Le Shiisme duodécimain

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Le Shiisme duodécimain Auteur:
Catégorie: Les Religions et sectes(écoles islamiques)
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Le Shiisme duodécimain

Auteur: HENRY CORBIN
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Le Shiisme duodécimain
  • Prologue

  • TRANSCRIPTIONS

  • ARGUMENT DES LIVRES I ET II

  • CHAPITRE PREMIER

  • I. - Difficultés de l'enquête

  • 2. - Un univers spirituel à comprendre

  • 3. - De certains préjugés à l'égard du shî'isme

  • 4. - Des problèmes à surmonter ensemble

  • Quelle en est la source ?

  • CHAPITRE II

  • Notion du shî'isme des Douze Imâms

  • I.- L'idée fondamentale de l'Imâmisme

  • 2. - Philosophie prophétique et religion initiatique

  • 3. - Le plérôme des douze Imâms

  • 4. - Les paradoxes affrontés par l'Ismaélisme et par le shî'isme duodédmain

  • CHAPITRE I I I

  • Le combat spirituel du shî'isme

  • I. - Situation des spirituels shî'ites

  • 2. - Le dépôt divin confié à l'homme

  • 3. - Les entretiens du 1er Imâm avec Komayl ibn Ziyâd En fait,

  • 4. - Les hiérarchies spirituelles invisibles

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Prologue Le Shiisme duodécimain

Le Shiisme duodécimain
HENRY CORBIN
Prologue
Cet ouvrage ne prétend pas donner une histoire générale de la pensée philosophique et spirituelle de l'Iran. Il eût fallu, à cette fin, non seulement en amplifier les dimensions déjà lourdes, mais viser à une complétude que l'état des recherches est encore loin de permettre.

Par conséquent, il y aura inévitablement un bon nombre d'absents. Il ne sera fait mention, par exemple, de l'Ismaélisme que de façon allusive et par comparaison. Pourtant l'Ismaélisme est l'autre grand rameau du shî'isme, et fut certainement à l'avant-garde de la métaphysique et de la gnose en Islam. Mais nous en avons traité ailleurs et comptons y revenir plus en détail(1) Un autre grand absent sera le livre que l'on désigne couramment comme le Qorân-e fârsî, le « Qorân persan », à savoir l'immense poème ou Mathnawî de Jalâloddîn Rûmî.

Mais ce n'est plus un inconnu en Occident. Quiconque veut l'étudier et le méditer ligne par ligne, même sans très bien savoir encore le persan, peut facilement le faire grâce à la traduction anglaise, fidèle et complète, de R. A. Nicholson (2). Notre propos tendait essentiellement ici à explorer les terres encore à peu près inconnues, où ont levé, au cours des siècles, les « moissons de l'esprit » iranien.

En outre, s'il est exact de considérer le Mathnawî comme typiquement représentatif d'un certain soufisme de langue persane, lequel fut aussi longuement florissant en Anatolie, si d'autre part on a longtemps considéré en Occident le soufisme X En Islam iranien comme représentant à lui seul la spiritualité mystique de l'Islam, ce ne sont là néanmoins que des vues partielles de la situation d'ensemble.

Ce que l'on a voulu principalement montrer ici, c'est une aptitude caractéristique de ce que certains désigneront comme le génie iranien, d'autres comme la vocation imprescriptible de l'âme iranienne : une aptitude éminemment apte à édifier un système philosophique du monde, sans que soit jamais perdue de vue la réalisation spirituelle personnelle en laquelle doit fructifier la méditation philosophique, et faute de laquelle la philosophie n'est plus qu'un jeu stérile de l'esprit. Aptitude, par conséquent, à conjoindre la recherche philosophique et l'expérience mystique; le refus de les dissocier donne à l'une et à l'autre un caractère si spécifique, qu'il faut déplorer que cette philosophie iranienne, irano-islamique, ait été jusqu'ici absente de nos histoires de la philosophie. Cette absence a appauvri, amputé, notre connaissance de l'homme. Depuis plus d'un millénaire, notamment encore et surtout au cours des quatre derniers siècles, la production des philosophes et spirituels de l'Iran a été considérable. Leurs problèmes recroisent ceux de nos philosophes, mais en y apportant, le plus souvent, des points de vue et des réponses que les vicissitudes des polémiques ont fait tenir à l'écart en Occident. Et pourtant cette voix iranienne est à peine parvenue à se faire entendre hors des frontières de l'Iran, si bien qu'aujourd'hui les Iraniens n'ont pas toujours conscience que leur culture traditionnelle peut recéler un message pour l'humanité actuelle, et voient encore moins comment « actualiser » ce message.

Or, c'est cette conjonction de l'aptitude philosophique et de l'aptitude mystique qui, en marquant de son empreinte spécifique le génie iranien, nous invite à modifier les deux aspects du concept de soufisme généralement reçu en Occident. D'une part, ce concept est celui d'un soufisme qui, un peu trop facilement, fait fi de la recherche philosophique, faute de soupçonner comment, en méditant l'acte même de la connaissance, nos philosophes ont expérimenté ce qui est désigné techniquement comme unio mystica. D'autre part, il apparaît que ce concept réserve au soufisme le privilège de la spiritualité mystique en Islam. Or, nous nous trouvons devant ce fait que certains maîtres spirituels en Iran parlent le langage technique des soufis, sans appartenir à une tarîqat ou congrégation soufie, ni même revendiquer la qualification de soufis ex professo.

Pour des raisons qui seront évoquées au cours de cet ouvrage, ce sont les mêmes maîtres qui, depuis quelque quatre siècles, ont préféré à l'usage des termes de soufisme (tasawwof) et de soufï, l'emploi des mots 'irfân et 'irfânî (mystique). Le chercheur qui avait appris en Occident que le shî'isme n'avait point de sympathie pour le soufisme, en aura peut-être conclu que le shî'isme est étranger à toute intériorité spirituelle. Il lui faudra alors s'initier à l'oouvre d'un maître comme Haydar Amolî (XIVe siècle), rappelant qu'en fin de compte le vrai soufi est aussi le vrai shî'ite; ce qui a pour conséquence qu'il importe et qu'il suffit, pour un shî'ite, d'être ce vrai shî'ite 'irfânî. Il découvrira, à côté des congrégations soufies shî'ites, l'existence de maîtres spirituels shî'ites qui sont de grands mystiques sans se donner comme des soufis. Il fera l'expérience qu'à l'Université théologique traditionnelle de Qomm, par exemple, il peut prononcer les mots de 'irfân et 'irfânî et développer un dialogue parfaitement à l'aise avec ses interlocuteurs, tandis que l'emploi des mots tasawwof et soufi fait passer une ombre sur les visages.

C'est une situation qu'il mettra peut-être plusieurs années à comprendre. Il lui faudra renoncer à certains schémas établis, lesquels limitaient les personnages du dialogue spirituel en Islam aux théologiens scolastiques du Kalâm et aux philosophes dits hellénisants (les falâsifa) ; entre les deux, il y avait les soufis, sans grande sympathie ni pour les premiers ni pour les seconds.

Or la situation réelle s'exprime en fait dans une analogie de rapports dont la formule est passée à l'état de devise; l'origine en remonte à la révolution spirituelle opérée par Sohrawardî (XIIe siècle), dont l'évocation remplira tout le livre II du présent ouvrage. Cette formule énonce que le soufisme est par rapport à la théologie du Kalâm, ce que la doctrine sohrawardienne de la Lumière (Ishrâq) est par rapport à la philosophie des falâsifa.

Du même coup, cette « quaternité » fait apparaître sous un jour tout différent la situation spirituelle de l'Islam iranien, au lieu de lui rapporter simplement les catégories valant pour le reste du monde islamique.

Disons que ce jour accuse d'autant plus la différence que presque tous les penseurs et spirituels dont il sera traité au cours du présent ouvrage, sont restés fort peu connus, voire totalement inconnus jusqu'ici en Occident. Un grand nombre d'ouvres citées ici sont encore en manuscrits. Les aspects que l'on a tenté d'en dégager intéresseront d'autant plus, nous l'espérons, aussi bien les philosophes que les chercheurs en sciences religieuses.

Nous n'avons pas à dissimuler que ces aspects sont en général orientés à rebours des idéologies à la mode de nos jours.

Mais peut-être seront-ils d'une vertu d'autant plus efficace, en nous remettant en mémoire beaucoup de choses que le tumulte de nos idéologies militantes nous a fait oublier.

Il n'y a pas non plus à dissimuler la situation inconfortable, les tribulations, du philosophe orientaliste en général, du philosophe islamisant dans le cas présent. Tout d'abord, parce que l'état des recherches l'oblige à une besogne préalable de philologue qui n'est pas tout à fait la sienne. Il doit se faire, le plus souvent, l'éditeur des textes sur lesquels il fondera ensuite ses exposés. Que le philosophe qui a le privilège de travailler sur des textes déjà édités, voire rédigés dans sa propre langue, compare sa situation avec la sienne! Mais il y a plus. Personne ne sait très bien où le situer. Il est un peu comme un orphelin.

Les orientalistes ne sont pas forcément des métaphysiciens, et regarderaient facilement le philosophe comme un chevalier errant, égaré parmi eux. Quant aux philosophes, ils sont tout prêts à accueillir les problèmes, mais les noms propres inconnus, les termes techniques nouveaux, commencent par les dérouter.

Nous ferons encore allusion à ces paradoxes, ne serait-ce que pour encourager les jeunes chercheurs à les surmonter; car c'est à eux qu'incombera la tâche de faire en sorte que la philosophie iranienne, comme la philosophie islamique en général, appartienne enfin au patrimoine commun des philosophes.

On ne s'étonnera donc pas, si nous disons que les recherches rassemblées dans les quatre tomes du présent ouvrage, se sont étendues sur plus de vingt années. Elles n'ont été possibles que grâce à des séjours répétés et prolongés en Iran, ainsi qu'à de chères et fidèles amitiés iraniennes. Elles ont été conjuguées, cela va de soi, avec les tâches d'un enseignement donné normalement à Paris, et partiellement, pendant plusieurs années, à Téhéran même. Que tous ceux et celles qui en ont été les auditeurs et les auditrices sachent combien leur attention nous fut un stimulant. Il est exceptionnel qu'un chercheur ait l'occasion, au cours de sa vie, de s'expliquer sur ce qu'il s'est proposé de faire, et de dire comment et pourquoi il a essayé de le faire, bref de rédiger quelque chose qui soit à la fois un programme et un testament. Pourtant cette occasion nous fut donnée, il y a peu, grâce au volume jubilaire que notre Section des Sciences religieuses de l'E'cole pratique des Hautes-E'tudes (Sorbonne) publia pour célébrer le centenaire de notre E'cole. Nous nous référons ici à ce texte, parce que le présent ouvrage est à la fois l'illustration et l'amplification de ce qu'il annonce (3).

Enfin, nous ne saurions passer sous silence une entreprise parallèlement menée en collaboration avec un de nos éminents collègues de la Faculté de théologie et sciences islamiques de l'Université de Mashhad, 1s professeur Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî, à savoir une Anthologie des philosophes iraniens depuis le XVIIe siècle jusqu'à nos jours. Un premier volume est d'ores et déjà achevé(4). Fasse le Ciel que nous puissions mener à bien jusqu'à son terme une entreprise qui, selon nos plans, doit comprendre cinq grands volumes et faire connaître une cinquantaine de penseurs iraniens des quatre derniers siècles, tous autant dire inconnus jusqu'ici en Occident, et dont une grande partie des ouvres est encore en manuscrits. Plusieurs de ces ouvres sont étudiées ici même.

L'irruption au grand jour de ces philosophes iraniens des quatre derniers siècles mettra en question certaines catégories établies, en premier lieu notre périodisation de l'histoire de la philosophie. Car on se demandera inévitablement si ces philosophes sont des philosophes médiévaux ou des philosophes modernes. Chronologiquement, ils n'appartiennent pas à ce que nous appelons le Moyen A^ge, et pourtant ils tiennent à la période dite médiévale par toutes les fibres de leurs problèmes.

« Modernes » ils le sont chronologiquement, et pourtant leur conception du monde ne correspond pas tout à fait à ce qu'il est convenu en Occident d'appeler « moderne », bien qu'il y ait, par exemple, entre les Platoniciens de Perse, tels que Mollâ Sadrâ Shîrâzî, et les Platoniciens de Cambridge, leurs contemporains, de profondes affinités de pensée. Il reste que notre schéma habituel partageant l'histoire en « Antiquité, Moyen Age, Temps modernes » risque de péricliter, parce qu'il ne s'adapte qu'à un état de choses spécifiquement occidental. Alors il faudra bien trouver une référence autre que chronologique pour marquer le synchronisme de ces philosophes iraniens avec leurs pairs d'Occident.

Simple exemple d'une difficulté relevée au passage. Il en est d'autres, et d'un autre ordre. Nous aurons occasion de signaler non seulement que l'Islam shî'ite est en Occident un grand inconnu, mais qu'il se heurte fréquemment, et pour cette raison même, tantôt à de graves malentendus concernant son essence, tantôt à des réticences, voire des antipathies, d'autant plus douloureusement ressenties par nos amis iraniens qu'elles leur apparaissent inexplicables. De ce point de vue nous saluons comme le symptôme d'un renouveau dans nos études le colloque organisé à l'Université de Strasbourg, en 1968, sur « le Shî'isme imâmite » (5) . Le shî'isme ne se réduit ni à maudire les trois premiers khalifes, ni à pratiquer un cinquième rite juridique à côté des quatre rites reconnus officiellement par l'Islam sunnite.

Ce que l'on en dira ici tout au long du tome I et ailleurs, tendra à nous le montrer comme le sanctuaire de l'ésotérisme de l'Islam.

Le mot que l'on vient d'écrire est avec quelques autres la source de malentendus et de réticences non moins graves.

Il nous faut employer les termes d'ésotérisme, de gnose, de théosophie, parce que nous ne disposons pas d'autres termes pour traduire au mieux les termes techniques auxquels ils correspondent en arabe et en persan. Pourtant nous savons que l'emploi de ces mots éveille des réticences, voire de l'irritation, chez nombre de gens sérieux. Nous n'espérons pas dissiper les malentendus en quelques lignes. Ceux qui voudront bien lire d'un bout à l'autre le présent ouvrage, comprendront ce dont il s'agit. Ici nous nous préoccupons de préciser au préalable la portée d'un vocabulaire.

Il y a longtemps que la propagation de pseudo-ésotérismes en Occident a rendu suspects les termes mêmes d'ésotérisme et d'ésotérique. Nous souhaiterions que tout lecteur commençât par s'aviser de « repenser » étymologiquement les termes en question. L'expression grecque désigne les choses extérieures, « exotériques » ; désigne les choses intérieures, « ésotériques ». Conviendrait-il de préférer les termes d' « intériorisme » et d' « intérioristes » ? Ces termes, dérivés du latin, seraient parfaitement exacts, mais il est à craindre que de nos jours l'idée de « monde intérieur », de « réalité intérieure », n'éveille chez beaucoup l'idée d'un subjectivisme ou d'un psychologisme qui sont absolument hors de question chez nos penseurs. Les univers intérieurs ne sont pour eux rien de moins que les univers spirituels, revendiquant, avec une parfaite rigueur ontologique, une « objectivité » sut generis, différente, certes, de ce que nous entendons couramment par ce mot.

Il reste que le contraste et la complémentarité que marquent les termes arabes zâhir et bâtin correspondent parfaitement au rapport que marquent les termes «exotérique»et « ésotérique », extérieur et intérieur, apparent et caché, phénomène et noumène etc. Il s'agit de différencier les degrés de pénétration dans la « réalité du réel ». Certes, la condition humaine est telle que l'accès à ce que marquent le terme « ésotérique » et les termes apparentés, ne peut s'ouvrir indifféremment à tout le monde.

Le phénomène de masse est exclu ici. En milieu traditionnel, cette limitation est reconnue comme une nécessité inhérente à la nature humaine. Rûzbehân parlera des « ésotéristes » comme étant « les yeux par lesquels Dieu regarde encore le monde ».

Ce qui s'appelle bâtin n'éveille nullement, en milieu traditionnel, l'idée des « petites chapelles » qu'ont rendues suspectes en Occident, non sans raison, les pseudo-ésotérismes. Encore voudrait-on pouvoir dire avec un écrivain de nos jours : peu importe que les chapelles soient petites, pourvu que l'on y honore de grands saints !

Quant au mot gnose, il est de ceux qui provoquent les pires malentendus, dans la mesure même où il est solidaire d'un ésotérisme non moins mal compris. Faut-il rappeler que les chercheurs soulignent particulièrement de nos jours que le terme « gnosticisme », désignant les systèmes gnostiques des premiers siècles de l'ère chrétienne, ne recouvre pas la totalité du phénomène

« gnose » ? Il ne faut donc pas chercher dans tout ce qui est gnose, l'équivalent exact de ces mêmes systèmes. Il y a une gnose juive, une gnose chrétienne, une gnose islamique, une gnose bouddhique. Le malheur est que, superficiellement informés, beaucoup parlent de la gnose comme d'une mythologie, faute de disposer de cet univers que nos philosophes nous apprendront à connaître comme mundus imaginalis. Ou bien l'on en parlera comme d'un savoir, une rationalisation se substituant à la foi, en oubliant précisément que la gnose, parce qu'elle est gnose, dépasse toto caelo cette façon de poser le problème en termes de croire et de savoir. La gnose est, comme telle, connaissance salvatrice ou salvifique : salvifique parce que connaissance, et connaissance parce que salvifique. C'est donc une connaissance qui ne peut être actualisée qu'au prix d'une nouvelle naissance, une naissance spirituelle. C'est une connaissance qui porte en soi, comme telle, un caractère sacramentel.

De ce point de vue l'idée de gnose est inséparable de celle de connaissance mystique (ma'rîfat, 'irfân). On en trouvera ici l'illustration dans la gnose shî'ite ('irfân-e shi'î) comme dans l'lshrâq de Sohrawardî. De ce point de vue aussi, tout refus de la gnose, si « pieusement » motivé soit-il, contient en soi le germe de l'agnosticisme. L'agnostique n'est pas, comme le veut l'usage banal du mot, celui qui refuse une foi confessionnelle, mais celui qui, prononçant le divorce entre la pensée et l'être, se ferme à lui-même et veut fermer aux autres l'accès aux univers qu'ouvre la gnose et dont les données immédiates ont pour lieu le « monde intérieur », c'est-à-dire « ésotérique ». Tout cela nous apparaît essentiel pour comprendre les penseurs dont il s'agira ici.

Le mot théosophie est, lui aussi, frappé de suspicion. Ici encore, que l'on veuille bien penser étymologiquement. Nous rappellerons, à plusieurs reprises, que l'expression arabe hikmat ilâhîya est l'équivalent exact du grec theosophia; elle désigne cette « sagesse divine » qui n'a point seulement pour objet l'être en tant qu'être, mais les univers spirituels dont la gnose ouvre l'accès. Son organe, ce ne sont ni les facultés de perception sensible, ni l'intellect ratiocinant, mais une tierce activité de l'âme qui est intuition intime, perception visionnaire intérieure (kashf, moshâhadat), etc. Nous ne saurions donc ni nous passer de ce mot, ni isoler de la philosophie ce qu'il désigne, alors que Sohrawardî requiert chez son disciple la plus sérieuse des formations philosophiques avant de tenter d'aller « théosophiquement » plus avant.

D'autres précisions de vocabulaire sont encore nécessaires, Il nous arrivera de prendre position contre l'historicisme, voire de suggérer une « anti-histoire ». Que l'on ne nous impute aucun rejet des études historiques. Loin de là! Une humanité qui renoncerait aux études historiques, serait une humanité frappée d'amnésie collective. Il est à craindre que le mal n'ait déjà fait des progrès : réclamer toujours du « nouveau », prétendre ne s'intéresser qu'à du « nouveau », c'est le symptôme d'une amnésie qui vous rend aveugle à l'actualité de votre propre passé. Nous pourrions faire valoir aussi que s'astreindre à tirer de leur obscurité un grand nombre de manuscrits, est faire un travail authentique d'historien. Mais là n'est pas la question.

Le point de vue que la valorisation de nos auteurs nous interdisait ici de plein droit, c'est le point de vue « historique » au sens courant de ce mot, c'est-à-dire le point de vue qui ne permet de comprendre et d'interpréter une pensée ou un penseur qu'en fonction de leur moment « historique », de leur situs dans la chronologie; on s'efforce alors de les « expliquer » causalement par « leur temps », voire de les réduire, causalement encore, à des « précédents », pour finalement conclure que, bien entendu, « de notre temps » cette pensée est « dépassée », « démodée » etc.

On s'est efforcé ici de maintenir une compréhension du « temps existentiel », telle que, aux yeux du philosophe, l'expression courante « être de son temps » prend une signification dérisoire, parce qu'elle ne se réfère qu'au « temps chronologique », au temps objectif et uniforme qui est celui de tout le monde, et qu'il est impossible d'expliquer ainsi la position que le philosophe prend précisément à l'égard de ce temps-là. Un philosophe ne peut qu'être son propre temps, et c'est en cela seulement que consiste sa vraie « historicité ». La métaphysique « existentielle » de Mollâ Sadrâ Shîrâzî nous fait comprendre qu'il n'y a de tradition vivante, c'est-à-dire de transmission en acte, que par des actes de décision toujours renouvelés. Ainsi comprise la tradition est tout le contraire d'un cortège funèbre; elle exige une perpétuelle renaissance, et c'est cela la « gnose ».

On a donc été porté ici par la conviction que le passé et la mort ne sont pas dans les choses, mais dans les âmes. Tout dépend de notre décision, lorsque, découvrant une affinité jusqu'alors insoupçonnée, nous décidons que ce qui l'éveille en nous n'est pas mort et n'est pas du passé, parce que tout au contraire nous pressentons que nous en sommes nous-mêmes l'avenir. C'est une position diamétralement inverse de celle qui consiste à se dire lié à un moment du temps historique extérieur que nous appelons le « nôtre », simplement parce que la chronologie en a disposé ainsi. Ce renversement produit de lui-même une « réversion » radicale : ce qui avait été du passé, désormais va descendre de nous. Cela seul nous permet de comprendre et de valoriser la portée de l'ouvre accomplie par un Sohrawardî, comme « résurrecteur » de la théosophie de l'ancienne Perse.

A quoi bon alors ce mot d' « irréversible », prodigué de nos jours â tort et à travers ? C'est nous qui donnons la vie ou la mort, et, ce faisant, nous trouvons nos vrais contemporains ailleurs que dans la simultanéité occasionnelle de notre moment chronologique.

En revanche, lutter contre le soi-disant « dépassé » en se lançant dans une course éperdue à l'histoire, est un combat sans espoir, parce que livré contre une partie inconsciente de nous-mêmes dont nous fuyons alors la caricature. On entend couramment dire que, de nos jours, la philosophie de l'histoire périclite, mais qu'en revanche la théologie de l'histoire prend son essor. A vrai dire, l'idée d'une théologie de l'histoire n'est pas nouvelle. En Islam, c'est aux penseurs shî'ites et ismaéliens qu'en revient le mérite, par leur « philosophie prophétique ». Malheureusement, dans certain christianisme de nos jours, il semble que ce soit parce qu'elle a perdu son Logos, que la théologie se sente d'autant plus encline à l'aventure.

Et cela, certes, est nouveau, voire une nouveauté qu'il est plus urgent, mais plus difficile de surmonter que n'importe quel passé « dépassé », parce qu'elle est le symptôme d'une désorientation radicale. En cherchant son salut dans l'histoire pour ne pas retarder sur le « sens » imposé par d'autres à l'histoire, une théologie tente de rivaliser avec son propre produit sécularisé, mais en oubliant que sa dimension propre est eschatologique, et que l'eschatologie est la fin de l'histoire. Une théologie ou une philosophie de l'histoire sont impensables sans une Image du monde qui, dans sa totalité, précède et devance toutes les données empiriques; elles ne sont possibles que de la part d'un être qui soit non pas dans l'histoire, mais transhistorique.

Que l'on veuille bien se reporter à ce qui sera dit ici concernant le terme arabo-persan hikâyat, lequel peut être la source de méditations inépuisables, parce qu'il a la vertu de connoter à la fois l'idée d'histoire et l'idée d'imitation (le grec mimêsis).

Toute histoire extérieure ne fait que symboliser, imiter, re-citer, une histoire intérieure, celle de l'âme et des univers de l'Ame.

Cette histoire intérieure n'est pas une chronique, mais c'est elle qui fait comprendre les récurrences et permet une herméneutique typologique. En revanche, ne considérer que les données extérieures, « exotériques », c'est ne tenir en main qu'une chrysalide dérisoire; et pourtant c'est à cette défroque que maintes philosophies de l'histoire ont attaché les vertus de la causalité historique. Mesurée à l'exigence de nos penseurs, cette méprise est le cas typique de l'agnostique évoqué ci-dessus. Il n'y avait donc pas à chercher à soumettre la philosophie irano-islamique à quelque dialectique historique qui lui fût extérieure; nous avons cherché à en comprendre l'histoire tout intérieure, finalement dit « ésotérique ».

Pour la même impérieuse raison, le « milieu » dans lequel nous avons essayé de rejoindre nos penseurs et de vivre avec eux, est le milieu qui est vraiment le leur, à savoir les univers spirituels qui leur étaient familiers et qu'ont tenté d'explorer leurs recherches métaphysiques. Quant à leur milieu « social », nous savons trop bien pour chacun d'eux ce qu'ils en pensaient; leur attitude profonde à son égard était un tajrîd, une séparation qui apparaît peut-être à l'homo collectivus de nos jours comme un scandale, mais qui est un fait. Alors vouloir les expliquer par cela envers quoi ils se sont voulus étrangers (1' « allogène » des gnostiques), les déduire de ce à quoi ils ont précisément dit non, cette démarche nous apparaîtrait comme un stérile paradoxe. Ce serait céder à la confusion, commise trop fréquemment de nos jours, entre la philosophie et la sociologie de la philosophie. Cette confusion perd simplement de vue ce qui est l'objet de la métaphysique, et si elle le perd de vue, c'est parce que tacitement cet objet est considéré par elle comme non existant. Ici nous rencontrons de nouveau l'attitude typique de l'agnostique qui, en l'absence d'un support sociologique, croit n'avoir plus affaire qu'à ce qu'il dénomme « pensée pure », parce qu'il a prononcé le divorce entre la pensée et l'être. Nous ne croyons pas que telle soit la meilleure manière pour arriver à comprendre des gnostiques.

Ce serait, en outre, abolir subrepticement la frontière que certains théologiens de nos jours dénoncent allègrement comme une fausse frontière, à savoir entre le sacré et le profane ou le séculier. Reste à savoir comment l'on s'y prend pour l'abolir.

On peut sacraliser toutes les activités de la vie, faire de l'homme un « être liturgique ». Dans le christianisme de nos jours, seule la spiritualité de l'Orthodoxie en a conservé le sens. En Islam, ce fut l'idéal de la fotowwat, de cette chevalerie spirituelle dont il sera question en conclusion de cet ouvrage. Par contre, il arrive que l'on préfère séculariser simplement le sacré. C'est à cela que tend la « trahison des clercs » consommée de nos jours.

Les philosophes et spirituels iraniens dont il sera question ici, n'ont pas été mêlés à cette trahison.

En revanche, il sera fait ici un usage fréquent du mot phénoménologie.

Sans vouloir nous rattacher à quelque courant déterminé de la phénoménologie, nous prenons le terme étymologiquement, comme correspondant à ce que désigne la devise grecque « Sauver les phénomènes », c'est les rencontrer là où ils ont lieu et où ils ont leur lieu. En sciences religieuses, c'est les rencontrer dans les âmes des croyants, plutôt que dans les monuments d'érudition critique ou dans les enquêtes circonstancielles. Laisser se montrer ce qui s'est montré à eux, car c'est cela le fait religieux. Il peut s'agir du croyant naïf, comme il peut s'agir du plus profond théosophe mystique. Mollâ Sadrâ lui-même disait que l'ésotériste se sent beaucoup plus proche du croyant naïf que du théologien rationaliste, parce qu'il est en mesure lui, sans faire d'allégories, de « sauver le phénomène », le sens de l'exotérique (zâhir) professé par le croyant naïf. Dans ces conditions, nous pouvons alors distinguer ce qui est « phénoménologiquement vrai » de ce qui est « historiquement vrai », au sens où l'entend la critique scientifique de nos jours.

