malveillante à son égard, de la part de ceux qui ne sont pas arrivés au niveau de savoir qu’il existe un autre vin, invisible, qui peut avoir les mêmes effets que celui du raisin fermenté qu’ils connaissent :

To ke mast-e ‘enabi , dûr sho az majles-e mâ !

Toi qui es ivre du raisin, éloigne-toi de notre Assemblée !

(Divân-e Shams, Ghazal : 1629 , 13)

Par contre, il s’agit d’une ivresse qui est causée par l’excès de lucidité, de lumière. C’est un monde de sacralité que les mots sont impuissants à décrire.

Morgh-e delam bâz paridan gereft

Tuti-ye jân, qand charidan gereft

Oshtor-e divâneh-ye sarmast-e man

Selseleh-ye ‘aql daridan gereft

Jor’eh-ye ân bâde-ye bi zinhâr

Bar sar o bar dide, davidan gereft

‘Ehsq, cho del râ be su-ye khish khând

Del z-e hame khalq ramidan gereft

L’oiseau de mon cœur a repris son envol

Le perroquet de l’âme s’est mis à picorer le sucre

Le chameau affolé et tout ivre qui est mien

S’est mis à briser la chaîne de la raison

Une seule gorgée de ce vin impitoyable

Le trahit dans la tête et dans les yeux

Quand l’amour rappelle le cœur à lui,

Le cœur rompt ses liens avec tout le monde

(Divân-e Shams, Ghazal : 509, 1 à 3, 12)

(A suivre)

Dans la suite, et dans la troisième partie de cet article, nous examinerons le point de vue de Mowlânâ au sujet de la supériorité du rang de l’amour sur celui de la rationalité, une représentation vivante des expériences gnostiques, musicales de l’intérieur des ghazals de Mowlânâ.

back to 1 Hâfez exprime la même idée dans le vers qui suit :

Agar doshnâm farmâyi , v-agar nefrin, do’â guyam

Javâb-e talkh mizibad , lab-e la’l-e shekar-khâ râ

Que tu m’injuries ou me maudisses, je prierais encore pour toi

La répartie amère va bien aux lèvres rubis croqueuses de sucre

(Divân Hâfez , 3 : 6)

back to 2 Le mot sâmî, de même radical que le mot samâ (qui désigne le ciel), veut dire « élevé » en arabe. Majles-e Sâmî, le Conseil supérieur (Céleste), ou Plérôme suprême (appelé en arabe al-Mala’ al-a’lâ), désigne l’Assemblée des anges et des Esprits purs, autour de Dieu.

back to 3 L’idée de se servir d’une canne pour marcher, nous rappelle ce vers de Rûmî:

Pâye estedlâliân chûbin bovad

Pâye chûbin sakht bi tamkin bovad

La démarche des logiciens est bancale :

Un pied en bois ne peut que boiter et n’est pas fiable

(Mathnawî Ma’nawî, Cahier 1, Section 150, vers 2128)

back to 4 Carrel, Alexis, chirurgien et physiologiste français (1873-1944), Prix Nobel de médecine en 1912. Il publia L’homme, cet inconnu en 1935.

back to 5 Dans la sourate Al-Muzammil (L'enveloppé) numéro 73, en particulier le verset 6 : « La prière pendant la nuit est plus efficace et plus propice pour la récitation. », le Coran conseille de profiter de la nuit pour méditer parce que l'obscurité désarme la raison et lui enlève ses moyens sensibles, comme par exemple dans le fait que la vision réduite aide à se concentrer à cause de ce que le regard et l’audition sont moins distraits par le déroulement des affaires du monde que durant la journée où grouille la vie.

back to 6 Ces vers font partie de la section intitulée « La rivalité entre la raison et l’instinct à l’instar de la mésentente entre Majnûn et la chamelle. »

La supériorité du rang de l’amour sur celui de la raison
De ce que nous avons dit jusqu’ici, nous pouvons déduire que Mowlânâ reconnaît un degré supérieur à l’amour sur la raison. Il n’admet pas une vie ordinaire bien cadrée par les habitudes et les usages de ce monde. Pour lui, l’homme est semblable à une boule de feu suivant sa trajectoire vers le bonheur et la joie. L’ardeur et l’émotion que procure l’arrivée à la Présence divine se situe à ses yeux bien au-delà du rayon d’action de la raison.