Le mot phénoménologie apparaît des plus difficiles à traduire en arabe ou en persan, lorsque l'on s'y attaque de front à l'aide des dictionnaires. Mais en fait la démarche de la phénoménologie, son logos, ne consiste-t-elle pas à « sauver » le phénomène en montrant le sens caché, l'intention secrète qui le fonde?

Dès lors ce que désigne une expression arabe comme kashf almahjûb, laquelle intitule maint ouvrage de philosophie ou de mystique et signifie « dévoilement, mise à découvert de ce qui ne pas retarder sur le « sens » imposé par d'autres à l'histoire, une théologie tente de rivaliser avec son propre produit sécularisé, mais en oubliant que sa dimension propre est eschatologique, et que l'eschatologie est la fin de l'histoire. Une théologie ou une philosophie de l'histoire sont impensables sans une Image du monde qui, dans sa totalité, précède et devance toutes les données empiriques; elles ne sont possibles que de la part d'un être qui soit non pas dans l'histoire, mais transhistorique.

Que l'on veuille bien se reporter à ce qui sera dit ici concernant le terme arabo-persan hikâyat, lequel peut être la source de méditations inépuisables, parce qu'il a la vertu de connoter à la fois l'idée d'histoire et l'idée d'imitation (le grec mimêsis).

Toute histoire extérieure ne fait que symboliser, imiter, re-citer, une histoire intérieure, celle de l'âme et des univers de l'Ame.

Cette histoire intérieure n'est pas une chronique, mais c'est elle qui fait comprendre les récurrences et permet une herméneutique typologique. En revanche, ne considérer que les données extérieures, « exotériques », c'est ne tenir en main qu'une chrysalide dérisoire; et pourtant c'est à cette défroque que maintes philosophies de l'histoire ont attaché les vertus de la causalité historique. Mesurée à l'exigence de nos penseurs, cette méprise est le cas typique de l'agnostique évoqué ci-dessus. Il n'y avait donc pas à chercher à soumettre la philosophie irano-islamique à quelque dialectique historique qui lui fût extérieure; nous avons cherché à en comprendre l'histoire tout intérieure, finalement dit « ésotérique ».

Pour la même impérieuse raison, le « milieu » dans lequel nous avons essayé de rejoindre nos penseurs et de vivre avec eux, est le milieu qui est vraiment le leur, à savoir les univers spirituels qui leur étaient familiers et qu'ont tenté d'explorer leurs recherches métaphysiques. Quant à leur milieu « social », nous savons trop bien pour chacun d'eux ce qu'ils en pensaient; leur attitude profonde à son égard était un tajrîd, une séparation qui apparaît peut-être à l'homo collectivus de nos jours comme un scandale, mais qui est un fait. Alors vouloir les expliquer par cela envers quoi ils se sont voulus étrangers (1' « allogène » des gnostiques), les déduire de ce à quoi ils ont précisément dit non, cette démarche nous apparaîtrait comme un stérile paradoxe. Ce serait céder à la confusion, commise trop fréquemment de nos jours, entre la philosophie et la sociologie de la philosophie. Cette confusion perd simplement de vue ce qui est l'objet de la métaphysique, et si elle le perd de vue, c'est parce que tacitement cet objet est considéré par elle comme non existant. Ici nous rencontrons de nouveau l'attitude typique de l'agnostique qui, en l'absence d'un support sociologique, croit n'avoir plus affaire qu'à ce qu'il dénomme « pensée pure », parce qu'il a prononcé le divorce entre la pensée et l'être. Nous ne croyons pas que telle soit la meilleure manière pour arriver à comprendre des gnostiques.

Ce serait, en outre, abolir subrepticement la frontière que certains théologiens de nos jours dénoncent allègrement comme une fausse frontière, à savoir entre le sacré et le profane ou le séculier. Reste à savoir comment l'on s'y prend pour l'abolir.

On peut sacraliser toutes les activités de la vie, faire de l'homme un « être liturgique ». Dans le christianisme de nos jours, seule la spiritualité de l'Orthodoxie en a conservé le sens. En Islam, ce fut l'idéal de la fotowwat, de cette chevalerie spirituelle dont il sera question en conclusion de cet ouvrage. Par contre, il arrive que l'on préfère séculariser simplement le sacré. C'est à cela que tend la « trahison des clercs » consommée de nos jours.

Les philosophes et spirituels iraniens dont il sera question ici, n'ont pas été mêlés à cette trahison.

En revanche, il sera fait ici un usage fréquent du mot phénoménologie.

Sans vouloir nous rattacher à quelque courant déterminé de la phénoménologie, nous prenons le terme étymologiquement, comme correspondant à ce que désigne la devise grecque « Sauver les phénomènes », c'est les rencontrer là où ils ont lieu et où ils ont leur lieu. En sciences religieuses, c'est les rencontrer dans les âmes des croyants, plutôt que dans les monuments d'érudition critique ou dans les enquêtes circonstancielles. Laisser se montrer ce qui s'est montré à eux, car c'est cela le fait religieux. Il peut s'agir du croyant naïf, comme il peut s'agir du plus profond théosophe mystique. Mollâ Sadrâ lui-même disait que l'ésotériste se sent beaucoup plus proche du croyant naïf que du théologien rationaliste, parce qu'il est en mesure lui, sans faire d'allégories, de « sauver le phénomène », le sens de l'exotérique (zâhir) professé par le croyant naïf. Dans ces conditions, nous pouvons alors distinguer ce qui est « phénoménologiquement vrai » de ce qui est « historiquement vrai », au sens où l'entend la critique scientifique de nos jours.

Le mot phénoménologie apparaît des plus difficiles à traduire en arabe ou en persan, lorsque l'on s'y attaque de front à l'aide des dictionnaires. Mais en fait la démarche de la phénoménologie, son logos, ne consiste-t-elle pas à « sauver » le phénomène en montrant le sens caché, l'intention secrète qui le fonde?

Dès lors ce que désigne une expression arabe comme kashf almahjûb, laquelle intitule maint ouvrage de philosophie ou de mystique et signifie « dévoilement, mise à découvert de ce qui blement d'étoiles. Plonger dans le bassin pour « toucher » l'image, serait aussi vain que de briser le miroir. La surface miroitante est le lieu d'apparition (mazhar), mais l'image n'est pas là.

On comparera avec ce qui a été dit ci-dessus concernant la hikâyat, car tous ces aspects sont solidaires. Un autre exemple.

L'iconographie shî'ite représente en peintures murales aussi bien qu'en illustrations de manuscrits, les personnages de la Famille Sainte, principalement les cinq que l'on appelle les « personnages du Manteau » (le Prophète, sa fille Fâtima, les trois premiers Imâms), mais leur face reste toujours voilée.

Chaque contemplateur a la liberté de laisser s'en produire en lui-même une épiphanie conforme à son désir, de sorte qu'il pourrait prendre à son compte le témoignage gnostique d'une apparition rapportée dans les « Actes de Pierre » : Talem eum vidi qualem capere potui (je l'ai vu tel que j'étais en mesure de le saisir). La vision n'est jamais captive d'une donnée ; l'irisation des couleurs dont flamboie la miniature persane suggère leur échappée vers la périphérie, « hors du lieu ». Même agrandie aux dimensions d'un tableau, la miniature reste miniature.

Cela même nous suggère la réponse à la question souvent posée dans les entretiens iraniens : pourquoi la littérature persane classique n'a-t-elle pas produit de romans, au sens que nous donnons à ce mot ? C'est que, pour produire ce genre de romans, il ne faut pas percevoir le monde « dans un miroir ».

Le récit (la hikâyat) qui intéresse le gnostique iranien, c'est le roman d'initiation. Mais précisément cet intérêt s'est manifesté dans le passage de l'épopée héroïque à l'épopée mystique, et c'est là un fait capital de la culture spirituelle de l'Iran. Nous verrons le fait s'annoncer dans l'ouvre de Sohrawardî.

Simples aperçus soulevés en passant, mais qui suffiront à suggérer tout ce qui ne pouvait être dit dans le présent ouvrage et qu'il faudrait encore « laisser se montrer ». Quant au reste, un prologue n'a point pour propos de résumer un livre, mais d'annoncer les grands thèmes qui en expliquent l'ordonnance et la structure. Nous venons de tenter de le faire.

Des sept livres que renferment les quatre tomes de cet ouvrage, le Livre I (t. I) embrasse les principaux aspects du shî'isme imâmite, c'est-à-dire du shî'isme des Douze Imâms ou shî'isme duodécimain. Il les recueille à leurs sources, c'est-à-dire dans les traditions venant des Imâms eux-mêmes, mais simultanément en montre la résonance et l'amplification chez leurs plus grands interprètes de l'époque safavide (XVIe et XVIIe s.). Il marque les recroisements entre l'herméneutique spirituelle pratiquée dans le shî'isme et dans le christianisme aussi bien qu'entre les problèmes de l'imâmologie et de la christologie. Le Livre II (t. II) est tout entier consacré à l'ouvre de « résurrection » qui fut celle de Sohrawardî (XIIe s.), à savoir celle d'une philosophie de la lumière dont les recoupements avec notre propre philosophie médiévale de la Lumière (celle d'un Robert Grosseteste) appellent encore de nombreuses recherches. Le Livre III (t. III), tout entier consacré à Rûzbehân Baqlî de Shîrâz, débouche sur des questions familières aux « Fidèles d'amour », autour de Dante ou antérieurement à lui. Le Livre IV montre quelques sommets de la métaphysique du shî'isme et du soufisme (Haydar A^molî, Semnânî, XIVe siècle). Le Livre V (t. IV) illustre par quelques grandes figures ce que fut 1' « école d'Ispahan ». Le Livre VI montre le sens de l'école shaykhie (XIXe s.). Enfin le Livre VII est tout entier consacré au Douzième Imâm comme pôle d'une ferveur shî'ite culminant dans l'idée de chevalerie spirituelle (fotowwat, javânmardî). Ici les recoupements avec les traditions de la chevalerie d'Occident comme avec la tradition joachimite se feront spontanément jour.

Nous avons en effet multiplié à dessein les indications concernant les recoupements et les comparaisons. Car notre désir et le but même de cet ouvrage sont de communiquer notre conviction que la culture spirituelle de l'Iran ne peut plus rester absente du « circuit culturel » universel. Ce que nous y perdrions ressort spontanément de ces pages. Mais nous ne dissimulons pas aux chercheurs que le labeur est écrasant : pour dominer les textes et maîtriser un vocabulaire qui les rende communicables dans nos langues occidentales, il y faut l'effort de toute une vie. Ce que nous avons tenté de réaliser ici, est une bien faible part de ce qu'il reste à faire.

Nous dirons enfin au lecteur qui voudra bien nous accompagner jusqu'au terme de ces sept livres, que ce à quoi nous l'invitons, c'est à des pèlerinages iraniens qui sont autant de pèlerinages de l'âme, mais nécessitant une grande aventure de l'Esprit, - l'aventure de tous ceux qui furent conviés, parce qu'ils l'aimaient, à construire la « Demeure aux Sept Piliers ».

TRANSCRIPTIONS
Les nécessités techniques et économiques nous ont contraints de renoncer aux caractères munis de signes diacritiques. Par conséquent les emphatiques de l'alphabet arabe (s, t, d, z) ne sont pas différenciées ici des consonnes ordinaires. Pour tous Ses termes techniques arabes usités en persan, notre transcription se rapproche le plus possible de la prononciation persane réelle (le dâd et le zâ emphatiques, par exemple, sont représentés simplement par un z). Le 'ayn et le hamza sont représentés l'un et l'autre par l'apostrophe ordinaire.

Nous nous en excusons auprès des philosophes orientalistes, que ces simplifications inévitables ne gêneront d'ailleurs pas outre mesure.

Pour le lecteur non orientaliste observons ceci : le h représente toujours une aspiration qu'il est nécessaire de marquer. Le ck équivaut au français tch. Le j doit se prononcer dj. Le kh équivaut au ch allemand aspiré ou à la jota espagnole (de même que le dans les mots qui proviennent de l'Avesta). Le * est toujours dur (= ss).

La semi-consonne w, prononcée ou en arabe (comme en anglais), est prononcée comme un v (comme en allemand) par les Iraniens, aussi bien dans les mots persans que dans les mots arabes. L'accent circonflexe sur ies voyelles représente la scriptio plena ;le û a toujours le son de ou en français; o et e (= le français ê) correspondent à la valeur réelle de la vocalisation en persan. La voyelle kesrâ (i) a été transcrite par e dans tous les mots de racine iranienne ou noms courants en persan ; dans les mots de racine arabe, on a conservé l'usage de la voyelle i (mais un mot comme hâtin se prononce en fait hâtène, ainsi que tous les mots du même type).

Faut-il rappeler que le mot Imâm se prononce Imâme ? (en persan on prononce émâme, presque émaume). Il faudrait absolument prohiber l'usage courant qui le défigure en écrivant Imân (avec un n, le mot arabe îmân veut dire foi). Le mot Imâm doit être muni d'une majuscule lorsqu'il désigne l'un des douze Imâms du shî'isme, afin de le distin guer du simple desservant d'une mosquée.

Quant à l'article arabe al, il n'y a aucune raison d'en faire précéder les noms propres persans, puisqu'il n'y a pas d'article en persan (par exemple Sohrawardî, non pas al-Sohrawardî, qui est une arabisation emphatique, un peu comme Descartes devenant en latin Cartesius). Les substantifs en tâ marbûta final, ont été transcrits conformément à la prononciation et à l'orthographe des mots arabes de ce type passés en persan, afin de ne pas avoir à changer de transcription selon que l'on se réfère à un contexte arabe ou persan, par exemple : hikmat, nobowwat, walâyat etc.

Autre exemple : le terme désignant le seigneur ou « l'Ange d'une espèce ». Notre transcription Rabb al-Nû' (prononcé en persan Rabb on-nô, Rabb on-nû') correspond à l'iranisation de l'arabe vocalisé Rabb al-naw'.

Les références qorâniques sont données d'après le type d'édition qui a le plus généralement cours en Iran; la numérotation des versets correspond à celle de l'édition Flügel.

Quant aux termes grecs, nous les avons presque toujours transcrits, afin d'en rendre la lecture possible aux lecteurs, malheureusement de plus en plus nombreux, qui ne lisent pas le grec.

ARGUMENT DES LIVRES I ET II
Le monde islamique n'est pas un monolithe; son concept religieux ne s'identifie pas avec le concept politique du monde arabe. Il y a un Islam iranien, comme il y a un Islam turc, indien, indonésien, malais etc.

Malheureusement, si une littérature abondante est à la disposition du lecteur curieux de connaître l'archéologie et les arts de l'Iran, avant et depuis l'Islam, peu de livres, en revanche, répondent à la question du chercheur qui s'interroge sur les « motivations » de la conscience iranienne ayant configuré ces formes.

A l'intérieur de la communauté islamique, le monde iranien a formé dès l'origine un ensemble dont les traits caractéristiques et la vocation ne s'élucident que si l'on considère l'univers spirituel iranien comme formant un tout, avant et depuis l'Islam.

L'Iran islamique a été par excellence la patrie des plus grands philosophes et mystiques de l'Islam; pour eux, la pensée spéculative ne s'isole jamais de sa fructification et de ses conséquences pratiques, non point simplement quant à ce que nous appelons aujourd'hui le milieu social, mais quant à la totalité concrète que l'homme nourrit de sa propre substance, par-delà les limites de cette vie, et qui est son monde spirituel.

C'est en restant fidèle à cette prise de position que l'auteur a édifié le monument qu'il présente ici en sept livres, et qui est le résultat de plus de vingt ans de recherches, menées en Iran même, dans les bibliothèques comme dans l'intimité de ses amis iraniens, conjuguées avec l'expérience d'un enseignement donné à Paris et à Téhéran. Sa méthode se veut essentiellement phénoménologique, sans se rattacher à une école phénoménologique déterminée. Il s'agit pour lui de rencontrer le fait religieux en laissant se montrer l'objet religieux tel qu'il se montre à ceux à qui il se montre. D'où le sous-titre essentiel donné à l'ouvrage : aspects spirituels et philosophiques. Qui dit aspect suppose spectateur, mais ici le spectateur, qui est le phénoménologue, doit devenir l'hôte spirituel de ceux à qui se montre cet objet et en assumer avec eux la charge. Toute considération historique restera donc immanente à cet objet, sans lui imposer du dehors quelque catégorie étrangère, considération dialectique ou autre.

C'est à cette condition que sont possibles, synchroniquement, les recroisements suggérés par l'auteur en maints passages, parce qu'il s'agit des variations d'un même objet.

Les deux premiers tomes contiennent les Livres I et II de l'ouvrage.

Le Livre 1er s'applique à montrer quelques aspects essentiels du shî'isme duodécimaux ou imâmisme, fortement implanté dès les origines en Iran, et devenu depuis le XVIe siècle religion officielle. Ces aspects sont dégagés et analysés à partir de ce que l'auteur a déjà proposé d'appeler le « phénomène du Livre révélé », tel qu'il se montre à ceux que le Qorân désigne comme Ahl al-Kitâb, cette « communauté du Livre » qui englobe judaïsme, christianisme et Islam. Dans chacun des rameaux de la tradition abrahamique, interprètes de la Bible et du Qorân se sont trouvés placés devant les mêmes problèmes et les mêmes tâches : pour tous il s'est agi de savoir quel est le sens vrai du Livre. De part et d'autre, la recherche du sens vrai, qui est le sens spirituel caché sous l'apparence littérale, a développé des méthodes semblables pour faire apparaître le sens ésotérique, c'est-à-dire intérieur, de la Révélation divine. Le « phénomène du Livre » est à l'origine de l'herméneutique, c'est-à-dire du « Comprendre ». Il est probable que les herméneutes ésotéristes de la Bible et du Qorân ont encore beaucoup à apprendre aux philosophes qui de nos jours se montrent si préoccupés, précisément, d'herméneutique.

Le terme technique désignant l'herméneutique ésotérique du Qorân est le mot ta'wîl, lequel signifie « reconduire » une chose à son origine, à son archétype. La métaphysique shî'ite est dominée par l'idée du Dieu inconnaissable, inaccessible, innommable en son Essence, et par l'idée de son épiphanie dans le plérôme des Quatorze entités de lumière, manifestées sur terre en la personne des « Quatorze Immaculés » ( le Prophète, sa fille Fâtima, les douze Imâms). Le sens ésotérique que le ta'wil shî'ite dégage des données qorâniques littérales, concerne principalement ce plérôme des Quatorze. Il illustre, par le fait même, le concept proprement shî'ite de la prophétologie, duquel il résulte que le shî'isme refuse d'avoir son avenir derrière soi. A la différence de l'Islam sunnite majoritaire, pour lequel, après la mission du dernier Prophète, l'humanité n'a plus rien de nouveau à attendre, le shî'isme maintient ouvert l'avenir en professant que même après la venue du « Sceau des prophètes », quelque chose est encore à attendre, à savoir la révélation du sens spirituel des révélations apportées par les grands prophètes. Telle fut la tâche herméneutique dont ont été investis les saints Imâms, et leur enseignement remplit des volumes. Mais cette intelligence spirituelle ne sera complète qu'à la fin de notre Aiôn, lors de la parousie du Douzième Imâm, l'Imâm présentement caché et pôle mystique de ce monde.

L'herméneutique comporte ainsi une perception propre de la temporalité, laquelle s'exprime dans une périodisation de l'histoire : au temps de la mission des prophètes, succède le temps de l'initiation spirituelle. "Là même, la prophétologie shî'ite recroise les aspirations du mouvement joachimite en Occident, et son annonciation du règne de l'Esprit. Mais cette périodisation est en fait d'ores et déjà de la métahistoire, car sa dimension essentiellement eschatoîogique brise l'histoire.

De même que l'herméneutique, l'imâmologie a placé les penseurs shî'ites devant les mêmes problèmes que la christologie avait posés aux penseurs chrétiens, mais les penseurs shî'ites ont toujours tendu à les résoudre dans le sens rejeté par la christologie officielle. C'est peut-être ainsi que la gnose shî'ite s'est préservée de toute laïcisation en messianisme social.

Métaphysique shî'ite et spiritualité shî'ite sont la substance l'une de l'autre. Une information exclusivement limitée à l'Islam sunnite majoritaire, a trop longtemps conduit à identifier soufisme et Islam spirituel. En fait la spiritualité shî'ite déborde le soufisme.

Certes, il y a des congrégations soufies shî'ites, l'arbre généalogique de la plupart des tarîqat ou congrégations remontant aussi bien à l'un des Imâms. Mais l'ésotériste shî'ite est d'ores et déjà, comme tel, sur la Voie (la tarîqat), sans même avoir à entrer dans une congrégation soufie. Au sommet d'un Sinaï mystique, la connaissance de I'Imâm comme de son guide personnel, le conduit à la connaissance de soi.

Paraît en même temps le tome Il qui contient le livre II : Sohrawardî et les Platoniciens de Perse.

Sous presse. Le tome III contiendra le livre III de l'ouvrage (les Fidèles d'amour); le livre IV (Shî'isme et soufisme). Le tome IV contiendra le livre V (l'E'cole d'Ispahan), le livre VI (l'E'cole shaykhie) et le livre VII (le Douzième Imâm et la chevalerie spirituelle), ainsi qu'un index général.


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CHAPITRE PREMIER Le Shiisme duodécimain CHAPITRE PREMIER
I. - Difficultés de l'enquête
Si quelqu'un me demande de lui préciser certain aspect de la théorie des « Idées platoniciennes », je puis supposer que mon interlocuteur est déjà au courant de la philosophie; je n'aurai donc pas à lui raconter la vie de Platon, ni à lui expliquer ce que c'est que la Grèce, ce que c'est que la philosophie en général et la philosophie grecque en particulier. Il en sera de même pour tous les philosophes et les thèmes familiers à nos programmes; nous disposons de références préalablement acquises, lesquelles allègent nos dialogues.

En revanche, si le même interlocuteur, résolu à sortir de son « provincialisme culturel », me demande de lui expliquer ce que c'est que le shî'isme duodécimain dont il m'avoue ignorer à peu près tout, me voilà jeté d'emblée dans un certain embarras, dans la crainte d'avoir à expliquer obscurum per obscurius.

Je puis commencer par répondre que le mot shî'isme est un mot français bien étrange, car il est formé d'un suffixe tiré du grec et accolé à un élément tiré du mot arabe shî'a, lequel provient d'une racine verbale connotant l'idée de suivre, accompagner.

Le mot shî'a peut désigner en arabe tout groupe d'adhérents et d'adeptes, une école (on parlera, par exemple, de la shî'a de Platon); mais employé de façon absolue, c'est le terme par lequel se désignent eux-mêmes, en Islam, ceux qui ont conscience de professer l'Islam authentique et intégral, parce qu'ils sont les adhérents et les adeptes des Douze Imâms.

Il me faudra immédiatement préciser que le mot imâm veut dire « celui qui se tient devant », « celui qui guide ». Parce que dans l'usage liturgique général, l'imâm est celui qui guide la Prière rituelle, celui sur qui les participants modèlent leurs gestes et attitudes rituelles, le mot désigne couramment, en Islam sunnite, le desservant d'une mosquée. Dans la terminologie de l'Islam shî'ite, le mot Imâm prend une acception éminente, réservée aux douze descendants du Prophète depuis 'Alî ibn Abî-Tâlib, époux de sa fille Fâtima al-Zahra (Fâtima « qui a l'éclat des fleurs »), jusqu'à celui qui, depuis bientôt onze siècles, est le XIIe Imâm ou l' « Imâm caché ». Ce groupe complet, ce plérôme des Douze Imâms, est celui des Guides spirituels, ceux qui sont à la fois les Trésors et les Trésoriers de la Révélation divine, par conséquent les guides pour la compréhension du sens vrai de cette Révélation, pour l'herméneutique (du grec hermeneia) qui est l'acte de comprendre et de faire comprendre les sens cachés, les sens « ésotériques » (du grec taésô, les choses intérieures), sens cachés sous l'apparence extérieure littérale. Dès ce moment, il me faudra expliquer la notion de walâyat, c'est-à-dire cette prédilection divine qui sacralise les saints Imâms comme Proches ou Amis de Dieu (Awliyâ' Allah), dire non seulement comment et pourquoi cette notion est la notion complémentaire de la prophétie (nobowwat), mais comment elle est, chez le Prophète lui-même, la source de sa mission prophétique, comment elle est définie, en bref, comme 1' « ésotérique », c'est-à-dire l'aspect interne de la prophétie (bâtin al-nobowwat). Il me faudra rappeler d'emblée que la prophétie ne consiste pas à prédire l'avenir, mais à proférer une Parole divine.

Mais, ayant dit tout cela, je serai en devoir d'expliquer la théologie de la Révélation en Islam, dire ce qu'est le Qorân comme Livre saint révélé du Ciel, pour arriver à expliquer la mission du Prophète, le sens de cette mission et de celles qui l'ont précédée, et pourquoi la mission prophétique postule, selon le shî'isme, le complément nécessaire qui est l'Imâmat.

Lorsque j'aurai expliqué que le shî'isme duodécimain se caractérise par le fait que, pour lui, l'Imâmat a sa plénitude (son plérôme) en la personne de douze Imâms, sans plus, il me faudra expliquer la différence avec le shî'isme septimanien ou Ismaélisme, dont la pensée, dominée par le septenaire, procède par groupe de sept Imâms.

Finalement, lorsque j'aurai indiqué que le shî'isme duodécimain est, depuis bientôt cinq siècles, la religion officielle de la nation iranienne, mais que dès les origines, dès l'implantation de l'Islam en Iran, de multiples témoignages nous attestent la prédilection des Iraniens pour cette forme de l'Islam, - lorsque, en outre, j'aurai suggéré que l'idée shî'ite du XIIe Imâm, l'Imâm « caché », l'ïmâm « attendu », présente une affinité remarquable avec celle du Sauveur ou Saoshyant de l'ancienne Perse zoroastrienne, peut-être aurai-je plongé mon bienveillant interlocuteur dans un abîme de réflexions ou d'hésitations, mais je n'aurai fait qu'énoncer le programme d'une réponse dont le détail menacera de prendre des proportions écrasantes.

Et cela, parce que toutes mes allusions risqueront d'être obscures, parce que chaque explication en nécessitera une nouvelle, et que toutes mes références seront sans précédent.

Tout se passe comme si toute « problématique » de philosophie religieuse concernait une autre planète, dès que nous sortons de l'horizon familier aux débats du monde chrétien ou postchrétien.

Et pourtant, plus que ceux de toute autre religion, nous devraient être intimement proches les problèmes posés et vécus en Islam comme religion prophétique, centrée sur le Livre révélé, puisque le mot Qorân, le « Livre », ne signifie pas autre chose que notre mot Bible. Ou bien y aurait-il, inconsciemment, la crainte de courir le risque que les problèmes, tels qu'ils se sont posés et se posent en Islam, nous obligent, justement en raison de leur proximité, à revoir les termes dans lesquels nous avons l'habitude de poser les nôtres ? Le renoncement à toute apologétique marquerait pourtant la plus féconde des rencontres. Malheureusement, les idéologies postchrétiennes ont déjà si bien réussi à ravager de vastes régions de la conscience islamique, que l'heure de cette rencontre est peut-être encore lointaine. Les pessimistes diront plutôt qu'elle est déjà dépassée.

Nous ne le croyons pas. Toujours est-il qu'en essayant de renseigner brièvement mon interlocuteur, je ne puis le renvoyer qu'à un nombre infime d'ouvrages traitant des points de théologie ou de philosophie que mes explications auront soulevés. Ils sont rares, tandis que ne manquent pas recherches et études qui ne sont pas même, pour nous, une introduction à la vraie question.