‘Eshq me’râji -st su-ye bâm-e soltân-e Jamâl

Az rokh-e ‘âsheq foru khân qesse-ye me’râj râ

L’amour est une ascension vers la terrasse du Roi de Beauté

Lis dans le visage de l’amoureux le récit de l’ascension

(Divân-e Shams ; Ghazaliyât : 133, 4)

Rûmî enseigne qu’il est impossible de parvenir à Dieu par la démarche ordinaire d’une vie mécaniquement rythmée par les seuls actes exotériques, sans bouillonnement intérieur. On ne peut atteindre le but que sur la monture de l’amour.

Le voyage vers Dieu réclame des épreuves, des examens de plus en plus difficiles destinés non pas à épuiser le voyageur, mais à raffermir sa foi, à lui enseigner des règles et des méthodes spécifiques au voyage spirituel, pour se rendre disponible pour Dieu à tout instant. Or, le voyageur lui-même n’ignore pas les difficultés du chemin et les conventions de chaque étape. Il ne s’agit donc pas d’un voyage d’agrément, organisé et géré par d’autres personnes et qui ne procure que les plaisirs des yeux et du ventre. Bien au contraire, à chaque étape les règles changent, afin d’enseigner au « voyageur » toutes les formes et toutes les ruses de l’amour qu’il devra apprendre à déjouer et comment éviter de tomber dans la routine.

Besiyâr safar bâyad ta pokhte shavad khâmi…

Il faut beaucoup voyager pour atteindre la maturité
(Sa’adi; Ghazaliyât: 597, 1)

Le voyage transforme complètement l’homme. En tout lieu qu’il se rende, il fait sa moisson de connaissances. Rûmî rappelle quand même les difficultés qui attendent le « viator » et qui ont pour fonction de lui apprendre à bien distinguer les écueils pour ne pas faire fausse route. Il doit surtout rester vigilant, et faire attention à ne pas s’éloigner de la bonne voie, en se fiant à ses impressions. Il nous met en garde. Il n’y a de lieu sûr que sous l’égide de Dieu.

Nagoftamat maro ânja ke âshenât manam

Dar in sarâb-e fanâ cheshme-ye hayât manam

V-agar be khashm ravi sâd hezâr sâl ze man

Be 'âqebat be man âyi ke montahât manam



Nagoftamat ke manam bahr o to yeki mâhi

Maro be khoshk ke daryâ-ye bâ safât manam

Nagoftamat ke to râ rah zanand o sard konand

Ke âtash o tabesh o garmi-ye havât manam

Nagoftamat ke sefat-haye zesht dar to nahand

Ke gom koni ke sar cheshmeh-ye sefât manam

Nagoftamat ke magu kâr-e bande az che jahat

Nezâm girad, khalâq-e bi jahât manam

Agar cherâgh- deli dân ke râh-e khâneh kojâ-st

V- agar Khodâ-sefati dân ke kadkhodât manam

Ne t’ai-Je pas dit : « N’y va pas ! » car Je suis ton seul intime ?

Et que Je suis la source de vie dans cette illusion de néant ?

Si de colère tu t’éloignes de Moi de cent mille ans (1)

C’est encore à Moi que tu finiras par revenir, car Je suis ta destination finale.

Ne t’ai-Je pas dit que J’étais la mer et toi un poisson

Ne va pas sur la terre sèche, car Je suis pour toi la mer pure et sincère

Ne t’ai-Je pas dit qu’ils te dérouteront et te décourageront

Et que c’est Moi le feu, l’ardeur et la chaleur de ta passion ?

Ne t’ai-Je pas dit qu’ils te suggèreront des horreurs, des laideurs

Et que tu oublieras que Je suis la source des belles qualités ?

Ne t’ai-Je pas dit de ne pas demander comment s’arrangent les affaires du serviteur

Alors que le profit absolu, inconditionné, c’est Moi ?

Si tu as le cœur bon et ardent, sache où est le chemin de la maison

Et si tu as des qualités divines, sache que Je suis quand-même le chef de ton village

(Divan-e Shams ; Ghazaliyât : 1725, 1)

Concomitance de l’amour et de la connaissance

L’amour est d’abord une affaire de quelqu’un capable d’acquérir et de comprendre la connaissance. Et la connaissance du cœur est comme un trésor enfoui que nous devons soustraire à l’influence du mal. Dans le cas de l’être humain, la métaphore récurrente dans les différentes traditions, du dragon terrifiant gardant un trésor, signifierait non pas une richesse matérielle d’or et de pierres précieuses mais l’âme concupiscente (nafs) empêchant le trésor de l’essence sublime de l’homme d’apparaître au grand jour. Pour libérer ce trésor, il faut terrasser les mauvais penchants de l’âme, la dompter et la réconcilier avec la prime nature (fetra) dont Dieu a doté l’homme à l’origine.

‘Eshq kâr-e nâzokân-e khâm nist

‘Eshq kâr-e pahlavân ast ey pesar

L’Amour n’est pas l’affaire des gens fragiles immatures
L’Amour est l’affaire des preux, ô jeune homme !

(Divân-e Shams, Ghazaliyât : 1097, 7)

Pour savoir de quelle connaissance il s’agit, référons-nous au dire de l’Imâm 'Alî (as): « La religion commence par la connaissance de Dieu ». Mais avant de connaître Dieu, l’homme doit d’abord se connaître. Il continue : « Celui qui se connaît, qui connaît son âme, connaît son Seigneur » (2) .

La doctrine de Rûmî au sujet de l’amour pointe aussi cette idée que pour rassembler les meilleures conditions du bien-être et d’une vie saine, il faut avoir traversé la vallée de l’amour et passer de la connaissance de soi à celle de la connaissance de Dieu.

Pour Mowlânâ, c’est une catastrophe que les hommes s’attachent avec obstination aux apparences des choses.

Chand bâzi ‘eshq bâ naqsh-e sabu

Bogzar az naqsh-e sabu ro âb ju

Chand bâshi ‘âsheq-e surat begu?

Tâleb-e ma’ni sho o ma’ni beju !

Jusqu'à quand te laisseras-tu ravir par l’image de la cruche

Passe-toi de l’image, c’est l’eau qu’il faut chercher

Jusqu'à quand t’éprendras-tu de la forme ?

Recherche la vérité des choses et cherches-en le sens

(Mathnawî, Cahier 2, Section 25, vers 1117 et 1118) (3)

Il met en garde ses lecteurs contre le caractère pernicieux de la forme et le fait qu’ils doivent éviter de rester passif devant la domination de la beauté plastique et éviter de se laisser ravir par l’enveloppe charnelle ou de s’éprendre d’elle.

Il leur apprend par contre à s’intéresser aux choses réelles parce que lorsqu’ils tomberont réellement amoureux, ils relativiseront le monde de la forme : l’esprit étant plus fort que la forme, c’est lui qui régit l’amour, qu’il s’agisse d’un amour terrestre dans ce monde ou d’un amour platonique spirituel dans l’autre monde.

A^nche ma’shuq ast, surat nist ân

Khâh ‘eshq-e in jahân, khâh ân jahân

Ce qui est nommé « le Bien-Aimé » dépasse la forme et l’apparence

Que l’on se voie amoureux dans ce monde ou dans l’autre

(Mathnawî, Cahier 2, Section 18, vers 703)

Dans l’enseignement de Mowlânâ qui nourrit beaucoup d’amoureux dans le monde entier, seul l’amour vrai a le visage tourné vers la lumière et se trouve entièrement dépourvu de toute vilénie, de toute attention envers autre-que-Dieu.

Cho chang-e ‘eshq-e u bar sâkht sâzi

Be gush-e jân-e ‘âsheq goft râzi

Bezad dar bishe-ye jân, ‘eshqash âtash

Besuzânid har jâ bod majâzi

Lorsque la harpe de son amour produisit une musique

Elle murmura un secret à l’oreille de l’Amoureux

Son Amour mit le feu dans le buisson de l’âme

Il brûla toute chose dépourvue de réalité

(Dîvân-e Shams, Tarji’ât, No: 36, 11 et 12)