Car ce qui nous occupera au long de ces pages, c'est essentiellement la spiritualité shî'ite, le shî'isme comme vie de l'homme spirituel.

Cela présuppose que l'on admette l'existence d'univers spirituels permanents, posant à l'homme une interrogation permanente, lui adressant une invite permanente. On ne peut l'admettre, certes, sans avoir vaincu le « réflexe agnostique » spontané chez l'homme occidental de nos jours. A qui n'a pas vaincu ce réflexe, il ne reste plus qu'à confondre la philosophie avec la sociologie de la philosophie. Il y a un abîme entre l'une et l'autre recherche, et c'est parce qu'ils n'en ont même pas conscience, que tant de colloques de bonne volonté passent à côté des questions essentielles. Nous professons ici que les traditions spirituelles de l'Occident et de l'Orient ont un sens permanent; aussi, ce sens est-il toujours en train de s'accomplir en nous-mêmes. Il dépend de nous qu'elles soient mises au présent, notre présent, et c'est sous cet aspect qu'il y a lieu de parler de leur historicité. Ce sens historique ne consiste pas à les localiser dans un passé clos et dépassé, à les faire dépendre de circonstances sociales ou sociopolitiques, dépassées ou non, dont, partout et toujours, elles ont assumé la mission de libérer l'homme.

Quand on prononcera ici les mots de faits spirituels, il s'agira bien de faits réels, mais dont la réalité n'est pas celle des faits historiques extérieurs, parce que la réalité n'en est pas liée à la chronologie extérieure. Faire dépendre une vérité spiritueE"e d'un moment du calendrier, l'expliquer par la date à laquelle elle fut énoncée en ce monde, c'est ce que l'on appelle en général « historicisme », et c'est une confusion entre le « temps de l'âme » et le v, temps tombé dans l'histoire » (nos auteurs nous apprendront eux-mêmes ici la différence). L'homme occidental a peutêtre fait naufrage dans l'historicisme, en entraînant déjà dans son naufrage plus d'une civilisation traditionnelle.

Voilà pour les difficultés tenant à nous-mêmes. Est-ce à dire que, si nous en triomphons, tout deviendra facile? Non pas, car la pénétration du monde spirituel shî'iîe dont il s'agit ici, n'est pas particulièrement aisée. Tout d'abord l'enquête exabrupto, questionnaire et calepin à la main, est exclue. Interroger de prime abord un shî'ite sur sa religion (même et surtout s'il est parfaitement instruit de celle-ci) est le plus sûr moyen de le faire se fermer, très courtoisement, à toute question ultérieure, à moins qu'il ne préfère se débarrasser du questionneur en répondant par d'inoffensives fantaisies. Il y a de multiples raisons à cette attitude. On pourrait dire qu'elle est un réflexe hérité de périodes de persécutions acharnées, mais la raison ne serait encore qu'occasionnelle. En fait, l'impératif de la taqîyeh ou kettmân, la « discrétion » (la « discipline de l'arcane »), fut imposée par les saints Imâms eux-mêmes, non pas seulement comme une clause de sauvegarde personnelle, mais comme une attitude commandée par le respect absolu envers de hautes doctrines : n'a strictement le droit de les entendre que celui qui est à même d'entendre et de comprendre la vérité. Agir autrement, c'est livrer à l'indigne le dépôt qui vous a été confié; c'est commettre, à la légère, une grave trahison spirituelle.

D'où un sentiment d'extrême pudeur à l'égard de toutes choses religieuses, une discrétion et une réserve dont la rigueur ne se relâche qu'une fois acquise la conviction que l'interlocuteur professe lui-même une sympathie et une compréhension totales à l'égard de ces choses. Participant à un cercle d'études shî'ites à Téhéran (auquel il sera fait encore allusion ici), j'ai observé plus d'une fois que le Shaykh qui en était l'âme, ne se décidait à parler qu'une fois identifié par lui chacun des assistants. Je crois bien avoir compris en Iran shî'ite ce qu'est une religion ésotérique vivante. C'est aussi bien la même discrétion que l'on relève dans l'absence d' « esprit missionnaire », de prosélytisme, dans le shî'isme iranien en général. Dans ce même cercle, j'entendais récemment un jeune Mollâ d'une trentaine d'années déclarer avec une conviction profonde, que le shî'isme tout en s'adressant à tous, ne pouvait recevoir l'assentiment que d'une élite spirituelle et tendre à dégager cette élite. Et cela, les Imâms le savaient très bien. Combien de fois aussi ai-je entendu ce propos : « Si l'Imâm ne vous a pas guidé lui-même vers ces choses, s'il n'y a pas en vous l'aptitude à les comprendre, toutes les paroles que l'on peut vous adresser de l'extérieur frapperont en vain votre oreille. »

Nous verrons plus loin que cette idée de l'Imâm comme Guide intérieur domine en effet toute la spiritualité shî'ite.

Il s'ensuit que cette attitude procédant d'un parfait esprit initiatique, ne favorise pas exagérément l'enquête scientifique.

La littérature shî'ite est immense, tant en arabe qu'en persan, tant en livres imprimés qu'en réserves manuscrites. Aller droit au but et exiger d'emblée des listes bibliographiques, n'est pas la démarche forcément promise au succès. On découvrira les livres petit à petit, non pas seulement en de longues stations dans les bibliothèques (dont les catalogues sont en grand progrès), mais au cours d'entretiens amicaux, de rencontres imprévues, de même qu'il arrivera que l'on « découvre » quelque lieu de pèlerinage pourtant célèbre. Si vous vous étonnez, demandant pourquoi vous n'avez pas connu cela plus tôt, pourquoi l'on ne vous en a pas parlé, la réponse est à peu près invariable : parce que c'est seulement maintenant que vous deviez connaître le livre ou la chose. Il n'y a pas de hasard.

Bref, dans le cas du shî'isme, plus encore peut-être que pour tout autre univers religieux, la condition sine qua non pour en pénétrer et en vivre l'esprit, c'est d'en être l'hôte spirituel.

Mais être l'hôte d'un univers spirituel, c'est commencer par lui faire en vous-même une demeure. Il n'est possible de vivre dans l'univers spirituel shî'ite, comme en tout autre univers spirituel, et de comprendre comment l'on y vit, qu'à la condition qu'il vive aussi en vous(6). Sans cette intériorisation, on n'en parlera que de l'extérieur et probablement à contresens, car l'on ne peut décrire un édifice dans lequel on n'a jamais pénétré.

Lorsque nos philosophes ishrâqîyûn, ceux de la lignée de Sohrawardî, rendent inséparables philosophie et spiritualité, ils donnent ainsi sa marque propre à la pensée de l'Islam iranien, mais par là même ils provoquent le chercheur à une grande aventure spirituelle, à une queste prolongée. Sa qualité d'hôte ne peut être celle d'un visiteur en week-end, mais celle d'un hôte à demeure, finalement celle d'un adopté, partageant les obligations des fils de la maison. Car il lui arrivera peut-être d'être le premier à discerner et à formuler un péril, et il lui incombera d'aider ses frères d'adoption à y faire face, afin que la Demeure continue de remplir son rôle pour tout homme qui y prend refuge.

Demeure « ésotérique » sans doute. Certes, il est fait chez nous un usage abusif de ce mot qui irrite parfois à bon droit le lecteur occidental, parce que trop souvent il ne s'agit que de pseudoésotérismes visant des choses très profanes ou des vanités très mondaines. Mais le mot traduira ici rigoureusement ce que connotent les termes arabes bâtin, ghayb etc., comme qualifications de ce monde spirituel qui ne peut être atteint par la perception commune des sens ni par la raison abstraite. Monde intérieur et invisible de l'Ame, qui est comme tel le seul où soit pratiquée l'hospitalité des âmes, parce que toutes les traditions spirituelles, celles que l'on appelle « ésotériques » justement, témoignent des mêmes réalités transcendantes, intérieures et cachées. Elles sont sagesse divine, étymologiquement theosophia, et convergent au but d'une même queste, parce que la demeure de la Sagesse, Domus Sapientiae, au sommet de l'âme, est partout où le sommet est atteint, de même que le centre est partout où le centre est atteint.

Le chercheur, au cours de sa queste, verra se résoudre les difficultés du côté shî'ite par l'élan même de sa recherche, quand celle-ci est en vérité un élan du cour. Il n'y a peut-être pas lieu d'être aussi optimiste quant aux difficultés qui l'attendent, en retour, du côté occidental. Il aura parfois l'impression que certaines explications sommaires, admises une fois pour toutes et depuis longtemps, paralysent les remises en question nécessaires pour accéder à cet univers spirituel. En conséquence, il lui semblera parfois déceler comme une volonté étrange de minimiser la signification et l'importance du phénomène religieux shî'ite, comme si la reconnaissance de ses facteurs proprement spirituels dût mettre en péril certaines positions acquises, tantôt scientifiques, tantôt apologétiques. Il lui faudra enfin faire face aux conséquences de l'impact occidental sur une civilisation traditionnelle, conséquences dont les premières victimes sont ses propres amis shî'ites. Il est une loi mystérieure : « Seule guérit la blessure, l'arme qui la fit. » Peut-être si l'Occident a sécrété le poison, est-il celui qui est en mesure de sécréter l'antidote.

Mais il n'est pas certain qu'il ait eu conscience jusqu'ici de cette responsabilité. On voudrait préciser encore ces difficultés.

2. - Un univers spirituel à comprendre
Le phénomène religieux, la perception de l'objet religieux, est un phénomène premier (un Urphaenomen), comme la perception d'un son ou d'une couleur. Un phénomène premier n'est pas ce que l'on explique par autre chose, quelque chose que l'on fait dériver d'autre chose. Il est onnée initiale, le principe d'explication, ce qui explique beaucoup d'autres choses. L'infirmité de nos philosophies dites positives ou de nos disciplines paraphilosophiques, est de faire dériver le phénomène religieux d'autre chose, de l'expliquer par des circonstances politiques, sociales, ethniques, économiques, géographiques etc., et par là de manquer ce qui est en propre et irréductiblement l'objet religieux. Car on peut accumuler toutes les circonstances que l'on voudra, cela ne produira jamais le phénomène premier, le phénomène religieux déterminé, telle et telle perception de l'objet religieux, s'il n'y a pas tout d'abord le fait premier de la conscience qui perçoit cet objet, se le montre à elle-même. Si une religion existe, la première et dernière raison du phénomène, c'est l'existence de ceux qui la professent. Il serait inopérant de leur dire : « Disparaissez donc, vous êtes expliqués. » Car les récurrences de la res religiosa sont libres et imprévisibles : l'Esprit souffle où il veut. La perception de l'objet religieux est à soi-même sa raison suffisante.

Montrer le sens, la portée noétique ou cognitive de ce que la conscience se montre à elle-même dans chacun de ses actes et chacune de ses intentions, c'est, on le sait, ce qui s'appelle phénoménologie. En revanche, on s'est donné beaucoup de mal pour expliquer, ou plutôt «reconstruire », le phénomène religieux shî'ite, par des considérations familières à notre conception du monde moderne et occidental, mais parfaitement étrangères au phénomène religieux comme tel. Il y aura occasion de le redire ici : on a un peu trop oublié le phénomène religieux premier, oublié que l'homme configure son monde et son milieu d'après le pressentiment, même obscur, des origines et des fins de son être, et on a admis comme une évidence le processus inverse. C'est le phénomène premier qui est principe d'explication, mais comment se montrerait-il à quiconque n'a pas le sens de la vue ?

Et ce qu'il s'agit de voir, c'est justement quelque chose qui échappe aux explications, lesquelles en accumulant toutes sortes d'éléments connus par ailleurs, « reconstruisent » un objet religieux d'ores et déjà donné, mais qu'aucune analyse ni reconstruction ne nous donneraient, s'il n'y avait eu d'abord une conscience pour le voir. Il s'agit de voir, à notre tour, ce que les philosophes et les spirituels ont vu, lorsqu'ils posaient et discutaient leurs problèmes. Or, comment le voir, si nous ne sommes pas à notre tour des philosophes et des spirituels, si nous ne savons même plus quel est le mode de vision propre à la philosophie, et si nous renonçons à son droit imprescriptible à travers les temps? C'est cet abandon que nous commettons, lorsque nous confondons la philosophie avec une sociologie de la philosophie.

A la source de ce renoncement et de cette confusion, il y a, tacite ou avouée, l'option agnostique : on professe, tacitement ou non, que l'objet de l'enquête métaphysique n'existe pas, qu'il fut une illusion d'époques « dépassées », et que ce qui nous intéresse, nous scientifiquement, c'est le comportement « social » ou les circonstances socio-politiques à même de nous « expliquer » comment l'humanité put être si longtemps à la poursuite de la chimère métaphysique et religieuse.

Mais est-ce tellement scientifique de prétendre expliquer à ceux qui voient, les raisons pour lesquelles ils voient ce que précisément l'on est soi-même incapable de voir ? Qu'en peut-on savoir, puisqu'on ne voit pas l'objet qu'ils voient ? Dès lors, cet objet se confond pour nous avec l'inexistant. Comment expliquer ce rien par quelque chose d'autre, - l'objet métaphysique par les circonstances sociales ? Appliqué en détail aux structures techniques des métaphysiques (le plus souvent ignorées de ceux qui les rejettent a priori), ce genre d'explication peut aboutir à des bévues assez comiques. Cela, malheureusement, n'empêche pas les ravages.

Parce que l'objet religieux a été chez nous socialisé par une sorte de fureur d' « incarnation », pour employer un mot théologique passé dans la mode profane dé nos jours, parce que nous nous attachons de préférence aux solutions historiques qui ont été données d'un problème plutôt que d'atteindre celui-ci en son essence, parce que nous préférons réduire l'objet religieux à quelque chose d'autre que lui-même plutôt que de le laisser s'expliquer lui-même, pour toutes ces raisons, et quelques autres encore, nous avons, par exemple, oublié que le phénomène Islam était d'abord et en son essence un phénomène religieux, ayant à sa source une inspiration prophétique, et que son Prophète avait particulièrement revécu les antécédents scripturaires de ses Révélations.

On a préféré l'expliquer par des considérations raciales, par exemple, en identifiant le concept Islam avec le concept ethnique arabe, en oubliant l'étendue et la ferveur du monde islamique non-arabe, et en oubliant qu'aucune ambition politique ne saurait conférer à un concept ethnique l'ocuménicité d'un concept religieux. Nous nous sommes efforcés, ici et ailleurs, de briser cette équivoque, en disant pourquoi il nous fallait parler de « philosophie islamique », non pas de « philosophie arabe ». (7)

Et nous pensons par là même sauvegarder l'authentique grandeur du concept arabe en la considérant par rapport au Prophète arabe, c'est-à-dire comme une grandeur prophétique, qui domine de très haut les petites ambitions politiques et conquérantes des hommes, parce qu'elle est une chose divine dont ils ne peuvent faire leur propriété.

Nous pouvons alors constater, sans réticence, que l'histoire de la philosophie et de la spiritualité islamique abonde en noms de personnalités iraniennes, non pas seulement au cours des premiers siècles, mais du XVIIe siècle jusqu'à nos jours. Cette histoire est constituée par des monuments qui ne sont pas seulement écrits en arabe classique, mais en langue persane. Ce que configure cette participation iranienne à la philosophie et à la spiritualité islamiques, c'est précisément un univers spirituel ayant son style propre, celui de l'Islam iranien, celui du shî'isme, celui de l'lshrâq, celui de son soufisme. Mais nous resterons fidèle à notre conception de l'objet religieux, en refusant ici encore toute « explication » ethnique qui prétendrait en déduire la genèse par l'action causale de mystérieux « gènes raciaux ».

L'explication serait aussi vulnérable que celle qui prétendrait expliquer la forme du sunnisme par la « race » arabe. Quelle signification tout cela aurait-il finalement pour l'humanité spirituelle comme telle?

Certes, ce genre d'explication resterait dans les limites de l'agnosticisme foncier que nous dénoncions il y a quelques lignes, mais totalement étranger à ce qu'il prétendrait expliquer, pour autant qu'il est totalement étranger aux faits de transcendance, En voici une illustration très simple. Il nous semble tout naturel en français, de désigner une région particulière de l'Islam par l'adjonction d'un qualificatif national. Le titre du présent livre porte les mots d' « Islam iranien ». Nous parlerons encore ici de « shî 'isme iranien ». Cette thématisation va de soi pour nous; en fait, traduite littéralement en persan, elle serait difficilement supportable, parce que la qualification ainsi donnée, comporte une sorte de sécularisation du concept religieux, sacral. Bien souvent nos amis iraniens nous l'ont fait observer : on ne pourrait traduire littéralement ces expressions, sans qu'il en résultât quelque tournure insolite, choquante. N'est-ce pas à dire que nos évidences et préoccupations positives sont étrangères à l'esprit traditionnel ? Alors ne faussons-nous pas quelque chose d'essentiel?

C'est pourquoi, plutôt que de construire une explication théorique au moyen de causes extérieures, mieux vaut nous orienter sur la structure des faits spirituels comme tels, et tels qu'ils se proposent à nous : découvrir ce que le phénomène religieux nous montre, ce que ce phénomène nous explique. Et ce qu'il nous montre tout d'abord, dans le cas présent, c'est un extraordinaire, un total dévouement de l'âme iranienne à l'idée shî'ite comme à l'idée qu'elle a faite sienne par excellence. Mais, d'une chose à laquelle on apporte un dévouement total, il est beaucoup plus vrai de dire qu'elle est une chose qui vous tient en son pouvoir, que d'en parler comme d'une chose qui serait votre propriété.

Il est beaucoup plus vrai de dire que c'est la réalité spirituelle qui nous contient et nous enveloppe, que de dire que c est nous qui la contenons. Si, à cette lumière inversée, nous savons discerner la vraie nature du rapport d'intériorité, voici que le pacte noué entre le shî'isme et l'Iran prend un sens hors de pair, une validité inaliénable.

Il nous faudra alors comprendre ce à quoi se sont voués et dévoués philosophes et spirituels de l'Iran, la cause spirituelle qu'ils avaient faite leur, dès avant même le message prophétique de l'Islam, et qui peut nous éclairer sur la manière dont ils ont reçu et compris celui-ci. Le shî'isme oriente essentiellement la méditation philosophique sur le fait du message prophétique.

Cette « philosophie prophétique » implique une anthropologie dont les cas exemplaires sont médités dans la personne du Prophète et dans celles des Douze Imâms. L'lshrâq est la résurgence de la philosophie de la Lumière de l'ancienne Perse. Les grands traits spirituels caractéristiques de l'Iran islamique qui ressortiront au cours du présent livre, seront ceux du shî'isme et de l'Ishrâq. Dans la mesure même où tout cela a été peu connu jusqu'ici, tout cela nous indique aussi ce que nous avons encore à apprendre de nos philosophes et spirituels iraniens, et par là même les tâches que nous pourrons avoir à remplir, aujourd'hui et demain, avec eux et pour eux.

On vient de prononcer le mot de « philosophie prophétique ».

Il est remarquable que la langue persane dispose de mots de pure racine iranienne pour désigner la mission prophétique et la personne du prophète (vakhshvar, vakhshûr, payghâmbor, en arabe nahî et rasûl), parce que ces mots sont déjà représentés dans l'Avesta, le livre saint de la Perse zoroastrienne. Par VIshrâq de Sohrawardî, le message prophétique de l'ancien Iran se trouve intégré à la lignée des grands prophètes sémitiques.

Déjà la gnose ismaélienne avait fait de Zarathoustra/Zoroastre un « dignitaire » de la période de Moïse. On dira peut-être que cette intégration ne ressortit pas à la critique historique. En revanche, elle constitue un de ces faits spirituels qui nous expliquent, eux, beaucoup de choses, à commencer par ce qui est en cause ici : la queste du Vrai Prophète, la poursuite d'une «philosophie prophétique », comme stylisation constante de la conscience iranienne.

Aussi bien, lorsque l'adolescent iranien étudie à l'école le passé de l'Iran préislamique, il ne rencontre pas une période, d'ignorance, de ténèbres et d' « idolâtrie » (la jâhilîya). Il se familiarise avec les noms et les gestes des héros de légende du Shâh-Nâmeh de Ferdawsî (dont nous rencontrerons quelquesuns dans les pages qui vont venir, cf. infra livre II). Il apprend à connaître le nom d'un prophète : ce Zarathoustra dont, après les Grecs, nous avons fait Zoroastre, et dont le nom est passé dans la littérature philosophique de l'Occident avec Kleuker, Nietzsche, G. T. Fechner. C'est le plus ancien nom que nous voyons apparaître à l'horizon du passé religieux iranien (que ce soit au Xe ou au VIIIe siècle avant notre ère). Un « prophète », c'est-àdire le messager d'une Révélation divine auprès des hommes.

Ainsi a-t-il été compris traditionnellement par sa communauté, de même qu'il l'a été en Islam par l'école des Ishrâqîyûn issue de Sohrawardî, et c'est une conception traditionnelle dont les droits ne sauraient être prescrits par les interprétations nouvelles qui ont été données de nos jours à l'aide de l'ethnologie.

Cependant, il ne sera pas question, dans le présent livre, de ce passé prestigieux. Nous avons essayé antérieurement, dans un autre livre (8) , de montrer certaines constantes de la vision iranienne du monde, vision opérant la « transfiguration » de la Terre et du paysage terrestre. La pensée religieuse de l'Iran fut, dès l'origine, essentiellement guidée par la claire prévision de l'eschatologie qui dénouera le drame cosmique, inauguré par l'invasion des puissances ahrimaniennes. Elle fut la première à formuler, et resta dans le souci constant de formuler ce qu'il convient d'appeler une « philosophie de la Résurrection ». Sur ces constantes « de l'Iran mazdéen à l'Iran shî'ite s nous ne reviendrons pas ici.

Ce que nous aurons à faire, c'est de choisir quelques pages dans l'énorme corpus des hadîth (traditions) qui nous conservent l'enseignement donné par les Imâms du shî'isme à leurs disciples immédiats. Il s'agit toujours d'un haut enseignement religieux et spirituel, étranger aux revendications politiques. Lorsque, pour des raisons restées mystérieuses, le khalife 'abbâsside Ma'mûn (218/833), fils Hârûn al-Rashîd, décida de désigner le VIIIe linâm, l'Imam 'Alî Rezâ (203/818) comme son successeur, il n'y eut pas seulement les protestations véhémentes de la part des Hâshimites hostiles; l'Imâm dut se faire violence à luimême pour accepter un choix qu'il n'avait pas les moyens de refuser. Mais, un an plus tard, sa mort prématurée, qui ne fut pas un hasard, brisa le projet aberrant.

Aussi bien, comme nous le verrons, lorsque l'on parle, fût-ce avec bonne volonté, de la « légitimité » des Imâms (les « 'A^lides »), on sécularise la question et on méconnaît totalement ce qui est en cause. La dynastie close, formée par le groupe des douze Imâms dont le dernier restera, jusqu'à la fin de notre Aiôn, invisiblement présent à ce monde, n'est pas en compétition ni rivalité avec une dynastie politique de ce monde, parce qu'il n'y a pas entre elles de champ commun, pas plus, pourrionsnous dire, que la dynastie secrète des Gardiens du Graal, dans nos traditions occidentales, n'est en concurrence avec une dynastie politique quelconque, ni même - parce qu'elle la surplombe avec la hiérarchie officielle de l'E'glise et sa succession apostolique.

C'est que, dans le cas des Imâms comme dans le cas des Gardiens du Graal, il s'agit d'un autre monde, un monde qui échappe aux tentatives de socialisation et de matérialisation historique.

Un propos que les Imâms du shî'isme ont répété l'un après l'autre, déclare : « Notre cause est difficile, lourde à assumer; seuls le peuvent un Ange du plus haut rang, un prophète envoyé (un nabî morsaî) ou un croyant fidèle dont Dieu a éprouvé le cœur pour la foi. » C'est un hadîth sur lequel nous aurons à revenir ici, de même que nous aurons à revenir sur ce propos du VIe Imâm, Ja'far al-Sâdiq (ob. 148/765) : « L'Islam a commencé expatrié et redeviendra expatrié comme il était au commencement.

Bienheureux les expatriés d'entre la communauté de Mohammad! » C'est-à-dire ceux-là qui s'expatrient de la masse pour suivre le culte spirituel de l'Imâm. Il y a ceux qui répondent par un acquiescement à ce défi. Leur réponse n'a d'autre explication que leur être même, un choix préexistentiel, car les raisons dernières et suffisantes en échappent à nos déductions. Cet acquiescement, c'est cela le fait shî'ite, et c'est le message secret de l'Islam tel que l'ont compris tant de spirituels iraniens, de siècle en siècle, et auquel ils se sont dévoués avec une piété passionnée.

3. - De certains préjugés à l'égard du shî'isme
Alors, comment se fait-il que, lorsque l'on met l'accent sur le shî'isme, sur ce qu'il représente pour la philosophie et la spiritualité islamiques, on ait l'impression de provoquer quelque chose comme une surprise alarmée, tournant rapidement au refus, chez quelques personnes que leurs recherches et leur vocation ont attachées aux choses religieuses, et plus particulièrement aux choses d'Islam ? Une première fin de non-recevoir sera de nous opposer qu'il s'agit là, après tout, d'un « Islam marginal », et parce que l'on a le goût de l'efficacité pratique, on déclarera ses préférences pour les conceptions « majoritaires » et pour ceux qui les représentent. Nous pourrions déjà répondre que quiconque aura vécu le shî'isme plusieurs années en Iran même, n'aura jamais eu le sentiment de se trouver dans un « Islam marginal ». Il aura eu, loin de là, le sentiment de se trouver au centre et au coeur d'une réalité spirituelle intense. Mais ce qu'il y a de plus pénible dans cette attitude négative, c'est que, par son goût de la majorité, elle dégrade la réalité spirituelle, si ténue et si fragile parmi les humains de nos jours, au rang des phénomènes de puissance et de masse, comme si tout devait de nos jours s'exprimer et se justifier en statistiques. C'est pourquoi j'incline à voir dans cette attitude le symptôme d'une faute suprême contre l'Esprit. D'ailleurs, il lui arrive de s'exprimer en décisions dont la négativité systématique déconcerte douloureusement, je puis le dire, nos amis shî'ites iraniens.

Tout se passe en effet comme si l'on prétendait arbitrairement et du dehors, réduire l'Islam à une pure religion légalitaire, à la sharî'at (la Loi religieuse, la religion positive). Si vous objectez à ces personnes que l'intégralité de la res religiosa islamica postule la bipolarité de la shan'at et de la haqîqat (la vérité ou l'Idée spirituelle, la réalité intérieure), elles vous répondront que ce n'est plus cela l'Islam. Or, si à l'intérieur de l'Islam le clivage existe entre foqahâ (docteurs de la Loi) et 'orafâ ou hokamâ (les spirituels, les théosophes mystiques), quelqu'un qui est lui-même en dehors de l'Islam ne peut, à aucun titre, s'arroger le droit d'exclure de l'Islam les 'orafâ. L'on n'en tient pas moins contre vous la réponse toute prête. Si, la walâyat des Imâms étant l'« ésotérique de la prophétie » (bâtin al-nobowwat), vous vous attachez à montrer que ce qui s'appelle 'irfân-e shî'î, la gnose shî'ite, est par excellence la « gnose de l'Islam », ces mêmes personnes que le seul mot de gnose suffit à alarmer - car l'idée qu'elles s'en font est très éloignée de la chose - se croiront autorisées à rejeter le shî'isme « en marge », en oubliant que, par ce jugement sommaire, ce sont les pures figures des Douze Imâms, et avec ceux-ci la « nuée des témoins » de la hoqîqat, que l'on mettrait en dehors de l'Islam. Disons la chose dans toute sa gravité : c'est à l'Islam spirituel que l'on interdirait d'être l'Islam. Alors, serait-ce cela, au fond, que l'on veut? Enclore l'Islam dans les limites de la religion de la Loi, afin de ne laisser d'autre issue aux vocations spirituelles que de sortir de l'Islam ?

Ce serait oublier que cette issue, tous les 'orafâ et les hokamâ l'ont bel et bien trouvée précisément à l'intérieur de l'Islam, c'est-à-dire dans l'ésotérique de l'Islam, et c'est cela même que représente le shî'isme pour ceux qui adhèrent aux doctrines des saints Imâms. Inévitablement va se poser ici la question du rapport entre le shî'isme et le soufisme. Elle le sera encore au cours de ce livre, et dans les termes mêmes où elle s'est posée à ceux qui professent à la fois le shî'isme et le soufisme, par excellence Haydar A^molî (VIIIe/XIVe siècle). Malheureusement, s'il est vrai que du côté occidental on a déjà pas mal étudié le soufisme, si un certain nombre de personnes en ont une certaine connaissance, si même, sous ses formes authentiques et sous des formes moins authentiques, il attire un certain nombre d'âmes en perdition, on ne peut en dire autant, en revanche, en ce qui concerne le shî'isme. Dans cette même mesure, l'idée que l'on se fait du soufisme est plus ou moins incomplète et en porte à faux, et il est d'autant plus difficile de saisir où se situe la question des rapports entre le shî'isme et le soufisme, et quelle est la portée exacte des réticences exprimées à l'égard du soufisme, chez un bon nombre de shî'ites qui n'en sont pas moins de vrais mystiques.

En général le soufisme, tel qu'ils l'ont connu et étudié en milieu sunnite, forme aux yeux des Occidentaux la seule alternative à la religion de la Loi. Quant au shî'isme, on l'explique par un sentiment de « légitimisme » politique, sans trop se soucier des sens variés du mot « politique » ; on se soucie moins encore, généralement, de distinguer entre les milieux spirituels, l'entourage des Imâms où a grandi la pure idée religieuse shî'ite (la seule qui nous intéresse ici), et les agitateurs ou les agités qui ont pu, comme dans tous les cas semblables, exploiter cette idée. En conséquence, peu s'en faut que l'on ne réduise le shî'isme à n'être qu'un cinquième rite juridique à côté des quatre autres (hanbalite, hanéfite, malékite, shafî'ite) reconnus de l'orthodoxie sunnite. C'est aussi la tendance qui s'est manifestée dans 1' « ocuménisme » de certains milieux sunnites. D'où, en conclusion, tout le monde croira que, si le shî'isme manifeste des préventions à l'égard du soufisme, ce ne peut être que pour des raisons identiques à celles de l'orthodoxie sunnite. Et voilà comment l'état de la question est faussé dès le point de départ.

L'ensemble de la situation semble encore plus difficile à saisir du fait que nous voyons maints spirituels shî'ites, Haydar A^molî et Mollâ Sadrâ Shîrâzî par exemple, obligés de faire face, pour ainsi dire, sur deux fronts : d'une part à l'égard d'un certain soufisme, d'autre part à l'égard d'un certain shî'isme qui, par crainte justement de ce même soufisme, retombe dans un légalisme oublieux de ce qui fait l'essence du shî'isme. Le phénomène s'est principalement produit depuis l'époque safavide, qui vit le shî'isme duodêcimain devenir religion d'E'tat en Iran.

Ce que l'on oublie de part et d'autre, et ce qui échappe à la représentation courante évoquée il y a quelques lignes, c'est qu'en fait la plupart des tarîqat, c'est-à-dire des congrégations soufies (le mot tarîqat veut dire « voie »), - font remonter leur généalogie spirituelle à l'un des Imâms du shî'isme, plus spécialement au Ier Imâm, l'Imâm 'Alî ibn Abî-Tâlib, et au VIIIe Imâm, l'Imâm 'Alî Rezâ. Même et surtout si l'on en conteste l'historicité dans leur détail, l'intention affirmée dans les généalogies ainsi revendiquées, n'en est que plus éloquente. Aussi bien, ce que shî'isme et soufisme ont en commun, Haydar A^molî nous le rappellera dans un très grand livre : essentiellement la bipolarité de la prophétie et de la walâyat, de la Loi religieuse (sharî'at) et de son sens spirituel, de l'exotérique (zâhir) et de l'ésotérique (bâtin) etc. (cf. infra livre IV, chap. I).

Ce qui les différencie se manifeste là même. Le shî'isme duodécimain, la gnose shî'ite, a toujours tendu à préserver l'équilibre et la simultanéité de l'exotérique et de l'ésotérique, du symbole et du symbolisé, équilibre souvent compromis, en revanche, par un certain soufisme. Un symptôme de ce déséquilibre apparaît dans l'importance que les congrégations soufies accordent à la personne du shaykh; il peut arriver que le shaykh comme « pôle » (qotb) y soit reconnu pratiquement comme personnification visible et successeur de l'Imâm. Si un maître soufi shî'ite comme Sa'doddîn Hamûyî (650/1252) fut dans un rapport de dévotion particulière avec le XIIe Imâm, 1' « Imâm caché », il peut arriver, en revanche, que la personne du shaykh fasse minimiser la signification de l'Imâm caché. Et c'est bien là ce qui est insupportable pour un pur spirituel shî'ite, car cette « usurpation », entraînant souvent des formes de dévotion excessive à l'égard de la personne du shaykh, fait violence à l'état de choses qui découle de 1' « occultation » (ghaybat) de l'Imâm, et qui doit durer jusqu'à la fin de notre Aiôn. Paradoxalement, le soufisme tendrait à faire figure d'une sécularisation métaphysique du pur shî'isme.

C'est qu'en fait le soufisme tendrait ainsi à éliminer l'imâmologie; aussi bien est-ce finalement le résultat auquel aboutit le soufisme sunnite. L'équilibre entre zâhir et bâtin ne peut être sauvegardé que par l'équilibre entre la prophétie et la walâyat, entre la prophétologie et l'imâmologie. On le détruit en transférant purement et simplement à la personne du Prophète, les charismes particuliers de l'Imâm; et en renonçant à l'imâmologie, on rend impossible un tawhîd authentique, une attestation de l'Unique des Uniques qui soit exempte simultanément d'agnosticisme (ta'tîl) et d'anthropomorphisme (tashbîh) (cf. infra chap. VI et VII). Alors on entrevoit comment d'une part le soufi sunnite peut apparaître aux yeux du spirituel shî'ite comme une sorte de transfuge, oublieux de ses origines, de même que, d'autre part, le spirituel shî'ite peut considérer même le soufisme shî'ite comme ébranlant ce qui lui est le plus cher. C'est qu'en fait il n'a pas besoin lui-même du soufisme, de ses tarîqat et de ses shaykhs. Du fait de son lien personnel intérieur avec les saints Imâms il est déjà dans la tarîqat, dans la voie spirituelle, sans avoir nécessairement besoin que cette voie se matérialise en une tarîqat ou congrégation soufie. Il aura toutes les apparences de parler le langage des soufis; cependant il n'appartiendra à aucune tarîqat, et un Mollâ Sadrâ Shîrâzî pourra même écrire un traité assez sévère contre les soufis de son temps.

Cela compris, on cesserait peut-être de se méprendre, comme on l'a fait, sur le cas d'éminents soufis comme Hallâj, et sur le rapport d'un Hallâj avec Mohyiddîn Ibn 'Arabî. On se méprend totalement et a priori sur la gnose et le sens de la gnose en Islam, quand on soutient que Hallâj fut un pur orthodoxe sunnite n'ayant rien à faire avec cette gnose! C'est une manière occidentale de voir les choses, dissimulant à peine son présupposé apologétique, et qui a décidé par avance que les textes devaient être mis en mesure de prouver le contraste entre un Hallâj et un ibn 'Arabî, comme si le second était « moniste », tandis que le premier ne le serait pas. En vérité, ou ils le furent l'un et l'autre, ou ils ne le furent ni l'un ni l'autre. Cette seconde hypothèse est la bonne, si on la rapporte à ce que signifie techniquement le terme occidental « moniste ». Rûzbehân de Shirâz reste le meilleur guide pour comprendre un Hallâj, comme un Ibn 'A^rabî, à son tour, était mieux placé que nous tous pour comprendre ce qu'il en était. Ni Hallâj, ni Ibn 'Arabî n'attendent « dépasser » l'Islam ni sortir de l'Islam (pas plus qu'un Ghazâlî s'efforçant d'introduire la vie mystique dans le sunnisme).

Ils en vivent et actualisent toute la force spirituelle latente. Ce qu'ils dépassent, certes, c'est la pure conception légaliste, sociale et politique de l'Islam, qui, elle, en serait en effet la mort.

Le spirituel shî'ite est le mieux placé pour comprendre la tragédie d'un Haliâj, son obsession par le cas d'Iblîs, comme aussi la complexité du cas et de l'ouvre d'un Ibn 'Arabî (Haydar

A^molî nous le rappellera encore). S'il arrive que la christologie doive être considérée ici, ce n'est point que Haliâj se soit rallié ou converti secrètement au christianisme d'une « religion de la Croix »; c'est qu'en fait l'imâmologie shî'ite assume théologiquement une fonction homologue à celle de la christologie en théologie chrétienne. Aussi bien l'imâmologie s'est-elle plu à marquer fréquemment les correspondances entre la personne de l'Imâm et celle de Jésus (par exemple, Jésus comme Sceau de la walâyat adamique; le Ier Imâm comme Sceau de la walâyat universelle; le XIIe Imâm comme Sceau de la walâyat mohammadienne.

D'où ces prônes extraordinaires où l'Imâm se proclame « le second Christ ». Cf. encore les visions en songe de la mère du XIIe Imâm, infra livre VII).

Cependant, lorsque l'imâmologie shî'ite s'est trouvée placée devant des problèmes analogues à ceux de la christologie, ce fut toujours, certes, pour se rallier à des solutions correspondant à celles qui, au contraire, avaient été écartées par les Conciles. Il n'en résulte pas moins qu'elle rend impossible et dérisoire ce qu'il convient d'appeler moins un préjugé qu'une classification théologique sommaire et a priori, à savoir celle qui prétend mettre d'un côté ce qui serait théologie ou mystique « naturelle », et d'un autre côté ce qui serait théologie ou mystique « surnaturelle ». On se facilite un peu trop rapidement la tâche en confondant sous la dénomination de « mystique naturelle » ou de mystique « du type Yoga », d'autres doctrines spirituelles ou mystiques qui n'ont rien à faire là. Dans la « mystique naturelle » il s'agirait d'un effort de l'homme pour se conjoindre, par ses propres forces, avec le Soi impersonnel, l'Absolu, tandis que la théologie surnaturelle de la Grâce réserverait à l'homme d'autres perspectives. Si édifiantes que puissent être ici encore les intentions apologétiques cachées, il reste que la « théosophie islamique » ('irfân et hikmat) dispose d'une vision et d'une pratique dont l'ampleur est suffisante pour lui permettre de récuser cette dichotomie simpliste.

Il est superflu de faire remarquer que la notion islamique de prophétie et de mission prophétique (laquelle ne consiste pas à « prédire l'avenir ») n'est pas une notion que l'on pourrait réduire aux perspectives du Yoga. Cette notion qui embrasse tout le cycle de la prophétie, couvre la succession des prophètes de la Bible qu'elle prolonge en la personne de Mohammad, si attentif à revivre les antécédents scripturaires de ses Révélations.

Si la religion « naturelle » est définie comme l'effort tenté par l'homme pour se sauver lui-même, eh bien! ni le charisme prophétique ni le charisme des Imâms ne dépendent en rien de cet effort de l'homme. C'est même la raison pour laquelle la théologie shî'ite répète que, si les hommes peuvent élire un chef d'E'tat, ou instituer un pontificat, ils ne peuvent ni « élire » un prophète ni « élire » un Imâm. La seule idée en est absurde.

Pas davantage, la « rencontre » de l'Imâm caché, forme que peut prendre dans le shî'isme l'imprévisible rencontre de l'assistance ou de la grâce divine, ne dépend ni ne résulte du seul effort de l'homme, pas plus qu'elle n'est une conjonction avec le Soi impersonnel. C'est le sens même du « naturel » et du « temporel » qui se métamorphose. C'est pourquoi leur méditation qorânique met nos spirituels à même d'embrasser la totalité du cycle de la prophétie et des religions (par exemple, les Sages grecs, eux aussi, ont reçu leur sagesse de la « Niche aux lumières » de la prophétie) : ce sont les « six jours » de la création du cosmos religieux, et ils savent que se lèvera le septième jour. En revanche, est-il exagéré de parler des difficultés de la pensée chrétienne, officielle du moins, quant au projet d'instaurer une théologie générale des religions qui fasse droit au phénomène du Livre saint, en sa vérité plénière, jusque dans la Révélation qorânique ?

Pourquoi soulever de tels problèmes ? C'est qu'aujourd'hui il n'est plus possible et il ne serait pas honnête de s'y dérober. Il est inévitable que ces questions soient posées, dès lors que l'on se demande, comme nous le faisons ici, ce que nous avons à apprendre de nos penseurs et spirituels iraniens, et ce que nous avons à faire avec eux et pour eux. Comment traiter de « spiritualité de l'Islam iranien », en passant ces questions sous silence ? En tout cas, le champ de tension défini par la bipolarité de la shari'at (la Loi, les obligations de la religion positive) et de la haqîqat (la vérité spirituelle, la « gnose » du texte saint, le dévoilement des sens cachés ressortissant aux plans supérieurs de l'être et de la conscience) - ce champ de tension est essentiel pour l'Islam intégral, c'est-à-dire pour l'Islam spirituel. Je crois que l'on précise la situation en toute fidélité à l'esprit des 'orafâ du shî'isme duodécimain, en remarquant que, si l'un des deux pôles est aboli, c'est la réalité islamique plénière qui est abolie, car la haqîqat est bien la haqîqat de la religion positive et elle présuppose celle-ci; elle n'est pas une source de libertinage de l'esprit. Le sens caché, « gnostique », dé l'illicite signifie également quelque chose d'illicite, et ne le transforme pas en quelque chose de licite. Réciproquement, la sharî'at privée de la haqîqat, loin d'être « sauvée » pour autant, n'est plus qu'une écorce vide. La tension est alors abolie, mais une fois aboli le concept religieux de l'ésotérique (hâtin), on a perdu aussi l'idée de la pure communauté spirituelle à laquelle il donne sa cohésion invisible. Alors se trouvent irrémédiablement identifiés concept religieux et système social; et le jour où la structure de la société traditionnelle est ébranlé, c'est le concept religieux lui-même qui est mis en déroute.

C'est pourquoi nous évoquerons ici (infra § 4) pour clore ces prémisses, un émouvant témoignage des conséquences de cette « socialisation du spirituel » en pays d'Islam sunnite, justement parce qu'il nous conduit à nous demander : la situation de l'Islam shî'ite n'est-elle pas différente ?

A première vue, l'on peut dire qu'une différence essentielle va tenir au fait que la walâyat et l'Imâmat y sont apparus comme la notion complémentaire inséparable et comme la prolongation nécessaire de la prophétie, c'est-à-dire de la mission du Prophète et de la révélation apportée par le Prophète. L'Imâmat des douze Imâms et la prophétie sont co-originels ; l'Imâmat, au sens shî'ite du mot, est le support original et permanent de la haqîqat qui donne vie à la sharî'at, et qui maintient l'herméneutique du Qorân ouverte sur d'autres univers (cf. infra chap. IV et V) comme elle la maintient ouverte sur l'avenir.

En revanche, sans l'Imâmat, tout effort vers la haqîqat se trouve en porte à faux, car cet effort est alors privé de soutien et de guide, comme de tout terme de référence qui lui permette de passer sain et sauf entre les deux gouffres du ta'tîl et du tashbîh (c'est-à-dire entre le rationalisme agnostique et l'anthropomorphisme naïf).

Précisons encore : les Imâms ne sont plus matériellement présents en ce monde. Leur autorité ne peut pas même être comparée à celle, toujours ambiguë, d'un « pouvoir spirituel » à même d'exercer une contrainte au moins sur les âmes. Il s'agit de ce que représente leur personne spirituelle, de ce qu'elle représente comme guide intérieur des consciences, et de ce qu'elle représente, en sa suprême réalité, comme configuration de l'horizon métaphysique. C'est là même le sens de l'Imâm comme Guide, comme Pôle et comme Témoin (cf. infra chap. VII).

Dans le monde nouveau qui s'élabore et dans lequel s'accentuent les caractéristiques de l'âge de fer, la religion du Prophète ne sera menacée d'étouffement et de mort que si elle est arbitrairement séparée de sa vérité spirituelle et de son interprétation spirituelle. Les Imâms, déjouant avant la lettre le piège de l'historicisme, n'ont cessé de répéter que si le sens des versets qorâniques se limitaient aux personnes et aux circonstances à l'occasion desquelles ils furent respectivement révélés, tout le Qorân serait d'ores et déjà mort; il ne serait plus que du passé. Or, le Livre est vivant, parce qu'il ne cesse de « se passer » dans les âmes : jusqu'au Yawm al-Qiyâmat (Jour de la Résurrection).

Cela implique que la signification vivante du Livre n'est point liée à un moment du temps historique, ni au système social particulier à un lieu et à un temps donnés; mais cela, seuls les hommes de l'Esprit peuvent le comprendre, le voir et le dire.

Car dire que la sharî'at ne pourra survivre que par la haqîqat, c'est dire que, seule, cette vérité spirituelle peut en opérer les métamorphoses nécessaires, la préserver de succomber, dénaturée et étouffée par la socialisation politique.

Ce n'est point l'Islam seul, c'est toute religion, y compris le christianisme, qui est en péril de succomber au « social » et à la socialité; péri! D'abord intérieur, du fait de la démission des âmes qui s'en font les complices, car la confusion du « religieux » et du « social » est bien antérieur à nos jours. Seuls affronteront victorieusement ce péril, non point les chercheurs de compromis « avec leur temps », mais ceux qui auront la force d'être des shohadâ, des témoins « contre leur temps », des témoins de ce monde autre et de cet autre monde dont l'annonce est le contenu essentiel du message prophétique.

Il n'est pas au pouvoir des hommes ni des livres de susciter de tels témoins, mais il leur incombe de poser des questions : y aura-t-il demain une élite capable d'assumer la haqîqat de l'Islam, pour que se manifeste à notre monde le sens du pur Islam spirituel, n'ayant rien à voir avec les expériences et les ambitions des politiciens ? Et cette question s'adresse par excellence au shî'isme : parce que la commémoration du drame de Karbala, au début de son année liturgique, a le sens d'une protestation permanente contre les ordres de ce monde; parce que l'idée de l'Irnâm caché, l'attente de sa parousie qui domine la spiritualité de l'Islam shî'ite, signifient que la question posée ici est celle qui s'est posée à lui dès l'origine. Saura-t-il demain, comme aux temps où il n'y eut qu'une poignée de fidèles autour des Imams, la faire entendre à ce monde ? (cf. infra chap. III).


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4. - Des problèmes à surmonter ensemble Le Shiisme duodécimain 4. - Des problèmes à surmonter ensemble
On vient de faire allusion au phénomène de la « socialisation du spirituel » et aux conséquences de son impact sur une culture traditionnelle. Ces conséquences imposent une tâche très lourde à tous ceux qui refusent d'être les complices de ce qui fut si justement dénommé, il y a déjà plus d'une génération, la « trahison des clercs ». Cette expression n'est plus guère usitée de nos jours; pourtant il est impossible que cette trahison soit définitivement consommée.

En Occident, nous avons pris conscience que nos idéologies sociales et politiques ne représentent le plus souvent, en fait, que les aspects d'une théologie laïcisée. Elles résultent de la laïcisation ou sécularisation de systèmes théologiques antérieurs.

Cela veut dire que ces idéologies postulent une représentation du monde et de l'homme, d'où a été éliminé tout message d'au-delà de ce monde. Si loin que se projette l'espérance des hommes, elle ne franchit plus les limites de la mort. La laïcisation ou sécularisation de la conscience théologique peut être constatée, par excellence, dans la réduction du messianisme théologique à un messianisme social pur et simple. L'eschatologie laïcisée ne dispose plus que d'une mythologie du « sens de l'histoire ».

Il ne s'agit pas d'un phénomène soudain, mais d'un long processus. « Laïcisation » ne veut pas dire substitution du pouvoir séculier à un « pouvoir spirituel », car l'idée même d'un « pouvoir spirituel », matérialisé en institutions et s'exprimant en termes de pouvoir, c'est d'ores et déjà la laïcisation et la socialisation du spirituel. Le processus est en marche dès lors que l'on s'attaque, comme on l'a fait pendant des siècles, à toutes les formes de gnose, sans que la Grande E'glise, en se retranchant de la Gnose, pressentît qu'elle préparait du même coup l'âge de l'agnosticisme et du positivisme.

A son magistère dogmatique ne fit que se substituer l'impératif social des normes collectives. Celui qui était 1' « hérétique » est devenu le « déviationniste », quand on ne dit pas tout simplement un « inadapté ». Car on en arrive à expliquer tout phénomène de religion individuelle, toute expérience mystique, comme une dissociation de l'individu et « réflexe agnostique » paralyse toute velléité d'accueil à l'égard des témoins d'un « autre monde ». Il est poignant de constater la hantise qui agite aujourd'hui de si larges fractions du christianisme : la peur de passer pour ne pas être « dans ce monde », et partant de ne pas être pris au sérieux. Alors on s'essouffle à « être de son temps », à proclamer la « primauté du social », à se mettre d'accord avec les « exigences scientifiques » etc., et cette course dérisoire fait oublier l'essentiel. N. Berdiaev a énoncé le diagnostic exact : la grande tragédie est là, dans le fait que le christianisme, sous ses formes officielles et historiques, a succombé à la tentation que le Christ avait repoussée.

Il reste que ce sont ces théologies sécularisées que l'Occident transporte partout avec lui, en même temps que l'outillage de sa civilisation matérielle. Le terme « Occident » englobe naturellement ici ce que la terminologie de nos journaux appelle l'Ouest aussi bien que ce qu'elle appelle l'Est. Une foule d'orientaux de nos jours sont des « occidentaux », au sens qui est visé ici; ils le sont parfois même plus que nombre d'occidentaux non encore « désorientés ». Mais que peut-il advenir, là où manquent les antécédents théologiques dont nos idéologies ne sont que la sécularisation ?

Le problème est d'une gravité d'autant plus aiguë en Islam, que l'Islam partage avec le christianisme les fondements d'une même religion prophétique. Nous pouvons commémorer ensemble les noms et les enseignements des mêmes prophètes.

Mais, d'autre part, comme nous l'avons plus d'une fois relevé, ce que les penseurs et spirituels de l'Islam ont cherché, ce n'est ni ce que nous appelons une théologie, ni ce que nous appelons exactement une philosophie : leur métaphysique, leur hikmat ilâhîya, est une « sagesse divine » dont les deux termes qui la désignent correspondent littéralement à ceux du mot grec composé, theo-sophia.

Précisément, l'on peut dire que la séparation entre théologie et philosophie est le premier symptôme d'une sécularisation de la conscience; elle remonte chez nous à la scolastique latine, peut-être à la Summa contra Gentiles de saint Thomas d'Aquin.

La théologie reste alors le domaine réservé au « pouvoir spirituel », tandis que le philosophe s'accorde toutes les libertés, sauf celle d'être un théologien, et nous avons ici le premier indice de la sécularisation métaphysique, c'est-à-dire de la désacralisation du monde. La theo-sophia, dans sa vérité métaphysique même, en est l'antithèse et l'antidote. Elle ne peut être mise en ouvre que par la connaissance du cœur (ma'rifat qalbîya); d'où l'importance de ce thème chez nos théosophes shî'ites. Cette mise en ouvre ne peut séparer connaissance théorique et expérience spirituelle.

C'est elle seule qui peut faire fructifier toute connaissance et toute initiative de l'homme en une connaissance et conscience de soi-même. Et c'est de cela que l'homme de nos jours a sans doute le plus besoin. On ne s'étonnera donc pas si, chaque fois que la théosophie islamique s'est trouvée placée devant des problème» analogues à ceux de la théologie chrétienne, ce fut, comme on le rappelait ci-dessus à propos de l'imâmologie, pour incliner à des solutions dont l'esprit était sans doute en affinité avec un certain christianisme, mais avec celui-là précisément qui fut, par les décisions de la dogmatique officielle, « refoulé en marge de l'histoire », selon On peut alors se demander où passent les lignes de démarcation réelle? Est-ce entre les formes de religion reçues et établies? ou bien, à l'intérieur de ces formes officielles, ne s'opère~t-il pas, à leur insu, un regroupement des familles spirituelles de même type ? En prendre conscience, ce serait d'une part se préserver de bien des contresens, ceux que des experts candides commettent parfois sur place, parce qu'ils ne soupçonnent ni l'effondrement produit dans certaines âmes, à la suite de l'invasion massive d'idéologies dont les prémisses n'ont pas été sécrétées par ces âmes elles-mêmes, ni les clauses de sauvegarde intime qui en empêcheront d'autres de répondre aux questions indiscrètes des enquêteurs. D'autre part, les vrais spirituels prendraient conscience de ce qui les unit intérieurement, des problèmes qu'ils ont à affronter, et de la manière dont ils pourraient, pour la première fois peut-être, les affronter en commun.

Nous parlions, il y a quelques pages, du champ de tension défini par la shari'ât et par la haqîqat, c'est-à-dire par la lettre extérieure de la religion positive et par sa vérité ésotérique.

On peut s'enfermer dans la première et aussi la mutiler, du fait même que l'on refuse la seconde; ou bien, au contraire, en devenant l'adepte de celle-ci, sauvegarder la vérité intégrale de la première. Nous savons déjà que cette seconde attitude est celle-là même qui fait l'essence du shî'isme duodécimain et de l'enseignement de ses Imâms. Mais on peut ajouter que ce « champ de tension » est essentiel à ce que nous désignons ici comme le « phénomène du Livre saint »; que, par conséquent, il est connu et éprouvé par tous les Ahl al-Kitâb (les familles du Livre). Judaïsme et christianisme ont, eux aussi, leurs ésotéristes, et il y a entre eux et les gnostiques de l'Islam, maints traits de famille.

Ce serait une tâche fascinante, aux proportions énormes, certes, mais aux conséquences imprévisibles, que d'étudier comparativement, du point de vue que nous indiquons ici, le sens et la destinée des écoles dites ésotériques en Islam et de leurs analogues en chrétienté. Il nous faudrait, bien entendu, remonter jusqu'à la Gnose, mettre l'accent sur l'enseignement donné par le Christ à ses disciples les plus intimes, lire avec des « yeux nouveaux » les textes des E'vangiles gnostiques qui nous sont récemment devenus accessibles, déceler comment certaines péricopes ou sentences évangéiiques, citées avec prédilection par les auteurs shî'ites et ismaéliens, leur ont été transmises par la voie ou avec une coloration gnostique.

Quand on dit avec des « yeux nouveaux », cela s'entend d'un état d'esprit libéré de tout parti pris contre la Gnose; il y a des méprises que l'ignorance ne suffit pas à excuser. Ce que nous une terminologie à la mode. Appelons classiquement le « gnosticisme », devient un cas particulier au sein d'un phénomène religieux universel portant le nom de gnose, ou d'autres dénominations traduisibles par ce mot. Gnose, c'est-à-dire connaissance salvatrice. « Connaissance » qui est initiation à une doctrine; « salvatrice », parce que la révélation du mystère des mondes supérieurs, cachée sous la lettre des Révélations divines, ne peut s'accomplir ni être assimilée sans que l'adepte ne passe par une nouvelle naissance, la naissance spirituelle (en arabe wilâdat rûhânîya).

Il s'en faut de beaucoup que les témoignages et les monuments de la religion gnostique universelle, éclose autour du « phénomène du Livre saint », soient d'ores et déjà recueillis et accessibles dans un corpus. Mais un autre trait de famille entre gnostiques de partout et toujours s'accuse dans la répugnance qu'ils partagent à l'égard de la pure fides historica, celle qui mesure le degré de réalité de son objet aux documents qui en attestent l'existence physique dans le « passé » (ou bien donne à tout prix cette portée à ces documents), celle qui en exige une situation chronologique arithmétiquement établie, à l'égal de tout autre événement ou personnage de l'histoire profane. Une pareille foi n'est que l'affaire de l'homme extérieur.