C’est donc à l’acquisition de la connaissance qu’il faut se vouer pour éviter de tomber dans les pièges des amours mensongers. De nombreux spécialistes sont d’avis que la doctrine de l’amour de Mowlânâ est un processus qui s’enseigne sous la direction d’un Maître vivant. Il vise à enseigner à l’homme, l’art de bien vivre, de bien penser, de façon à acquérir le comportement amoureux idéal, ce qui se distingue de la chute dans l’amour. En parcourant le processus de la connaissance, nous apprenons graduellement que le seul monde vrai est celui des êtres amoureux, que tout autre monde n’est qu’illusoire. Cet évènement nous rend maître de notre existence et de celle des autres créatures. Cela non pas en essayant de dominer ces dernières par la force physique mais en les rapprochant de nous avec la clé miraculeuse et universelle de l’Amour. C’est là que nous apprenons concrètement ce qu’est l’amour par l’amour authentique envers autrui.

L’art d’aimer selon Rûmî s’accompagne de l’apprentissage, de l’entraînement et de l’endurance face aux épreuves. On n’est jamais perdant sur la voie de cet amour. Alors que chuter, échouer dans l’amour, c’est suivre la passion et les désirs.

Ey ân-k Emâm-e Eshqi, Takbir kon ke masti

O toi l’imam (le guide) de l’Amour, inaugure (4) ton cours puisque tu es ivre

(Dîvân-e Shams ; Ghazaliyât : 2933, 1)

Le plus grand malheur qui frappe les hommes de notre époque est qu’ils se font « cent idoles » comme le relève Rûmî. Ils pratiquent un amour d’apparence, en réalité une simple projection d’un désir fantaisiste qui ne génère rien d’autre que l’infortune, des jours sombres et des nuits agitées. L’homme contemporain souffre de trop d’insuffisances, mais cela ne l’empêche quand même pas de se croire parfait. On peut affirmer sur cette base, que dans le cours de sa vie, l’homme a besoin d’une éducation authentique. Et dans la doctrine de Mowlânâ, cette éducation requiert un effort. Sans la connaissance, l’homme se vautre dans la fange de l’égoïsme et de l’orgueil et a tendance à grossir démesurément les mérites de ses actions. L’enseignement de Mowlânâ nous fait gravir échelon par échelon les étapes de l’amour jusqu’à nous conduire à la station culminante de l’homme parfait, et à faire de nous des signes du Seigneur sur la terre.

Vahdat-e ‘eshq ast, inja nist do

Yâ Toyi, yâ ‘eshq yâ eqbâl-e ‘eshq

Il n’y a ici que l’unité de l’amour, point de dualité

Ou c’est toi, ou c’est l’amour ou c’est la grâce de l’amour !

(Dîvân-e Shams, Ghazaliyât : 1309, 9)

Cette unité de l’amour concerne l’ensemble du monde et de la création, depuis le début jusqu'à la fin:

A^farin bar ‘eshq kon ey Oustâd

Sad hezârân zarreh râ dâd etehâd

O Maître ! Dis bravo à l’Amour

Car il a rendu solidaires des centaines de milliers d’âmes

(Mathnawî, Cahier 2, Section 113, vers 3727)

Illustration vivante de l’expérience des gnostiques

Selon l’expression de nombreux experts, les Ghazaliyât de Mowlânâ sont un grand point d’honneur et de fierté à mettre au crédit de la littérature persane. Rûmî a en effet récité ses Odes alors qu’il traversait les hauts et les bas des étapes spirituelles, et il livre à son lecteur une image vivante de son expérience. C’est pourquoi certains disent que son soufisme est sec, sans âme, et qu’il n’est pas un enseignement classique mais plutôt le fruit de sa vie et de son expérience mystique.

To mapendâr ke man she’r be khod miguyam

Tâ ke bidâram o hoshyâr yeki dam nazanam (5)

Ne pense pas que c’est moi qui compose des vers

Tant que je suis éveillé et conscient, je ne dis pas un seul mot

Certains reprochent à ses Odes de présenter des problèmes de métrique poétique et d’autres objections que l’on ne peut laisser passer. Mais selon Cyrus Shamissa (6) , d’une part, c’est ce même aspect qui donne aux Ghazaliyât de Mowlânâ leur originalité, et d’autre part, la grandeur de l’œuvre de Rûmî est indéniable car elle déborde de contenus nouveaux et de vie. Comme il le dit lui-même:

Nobat-e kohne forushân dar gozasht

No forushânim o in bâzâr-e mâ-st

Le temps des brocanteurs s’achève

Nous vendons du neuf et voici notre bazar qui prospère.