C'est la fides historica dénoncée par tous les mystiques comme fides mortua, et sans doute y a-t-il une connexion secrète et fatale entre cette fides historica et l'historicisme, au déclin de la philosophie ; finalement, une connexion entre la prépondérance de cette fides historica et la préparation ou l'avènement de ce qui devait être le matérialisme historique.

Or nous avons relevé, il y a également quelques pages, un propos répété par plusieurs des Imâms du shî'isme, à savoir que, si les révélations contenues dans le Livre saint n'avaient que ce « sens historique », il y a longtemps que le Livre saint tout entier serait mort. Plus exactement dit encore, c'est l'expression même de « sens historique » qui se trouve appelée à connoter tout autre chose que son acception courante. Pour les Imâms, ce « sens historique » n'est pas celui qui réfère à un événement extérieur enclos dans le passé, mort avec ceux qui sont morts, et devenu curiosité archéologique, mais c'est le sens qui s'accomplit, ne cesse de se passer chez les vivants, jusqu'au Dernier Jour. C'est le sens qui concerne l'homme intérieur, un sens qui vise des événements bien réels, mais qui ne s'accomplissent pas sur le plan physique de l'existence.

C'est cela le sens ésotérique, et c'est pourquoi sa vérité ne dépend pas des circonstances historiques extérieures.

Et c'est autour de ce sens du Livre saint que nous voyons, partout et toujours, se regrouper les familles spirituelles ayant des traits communs. Nous aurions à porter ici notre attention sur ceux que l'on appelle les Spirituels du protestantisme : un Sébastian Franck, un Valentin Weigel, un Caspar Schwenckfeld ; tous les cercles qui ont été influencés par la théosophie de Jacob Boehme, ensuite par les Arcana caelestia de Swedenborg, sans oublier ni un Oetinger ni les Kabbalistes chrétiens, dont on ne peut dissocier les Kabbalistes juifs. Nous aurions d'autre part à systématiser les principes et la mise en ouvre de l'herméneutique spirituelle du Qorân, depuis l'enseignement donné par leslmâms du shî'isme eux-mêmes, puis celui qui se développe dans la théosophie ismaélienne comme dans celle du shî'isme duodécimain, et dans les grands commentaires qorâniques des hokamâ et des mystiques (ceux de Rûzbehân, d'Ibn 'Arabî, de Semnânî, de Haydar A^moli, de Mollâ Sadrâ Shîrâzî etc.) jusqu'à ceux de l'école shaykhie (cf. infra chap. IV et V). Pour notre part, le temps ne nous a permis jusqu'ici que d'esquisser un début d' « herméneutique spirituelle comparée » (9)

En l'élargissant et l'approfondissant, nous entreverrons mieux, avec la structure commune des univers suprasensibles, les traits de l'homme intérieur que dégage, partout et toujours, l'herméneutique spirituelle du Livre saint, les traits communs à l'ésotérisme prophétique, et aussi hélas! les traits communs, partout et toujours, à leurs adversaires, qu'ils s'appellent les docteurs de la Loi, les foqahâ, ou qu'ils soient ceux que Dostoïevski a typifiés dans le personnage du Grand Inquisiteur, les mêmes que nous voyons reparaître lors de la parousie du XIIe Imâm (infra livre VII).

Aussi bien, est-ce en commençant par vivre ensemble cette compréhension du Livre saint, que nous pourrons alors comprendre au mieux les problèmes qui nous sont communs et que nous avons à surmonter ensemble, parce que nous en dégagerons alors une situation et une terminologie qui pourront nous être communes. Je faisais allusion plus haut à un petit groupe d'études shî'ites auquel, d'année en année, j'ai eu le plaisir de participer pendant mes séjours d'automne à Téhéran. La personnalité du shaykh Mohammad Hosayn Tabataba'î, professeur de philosophie traditionnelle à l'Université théoîogique de Qomm, en fut la figure centrale (10)

; le cercle réunit quelques collègues de la jeune Université iranienne, aussi bien que quelques shaykhs, quelques-uns de leurs élèves, représentatifs de la culture traditionnelle.

J'ai pu remarquer, à maintes reprises, combien les situations et les problèmes issus d'une compréhension intérieure de la Bible, leur étaient accessibles; combien certains textes, traduits en persan de Maître Eckhart ou de J. Boehme, voire certains épisodes de nos légendes du saint Graal, leur semblaient bien parler la même langue que la leur. En revanche, ne nous dissimulons pas que la manière dont nous, Occidentaux, essayons d'analyser et d'interpréter la situation de ce temps, les énoncés (qu'ils soient dialectiques, sociologiques, cybernétistes) dans lesquels nous essayons d'en fixer les moments, tout cela est fort peu accessible d'emblée à ceux de nos amis orientaux qui ont encore le privilège de vivre intégralement leur culture traditionnelle.

Plus grave encore, il semble que les perspectives de notre situation éveillent difficilement leur intérêt. Il leur apparaît normal que l'on s'en aille à la dérive ou vers le chaos, lorsque l'on a perdu la « dimension polaire » de l'homme, lorsque l'on n'est plus capable d'interpréter toute structure « verticale » que comme un phénomène social d'autorité et de domination.

Nos mises en question, nos « contestations », sont alors ellesmêmes mises en question. C'est de là justement que peut naître une problématique commune. Il faut que les Occidentaux soient capables de prendre en charge les conséquences d'une situation que personne ne leur demandait de créer; il leur faut en sécréter eux-mêmes l' « antidote », mais ils ne le peuvent qu'à la condition de comprendre la situation qu'ils ont créée (les catastrophes du genre de celles qu'un émouvant témoignage évoquera plus loin); il leur faut attacher du prix à ce qu'ils sont en voie de détruire, en comprenant enfin pourquoi ceux qui en sont les derniers dépositaires, y attachent un tel prix.

Nous nous trouvons parfois devant des difficultés de traduction inextricables. Il est pratiquement impossible de traduire directement, en persan ou en arabe, des termes tels que laïcisation, sécularisation, matérialisation, socialisation, évolutionnisme etc. On s'en tire soit avec des périphrases, soit en arrachant certains mots à leur usage courant, soit par des néologismes insolites. Mais nous pouvons constater que ni les périphrases ni les néologismes n'éveillent chez notre interlocuteur oriental les mêmes résonances émotives, les mêmes associations de pensées, que celles évoquées directement par ces termes en chacun de nous. Et cela est non moins vrai dans le cas de nos amis orientaux qui passent pour les plus « occidentalisés ».

Que, pour évoquer nos problèmes les plus actuels, nous soyons démunis d'une terminologie commune (réciproquement, il n'est pas toujours facile de traduire en nos langues la terminologie métaphysique très riche de nos penseurs shî'ites), c'est bien l'indice qu'il nous manque ici un « passé » spirituel commun. Je ne parle pas d'événements historiques extérieurs, mais d'une expérience commune de l'homme intérieur et des mondes de l'âme, expérience qui « se passe » dans le temps existentiel, temps de l' « histoire de l'âme », histoire qui se passe à mesure que s'accomplissent dans l'homme intérieur les sens ésotériques du Livre saint. C'est à cette histoire, toujours récurrente, jamais irréversible, que les Imâms, nous l'avons vu, font allusion en expliquant ce qu'est le ta'wîl, l'herméneutique ou interprétation spirituelle du Livre saint; or, c'est à elle aussi, que réfèrent nos propres spirituels en Occident. C'est dans ce « temps existentiel » que nous pouvons faire que quelque chose « se passe » qui soit alors commun entre nous. Et ce temps existentiel prendra ici origine d'une herméneutique spirituelle commune du Livre saint.

Malheureusement, nos propres spirituels sont en général assez peu connus jusqu'ici de nos amis orientaux. Du christianisme, ils ont plus ou moins entendu ce qu'en ont propagé les missionnaires et les apologistes, ou, beaucoup plus massivement, ce qu'en traduisent les idéologies postchrétiennes envahissantes, sécularisation des mystères théologiques antérieurs.

Mais le christianisme soi-disant « refoulé de l'histoire », celui par lequel, en revanche, nos spirituels ont vécu leur histoire à eux, celui-là est resté à peu près ignoré. On lui fait le meilleur accueil, dès qu'il en est parlé (cf. les exemples allusifs donnés ci-dessus), mais le plus souvent on s'en tient au schéma, pourtant périmé, qui oppose machinisme et technique de l'Occident à la spiritualité traditionnelle de l'Orient.

C'est pourquoi il m'apparaît important de clore ces prémisses, en montrant qu'il y a lieu parfois d'inverser cette dichotomie un peu sommaire, si vraiment il s'agit pour nous de surmonter ensemble les mêmes problèmes et les mêmes périls. Je voudrais mettre en contraste deux témoignages frappants : d'une part quelques lignes de Nicolas Berdiaev, représentant de cette philosophie chrétienne de l'Orthodoxie russe, si peu connue en général de nos amis orientaux, d'emblée pourtant plus proche de leur pensée que ne le sont nos idéologies socio-politiques.

C'est à Berdiaev que l'on doit la protestation la plus clairvoyante contre le péril du « social » et de la sociaîité envahissante. D'autre part, quelques lignes émanant d'une personnalité arabe sunnite, nous montrant en contraste la voie sans issue dans laquelle peut engager F « occidentalisation » à outrance.

L'intrépide originalité de Nicolas Berdiaev ne permet de le rattacher à aucune école, sinon à la théosophie de Jacob Boehme dont il s'est réclamé expressément à maintes reprises(11)

Toute son ouvre est une amplification du leitmotiv énoncé dans son livre sur Le Sens de l'acte créateur. Plus encore qu'une protestation véhémente, cette ouvre est une insurrection contre une époque « où la conscience sociologique a remplacé la théologie [...]. La domination de la socialité sur les consciences contemporaines pèse comme un cauchemar; cette sociaîité extérieure dissimule et éteint toutes les réalités authentiques (12). »

Or « en tous les temps la mystique a découvert le monde de l'homme intérieur et l'a opposé au monde de l'homme extérieur ». Mais ce que dévoilait cette révélation mystique de l'homme intérieur, c'était la structure de l'être humain comme microcosme, le « microcosmisme » de l'homme (c'est aussi bien l'un des thèmes fondamentaux de la théosophie mystique en Islam). Or, c'est précisément ce qu'ignore ou ce que rejette le positivisme de la conscience sociologique, laquelle suppose la rupture avec le cosmos (ne nous méprenons pas : la « cosmonautique » de nos j'ours ne restaurera en rien la structure rompue.

Car il y a un Seuil à franchir, un Seuil que, par définition, aucune fusée ni aucun spoutnik ne franchiront jamais). Et cette rupture une fois consommée, il ne peut plus advenir qu'un individualisme dérisoire, totalement désarmé en fait contre les conformismes collectifs, contre la socialité, tandis que l'individualité du mystique est elle-même, à elle seule, un univers, capable de faire équilibre au monde extérieur. Le paradoxe de l'expérience mystique est en effet que l'absorption mystique en soimême est toujours en même temps une libération de soi-même, un élan hors des frontières, et cela parce que « toute mystique enseigne que la profondeur de l'homme est plus qu'humaine, qu'en elle se cache un lien mystérieux avec Dieu et avec le monde. C'est en soi-même qu'est l'issue hors de soi(13) ; c'est du dedans et non du dehors que l'on brise les entraves par un travail tout intérieur (14) ».

C'est cette conviction profonde qui conduisit Berdiaev à affirmer que « l'homme dont traite la psychologie n'est encore que l'homme extérieur. L'élément psychique n'est pas l'élément mystique. L'homme intérieur sera spirituel et non psychique (15) ».

Cette différenciation (qui reproduit celle de la Gnose entre les « pneumatiques » et les « psychiques ») prend dans sa pensée une importance fondamentale, car elle conditionne l'attitude du mystique envers toute objectivation de la foi vécue. « Les religions, écrit-il encore, traduisent en connaissance et en être ce qui, dans la mystique, est vécu et révélé dans l'immédiat. La connaissance dogmatique des E'glises universelles n'a été que la traduction objective de l'expérience mystique directement vécue [...]. Les dogmes dégénèrent et meurent, lorsqu'ils ont perdu leur source mystique, lorsqu'ils conçoivent l'homme extérieur et non l'homme intérieur, lorsque leur expérience est physique et psychique et non spirituelle. La croyance historique effective est la croyance de l'homme extérieur, dont l'esprit n'est pas approfondi jusqu'aux sources mystiques ; c'est une croyance adaptée au plan physique de l'existence (16). »

Et c'est cela même qui nous a amené à suggérer qu'il existe sans doute une connexion secrète fatale entre l'avènement et les exigences de la fides historica et la préparation d'un âge qui devait être celui du matérialisme historique. Tel est le thème qui ressort de l'Essai de métaphysique eschatologique donné d'autre part par Berdiaev. « Le Christ avait repoussé dans le désert la tentation des royaumes de ce monde, mais les chrétiens succombèrent dans l'histoire à cette tentation. » C'est cela que signifie le passage du christianisme eschatologique au christianisme historique, c'est-à-dire l'adaptation du christianisme aux conditions historiques extérieures(17)

Dès ce moment a commencé la sécularisation du christianisme, et c'est ce qu'il importe de comprendre pour juger les formes sécularisées du messianisme social apparues aux XIXe et XXe siècles, aussi bien que pour déjouer l'illusion affirmant dogmatiquement le sens de l'histoire, car un tel sens est inconcevable sans une dimension métahistorique (la « dimension polaire », disions-nous plus haut, celle qui relie au « pôle céleste »), et c'est précisément de cette dimension que le positivisme et la socialité privent la conscience de l'homme.

Si l'on vient d'insister sur cet effort tendant à l'instauration nouvelle d'un christianisme mystique, dont la perspective eschatologique détermine essentiellement l'orientation, c'est parce que l'ouvre d'un Berdiaev nous atteste que les « Occidentaux » sont sans doute capables de sécréter l'antidote des négativités issues de la socialisation du christianisme. Il y a là comme un phénomène d'homéopathie spirituelle. Mais qu'en sera-t-il ailleurs, là où le poison vient de l'extérieur, et où, pour cette raison, sa vraie nature n'apparaît pas d'emblée ? La perspective eschatologique fut essentiellement aussi celle de l'Islam, par excellence celle de l'Islam shî'ite. Mais l'Islam est-il aujourd'hui à même de sécréter, pour sa part, l'antidote des idéologies qui, venant de l'extérieur, détruisent et ruinent ce qui fut sa spiritualité? C'est la grave question déjà posée ici ; elle domine la situation à laquelle nous avons à faire face ensemble.

Car voici, en poignant contraste, le témoignage d'une personnalité musulmane de Jordanie, Arabie sunnite. Les propos ont été tenus au cours d'une interview remontant à quelques années, mais il n'y a pas un mot à y changer, la situation n'ayant fait que se généraliser et s'aggraver depuis lors. Cette éminente personnalité arabe sunnite s'exprimait ainsi : « Comme je vis avec mon temps et que j'ai reçu une éducation occidentale, le progrès ne me paraît possible qu'en dehors de la tradition. Nous sommes nombreux, en Jordanie, à penser ainsi, à tenter d'impossibles synthèses. Comme tous nos frères arabes et musulmans du monde quand ils se mettent à penser, nous vivons un drame atroce.

Est-il possible de ne pas tuer Dieu, en tentant d'isoler la religion d'un système social condamné par le progrès technique et scientifique ? Dans notre Islam, la religion et la société sont confondues, l'une et l'autre n'existent que par l'union inséparable des deux. Est-il possible de nous moderniser sans nous damner? » (18)

Ce qu'il y a de frappant dans ce témoignage pathétique, c'est l'envahissement total d'une âme par une idéologie dont elle est impuissante à sécréter elle-même l'antidote, parce que les prémisses de cette idéologie lui sont en fait étrangères. Nous sommes en présence d'une personnalité musulmane revendiquant son éducation occidentale, et de cette influence reçue de l'Occident sont radicalement absentes, bien entendu, les tendances et les protestations qui s'expriment dans les textes de Berdiaev cités ci-dessus ; il s'agit, tout au contraire, de l'influence des idéologies que ces textes dénoncent.

Une première affirmation typique intervient avec le slogan : « vivre avec son temps ». Qui donc donnera à cette âme musulmane désemparée la conscience et la force d'être et de vivre son propre temps à elle, non pas le temps de la collectivité anonyme, mais son propre temps personnel, son temps existentiel, où la vérité et le sens d'une doctrine apparaissent du fait qu'on l'assume soi-même, et non point par référence à tel ou tel moment du passé chronologique, ni à telles ou telles particularités sociales disparues? Et pourtant, les spirituels de l'Islam ont admirablement formulé la différence entre le temps historique extérieur (zamân âfâqî) et le temps de l'âme (zamân anfosî) ; ils savaient en effet que c'est « en ce temps-là » seulement, en ce temps existentiel, qu'une Tradition se transmet vivante, parce qu'elle est une inspiration sans cesse renouvelée, et non pas un cortège funèbre ou un registre d'opinions conformes.

La vie et la mort des choses spirituelles sont sous notre responsabilité; elles ne sont mises « au passé » que par nos démissions, nos renoncements aux métamorphoses qu'entraînerait pour nous leur maintien « au présent ». Il ne s'agit pas de tenter des « synthèses impossibles », mais il s'agit de comprendre ce que les spirituels ont compris depuis toujours, ce qui s'exprime dans la sentence de l'Imâm Ja'far rappelée plus haut : « L'Islam a commencé expatrié et redeviendra expatrié. Bienheureux les expatriés! »

Car, chose étrange, il est toujours apparu aux spirituels que, bien loin de consister dans la dissociation du social et du spirituel, dans leur différenciation et leur séparation, le « péril de damnation », la fatalité conduisant à « tuer Dieu », résulterait précisément d'une confusion et d'une identification entre la chose religieuse et un système social donné. Il s'agit même d'une séparation beaucoup plus radicale que celle qui permet encore de parler d'un « pouvoir spirituel » distinct du « pouvoir temporel », car, tant que l'on s'exprime en termes de « pouvoir » et de puissance, nous le remarquions plus haut, on en est, toujours ou déjà, à un niveau ou l'autre de la socialisation du spirituel, c'est-àdire de la situation conduisant à l'exclamation nietzschéenne :

« Dieu est mort. » Et de cette exclamation nous venons de percevoir un écho, jusqu'ici inouï, sur les lèvres d'une personnalité musulmane.

C'est pourquoi, au cours des réunions du petit cercle d'études shî'ites auquel il a été fait allusion ici précédemment, nous eûmes l'occasion, quelques semaines justement après que fut paru le texte de l'interview en question, de nous poser, à Téhéran même, la question : qu'est-ce qu'un shî'ite aurait à dire? Un shî'ite qui vivrait essentiellement sa religion comme Dîn-eQiyâmat, religion de la Résurrection. Il pourrait se faire que le témoignage rapporté ci-dessus gardât sa signification dramatique pour tous les cas où la religion islamique est identifiée purement et simplement avec la religion de la sharfat. Mais qu'en sera-t-il là où la sharfat est éprouvée comme n'étant que la moitié de la religion intégrale, celle-ci comportant essentiellement la haqîqat, la vérité spirituelle, la gnose qui est Qiyâmat, résurrection ?

E'voquons pour mémoire les caractéristiques qui différencient profondément l'Islam arabe et l'Islam iranien; elles n'ont pas à être traitées ici pour elles-mêmes, mais au nombre de ces différences il y a l'etkos qui, à l'heure actuelle, préserve l'Islam iranien de l'emmêlement aux passions socio-politiques, aux exaspérations racistes ou nationales. C'est pourquoi le sens universel, supranational, du concept Islam comme concept religieux, est vécu et apparaît beaucoup plus clairement de nos jours en un pays comme l'Iran. Ce que l'on constate, à coup sûr, c'est que la personnalité jordanienne dont nous venons de citer le témoignage, passe totalement sous silence, sans doute parce que son éducation l'a laissée dans une ignorance complète sur ce point, la bi-poîarité de la sharfat et de la haqîqat, de la religion de la Loi qui, livrée à elle-même, n'est que religion sociale, et de la religion spirituelle, religion en vérité, dont toute la substance est faite du sens spirituel des Révélations divines, et ce sens est indépendant d'un système social déterminé. Même parmi les plus graves bouleversements extérieurs, la fidélité aux prescriptions de la sharfat est possible, parce qu'elle est affaire personnelle entre le croyant et son Dieu, et elle est telle, à condition d'être vivifiée par la haqîqat. Mais alors d'où surgit cette haqîqat?

Quelle en est la source ?
Les termes dans lesquels nous posions cette question entre amis, à Téhéran, à propos de l'interview en question, revenaient donc à la poser comme relevant en propre de la spiritualité shî'ite, et c'est pourquoi elle nous conduisait à méditer jusqu'en ses sources et fondements la situation philosophique et spirituelle du shî'isme. Essentiellement ceci : percevoir, au centre du shî'isme, la fonction de sa prophétologie et de son imâmologie comme le situant à égale distance du juridisme de la religion purement légalitaire et extérieure, et des implications contenues dans l'idée chrétienne de l'Incarnation divine; c'est-à-dire comme la « voie droite » (sirât mostaqîm) passant à égale distance du monothéisme abstrait et monolithique, et du dogme qui, postulé par le phénomène E'glise et l'idée de son magistère, se sécularise en l'idéologie d'une Incarnation sociale, lorsque la théologie, renonçant à ellemême, s'efface devant la conscience sociologique. Essentiellement encore : l'idée de la ghaybat, de l'occultation et de l'invisibilité présente de l'Imâm, parce que cette occultation implique, avec l'idée d'un incognito divin, l'idée d'une communauté essentiellement spirituelle et l'attente eschatologique de la Parousie.

Cette eschatologie donne son sens à la condition de l'humanité présente, parce qu'elle y met fin par une transfiguration du Cieî et de la Terre.

L'idée de la ghaybat rend impossibles toute socialisation et toute matérialisation institutionnelle de la res religiosa. Car la Parousie, la réapparition de l'Imâm caché (cf. encore infra livre VII), ce n'est pas un événement qui doit survenir de l'extérieur, un beau jour. Si l'Imâm est caché, c'est parce que ce sont les nommes qui se sont rendus incapables de le voir. Son Apparaître futur présuppose une métamorphose du Coeur des hommes : il dépend de ses adeptes que s'accomplisse progressivement cette Parousie, par leur propre acte d'être.

Jusque-là, le temps de la ghaybat majeure, c'est le temps d'une présence divine incognito, et parce qu'elle est incognito, elle ne peut jamais devenir un objet, une chose, moins encore une réalité socialisable. Tel est le sens du temps de la ghaybat, comme temps non pas « historique », mais comme temps existentiel.

Alors les contrastes ressortent d'eux-mêmes, en une brève récapitulation. Si la prophétoîogie et l'imâmologie shî'ites résistent aux efforts de socialisation du spirituel, c'est que l'idée de la walâyat est celle d'une Initiation spirituelle, d'une gnose, non pas celle d'une E'glise : les Amis de Dieu, les « hommes de Dieu », sont des Guides, des Initiateurs; ils ne constituent pas un magistère dogmatique. Visions et personnes théophaniques ne postulent aucune Incarnation qui laïcise le divin en le faisant entrer dans la trame de l'histoire empirique. La ghaybat, l'occultation de l'Imâm, l'incognito divin, maintient la dimension eschatologique (celle du christianisme primitif), comme elle maintient dans l'incognito d'une Ecclesia spiritualis la hiérarchie ésotérique qui échappe à toute socialisation, et partant, à toute laïcisation. L'homologie du cycle de la prophétie et du cycle de la walâyat permet de percevoir un plan de permanence historique, ou mieux dit, une hiéro-histoire s'accomplissant dans le monde spirituel, progressant d'ascension en ascension, non pas dans l'écoulement linéaire d'une évolution indéfinie. La vérité n'est pas en fonction du moment dans la chronologie linéaire, mais en fonction de la hauteur d'horizon à laquelle elle est perçue.

Le temps de la ghaybat n'est pas un temps avec lequel « on fait » de l'histoire extérieure; c'est un temps existentiel. L'Imâm caché est le temps de la conscience shî'ite, son lien permanent avec la métahistoire.

Ces indications sont de celles qui nous guident quant au sens des problèmes à surmonter ensemble. Nous avons fait allusion plus haut au paradoxe qui marque la situation extérieure du shî'isme, depuis l'époque même de son triomphe avec la restauration safavide au XVIe siècle (il en sera encore question, infra chap. II). L'ouvre puissante d'un HaydarA^molî (VIIe/XIVe siècle), celle d'un Mollâ Sadrâ Shîrâzî et de ses élèves (XIe/XVIIe siècle), groupées autour de l'enseignement des saints Imâms, sont de celles qui doivent aider le shî'isme duodécimain à surmonter son propre paradoxe, en le rendant attentif à la signification actuelle de son message spirituel, et par là de son combat spirituel (infra chap. III).

Pour clore ce chapitre, relevons une observation frappante. S'il y a une vingtaine d'années, il n'était pas très fréquent de rencontrer un jeune intellectuel iranien avec qui s'entretenir de la philosophie d'un Mollâ Sadrâ Shîrâzî, ce n'est plus aujourd'hui un fait exceptionnel. Certes, ce ne sera jamais un fait auquel les statistiques aient à s'intéresser, mais quelque chose est en train de prendre naissance, un quelque chose auquel les pages du présent livre voudraient contribuer pour leur modeste part. Certes, je sais très bien que, s'il est beaucoup d'Iraniens, des jeunes et des moins jeunes, pour vivre avec ferveur les hautes doctrines des maîtres dont quelques-uns seront mentionnés ici, il en est d'autres, jeunes aussi ou moins jeunes, qui, à l'évocation des noms et des pensées dont ces pages seront remplies, ont pris l'habitude de répondre, les uns par une négation qui a pour excuse l'ignorance, les autres par un refus qui est souvent l'aveu d'une nostalgie. On souhaiterait que le présent livre leur inspire au moins le courage de leur nostalgie, en les convainquant qu'il n'y a aucune raison de succomber à cette mythologie du « sens de l'histoire », incapable de penser au présent ce qu'elle appelle le passé, parce qu'elle se donne l'illusion de l'avoir dépassé.

Nous rappelions plus haut l'enseignement des Imâms selon lequel c'est le sens intérieur, le sens ésotérique, qui est le vrai sens historique des Révélations divines, parce que ce sens ésotérique est celui qui, jusqu'au Dernier Jour, ne cessera de « se passer » dans l'homme intérieur. Le sens ésotérique est ici le sens historique, parce qu'il est l'histoire de l'âme, et parce qu'il est ainsi maintenu au présent par cette histoire même. C'est pourquoi ce que l'on appelle « tradition », en trans-mettant l'objet sauvegardé, suscite chaque fois du nouveau, non pas de nouvelles idéologies à la mode, mais de nouveaux témoins. Ce n'est plus tout à fait, certes, la conception courante qui identifie l'historique et le passé. En revanche, y aurait-il moins de franchise et de rigueur dans cette manière de comprendre « au présent », qu'il n'y en a dans de ce que l'on appelle couramment les nouvelles méthodes historiques? Car lorsque, à grand renfort d'archéologie, d'économie et de sociologie, on s'efforce de présenter le passé des masses anonymes comme véritable « sujet de l'histoire », n'est-ce pas encore et toujours le miroir de nos présuppositions, de nos inclinations et de nos ressentiments, qui nous présente « au présent » l'image que nous y déchiffrons... en toute objectivité ?