(Dîvân-e Shams, Ghazaliyât : 424, 2)

Ou :

Hin sokhan-e tâzeh begu, tâ do jahân tâzeh shavad

Vârahad az hadd-e jahân, bi had o andâzeh shavad

O toi ! Dis des mots nouveaux pour que les deux mondes rajeunissent

Qu’il se débarrasse des limites du monde et qu’il devienne sans limite lui-même.

(Divân-e Shams, Ghazaliyât : 546, 1)

Mowlânâ s’est trouvé sous l’influence considérable de Shams-ed-Dîn Tabrîzî, et son esprit était sous l’emprise de l’attraction du monde supérieur alors que le feu de l’amour embrasait son cœur. C’est la raison pour laquelle, bien des siècles après, son œuvre n’a pas été recouverte par la poussière du passé et qu’elle demeurera éternellement comme un trésor pour l’humanité. Au sujet des Odes de Mowlânâ, 'Alî Dashtî a exprimé une remarque intéressante. Il dit : « Elles sont comme la mer : son calme est beau et attrayant, alors que sa profondeur est troublante. Comme une mer agitée par les vagues, débordante d’écume, bercée par les vents. Comme la mer, elles ont des couleurs variées, elles sont très vertes, elles sont bleues et violettes. Elles sont de couleur de nénuphar, comme la mer, elles sont le miroir du ciel et des étoiles, le lieu de manifestation des rayons du soleil et de la lune et créatrice des tableaux du couchant. Comme la mer souriante par ses mouvements et sa vie, et sous son apparence lisse et calme, elles laissent percevoir les battements saccadés de la vie et elles poursuivent leur effort incessant de vie. »

Agar na ‘eshq-e Shams-ed-Dîn bodi dar ruz o shab mâ râ

Farâghat az kojâ budi ze dâm o az sabab mâ râ

Navâzesh- hâye ‘eshq-e U, letâfat- hâye mehr-e U

Rahânid o farâghat dâd az ranj o ta’ab mâ râ

Bahâr-e hosn-e ân delbar be mâ benmud nâgâhân

Shaqâyeq- ha o reyhân- ha o gol- haye ‘ajab mâ râ

Sans l’amour de Shams-ed-Dîn, de jour et de nuit

Comment me serais-je libéré des pièges et des soucis

Les caresses de Son amour, les douceurs de Sa bonté

Nous ont libérés de la souffrance et de la fatigue

Soudain, la beauté printanière de cet amant nous a montré

Les coquelicots, le basilic et les roses merveilleuses

(Dîvân-e Shams, Ghazaliyât ; 71: 1, 3, 5)

Mowlânâ, qui doit tout à Shams Tabrîzî, fut frappé d’un chagrin indescriptible quand il perdit définitivement sa trace.

Ey jân-e mâ, ey jân-e mâ, ey kofr o ey imân-e mâ

Khâham ke in khar-mohreh (7) râ gowhar koni dar kân-e mâ

Sâqi ! yeki ratl-e gerân dardeh be jân-e ‘âsheqân

Tâ rah barad bar lâ- makân in jân-e sargardân-e mâ

ô notre âme, ô notre âme, ô impiété et ô notre foi

Je veux que tu transformes ce cauri d’âne en pierre précieuse dans la mine de notre existence

ô échanson, verse une coupe pleine, dans l’âme des amoureux

Afin que trouve son chemin vers l’Absolu cette âme errante qui est la nôtre.

Ou encore:

Beravid ey harifân bekeshid yâr-e mâ râ

Be man âvarid yek dam sanam-e goriz- pâ râ

Agar U be va’deh guyad ke dam-e degar biyâyam

Hame va’deh makr bâshad, befaribad u shomâ râ

Allez compagnons ! Ramenez mon Ami !

Ramenez à moi pour un instant, cette idole au pied fuyant

Et s’il vous dit : « J’arrive de suite »

Sa promesse n’est que ruse, il se joue de vous

(Divân-e Shams, Ghazaliyât : 163 , 1)

La musique interne des Ghazaliyât de Mowlânâ
Parmi les autres caractéristiques des Ghazaliyât de Mowlânâ, il faut signaler la musicalité interne de cette poésie. Rûmî a improvisé ses vers dans l’état extatique spécifique que confèrent l’audition mystique (samâ’) et le ravissement spirituel, ce que l’on peut compter comme des éléments esthétiques musicaux, une spécificité importante témoignant de la qualité éminente de sa production.

Le regretté Homâyi a écrit à ce propos: « A mon avis, parmi cette poignée de poètes lyriques, il n’y a que Mowlavî (Rûmî) que nous pouvons compter comme une exception sous ce rapport, d’entre tous les autres locuteurs dont la plupart voire l’ensemble des ghazals authentiques sont une réminiscence d’un genre de poèmes populaires d’un temps ancien qui outre le mètre poétique, possède aussi un mètre rythmique. Cette caractéristique elle-même dans ces Odes mystiques est due à deux causes : l’une est que Rûmî lui-même avait une certaine expérience pratique dans l’art musical et la composition des mélodies. Dans ses biographies, il est signalé qu’il savait jouer de la viole (robâb). Il aurait même apporté des améliorations aux frettes et aux cordes de cet instrument. L’autre raison est que l’esprit de la mélodie de ses cymbales qu’il portait au fond de sa poitrine musicale laissait aussi une plus belle trace dans ses Ghazaliyât. Parmi les autres points importants dignes d’attention de la poésie de Mowlânâ, il y a le fait qu’il avait une stratégie particulière reposant sur une base que l’on n’observe pas chez les autres poètes lyriques qui lui sont contemporains. Autrement dit, le vocabulaire technique qu’il a employé lui était véritablement propre et présente une structure lyrique et amoureuse qui détermine et fixe la relation entre l’homme et Dieu. »

Yâr marâ, ghâr marâ, ‘eshq-e jegar- khâr marâ

Yâr To- yi, ghâr To- yi, khâjeh ! negahdâr marâ

Nûh To- yi, rûh To- yi, fâteh o maftûh To- yi

Sineh- ye mashrûh To- yi, pardeh- ye asrâr marâ

Nûr To- yi, sûr To- yi, dowlat-e Mansûr To- yi

Morgh-e koh- e Tûr To- yi, khaste be menqâr marâ

Qatreh To- yi, bahr To- yi, lotf To- yi, qahr To- yi

Qand To- yi, zahr To- yi, bish mayâzâr marâ

Goftamash: “ ey jân o jahân mofles o bi mâyeh shodam ”

Goft : “ manam mâye- ye to, nik negahdâr Marâ !”

Dâneh To- yi, dâm To- yi, bâdeh To- yi, jâm To- yi

Pokhte To- yi, khâm To- yi, khâm be-magzâr marâ

Khând marâ khând marâ, goft : “ biya ” , goft : “ biyâ ” !

Miravam ey vây be man gar nadahad bâr marâ

Mon compagnon ! Ma caverne (8) ! ô Amour qui me dévore le foie

Tu es le compagnon, tu es la caverne, ô maître ! Protège-moi !

Tu es Noé, tu es l’esprit, tu es le vainqueur et le vaincu

Tu es la poitrine ouverte mais un voile pour mes secrets !

Tu es la lumière, tu es la fête, tu es le règne triomphant

Tu es l’Oiseau du Mont Tor, qui m’a mordu de son bec

Tu es la goutte, tu es la mer, tu es bonté, tu es arrogance

Tu es le sucre, Tu es le poison, ne me laisse pas souffrir davantage

Je lui ai dit : « ô âme et ô monde, j’ai perdu tout mon capital »

Il me répondit : « C’est Moi ton capital, à toi de savoir bien Me garder ! »

Tu es l’appât, tu es le piège, tu es le vin, tu es la coupe

Tu es le cuit, tu es le cru, ne me laisse pas dans l’ignorance !

Il m’a appelé, Il m’a appelé, il m’a dit : « Viens ! », il m’a dit : « Viens ! »

Je m’en vais, malheur à moi s’Il ne me permet pas de Le voir !