Il est une comparaison pour laquelle on avoue une prédilection et que l'on répétera ici, parce qu'elle surgit d'une méditation spontanée devant les ravins des torrents desséchés qui sillonnent le haut plateau iranien. Souvent, avec les mêmes amis, nous nous prenions à évoquer le jour imprévisible où de nouveau l'eau vive y coulerait à plein bord. Mais alors, nous demandionsnous, où est l'avenir d'un courant d'eau vive, qu'il s'agisse d'un fleuve de ce monde, ou qu'il s'agisse d'un « torrent spirituel » ? Est-ce à son estuaire où l'Océan l'absorbe ? Est-ce dans les déserts de sable où il s'en va disparaître ? Ou bien est-ce à sa source? Sa source, n'est-ce pas elle qui est son avenir ? Car le passé et l'avenir, quand il s'agit des choses de l'âme, ne sont pas les attributs des choses extérieures ; ce sont les attributs de l'âme même.

C'est nous qui sommes des vivants ou des morts, et qui sommes responsables de la vie et de la mort de ces choses. Et c'est cela même le secret de l'herméneutique spirituelle des saints Imâms.

Mollâ Sadrâ, par exemple, est de ceux qui surent fort bien que nous ne connaissons jamais qu'en proportion de notre amour, et que notre Connaître est la forme même de notre amour. Aussi, tout ce que les indifférents nomment le « passé », reste-t-il « à venir » en proportion de notre amour, qui est, lui, la source même de l'avenir, puisqu'il lui donne la vie. Seulement, il faut avoir le courage de son amour.


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CHAPITRE II Le Shiisme duodécimain CHAPITRE II
Notion du shî'isme des Douze Imâms
I.- L'idée fondamentale de l'Imâmisme
Essayons tout d'abord, dans un aperçu d'ensemble, de situer l'axe de la pensée et de la spiritualité shî'ite. Ce qui est énoncé ici à grands traits, sera précisé au cours des chapitres qui suivront.

Ayant indiqué ailleurs plus en détail les quatre grandes périodes en lesquelles on peut schématiser l'histoire du shî'isme duodécimain, nous n'y revenons ici qu'allusivement (19)

La première période est celle des saints Imâms eux-mêmes.

Elle commence avec le Ier Imâm, 'Alî ibn Abî-Tâlib (ob. 40/661), confident et dépositaire des secrets du Prophète, comme le montre la multitude des entretiens et des déclarations dont le texte est conservé dans la tradition shî'ite. Cette même période va jusqu'à l'année qui marque la « Grande Occultation » du XIIe Imâm, c'est-à-dire 329/940. Ce fut aussi l'année où mourut Mohammad ibn Ya'qûb Kolaynî qui de Ray (l'ancienne Raghès) près de l'actuel Téhéran, où il était le chef de la communauté shî'ite, s'était rendu à Baghdâd, où pendant vingt ans il fut occupé à recueillir aux sources mêmes, notamment auprès des deux derniers représentants (nâ'ib) du XIIe Imâm, les milliers de hadîth (traditions) qui constituent aujourd'hui le plus ancien recueil systématique de traditions shî'ites(20) Certes, avaient été compilés auparavant maints recueils partiels plus anciens, que Kolaynî put utiliser et dont certains sont même parvenus jusqu'à nous (du fait des persécutions, la littérature shî'ite des premiers siècles a subi d'énormes ravages; il y a une foule d'ouvrages dont nous ne connaissons plus aujourd'hui que les titres). Comme on le sait, chacun de ces hadîth remonte jusqu'à l'un ou l'autre des Imâms par une série de témoins qui en forment la chaîne de transmission (isnâd).

Une seconde période s'étend depuis Kolaynî jusqu'au grand penseur shî'ite duodécimain, qui eut également affaire avec le shî'isme septimanien ou ismaélien, Nasîroddîn Tûsî (ob. 672/1274), période principalement marquée par l'élaboration des grandes sommes de traditions shî'ites, les ouvrages consacrés à tel ou tel thème particulier, les grands tafsîr ou commentaires shî'ites du Qorân. Une troisième période s'étend depuis Nasîroddîn Tûsî, c'est-à-dire depuis les invasions mongoles, jusqu'à la Renaissance safavide, au début du XVIe siècle. Cette période sera évoquée plus loin (infra livre IV) avec le nom et l'ouvre de Haydar Amolî, envers qui le présent livre a une dette particulière.

Quant à la quatrième période, on peut considérer qu'elle commence avec la Renaissance safavide, depuis ce que nous avons appelé déjà ailleurs l' « E'cole d'Ispahan », dominée par les prestigieuses figures de Mîr Dâmâd et de ses élèves (infra livre V); elle englobe la période qâdjâre (infra livre VI) et ceux qui de nos jours encore sont les représentants de la pensée traditionnelle. Seuls nos successeurs seront à même de dire quand et en quel sens aura commencé une cinquième période!

Cela brièvement rappelé, soulignons encore les aspects caractéristiques. Ce que l'on appelle shî'isme (la shî'a), par opposition au sunnisme, c'est l'ensemble des adeptes (« shî'ites ») qui, pour tout ce qui concerne aussi bien les hautes doctrines spéculatives et l'herméneutique spirituelle du Qorân que la pratique courante de la religion islamique, se rallient à l'enseignement des saints Imâms et vouent une dévotion spéciale à la personne de ces derniers. On dit encore tashayyo'(21) « faire profession de shî'isme », par contraste avec tasannon, « faire profession de sunnisme ». Ce dernier terme provient du mot sunna (tradition). Bien entendu, les shî'ites emploient eux aussi couramment pour leur propre usage le mot sunna, mais ils désignent alors par ce mot la Tradition intégrale englobant tout l'énorme corpus des enseignements remontant à l'un ou l'autre des douze

Imâms.

L'idée fondamentale est celle-ci : le sunnisme professe que le prophète Mohammad (ob. II/632) a clôturé le « cycle de la prophétie » et a révélé la dernière Loi religieuse, la dernière sharî'at ; le Prophète a déclaré lui-même qu'après lui il n'y aurait plus de prophète ni de sharî'at nouvelle. Il est le « Sceau de la prophétie » (khâtim al-nobowwat), le Sceau des prophètes (khâtim al-anbiyâ'). L'histoire religieuse de l'humanité est donc close; de génération en génération de l'ère de l'Hégire, l'humanité se retourne vers le point final qui a été mis ainsi, dans le passé, aux Révélations divines.

Le shî'isme professe, certes, lui aussi, que Mohammad fut le « Sceau de la prophétie ». Cependant l'histoire religieuse de l'humanité n'est pas close, et ici s'insère toute la prophétologie qui fut l'ouvre propre du shî'isme en Islam (infra chap. VI).

C'est que le point final du « cycle de la prophétie » (dâ'irat alnobowwat) a coïncidé avec le point initial d'un nouveau cycle, le cycle de l'Initiation spirituelle ou « cycle de la walâyat ».

Le mot walâyat signifie amitié (persan dûstî). Il se rapporte d'une part à la dilection, l'amour, que professent les adeptes à l'égard des Imâms, et d'autre part à la prédilection divine qui, dès la prééternité, les qualifie, les sacralise comme les « Amis de Dieu », les Proches ou les Aimés de Dieu (Awliyâ' Allah). Le mot exprime ainsi la qualification de ceux qui, après qu'il n'y a plus de prophète (plus de nabî), sont désignés comme les « Amis de Dieu », et dont le charisme spirituel est d'initier leurs adeptes, leurs « amis », au sens vrai des Révélations prophétiques. Dans l'acception shî'ite, stricte et rigoureuse, la qualification de Awliyâ se rapporte essentiellement aux Douze Imâms, et par dérivation seulement à leurs adeptes, leurs « amis », tandis que le sunnisme (le soufisme sunnite) en généralise l'usage.

Le cycle de la walâyat s'est ouvert quand fut clos le cycle de la prophétie. C'est pourquoi, de même que le « Sceau de la prophétie universelle » fut manifesté en la personne du prophète Mohammad, de même le « Sceau de la walâyat universelle » fut manifesté en la personne du Ier Imâm, tandis que le « Sceau de la walâyat mohammadienne » sera manifesté lors de la clôture du cycle même de la walâyat, c'est-à-dire lors de la Manifestation du XIIe Imâm (ces énoncés sommaires seront complétés cidessous, livre I, chap. VI et VII, et livre VII). Le cycle de la walâyat, c'est l'initiation progressive au sens intérieur, spirituel, ésotérique (bâtin), des Révélations divines. Lorsque paraîtra le « Sceau de la walâyat rnohammadienne », tous ces secrets seront manifestés; ce sera le règne de la pure religion en esprit et en vérité. Ce Sceau, ce sera le dernier Imâm, le Douzième, réapparaissant au présent (parousie) comme Imâm annonciateur de la Résurrection (Qâ'im al-Qiyâmat).

Ainsi, en se retournant vers le Prophète qui fut le Sceau de la révélation prophétique, le croyant shî'ite se tourne eo ipso vers celui-là qui a été annoncé par le Prophète lui-même comme devant être son descendant, un « autre lui-même », le Sceau à venir de la walâyat. En adhérant au message du Dernier Prophète, les adeptes de l'Imâm ne sont pas les captifs d'un passé clos et scellé, mais eo ipso, comme portés par le secret de la « prophétie en marche », ils se tournent vers l'avènement de celui qui dévoilera non pas une nouvelle Loi, une nouvelle shari'at, mais le sens spirituel, le sens caché de toutes les Révélations données à l'humanité, et qui ainsi les transfigurera. La situation existentielle est fondamentalement différente du côté du shî'isme et du côté du sunnisme.

Le shî'isme duodécimain se désigne également comme Imâmisme. Le mot arabe Imâm, on l'a rappelé ci-dessus, désigne étymologiquement « celui qui se tient en avant ». C'est le guide spirituel (en Iran l'on emploie aussi couramment le mot persan pîshvâ, auquel on ajoute le chiffre désignant respectivement chacun des Douze : Pîshvâ-ye yakom, Pîshvâ-ye dovvom, Ier Imâm, IIe Imâm etc.). Au sens propre shî'ite, la qualification est réservée au groupe des Douze, c'est-à-dire aux onze Imâms descendants du Prophète par sa fille Fâtima (al-Zahra, l'Eclatante), et son cousin 'Alî ibn Abî-Tâlib, le premier des Douze, Le concept d'Imâm, guide, initiateur, est impliqué dans l'idée même du shî'isme comme gnose de l'Islam, et si l'Imâm est guide (hâdî), c'est qu'il est lui-même guidé par Dieu (il est Mahdî). Aussi bien la qualification de guidé-guide (mahdî et hâdî) est-elle étendue aux Douze Imâms du shî'isme duodécimain, parce que tous ensemble sont un plérôme, un tout complet; ils sont d'une seule et même essence (haqîqat, grec ousia).

Les Douze Imâms sont ceux qui guident leurs adeptes au sens spirituel caché, intérieur, ésotérique (bâtin), de la Révélation énoncée par le Prophète, ceux dont l'enseignement (formant un corpus considérable) reste, pour tout le temps postérieur au dernier prophète et jusqu'à la parousie de l'Imâm caché, la source d'une tradition spirituelle qui ne s'improvise ni ne se reconstruit à coup de syllogismes, de même que leurs personnes, surnaturelles et médiatrices, polarisent la dévotion de leurs adeptes.

Tel est, très brièvement dit, ce que l'on trouve au cœur du shî'isme, ce qui d'emblée suscite en lui un mode de pensée, une philosophie qui ne peut être que celle qui se désigne ellemême comme une philosophie prophétique (hikmat nabawîya).

C'est cela justement la dimension propre et irrémissible que le shî'isme a dressée en Islam, dimension restée incomprise jusqu'ici des sunnites en général, non moins méconnue en Occident, où l'on inclinait d'autant plus à sympathiser avec les prestiges de l'Islam sunnite majoritaire, que l'on évitait ainsi les questions gênantes pour certaines arrière-pensées.

Que de fois, nous y avons fait allusion, nos amis shî'ites en Iran nous ont interrogé sur les raisons secrètes de ce qui leur apparaît comme un parti pris étrange!

2. - Philosophie prophétique et religion initiatique
Cette « philosophie prophétique » est en quelque sorte l'enjeu du « combat spirituel » que le shî'isme doit soutenir sur plusieurs fronts, et de l'issue duquel il dépend qu'il soit ou non le shî'isme. Une vieille habitude, suivie sans discussion, n'a que trop longtemps permis de considérer que la pensée et la spiritualité islamiques s'exprimaient sous trois formes : celle du soufisme, celle des philosophes dits hellénisants, celle du Kalâm ou théologie scolastique de l'Islam, laquelle est plutôt, dans son essence, une dialectique apologétique.

Seulement, il y a un soufisme qui rejette la philosophie et les livres, et il y a un soufisme qui a édifié une extraordinaire métaphysique dont les thèmes lui ont été fournis originellement par la gnose islamique. Réciproquement, il y a des philosophes qui rejettent le soufisme, et il y a des philosophes qui le professent.

Et devant les uns et les autres, il y a les hommes du Kalâm, les Motakallimûn, les scolastiques de l'Islam qui, eux, n'ont guère plus de sympathie pour les soufis et les philosophes, que ces derniers n'en ont pour eux. Si complexe que soit déjà ce schéma, il est pourtant en porte à faux, parce qu'il est incomplet, et il est incomplet parce qu'il ne fait pas place à un membre essentiel : la philosophie prophétique du shî'isme, d'allure beaucoup plus herméneutique que dialectique, c'est-à-dire un mode de pensée qui aux constructions argumentant sur des abstractions logiques, préfère une progression qui s'attache à dévoiler, « désocculter » ce qui est caché (bâtin) sous l'apparent (zâhir), et à en percevoir les résonances aux niveaux de plusieurs mondes. Lorsque la rencontre se sera définitivement établie entre l'lshrâq, la « théosophie orientale » de Sohrawardî (infra livres II et V), et la pensée shî'ite, il deviendra courant chez nos auteurs iraniens de déclarer que l'lshrâq est envers la philosophie abstraite, dans le même rapport que le soufisme envers le Kalâm. Déjà cette analogie de proportions suffirait à nous édifier sur la manière dont on conçoit les termes en présence.

Une philosophie prophétique est une philosophie qui prend son point de départ dans le fait prophétique; sa gnoséologie, c'est-à-dire sa doctrine de la connaissance et des degrés de la connaissance, place au sommet la connaissance prophétique, la hiérognose avec ses modalités diverses, parce que cette gnoséologie procède elle-même de la prophétologie (infra chap. VI).

Elle a sa source dans les traditions rapportées des saints Imâms, traditions qui le plus souvent explicitent un texte qorânique chargé d'allusions, et je ne crois pas que nous puissions, historiquement et chronologiquement, remonter à des sources plus anciennes en Islam. C'est pourquoi cette philosophie prophétique éclaire jusqu'à la structure et jusqu'à la terminologie du système de ces philosophes qui ont été habituellement considérés jusqu'ici; elle nous fait comprendre, par exemple, pourquoi Fârâbî, Avicenne, Sohrawardî, situent également la connaissance prophétique au sommet de leur gnoséologie.

Une philosophie prophétique est, certes, le type de philosophie que développe en propre une religion d'essence prophétique telle que l'Islam, c'est-à-dire une religion dominée non pas par l'idée d'une Incarnation divine qui fait entrer Dieu dans l'histoire, mais par l'idée du message que la divinité à jamais transcendante délivre aux hommes, en l'inspirant à ceux d'entre eux qu'elle choisit. Se demander quel peut être le rôle de la méditation philosophique en Islam, et partant quel type de spiritualité se développera conjointement avec elle, c'est donc situer le lieu où cette méditation philosophique est « chez elle », non pas en porte à faux, comme elle l'est là où elle est refusée.

Avant toutes choses, à quelle situation de l'homme la philosophie prophétique ici, de par ses origines, a-t-elle à faire face ?

Nous savons que la conscience islamique de l'homme et du destin de l'homme présuppose une forme de conscience éminemment apte à saisir des faits parfaitement réels, sans être des faits appartenant à ce que nous appelons l'histoire, c'est-à-dire matérialisés dans la trame de la chronologie et dont les traces matérielles sont enregistrées dans les archives. Pour cette conscience existent les faits de la métahistoire, ce qui ne veut pas dire posthistoriques, mais tout simplement transhistoriques. Ce sont des faits qui, pour ne pas être ce que nous appelons de l'histoire, ne sont pas pour autant ce que nous appelons du mythe. Et c'est cette aptitude à saisir la réalité de l'Evénement sur cette voie intermédiaire, qui rend vaines ici les explications d'une psychiatrie sociale dont les « diagnostics » présupposent avant tout, chez ceux qui les formulent, l'inaptitude à sortir du dilemme : ou mythe ou histoire(22) ?

Le fait dominant de la métahistoire est pour la conscience islamique celui auquel réfère le verset qorânique 7 : 171. C'est l'interrogation posée par Dieu à tous les « Esprits » des humains préexistant à leur existence corporelle terrestre : A-lasto birabbikom?

« Ne suis-je pas votre Seigneur? » - interrogation à laquelle il fut répondu par un « Oui » unanime; sous cette unanimité se cachaient, il est vrai, bien des nuances, chaque humain ayant alors, selon nos penseurs, choisi préexistentiellement son destin en ce monde. C'est sur ce « prologue dans le Ciel » qu'est fixée la vision de la spiritualité islamique; il reçoit des interprétations diverses, correspondant aux différents niveaux de compréhension. Pour Ibn 'Arabî (ob. 638/1240) c'est Dieu même qui fut ainsi dans la prééternité, à la fois le questionnant et le répondant. (23)

Pour Rûzbehân de Shîrâz (ob. 606/1209, infra livre III), cette vision noua un pacte d'amour avec le Témoin-de-contemplation éternel (shâhid-e qidam), celui qui est à la fois le contemplant et le contemplé; lorsque les Esprits furent entrés dans la forme corporelle terrestre, la passion préexistant à cette condition éphémère de leur être, leur fit à tous demander avec Moïse : « Montre-toi à moi."(24)

Le mystique se guide ainsi sur un Sinaï mystique qui sera pour lui personnellement le lieu de la théophanie. Chez les ésotéristes en général, et chez les shî'ites tout particulièrement, ce verset est un de ceux qui affirment explicitement la préexistence des âmes (sous un mode diversement concevable) à leur condition terrestre présente. (254)

Et sans doute est-ce ce qui donne une saveur platonicienne au « symbole de foi » rédigé par un des plus éminents et des plus anciens docteurs shî'ites, Shaykh Sadûq Ibn Bâbûyeh (ob. 381/991). Pour tous les Moslimîn, le même verset implique leur responsabilité à l'égard d'un pacte mystérieusement conclu, de par la volonté divine, entre l'homme et son Dieu.

Et de là dérive le sens que la spiritualité islamique donne à la vie présente : celle-ci est l'épreuve de la fidélité de l'homme envers le pacte conclu entre Dieu et lui dans la prééternité.

Rappeler aux hommes ce pacte préexistentiel, tel est le but de la mission des prophètes, Quant au sens de ce pacte et la manière de lui être fidèle, c'est le secret caché sous la lettre des Révélations prophétiques. C'est pourquoi un tel verset nourrit la méditation de tout ce qui est désigné comme gnose ('irfân) en Islam, cette gnose qui alarme, partout et toujours, les littéralistes et les dogmatiques, parce qu'elle dévoile un niveau d'être et de conscience qu'ils refusent, et parce qu'elle est connaissance salvifique, une connaissance qui ne peut se produire, comme telle, sans une initiation et une régénération faisant éclore l'individu spirituel. Pour la gnose islamique, l'homme n'est pas un pécheur, un malade atteint par l'hérédité d'un, péché originel; c'est un exilé, un gharîb (cf. infra livre II, chap. v et livre III, chap. I), dont toute l'affaire est de prendre conscience des raisons de son exil et des moyens de retourner chez lui.

Ceux qui ne veulent pas de ce retour, s'égarent dans un abîme sans espoir. Ceux qui en cherchent la voie, la trouvent dans la gnose, par la découverte du sens caché des Révélations prophétiques, par le ta'wîl qui conditionne leur naissance spirituelle (wilâdat rûhânîya).

C'est là donc, dans la nécessité de trouver la Voie et le guide pour cette Voie, que s'enracine originellement le shî'isme, et c'est là que prend naissance cette philosophie prophétique dont on ne saurait mieux définir l'esprit qu'en rappelant la comparaison dont se sert notre grand philosophe Sadrâ Shîrâzî (ob. 1050/1640) : « La Révélation qorânique est la lumière qui fait voir, elle est comme le soleil qui prodigue sa lumière.

L'intelligence philosophique, c'est l'œil qui voit cette lumière.

Sans cette lumière, on ne pourra rien voir. Mais si l'on ferme les yeux, c'est-à-dire si l'on prétend se passer de l'intelligence philosophique, cette lumière elle-même ne sera pas vue, puisqu'il n'y aura pas d'yeux pour la voir. » Tout antagonisme entre philosophie et théologie est a priori surmonté en une hikmat ilâhîya, une « sagesse divine », théosophie prophétique qui, à l'époque de Mollâ Sadrâ, tendra à désigner par excellence l'herméneutique spirituelle du Qorân, telle que la fait connaître l'enseignement des Imâms.

Du pacte qui se trouve ainsi conclu, également dès l'origine, entre Révélation prophétique et méditation philosophique, résulte une situation particulière pour la philosophie, laquelle, promue au rang de « philosophie prophétique », sera désormais inséparable de l'effort spirituel et de la réalisation spirituelle personnelle. La différence fondamentale à l'égard de l'Islam légalitaire peut d'ores et déjà s'entrevoir. On est amené en effet à constater que l'aspect essentiel sous lequel se révèle la différence entre la religion légalitaire du sunnisme et la gnose de l'Islam shî'ite, c'est la conclusion différente que l'on tire, de part et d'autre, de l'acceptation du même fait, à savoir que le prophète de l'Islam a clôturé le cycle des périodes antérieures de la prophétie, celles des grands prophètes venus avant lui : Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, - Mohammad étant le dernier prophète qui apporta une sharî'at, le Sceau de la prophétie législatrice (nobowwat al-tashrî' ).

Dans ce cas, s'il est vrai de dire que les Révélations prophétiques n'ont qu'un sens littéral, si leur portée se limite à l'exotérique d'une Loi morale et sociale, alors l'histoire religieuse de l'humanité est bel et bien close, puisqu'il n'y aura jamais plus de nouvelle sharî'at divinement révélée (nous avons déjà signalé les déclarations du Ve et du VIe Imâm affirmant que, si le sens du Qorân se limitait à ce sens littéral, tout le Qorân serait d'ores et déjà mort). En revanche, si les Révélations portent en elles-mêmes, dans leur texte, quelque chose de caché, quelque chose que le Prophète, en tant que tel, n'avait pas la mission de révéler aux hommes (cf. infra chap. VI), la situation change du tout au tout. Cette situation sera caractérisée par l'attente eschatologique de la révélation du sens pîénier des Révélations, - révélation qui progresse dans la nuit de l'ésotérisme.

Cette nuit a commencé avec le Ier Imâm, dès que le Prophète eut quitté ce monde; elle ne s'achèvera qu'avec la parousie du dernier Imâm, le Douzième, présentement caché, et cette parousie préludera à la Grande Résurrection (al-Qiyâmat al-Kobrâ).

Pour le shî'isme, l'eschatologie n'est ni un vague article de foi, ni un simple thème d'édification. C'est quelque chose de fondamental, d'organique, quelque chose d'où procède sa philosophie même, car il n'y a de philosophie prophétique que liée organiquement à une eschatologie; une telle philosophie procède des pressentiments de cette eschatologie et organise les formes de ses anticipations. On rallierait peut-être à peu près tout le monde, en Islam, aux considérations par lesquelles, dès l'origine, les Imâms du shî'isme ont montré la nécessité de l'existence des prophètes. Mais ensuite qu'en est-il, maintenant qu'il n'y aura plus jamais de prophètes, maintenant que le dernier Prophète est venu? Cette question pathétique, c'est le shî'isme qui la pose, et c'est à cette question qu'il répond, car précisément l'urgence d'une philosophie prophétique n'est telle que parce qu'il n'y a plus de prophètes.

La réponse est dans l'affirmation de la walâyat des Imâms succédant à la risâlat (mission prophétique) du dernier Prophète.

C'est la réponse que donnent les hadîth des Imâms eux-mêmes, comme elle est celle qu'élaborent les théologiens-théosophes les plus représentatifs de la gnose shî'ite, un Ibn Abî Jomhûr par exemple (ob. post 901/1496). Ce qui fait pour eux la différence essentielle du shî'isme à l'égard de l'Islam majoritaire, c'est la walâyat, et celle-ci est l'ésotérique, textuellement la resesoterica (al-amr al-bâtina). (26)

L'Islam professé par la conscience shî'ite postule l'initiation à une doctrine qui est doctrine de salut, et représente bien ainsi la gnose en Islam. Ce sentiment initiatique s'exprime dans une thèse fondamentale qui suffisait, dès l'origine et à elle seule, à provoquer l'alarme chez les docteurs de l'orthodoxie de l'Islam sunnite, représentant l'esprit et les conceptions de la religion littérale. Cette thèse, c'est que tout ce qui est extérieur, toute apparence, tout exotérique (zâhir) a une réalité intérieure, cachée, ésotérique (bâtin). L'exotérique est la forme apparitionneiîe, le lieu épiphanique (mazhar) de l'ésotérique. Aussi faut-il, réciproquement, un exotérique pour chaque ésotérique ; le premier est l'aspect visible et manifesté du second; celui-ci est la vérité spirituelle, l'Idée réelle (haqîqat), le secret, la gnose, le sens et contenu supra-sensible (ma'nâ) de celui-là. L'un prend substance et consistance dans le monde visible; l'autre subsiste et consiste dans le monde invisible suprasensible ('âlam al-ghayb).

C'est la corrélation fondamentale de l'exotérique et de l'ésotérique qui se montre dans la corrélation de la mission prophétique de l'Envoyé de Dieu (la risâlat du Rasûl Allah) et la fonction initiatique de l'Imâm comme « Ami de Dieu » (Walî Allah). La fonction prophétique est de permettre la « descente » (tanzîl) et la manifestation de l'exotérique, du manifesté, c'est-àdire de la lettre positive des révélations religieuses. Eo ipso elle postule, pour le shî'isme, une fonction complémentaire pour « accomplir le retour » (ta'wîl) de cet exotérique à sa vérité spirituelle, à son Idée originelle ou signification ésotérique.

Opérer ce retour, c'est ce que désigne étymologiquement le mot ta'wîl (reconduire à), et cela veut dire : interprétation (ou herméneutique) spirituelle des Révélations. Cette herméneutique ressortit essentiellement au charisme de l'Ami de Dieu (walâyat) ou fonction initiatique de l'Imâm. Dans la mesure même où exotérique et ésotérique (zâhir et bâtin) sont en codépendance réciproque, fonction prophétique et fonction initiatique de l'Imâm (nobowwat et walâyat) sont également toutes deux interdépendantes, solidaires, inséparables (motalâzimatân). La source, l'acceptation et la viabilité de la notion shî'ite de l'Imâm dépendent donc de la conscience religieuse initiatique dont cette notion exprime la perception première et fondamentale. C'est une image-archétype antérieure à toute donnée empirique.

Toute autre explication passerait donc à côté de ce qui distingue par essence l'Imâmisme de l'Islam majoritaire et de la religion légalitaire, attentive à la validité des actes et des rites, méfiante et hostile à l'égard de toute « intériorisation », de tout ce qui rappelle et de tout ce qu'implique l'idée d'initiatisme.

Corollairement, parler de l'ésotérisme en Islam en passant sous silence le shî'isme (cela arrive assez fréquemment en Occident), c'est ne pas soupçonner le véritable état des choses. C'est se soustraire à la portée de l'affirmation que la foi (îmân) ne peut atteindre sa réalisation plénière sans la walâyat de l'Imâm, ce qui veut dire : si l'on ne reconnaît ni le sens ni la fonction de l'Imâm, - et partant, sans le ta'wîl, ce qui veut dire : sans l'intelligentia spiritualis, la ma'rifat des Révélations divines (cf. infra chap. v). Car le ta'wîl, privé de l'imâmologie, apparaîtra aux shî'ites comme une sorte de sécularisation du shî'isme, et c'est de grande conséquence, nous le verrons, quand il s'agit de concevoir les rapports entre le shî'isme ou le soufisme shî'ite d'une part, et le soufisme non shî'ite d'autre part.

Il y a déjà là un ensemble de notions fondamentales concernant la prophétie et l'imâmat, dont l'explication viendra plus loin (infra chap. V à VII). A`joutons-en encore quelques-unes qu'il faut avoir dès maintenant présentes à l'esprit, et par lesquelles nos auteurs caractérisent la personne spirituelle de l'lmâm(27).

La fonction initiatique de l'« Ami de Dieu » (sa walâyat) a pour fin la connaissance de l'ésotérique, c'est-à-dire le sens spirituel des Révélations divines; l'héritage prophétique temporel (warâthat) ne concerne que la connaissance de l'exotérique, c'est-à-dire le sens littéral des Révélations (on verra ci-dessous chap. VI, 4, se préciser la connaissance qui est l'héritage spirituel). L'Imâmat en son intégralité, c'est la double connaissance et de l'ésotérique et de l'exotérique ; assumer le testament prophétique spirituel (wasâyat), c'est garder et préserver la « lignée de l'ésotérique » (sihilat al-bâtin). Quant au khalifat temporel, la succession temporelle du Prophète, c'est garder et préserver la « lignée de l'exotérique », préservation qui restera à jamais précaire et ambiguë en l'absence de la première.

Ces précisions indiquent déjà comment la question de l'Imâmat shî'ite dépasse infiniment les limites auxquelles ont voulu réduire le shî'isme tous ceux qui n'ont été à même d'en donner qu'une explication politique ou socio-politique. Celui qui fut le Ier Imâm, 'Alî ibn Abî-Tâlib, cousin et gendre du Prophète, ne fut lui-même, on le sait, que « quatrième khalife » dans l'ordre de succession de l'histoire officielle de l'Islam exotérique. Mais, pas plus que cela n'infirme sa réalité d'Imâm, cela ne confère aucune investiture imâmique à ceux qui furent, selon la chronique officielle, les trois premiers khalifes (Abû Bakr, 'Omar, 'Othmân), ni à ceux qui furent ensuite extérieurement détenteurs du khalifat (Omayyades, Abbassides etc.). Comprendre ce qui est en cause avec le shî'isme, c'est comprendre qu'il s'agit d'autre chose que de « légitimisme politique », de compétitions dynastiques(28). L'Imâm n'a nullement besoin, d'être reconnu par la masse des humains pour être Imâm, car son charisme leur étant invisible, tout autant que le monde spirituel auquel il s'origine et se rapporte, l'Imâmat ne dépend pas de leur jugement. Il y a même des situations où il importe que l'Imâmat ne soit pas manifesté (comme dans le temps présent de la ghaybat). Le khalifat temporel ne concerne que le maintien de la sharî'at,la lignée de l'exotérique. Aucun des onze Imâms, après l'Imâm 'Alî, ne l'exerça en fait, mais chacun d'entre eux n'en fut pas moins le « Mainteneur du Livre saint » (Qayyim al-Qor'ân), et cela implique tout autre chose que le khalifat temporel. C'est le khalifat « au sens vrai », tel qu'il est réalisé en la personne de l'Imâm, mais sa réalisation intégrale ne peut, par définition et par essence, qu'advenir au terme d'une perspective eschatologique.

Voici maintenant un texte qui, en nous faisant sentir au mieux l'éthos shî'ite, récapitule tout ce que l'on vient d'esquisser à grands traits. Ce texte nous rapporte quelque chose comme la conclusion d'un entretien du VIe Imâm, l'Imâm ja'far al-Sâdiq, avec Mofazzal ibn 'Omar al-Jo'fî, lequel fut au nombre de ses disciples les plus intimes. Voici la narration exacte de celui-ci :

« Notre cause est difficile, déclara l'Imâm. Pour la soutenir, il faut des consciences où se lèvent les aurores, des cœurs embrasés de lumière, des âmes saines, de belles natures. C'est qu'aussi bien Dieu a d'ores et déjà reçu l'engagement (mithâq) de nos shî'ites. Qu'à celui qui nous est fidèle et loyal, Dieu fasse fidèlement le don du paradis. Celui qui nous trahit et violente notre droit, celui-là se met d'ores et déjà dans l'Enfer. En vérité, nous (les Imâms) tenons de Dieu un secret, un secret dont Dieu n'imposa le fardeau à personne d'autre que nous. Puis il nous ordonna de le transmettre. Nous le transmettons. Mais nous n'aurions trouvé personne qui en fût digne, personne à qui en confier le dépôt et qui fût capable de le porter, avant que Dieu n'eût créé à cette fin certains hommes qui furent créés de l'argile de Mohammad et de sa postérité (c'est-à-dire de la substance même du Prophète et des Imâms), C'est de la lumière de ces derniers que furent créés ces hommes-là, par une surabondance créatrice de la Miséricorde divine. Nous leur transmettons, de par Dieu, ce que nous avons l'ordre de transmettre. Ils l'accueillent et le supportent; leurs cœurs n'en sont pas troublés. Leurs esprits sont en sympathie avec notre secret; ils tendent spontanément à la compréhension spirituelle de ce que nous sommes ; spontanément ils s'enquièrent de notre cause. Mais Dieu a créé aussi des gens qui appartiennent à l'Enfer. Nous avons l'ordre de leur transmettre la même chose. Nous la leur transmettons donc. Mais leurs cœurs se renfrognent devant notre secret; ils s'en effarouchent et nous le renvoient avec un refus; incapables de le supporter, ils crient au mensonge. Dieu a mis une empreinte sur leurs cœurs. Leurs langues articulent une part de vérité; ils en énoncent la formule, mais leurs cœurs la rejettent. »

Alors, raconte Mofazzal al-Jo'fî, l'Imâm versa des larmes, puis, élevant ses deux mains, il dit : « O mon Dieu ! Fais qu'ils vivent de notre vie, fais qu'ils meurent de notre mort ! Ne laisse pas quelque ennemi prévaloir sur eux, car si tu laissais l'ennemi prévaloir sur eux, il n'y aurait plus personne pour t'adorer en ce monde(29).»

Ce texte, vibrant de la tonalité shî'ite la plus authentique, aura ses résonances dans tout ce qui va suivre ici. Il prélude à l'interprétation du verset qorânique 33 : 72, comme recélant le secret du dépôt divin confié à l'homme. Il énonce les mêmes motifs que ceux de l'entretien du Ier Imâm avec son disciple Komayl ibn Ziyâd (infra chap. III, 2 et 3). Il laisse entendre que, lors de la scène métahistorique de Covenant (mithâq) que nous évoquions plus haut, le oui ne fut pas prononcé de la même manière par tous les humains. Certains portaient un refus dans leurs cœurs. Ceux-là devaient être les éternels négateurs, les hommes de l' « initiation manquée », du « non sans oui »; leur destin, à eux aussi, s'origine à un choix préexistentiel dont aucune explication humaine ne peut être atteinte. Enfin, la première phrase prononcée ici par l'Imâm est identique à celle du célèbre hadîth qui fait du secret des Imâms le secret de l'herméneutique ésotérique, et par là même réfère au mystère de la « Réalité prophétique primordiale » (la Haqîqat mohammadîya) [infra chap. v].

Nous sommes ainsi conduit à fixer encore deux aspects essentiels qui achèvent de constituer le concept de l'Imâmat pour le shî'isme duodécimain : en premier lieu, comment en sa structure le plérôme des Imâms est constitué par douze personnes d'une même essence, lesquelles assument prééternellement, c'est-à-dire dès avant leur épiphanie terrestre, une fonction théophanique essentielle. En second lieu, comment en raison de cette fonction théophanique, l'Imâmat est un élément constitutif essentiel de la religion prophétique éternelle, et conséquemment est présent à toutes les périodes du cycle de la prophétie.


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3. - Le plérôme des douze Imâms Le Shiisme duodécimain 3. - Le plérôme des douze Imâms
Pour fixer ces deux aspects, il y a lieu de considérer tout d'abord ce nombre douze comme déterminé en lui-même par sa perfection même; c'est cette perfection qu'attestent les déclarations du Prophète concernant le nombre des Imâms, et c'est cette perfection plérômatique, telle qu'elle ne peut dépasser le nombre douze, qui investit de ses prérogatives le mystérieux personnage du XIIe Imâm. Ensuite, il importera d'en rappeler l'exemplification et les correspondances dans la cosmologie et dans la hiérohistoire ; les Douze ont leur Manifestation aux différents plans cosmogoniques de la manifestation de l'être, comme dans les périodes successives du cycle de la prophétie.

Ce sont ces différentes manifestations qui nimbent leurs personnalités historiques terrestres, fugitivement apparues au cours des trois premiers siècles de l'Hégire.

D'une part, nous observerons que le nombre douze a également son importance dans le shî'isme septimanien ou ismaélien. Là même cependant, il se rapporte non pas au nombre limité des Imâms eux-mêmes, mais aux douze dignitaires (les douze Hojjat) qui entourent chacun d'eux en permanence. Le nombre douze n'y exprime donc pas le même rythme fondamental que pour le shî'isme duodécimain et c'est là justement une des différences entre l'un et l'autre(30).

Des nombreuses traditions énonçant que le nombre des Imâms se limitent à douze, les unes remontent au Prophète, les autres à certains des Imâms en personne.

La nécessité du nombre douze, comme nombre parfait, chiffrant la norme intérieure d'une totalité parfaite, d'un plérôme, est illustrée, dans ces traditions, par des référencés aux douze signes du zodiaque, aux douze princes (tribus) d'Israël, aux douze sources que fit jaillir du rocher la baguette de Moïse, aux douze mois de l'année, aux douze heures du jour etc. C'est toute une théologie de l'Aiôn qui reparaît ainsi dans le shfisme duodécimain.

D'autre part, c'est en raison du fondement et origine de l'Imâmat, dès avant et par-delà ses manifestations en ce monde, en la Réalité prophétique étemelle (Haqîqat mohammadîya), que s'établit sur terre un rapport unique entre le Prophète et l'Imâm, entre Mohammad et 'Alî ibn A^bî Tâlib. Cependant si, en compagnie du prophète de l'Islam, l'Imâmat fut manifesté aux yeux de tous, déjà antérieurement il avait été « manifesté secrètement » avec chaque prophète législateur (cf. encore infra). C'est que la fonction de chaque prophète fut toujours essentiellement la risâlat, la délivrance du message divin dans sa teneur littérale, tandis que le ministère des Imâms fut l'initiation au sens spirituel caché de la Révélation divine littérale (le ta'wîl, le tahqîq).

Les Imâms sont les guides conduisant à cette compréhension, à cette intelligentia spiritualis ; mieux encore ils sont eux-mêmes ce sens (cf. encore infra chap. v). Cela, parce que l'imâmologie métaphysique médite, dans leurs personnes préexistantes, la théophanie primordiale, une surhumanité céleste, créaturelle, certes, mais qui est la Face divine révélée aux hommes.

C'est eo ipso vers cette Face que les hommes se tournent, lorsqu'ils se tournent vers la Divinité, car celle-ci en soi-même leur reste inaccessible : elle est l'abîme, le Silence divin, le Deus absconditus. Ce thème de la Face est d'une importance capitale pour toute la théologie shî'ite ; il n'est nullement le fruit d'une spéculation tardive ; il est déjà énoncé dans les hadîth des Imâms eux-mêmes (31). Nous verrons (infra chap. VII) que ce thème marque en quel sens c'est l'Imâm qui rend possible le tawhîd pour l'homme, car, quelque effort que fasse l'homme, c'est vers la Face du Deus revelatus qu'il se tourne. C'est à la condition d'en être conscient qu'il évitera simultanément le double piège du tashbîh et du ta'tîl, c'est-à-dire de l'anthropomorphisme et de l'agnosticisme. En revanche, s'il rejette l'idée shî'ite de l'Imâm, quoi qu'il fasse et dise, il commettra à son tour la faute d'Iblîs ; il tombera inévitablement soit dans le tashbîh, en se trompant sur le sens des Noms et des Attributs divins, soit dans le ta'tîl qui, dans son vain effort pour sauver la transcendance divine, ne fait que substituer au monothéisme naïf du tashbîh un monothéisme abstrait.

Les Douze Imâms, avec le Prophète et Fâtima sa fille (Fâtima al-Zahrâ, « à la beauté éclatante », « qui a l'éclat des fleurs »), origine de la lignée imâmique, forment le plérôme des « Quatorze Immaculés » (en persan Chahârdeh Ma'sûm), dont les manifestations, les théophanies, se produisent aux différents plans d'univers (lâhût, jabarût, malakût, nâsût, cf. infra chap. v).

Sans pouvoir y insister ici pour le moment (car il y aura lieu d'approfondir la recherche comparative), on n'omettra pas cependant de signaler l'analogie de leur groupe avec les groupes de Douze et de Quatorze bien connus dans les textes gnostiques de langue copte(32). L'Apocalypse d'Adam connaît Quatorze Aiôns de lumière, formes d'apparition de l'Illuminateur (en terminologie shî'ite nous dirions : mazâhir de la Haqîqat mohammadîya).

La gnose manichéenne s'attache à interpréter une prière de Seth, fils d'Adam, adressée aux « Quatorze grands Aiôns de lumière » (or Seth, comme « Imâm d'Adam », est une ligure de premier plan dans la gnose shî'ite); elle s'attache à interpréter les « Quatorze vaisseaux » sur lesquels navigua Jésus pour descendre en ce monde(33). Non moins frappante est l'analogie entre le Douzième Imâm (le Quatorzième des Immaculés) et le Quatorzième des Aiôns de lumière.

L'Apocalypse d'Adam encore parle du Quatorzième comme de l'allogène, l'étranger : un jeune garçon né de manière mystérieuse, enlevé en un lieu inacessible, où il est éduqué et nourri(34). Le Douzième Imâm, Mohammad al-Qâ'im (le Résurrecteur) ou al-Mahdî (le Guidé), né de façon mystérieuse, disparaît encore tout enfant, le jour même où quitte ce monde son jeune père, l'lmâm Hasan. 'Askarî (en 260/873, cf. infra livre VII). Nous entendrons le prophète Mohammad s'exprimer à son égard comme le prophète Zarathoustra à l'égard du Sauveur-Saoshyant : « Je suis en lui et il est en moi. »

Le Douzième Imâm (Quatorzième des Immaculés) est l'Imâm caché de notre temps ; il réside en un monde suprasensible, invisible aux humains, jusqu'à son Apparaître futur, sa parousie finale qui clôturera le présent cycle de notre monde. Le temps que nous vivons présentement, est le temps de son « occultation », le temps de la ghaybat. Comme Imâm attendu (Imâm montazar) il a été identifié par maints auteurs shî'ites, entre autres par Haydar Amolî, avec le Paraclet annoncé par Jésus dans l'Evangile de Jean(35). Il y aura lieu d'y revenir ici même, car cette inspiration paraclétique de l'Islam shî'ite, comme témoin de la religion prophétique éternelle, pose une question capitale à la « théologie générale des religions » que l'avenir verra peutêtre éclore. Parce que la figure du XIIe Imâm polarise la dévotion du shî'isme duodécimain, nous lui consacrerons spécialement le livre final du présent ouvrage. Mais pour la même raison, il était impossible de nous engager plus avant, sans en faire mention dès maintenant.

Nous disions ci-dessus que la structure du plérôme des Douze trouve son attestation et sa garantie dans une multitude de traditions ou hadîth shî'ites ; elle les trouve aussi dans les versets qorâniques dont l'herméneutique shî'ite fait le fondement scripturaire de sa foi, comme elle les trouve enfin dans les correspondances que lui montre une théosophie aux dimensions cosmiques qui sera évoquée plus loin. Nous ne pouvons ici que retenir allusivement quelques-unes de ces traditions multiples.

Il y a, par exemple, celle où le Prophète en personne déclare : « Les Imâms après moi seront au nombre de douze ; le premier est 'Alî ibn Abî Tâlib ; le douzième est le Résurrecteur (al-Qâ'im), al-Mahdî (littéralement le Guidé, qui est par là même al-Hâdî, le Guide), à la main duquel Dieu fera conquérir les Orients et les Décidants de la Terre. » Ou encore : leur nombre est le même que celui des mois de l'année; le même que celui des sources que fit jaillir la baguette de Moïse en frappant le rocher de Horeb; le même que celui des Chefs (noqabâ) d'Israël.

S'adressant à son propre wasî (héritier-spirituel), le Prophète déclare : « O 'Alî les Imâms guidés et guides, tes descendants les Très-Purs, seront au nombre de douze (c'est-à-dire onze avec toi). Tu es le premier; le nom du dernier sera mon propre nom (Mohammad) ; quand il paraîtra, il remplira la terre de justice et d'harmonie, comme elle est maintenant remplie d'iniquité et de violence ».

Faisant allusion à ce qui lui avait été montré pendant la nuit d'extase de son assomption céleste, le Prophète atteste avoir vu sur les montants du Trône douze lumières ; dans chacune de ces lumières une ligne d'écriture de couleur verte portait respectivement le nom de chacun des douze Imâms. (36) Le même thème reparaît dans la tablette d'êmeraude apportée du ciel par l'ange Gabriel à Fâtima Zahra, ou bien apportée au Prophète et donnée par lui en présent à sa fille (on se rappellera ici le thème de la tabula smaragdina dans la tradition hermétiste).

Cette tablette d'émeraude portait en lignes d'écriture dont l'or flamboyait comme la lumière du soleil, les noms du Prophète et de ses douze Imâms. L'un des « Compagnons » du Prophète, Jâbir al-Ansârî, un des shî'ites de la première heure, put même en prendre copie avec la permission de Fâtima ; le Ve Imâm, Mohammad Bâqir (ob. vers 115/733) en fournit encore l'attestation, donc bien avant, « hagiographiquement » du moins, que la lignée des Douze Imâms n'ait atteint en ce monde sa limite chronologique (37). Toutes ces traditions, en leur multitude, amplifient et commentent ce que le shî'isme perçoit dans les versets qorâniques qu'il considère comme sa garantie divine. Le double motif qu'il aime à y méditer est celui de la pureté immaculée ('ismat) conférée par un don divin à la personne des Imâms, et celui d'une investiture divine (nass) par laquelle leur rang spirituel échappe, de par sa nature même, à l'arbitraire de l'élection par les hommes. Deux de ces versets qorâniques ont une importance insigne.

Il y a le verset (3 : 54) qui nous réfère à la proposition d'ordalie (Mobâhala) que le prophète Mohammad avait adressée aux chrétiens de Najrân et à leur évêque (en l'an 10/631), pour adjurer Dieu de décider par un Signe entre leurs conceptions respectives de la personne du Christ. Comme on le sait, les Chrétiens renoncèrent finalement à tenter l'épreuve. Mais la mise en scène avait été extraordinaire. Dans le décor de la « dune rouge » le Prophète avait fait pendre, entre deux arbres taillés en poteaux, un grand tissu noir formant portique; il y prit place ayant derrière lui sa fille Fâtima (al-Zahrâ, al-Batûl, la Vierge); à sa droite, l'époux et cousin de celle-ci, 'Alî, le Ier Imâm ; à sa gauche, les deux Imâms-enfants, Hasan et Hosayn. Ce sont ces quatre personnes de sa famille que le Prophète avait, avec lui-même, constituées comme « otages » de sa proposition d'ordalie. Ils forment ensemble le groupe que l'on désigne comme les « Cinq Personnes du Manteau » (Ashâb al-Kesâ, ce Manteau que revêtira l'Imâm caché, lors de sa parousie, et le symbole est ici d'une puissance extraordinaire) (38) . C'est le groupe de ces cinq Personnes unies par une « solidarité sacramentelle » que la foi shî'ite considère comme une vision théophanique. Pour les théologiens shî'ites, il ne fait aucun doute que les expressions employées dans le verset signifient qu'il y a entre les cinq personnes une communauté d'essence, une même (haqîqat) (39).

Un autre verset sacralise le même groupe de Personnes, et à travers elles leur descendance d'Imâm en Imâm jusqu'au XIIe Imâm, car ce n'est nullement la seule ascendance selon la chair, mais cette 'ismat, cette pureté immaculée, jointe à l'investiture nominale (nass), qui, de chacun des Douze Imâms du shî'isme, a fait un Imâm. C'est le verset (33 : 33) où il est dit :

« Dieu veut écarter de vous toute souillure, ô membres de la Famille du Prophète, et vous conférer une totale pureté. »

Ici encore, les cinq personnages sont groupés à l'ombre du manteau du Prophète (40) , et c'est à cette occasion que le Prophète prononça cette prière : « Mon Dieu, voici les membres de ma maison; mon frère 'Alî) est le prince des Imâms, ses fils sont les fleurons de ma descendance; et ma fille, la souveraine des femmes.(41) Le Mahdî procédera de nous. » L'un des Compagnons (Jâbir al-A^nsârî encore) ayant demandé : « O Envoyé de Dieu, qui est le Mahdî ? », le Prophète de répondre : « Il y aura neuf Imâms descendants de Hosayn. Le neuvième sera le Qâ'îm (le résurrecteur) : il remplira la terre d'harmonie et de justice comme elle est aujourd'hui remplie de tyrannie et de violence, Il combattra pour reconduire au sens spirituel (ta'wîl), comme j'ai moi-même combattu pour la révélation du sens littéral (tanzîl). »

Cette dernière phrase énonce la raison pour laquelle, ainsi que nous le verrons au terme de ce livre, la figure du XIIe Imâm domine tout le cycle de l'Initiation spirituelle (le cycle de la walâyat), dont nous avons rappelé ci-dessus qu'il commença avec la clôture même du cycle de la prophétie. S'ensuit un paradoxe qui est propre au génie de la pensée shî'ite et qui est impliqué dans l'énoncé même du Prophète affirmant qu'il n'y aurait que douze Imâms à lui succéder. Comment ce nombre douze peut-il suffire à couvrir la totalité du temps jusqu'au Yawm al-Qiyâmat, « jour de la Résurrection » ? Dès l'origine, la situation est telle que la dynastie des douze Imâms ne peut ni se comparer ni entrer en compétition avec une dynastie quelconque de ce monde, car elle appartient à un autre ordre.

D'une part la Terre ne peut jamais être privée d'un Imâm, fût-il caché et invisible, parce qu'elle serait alors sans communication avec le Ciel; l'Imâm est le pôle mystique; s'il cessait d'exister, l'humanité ne saurait persévérer dans l'être. Que la grande masse des humains soit inconsciente de l'existence de ce pôle, cela ne change rien à la chose. Il faut donc que jamais l'Imâm ne cesse d'être présent. Mais, d'autre part, le plérôme des Douze est d'ores et déjà constitué et achevé; douze est le nombre parfait sans lequel l'Imâmat serait incomplet, et en raison même de sa perfection le nombre douze ne saurait être dépassé. Il faut donc que le XIIe Imâm existe dès maintenant; il faut qu'il ait existé en ce monde dès l'instant que le XIe Imâm le quittait.

Cependant le cycle de l'Initiation ou de Sa walâyat est encore inachevé; la Manifestation (la parousie, l'Apparaître futur) du XIIe Imâm est encore attendue. Dès lors il faut que le XIIe Imâm, tout en étant d'ores et déjà là, soit encore l'Attendu; il faut donc qu'il soit à la fois « existant au passé » et « existant au futur », et c'est cette simultanéité même qui détermine le mode de son existence aujourd'hui : présence « entre les temps », présence invisible et permanente, depuis son occultation « mineure » commencée en 260/874, jusqu'à la fin du temps de l'histoire, jusqu'à l'aurore du nouyel Aiôn, celui de l'Homme Parfait (42) . Il s'agit, par conséquent, d'une présence qui ne peut assumer le mode d'une présence matérielle dans un lieu de l'espace physique sensible. Et c'est pourquoi la nécessité de cette présence postule l'existence d'un monde suprasensible intermédiaire, monde autre ayant un autre temps (cf. infra chap. IV, 5); cette présence permanente postule, comme telle, l'idée de l'lmâm caché, la nécessité de l'occultation de l'Imâm, de cette ghaybat à la méditation de laquelle se sont si studieusement attachés les théosophes imâmites, et qui préserve de toute tentative de profanation et de socialisation l'idée fondamentale du shî'isme duodécimain (cf. infra tout le livre VII).

Maintenant, outre les fondements scripturaires que lui assurent les versets qorâniques et les propos traditionnels du Prophète et des Imâms, la doctrine shî'ite a son armature, avons-nous dit, dans un ensemble de visions embrassant la cosmogonie et la hiérohistoire, conceptions qui, elles aussi, représentent dans le shî'isme la tradition d'une gnose très ancienne. Cela sans doute, parce que, contrairement à ce qui se passa en Occident, l'essor de la pensée ne fut jamais contenu par une frontière plus ou moins arbitraire entre tradition théologique et spéculation philosophique, et que le seul but qui apparut à la hauteur de cette pensée, ne pouvait être qu'une theosophia intégrale. Les versets qorâniques, comme les traditions du Prophète et des Imâms, fournissent maintes données à la cosmologie spéculative; réciproquement celle-ci ne manque jamais de se référer à ces sources traditionnelles. De leur conjonction, l'Imâmat ressort sous cet autre aspect que l'on signalait plus haut, à savoir comme un élément essentiel de la religion prophétique universelle, permanent à toutes les périodes du cycle de la prophétie.

Il y a, par exemple, ce propos attribué au VIe Imâm, Jà'far Sâdiq : « La nuit a douze heures ; le jour a douze heures comme l'année a douze mois; les Imâms sont au nombre de douze, 'Alî est une heure d'entre ces douze (43) . » Sans difficulté, nos auteurs voient dans ce propos une allusion au cycle de l'Initiation ou de la walâyat, homologué à la durée et aux heures d'un nycthémère cosmique. Un autre exemple : le Prophète en personne, pour illustrer ce même thème, récite ce verset qorânique (85 : 1) :

« J'en jure par le Ciel aux douze châteaux forts (les signes du zodiaque). » Puis il demande à son interlocuteur : « Crois-tu donc que Dieu Très-Haut jure par le ciel astronomique et ses constellations ? Le Ciel dont il est question ici, c'est ma propre personne. Quant aux douze châteaux forts (ou constellations zodiacales), ce sont les douze Imâms venant après moi". (44)

Ici, l'allusion réfère à une imâmologie transcendante, s'élargissant en proportions cosmiques. Comme on l'a indiqué déjà, les personnes terrestres des douze Imâms sont mises en un rapport théophanique (mazharîya) avec les puissances cosmogoniques ; elles en sont la manifestation sur le plan terrestre.

Aussi bien la théosophie shî'ite est-elle fondamentalement un « théophanisme »; c'est pourquoi elle a si vite reconnu son propre bien, c'est-à-dire les sources qui lui étaient empruntées à elle même, dans l'ouvre colossale d'Ibn 'Arabî, et s'est immédiatement assimilée celle-ci, quitte à mettre au point la schématisation de l'univocité de l'être (wahdat al-wojûd). Le cas des commentateurs shî'ites d'Ibn 'Arabî, par excellence celui de Haydar A^molî, est assez significatif à cet égard. Haydar A^molî n'en est que plus à l'aise pour critiquer les points de la doctrine d'Ibn 'Arabî inconciliables avec la doctrine shî'ite, avant tout en ce qui concerne la personne du « Sceau de la walâyat » (cf. infra livre IV, chap. I). Mais l'idée dominante, de part et d'autre, reste celle d'une correspondance et d'une homologie parfaites entre ies plans cosmiques, entre les univers spirituels et les univers visibles. C'est ainsi que, dans les personnes des douze Imâms, du premier au dernier, on déclare qu'ont été manifestées, à la fois spirituellement et visiblement, toutes les religions et toutes les perfections. (45)

Cette formule d'Ibn Abî Jomhûr dérive d'une cosmogonie où la hiérarchie des plans forme une structure très complexe. Cette hiérarchie détermine d'autre part la hiérarchie des sens que l'herméneutique ésotérique dévoile dans le Qorân (infra chap. v).