(Dîvân Shams, Ghazaliyât : 37, 1 - 8)

back to 1 Chez les grands mystiques, l’éloignement et le rapprochement du disciple (murid) sont conçus dans le cadre du temps (à cause du temps qu’il perd après un coup de colère, un mécontentement ou bien après une désobéissance), et non dans le cadre de la distance spatiale. Ici, Rûmî veut nous montrer « le temps psychologique » qu’il faudra mettre pour regagner une étape perdue sous un coup de colère. Le rang perdu pourrait se rattraper l’espace d’un instant, en fonction de la volonté du sâlik, par un repentir sincère de sa part, comme Dieu le lui a promis : « Allah aime les repentants ».

back to 2 Man ‘arafa nafsah, faqad ‘arafa Rabbah, parole figurant dans le Ghorar al-Hikam (Sagesses Précieuses), volume 5, p. 194, l’article 'arafa. Ce livre est un recueil de 10 760 sentences de l’Imâm 'Alî ibn abî Tâleb (as).

back to 3 Ces deux vers sont empruntés à la version Kolâleh Khâvar du Mathnawî de Rûmî. Il y a près d’un siècle, en l’an 1920, Mohamad Ramezânî qui fut appelé « père du livre en Iran » fonda une « maison de lecture », baptisée Ettefâq (Concorde) où il pratiquait le prêt de livres à domicile pour promouvoir la lecture publique. En 1929, il nomma sa librairie : Kolâleh Khâvar, (La couronne de fleurs de l’Orient), et se lança dans l’édition et l’impression de livres. Plus tard, en 1982, sa maison d'édition a publié une édition, préparée par Hossein Kord, du Mathnawî Ma'navi de Rûmî qui connaît un succès certain pour le public aussi bien que pour les spécialistes. [Ce Mathnawî est téléchargeable sur internet, en texte intégral, sous format PDF.]

back to 4 Takbir, c’est la prononciation de la formule rituelle « Allah-o Akbar » (Dieu est Grand) au commencement de la prière musulmane. Comme dans les vers mystiques, la prière musulmane est le symbole de l’Amour, prononcer le takbir veut dire dans ce vers : faire le premier pas dans le monde de l’Amour. Ce sens, nous l’avons condensé par l’expression : inaugure ton cours. L’inauguration devant se faire dans l’ivresse qui symbolise l’état où l’on agit sans calcul. Ainsi le Maître doit prodiguer aux croyants qui voudraient le suivre jusqu'à accéder au monde de l’Amour.

back to 5 Du ghazal attribué à Rûmî : ruz - hâ fekr-e man in ast o hameh shab sokhanam / ke cherâ ghâfel az ahvâl-e del-e khishtanam Chaque jour, chaque nuit, je me dis à moi-même : / Pourquoi suis-je négligent de ma situation dans ce monde ?

back to 6 (en persan : س?روس شم?سا ), professeur de littérature persane né en avril 1948 à Rasht en Iran.

back to 7 Pierre de couleur bleue vive et éclatante qui attire le regard et dont on se sert dans certains pays pour se préserver du mauvais œil. (en persan : خر مهره = le cauri de l’âne) à l’origine les marchands s’en servaient pour protéger du mauvais œil, les ânes qui transportaient leurs biens. Dans ce vers, il désigne ce qui ne coûte pas cher.

back to 8 Voir le Coran, sourate Al-Tawba (Le Repentir) ; 9 : 40.

Références :
Zamânî, Karîm, Sharh-e jâme’-e Mathnawî (Commentaire intégral), Enteshârat-e Rouznâmeh Etelâ’ât, Téhéran, 2002 ; Schimmel, Annemarie, Man bâdam o to âtash (Je suis le vent et tu es le feu), traduction persane de Badreyî, Fereydoun, Téhéran, Tûs, 1999 ; ‘Abbâsî, Shahâb al-Dîn, Ganjîneh ma‘nawî Mowlânâ (Le Trésor spirituel de Rûmî), Enteshârat-e Morvârîd, première édition, 2004 ; Tadayon, ‘Ataollâh, Mowlânâ va tufân-e Shams (Mowlânâ et le déluge de Shams), Enteshârat-e Tehrân, deuxième édition, Téhéran, 1996.

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