Nous en retiendrons ici, en simplifiant à l'extrême (et sans tenir compte des variantes), les traits suivants (46) . Il y a à l'origine éternelle des théophanies douze princes célestes ou Imâms primordiaux, constitués dans le suprême Ciel aux douze demeures, où chacun d'eux occupe respectivement le trône de sa royauté.

Ils ont connaissance des secrets de la « Table inviolée » (Lawh mahfûz), par une connaissance qui est immanente à leur être même. A` leur tour, ils ont constitué sept représentants ou chefs (noqabâ'), qui correspondent aux Intelligences régentes des Sphères chez les philosophes; ces sept chefs sont eux-mêmes assistés de « templiers » (sadana) qui, pour certaines fonctions, correspondent aux Animae caelestes, motrices des Sphères chez les philosophes. Tout l'ensemble « révolue » au service des douze princes célestes primordiaux, auxquels correspondent douze catégories d'Anges médiateurs entre les mondes. Anges, astres et cieux sont tous ensemble les formes épiphaniques (mazâhir) de la même substance de l'Anthrôpos (Insân), l'Homme primordial qui est principe et source de la totalité des existants, parce que, sous des dénominations diverses, il est l'initialement fait-être par la Divinité qui, elle, reste éternellement transcendante à l'être.

Corollairement, si l'on envisage les douze Imâms célestes dans leur fonction cosmogonique primordiale, ce sont les Anges et les Esprits célestes qui en sont les formes théophaniques en leurs univers respectifs. Mais si l'on envisage les Imâms dans leur manifestation ou personnifications terrestres, ce sont les esprits des Imâms qui reçoivent des Esprits angéliques l'inspiration et les hautes connaissances. Bref, tous les univers dans leur ensemble constituent autant d'épiphanies de la même réalité primordiale qui est manifestée sur terre dans la personne des Quatorze Immaculés : les douze Imâms, le Prophète et Fâtima, sa fille, origine de leur lignée. Les homologies sont immédiatement perceptibles : la perfection et l'ordre des mondes visibles sont conditionnés par les sept astres, les sept cieux, les douze constellations zodiacales. La perfection et l'ordre du cosmos spirituel sont réglés par les sept pôles (aqtâb) ou prophètes et les douze Imâms. Les hiérarchies ésotériques méditées dans le soufisme, s'originent à ce schéma. C'est également ce même schéma qui nous permet de nous représenter la fonction des douze dans le cycle de la prophétie et dans le cycle de l'Initiation.

En raison de cette loi d'homologie et de correspondance, chacun des Nabîs d'entre les prophètes qui, ayant eu la qualité de Nabî mosal (prophète envoyé), furent en outre missionnés pour révéler le Livre d'une religion nouvelle et inaugurer ainsi une nouvelle période de la prophétie, - chacun d'eux a été suivi de douze Imâms, ses héritiers spirituels (awsiyâ). C'est qu'en effet chacun de ces Envoyés fut une épïphanie de la même réalité prophétique manifestée finalement en sa plénitude dans le « Sceau des prophètes », de même que tous les Imâms respectifs de tous les prophètes ont été les épiphanies (non pas les « réincarnations ») de la même réalité imâmique. En parlant du 1er

Imâm, son héritier spirituel direct, le prophète Mohammad a dit : « 'Alî a été missionné secrètement avec chaque prophète; avec moi il l'a été publiquement». (47) Comme le propos vise en fait, en la personne de 'Alî, l'idée d'un Imâm éternel, si l'on pense ici au ministère spirituel de l'Imâm, à son « sacerdoce » initiant au sens caché des Révélations, on pressentira toute l'importance du fait que, de son côté, la gnose Ismaélienne donne à cet « Imâm éternel » le nom de Melchisédek. (48) C'est cela même qui nous montre que la notion shî'ite de l'imâmat, l'imâmisme, plonge ses racines dans l'idée d'une religion prophétique universelle, dont nous constatons ici la floraison, tout en distinguant encore mal la « chaîne de transmission » qui l'a portée jusqu'à l'ocuménisme ésotérique du shî'isme englobant la totalité de la hiérohistoire.

Les grands prophètes, parmi les Envoyés ou Nabîs morsal, sont au nombre de sept : Adam, Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus, Mohammad; leur nombre correspond à celui des Sphères planétaires (49). Ces sept grands prophètes sont, dans ce schéma, appelés les « pôles ». De même que les étapes de la révolution des planètes sont inscrites dans le Ciel des douze figures du zodiaque, de même les sept périodes de la prophétie, inaugurées respectivement par chacun des sept pôles, sont respectivement rythmées par la succession de douze héritiers spirituels (Awsiyâ) ou Imâms. Aucun Nabî ne meurt sans avoir investi un successeur spirituel qui prenne sa place, non pas, certes, pour assumer la fonction prophétique à sa place, mais pour assumer l'imâmat.

Adam a investi son fils Seth ; Noé, son fils Sem ; Abraham a investi Ismaël; Moïse, après la mort d'Aaron, a investi Josué; Jésus a investi Sha'mûn al-Safâ (Simon-Pierre). Mais le prophète de l'Islam le rappelait aux siens : il n'est aucun de ces prophètes qui n'ait été trahi par son peuple, et lui-même annonçait aux siens qu'à son tour son propre peuple trahirait le pacte de fidélité envers celui qu'il instituait comme son héritier spirituel, 'Alî ibn Abî Tâlib(50) . C'est là une représentation pathétique dominant la conscience shî'ite, la manière dont elle s'explique la grande défection commise par le sunnisme majoritaire à l'égard de ce qui fait pour elle l'essence de l'Islam comme religion spirituelle, à savoir l'imâmisme.

Nous constations précédemment et nous constaterons encore la difficulté qu'il y a à traduire d'une manière qui en fasse entendre toutes les résonances, les termes techniques d'Awliyâ (les « Amis ») et de walâyat. Aussi bien serons-nous avertis par un grand shaykh soufî imâmite du VIIe/XIIIe siècle, Sa'doddîn Hamûyeh (ob. 650/1252), que ces termes n'ont fait ieur apparition qu'avec la religion de Mohammad, bien que la fonction spirituelle qu'ils désignent, ait existé lors des périodes antérieures de la prophétie. Là même cependant, on en désignait encore les dépositaires comme des Nahîs (c'est-à-dire des Nabîs sans plus, non pas des Nabîs morsal ni des Nabîs, envoyés avec un Livre ; sur cette différenciation, cf. infra chap. VI, 2). La remarque implique l'idée que c'est avec l'Islam, c'est-à-dire avec l'Islam shî'ite, qu'est apparu le véritable ésotérisme, la gnose en sa vérité plénière. Et tel est le sens que nous sommes invités à entendre dans ce hadîth, en le référant aux douze Imâms : « Les Sages de ma communauté sont les homologues des prophètes d'Israël(51) ». Quant aux douze Imâms, guides et initiateurs spirituels qui ont marqué les étapes de chacune des périodes de la prophétie au cours de la hiérohistoire, nos auteurs en connaissent les noms en détail. Mais c'est là peut-être un des chapitres les plus épineux de la prophétologie et de l'imâmologie shî'ites (celles de l'imâmisme comme celles de l'Ismaélisme). Ce chapitre pose en effet maints problèmes. Tout d'abord parce que l'ordre de succession y comporte à la fois des noms bibliques et des noms extrabibliques.

Ensuite, parce que les sources en demanderaient toute une recherche, et que la graphie arabe ayant défiguré définitivement leur forme authentique, l'identification d'un bon nombre de ces noms est souvent précaire(52). Comme Imâms de la période d'Adam nous reconnaissons, entre autres, les noms de Seth, Abel, Hénoch... Pour la période de Noé, ceux de Sem, Arpakhshad, Japhet, avec ceux de prophètes arabes mentionnés dans le Qorân : Sâleh et Hôd. Pour la période d'Abraham : Ismaël, Isaac, Jacob, Joseph, Job, Zénon, Daniel le majeur. Pour la période de Moïse : A^aron, Josué, 'Ozayr.

Pour la période de David : Saîomon, Asâf. En la période de Jésus : Sha'mûn al-Safâ (Simon bar Kepha), la lignée aboutissant (par d'autres noms que ceux du groupe canonique) à Bohayrâ, désigné aussi sous le nom de Georges, le moine nestorien qui confirma Mohammad dans sa vocation prophétique et la réalité de ses visions, lorsque celui-ci en proie au doute, eut été conduit à lui par sa femme Khâdija.

Il est essentiel, nous le verrons, d'avoir présente à la pensée cette récurrence, cette « permanence historique » du plérôme des Douze, laquelle est toute différente de l'idée de réincarnation, pour comprendre avec l'hagiographie du XIIe Imâm les songes prémonitoires qui furent dispensés à la mère de celui-ci, alors qu'elle était encore chrétienne. Les douze « Imâms du Christ » n'assument pas exactement ici le rôle que le christianisme assigne aux douze Apôtres; ils ne sont pas simultanés; ils assument la transmission du message jusqu'au temps où devait être suscité un autre prophète, le dernier Prophète. Ce sont eux que nous verrons apparaître lors des fiançailles mystiques du XIe Imâm et de la princesse Narkès (infra livre VII). Finalement donc, viennent les Douze Imâms de la période de Mohammad ; les IIe et IIIe Imâms sont frères, fils du Ier Imâm et de Fâtima ; à partir du IVe Imâm, la lignée descend de père en fils. Tous, selon la tradition shî'ite, sont morts de la mort des martyrs (l'arme utilisée contre eux étant uniformément, à partir du IVe Imâm, le poison).

I. 'Alî Mortazâ, Amîr al-Mu'mmîn (E'mir des croyants), époux de Fâtima et cousin du Prophète, né à la Mekke entre 600 et 605 A. D., assassiné à Kûfa en 40/661. Son sanctuaire est à Najaf.

II. al-Hasan al-Mojtabâ (l' « E'lu » ou le « Choisi »), né en 3/624 à Médine, où il meurt également en 49/669 (sa tombe est au Baqî', cimetière de Médine. Baqî' : « un lieu planté de nom breux arbres ») (53).

III. al-Hosayn Sayyed al-shohadâ' (« Prince des martyrs »), né en 4/625 à Médine, périt en martyr dans la tragédie de Karbalâ en 61/680. Sa tombe est au sanctuaire de Karbalâ qui est avec Najaf un des pèlerinages shî'ites par excellence. Lui-même et son frère Hasan figurèrent, jeunes garçons encore, nous l'avons dit, parmi les « Cinq Personnages du Manteau » (cf. ci-dessus) et furent alors surnommés « princes des adolescents du paradis ». IV. 'Alî Zayn al-Abidîn al-Sajjâd (L' « Ornement des hommes de piété », « Celui qui est en constante adoration »), né à Médine en 36 ou 38/656 ou 659, mort également à Médine en 92 ou 95/711 ou 714. Sa tombe est au Baqî'. Il est l'auteur d'un livre d'édification connu comme « Psautier et E'vangile de la famille du Prophète », texte qui fut l'objet de nombreux commentaires chez les écrivains shî'ites, et qui est resté jusqu'à nos jours un livre de pratique courante chez tous les pieux shî'ites.

V. Mohammad al-Bâqir (« Celui qui ouvre » ou « fend », c'est-à-dire celui qui fait connaître), né en 57/676 à Médine, mort également à Médine en 115/733 (sa tombe est au Baqî'). Les nombreux hadîth qui proviennent de lui, sont particulièrement riches en enseignement gnostique. Dans certaines scènes des « E'vangiles de l'Enfance », transposées dans quelques textes ismaéliens, sa personne se substitue à celle de Jésus.

VI. Ja'far al-Sâdiq (le « Véridique », le « Loyal ») né en 80 ou 82/699 ou 702 à Médine, mort également à Médine en 148/765 (sa tombe est au Baqî'). Il eut de nombreux élèves et disciples, et un très grand nombre de hadîth proviennent de son enseignement qui fut, comme celui de son père, d'une importance décisive pour l'élaboration des différents aspects de la doctrine shî'ite.

VII. Mûsâ al-Kâzem (« Celui qui se contient ») né en 128/745 à Médine, mort à Baghdad en 183/799 (sa tombe est au sanctuaire de Kâzimên, près de Baghdad). Tandis qu'il est le VIIe Imâm reconnu par les shî'ites duodécimains, son frère aîné, l'Imâm Isma'il, décédé prématurément, est l'éponyme des shî'ites ismaéliens, pour qui l'Imâmat continua dans la lignée d'Isma'îl. C'est ici que se produit la division de la famille shî'ite en duodécimains et septimaniens, VIII. 'Alî al-Rezâ (Celui en qui est « la complaisance divine »), né en 153/770 à Médine, décédé à Tûs, dans le Khorassan, en 203/818. Sa tombe est au célèbre sanctuaire de Mashhad, le pèlerinage shî'ite iranien par excellence. On a signalé plus haut comment le khalife abbasside aî-Ma'mûn, fils de Harûn al- Rashîd, l'avait reconnu comme « héritier désigné ». Le décès prématuré de l'Imâm (qui ne fut sans doute pas un hasard) mit fin à ce projet.

Qu'en pouvait-il résulter ? L'Imâm n'avait accepté que sous la contrainte. L'idée shî'ite ne pouvait consentir à un compromis avec les voies dans lesquelles la politique des khalifes avait engagé l'Islam. Les Imâms devaient rester ce qu'ils furent : des Témoins d'un autre monde et d'un monde autre. Le témoignage de l'Imâm Rezâ, comme celui de son père, l'Imâm Musâ Kâzem, nous pouvons encore l'entendre grâce au volumineux ouvrage dans lequel Shaykh Sadûq Ibn Bâbûyeh (ob. 381/991) a recueilli leurs principaux enseignements et leurs prônes. IX. Mohammad al-Jawâd al-Taqî (le « Magnanime », le «Pieux ») né à Médine en 195/811 et mort à Baghdad en 220/835 (sa tombe est au sanctuaire de Kâzimên). Avec lui s'ouvre le groupe touchant et pathétique des derniers Imâms, tous décédés en la floraison de leur âge. X. 'Alî al-Hâdî al-Naqî (le « Guide », le « Pur ») né à Baghdad ou à Médine en 212 ou 214/827 ou 830, mort à Samarra en 254/868 dans le camp où il fut retenu prisonnier pendant vingt ans par le khalife abbasside et sa police. Il y a de lui des hadîth d'une très haute portée. Sa tombe est au sanctuaire de Samarra.

XI. Hasan al-Zakî al-'Askarî (l' « Intègre », « Celui qui est retenu dans le camp »), né à Médine ( ? ) en 231/845, mort à Samarra en 260/874. E'mouvante figure dont il sera longuement question à la fin du présent livre. Comme celle de son père, sa tombe est au sanctuaire de Samarra, un des pèlerinages shî'ites.

XII. Mohammad al-Qâ'îm, al-Mahdî : la mystérieuse figure, celui que l'on appelle le Résurrecteur (Qâ'im), le Guidé (Mahdî) l'Attendu (Montazar), la Preuve ou le Garant de Dieu (Hojjat), le maître invisible de ce temps, XIIe Imâm, Imâm caché. Né à Samarra en 255/869, il disparut, le jour même de la mort de son père, le 4 Shawwâl 260 H./24 juillet 874. A cette « occultation », à sa signification et à son dénouement, sera consacré tout le dernier livre du présent ouvrage.

Au total, Ses surnoms honorifiques mis à part, les noms propres des Quatorze Immaculés se réduisent à sept : Mohammad, Fâtima, 'Alî, Hasan, Hosayn, Ja'far, Mûsâ. La signification transcendante de ces Noms est un des thèmes de la théosophie shî'ite. C'est que l'ordre de succession dans lequel apparaissent fugitivement en ce monde les Quatorze Immaculés, ne se présente nullement comme une contingence historique. L'ordre de succession de leurs personnes terrestres reproduit l'ordre de leur éclosion prééternelle dans le Plérôme, éclosion de leur être de lumière selon l'ordre de leur réponse à la mystérieuse interrogation A-lasto bi-rabhi-kom ? Résonnant dans un univers antérieur à l'humanité adamique, antérieur au monde des phénomènes visibles sur terre. La dimension totale de leurs personnes, ce n'est point le contexte historique de leur apparition terrestre fugitive qui suffit à l'indiquer. Ce contexte fut le plus souvent obscur aux yeux des hommes, une courbe de vie marquée par les tristesses, les chagrins, les épreuves. Il faut en percevoir la dimension verticale, investie et cachée dans l'enveloppe de chair évanescente : elle est là, vibrante dans le témoignage des enseignements donnés en réponse aux disciples qui les interrogeaient sur le sens des Révélations divines. Il y a dans leur personne totale, manifestée de monde en monde, et de conscience en conscience, infiniment plus que ce qu'en réalise leur brève apparition terrestre. C'est à cette « personne totale » de chacun des Douze Imâms qu'il faudrait consacrer une monographie; les matériaux abondent, le travail serait considérable.

Certains diagrammes illustrent la disposition archétypique de leurs rangs respectifs. On en trouve dans les livres de savants théosophes, comme Haydar A^molî, qui en eurent une intuition visionnaire, et l'on en trouve dans l'iconographie populaire shî'ite Un type d'image pieuse assez courante en Iran dispose les Douze comme dessinant la périphérie d'un cercle dont le prophète Moharnmad est le centre. Fâtima, le visage voilé et nimbée par le soleil, forme le lien entre le Prophète et la lignée imâmique ; elle est située, tantôt dans l'axe entre le Prophète et le Ier Imâm, tantôt en retrait à droite. Le XIIe Imâm, l'Imâm caché, ayant les traits d'un jeune garçon, forme l'un des pôles de l'axe où sont situés le Prophète, Fâtima et le 1e 1er Imâm.

Cette iconographie (visualisation des Invisibles) prend forme dans l'élan du sentiment religieux intime. C'est dans son iconographie et dans sa Prière qu'une religion livre vraiment quelque chose de son secret le plus profond, secret qui, en fait, reste a jamais indicible en paroles humaines. Aussi notre tâche seraitelle ici de rendre perceptibles les résonances de la Prière shî'ite, mais ce thème demanderait, à lui seul, tout un grand ouvrage.

Parce que, étant « absent », l'Imâm ne peut diriger en personne la Prière officielle de la communauté à la mosquée, chacun peut aussi bien prier dans son oratoire ; les textes de liturgie personnelle (les do'â) se sont considérablement développés en Islam shî'ite, formant une vaste littérature qui recèle des trésors de piété et de psychologie religieuse. Elle comporte des salutations à chacun des Douze Imâms suivant un calendrier annuel, hebdomadaire, quotidien; des textes de visites mentales ou pèlerinages spirituels à l'ensemble des Douze Imâms ou plutôt des Quatorze Immacules.

Nous ferons encore allusion plus loin (infra chap. v) à l'un de ces pèlerinages spirituels (al-ziyârat al-jâmi'a) débutant ainsi :

« Salut sur vous, ô membres de la Maison de la prophétie, qui êtes le lieu du Message prophétique, le lieu où se succèdent les Anges, le lieu où descend la Révélation divine... »

Ici même, nous ne pouvons omettre de faire mention d'une Prière qui est regardée comme la prière shî'ite duodécimaine par excellence. La composition en est attribuée au grand philosophe et théologien Nasîroddîn Tûsî (ob. 672/1274), qui eut un rôle si important pour le salut de la communauté shî'ite, lors de la prise de Baghdad par les Mongols. Pour cette raison, la prière est connue sous le titre de « Davâzdeh] Imâm-e Khwâjehye Nasîr », et nous ne voyons, pour notre part, aucune raison décisive d'infirmer cette attribution. Dans le prologue qui précède le texte, Nasîr Tûsî raconte lui-même les circonstances de sa composition. Il avait voulu faire hommage à celui qui devait être le dernier khalife abbasside de Baghdad, al-Mo'tasim (640/1242-656/1258), d'un traité scientifique composé par lui.

Mais le khalife découvrant au début du livre un éloge des Douze Imâms, déchira le manuscrit et le jeta dans les eaux du Tigre. Nasîr jugea prudent de prendre ses distances; il partit pour Samarqand, où il arriva au milieu des préparatifs de l'expédition mongole qui devait mettre fin au khalifat abbasside. C'est en cours de route qu'il eut en songe une vision où le Prophète et le 1er Imâm lui suggérèrent de composer une Prière à la louange des Quatorze Immaculés. (On évoquera à ce propos une autre Prière entendue en un songe visionnaire par Mîr Dâmâd en la mosquée de Qomm, infra livre V.)

Nous ne pouvons citer ici le long texte de ce pèlerinage spirituel qu'en l'abrégeant considérablement comme l'indiqueront nos points de suspension. Nous avons omis, entre autres, la mention pour chacun des Quatorze de leur sanctuaire, c'est-à-dire du lieu de sépulture visité mentalement (cf. les indications données ci-dessus). Il nous fallait nous limiter à suggérer le rythme de cette Prière, dont chaque moment passe par deux temps : l'invocation à Dieu en forme d'une litanie variable, suivie d'un répons à l'unisson(54).

« I. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le Prophète... la Lampe qui éclaire, l'E'toile qui resplendit... le prince des Envoyés, le Sceau des prophètes... L'honneur et le salut soient sur toi... ô Envoyé de Dieu, ô Imâm de la Miséricorde, ô intercesseur de la communauté, ô Témoin de Dieu face à ses créatures, ô notre prince et notre seigneur... intercède pour nous devant Dieu.

« II. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince très pur, l'Imâm victorieux... épiphanie des merveilles et des prodiges... le Météore brillant... Centre du cercle des problèmes...

Lion de Dieu victorieux... Imâm des Orients et des Occidents... O frère de l'Envoyé de Dieu, ô époux de la Vierge... ô Témoin de Dieu face à ses créatures, ô notre prince et notre seigneur... intercède pour nous devant Dieu.

« III. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis la Dame glorieuse, la belle, la très pure, l'opprimée, la généreuse, la noble... qui tant d'afflictions souffrit au cours d'une vie si brève... la Reine des femmes, Celle aux grands yeux noirs, la Mère des Imâms... la fille du meilleur des prophètes... la Vierge immaculée… la Très pieuse... L'honneur et le salut soient sur toi et ta descendance, ô Fâtima l'E'clatante, ô fille de Mohammad l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures, ô notre Dame et notre souveraine... intercède pour nous devant Dieu.

« IV. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince choisi, l'Imâm d'espérance... Qui découvrit le mal, l'épreuve et la souffrance, ce qui en apparaît et ce qui en est invisible... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Hasan! ô fils de l'Envoyé de Dieu, fils de l'E'mir des Croyants, fils de Fâtima l'E'clatante! ô Témoin de Dieu face à ses créatures... ô prince des adolescents d'entre les habitants du paradis... intercède pour nous devant Dieu.

« V. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince ascète, l'lmâm de prière... ornement des chaires et des temples, l'E'prouvé par le malheur et le chagrin... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Hosayn ibn 'Alî! O martyr, ô opprimé! Fils de l'Envoyé de Dieu, fils de l'E'mir des croyants, fils de Fâtima l'E'clatante... O prince des adolescents d'entre les habitants du paradis... intercède pour nous devant Dieu.

« VI. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le père des Imâms et Lampe de la communauté, Qui découvrit la tristesse, Qui donna vie à la tradition... L'honneur et le salut soient sur toi, ô 'Alî ibn Hosayn, ô al-Sajjâd (adorateur par excellence), ô fils de l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu. « VII. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis la Lune des Lunes, Lumière des Lumières, Guide de l'élite et prince des justes... Océan bouillonnant et perle précieuse... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Mohammad ibn 'Alî, ô al-Bâqir (le très versé en haute connaissance)... ô fils de l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu.

« VIII. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince loyal et très véridique, le sage, le constant, le longanime, le compatissant, le guide sur la voie, celui qui abreuve ses shî'ites d'un vin généreux et pur... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Ja'far ibn Mohammad, ô al-Sâdiq... ô fils de l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu.

« IX. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince généreux, l'Imâm longanime, le patient qui sut contenir sa colère... celui que nimbe la plus lumineuse noblesse... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Mûsâ ibn Ja'far, ô al-Kâzem, ô fils de l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu. « X. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince très pur, l'Imâm opprimé, le martyr succombant au poison... le sage connaissant la science secrète, pleine lune au ciel étoile... compagnon des âmes... L'honneur et le salut soient sur toi, ô 'Alî ibn Mûsâ, ô Rezâ ! fils de l'Envoyé de Dieu... Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu.

« XI. O mon Dieu ! honore et salue, munis et bénis le prince d'équité, le magnanime, le généreux... celui qui sait les secrets de l'Origine et du Retour, guide pour toutes personnes, refuge pour ses amis le jour où le crieur clamera son cri... l'Imâm ahmadien, Lumière mohammadienne... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Mohammad ibn 'Alî, ô al-Taqî al-Jawâd ! ô fils de l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu.

« XII et XIII. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis les deux Imâms magnanimes et parfaits... Double soleil, double lune, double luminaire... héritiers du double sanctuaire... tous deux secours de la race humaine... double symbole de la bonne direction... qui tous deux découvrirent l'épreuve et le chagrin, tous deux maîtres de générosité et de bonté... L'honneur et le salut soient sur vous deux, ô 'Alî ibn Mohammad ! ô Hasan ibn 'Alî ! Sur toi, ô al-Naqî al-Hâdî, et sur toi, ô al-Zakî al-Askarî ! Fils de l'Envoyé de Dieu... Témoins de Dieu face à ses créatures... intercédez tous deux pour nous devant Dieu, « XIV. O mon Dieu ! honore et salue, munis et bénis celui qui récapitule en sa personne la vocation du Prophète, l'impétuosité du Lion de Dieu, la toute pureté de Fâtima, la longanimité de Hasan, la bravoure de Hosayn, la ferveur d'al-Sajjâd, les mémorables d'al-Bâqir, les traditions de Ja'far, les connaissances d'al-Kâzem, les arguments d'al-Rezâ, la générosité et la piété d'al-Jawâd al-Taqî, la vénérable dignité des deux 'Askarî, l'incognito de l'occultation divine, le Résurrecteur (Qâ'im) en vérité... le Verbe de Dieu... le Témoin de Dieu, le Triomphant de par l'ordre de Dieu... Imâm] en secret et Imâm à découvert, qui expulse la tristesse et le chagrin... le généreux, le magnanime, Mohammad ibn al-Hasan, invisible seigneur de ce temps et vicaire du Tout Miséricordieux, Imâm des hommes et des génies... L'honneur et le salut soient sur toi, ô héritier de Hasan 'Askarî, ô Imâm de notre temps, ô Résurrecteur attendu, ô guidé qui guide! Fils de l'Envoyé de Dieu... Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu. »

Ainsi écoutons-nous prier les coeurs shî'ites... Nous retrouverons à la fin du présent ouvrage le groupe des trois derniers Imâms, les touchantes figures du Xe et du XIe, les deux 'Askaris, retenus prisonniers dans le camp de Samarra par le gouvernement abbasside, et disposant cependant toutes choses en vue de la fugitive épiphanie en ce monde de la mystérieuse figure du XIIe Imâm. Un texte, parmi d'autres, nous permettra là même d'apprécier la tonalité unique des prières que celui-ci inspire à ses pèlerins.

De même que son aïeul Mohammad est le « Sceau des prophètes », avons-nous dit déjà, de même le XIIe Imâm est le Sceau de la walâyat mohammadienne, le Sceau de ces Amis de Dieu qui initient leurs amis au secret des théophanies.

Prophète et Imâm sont les théophanies de la même Lumière primordiale et du même Esprit suprême (Rûh A'zam). Au premier appartient l'exotérique, au second l'ésotérique. La walâyat est l'ésotérique, l'Idée gnostique de la prophétie; la prophétie est l'exotérique et la forme visible de la walâyat. De même que tous les prophètes ont été des épiphanies (mazâhir) du Sceau des prophètes, de même tous les « Amis de Dieu » et tous les initiés spirituels sont des formes manifestant celui qui est et sera le Sceau mohammadien des Amis de Dieu. C'est tout cet ensemble de notions qu'il reste à approfondir au cours des chapitres qui suivent.


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4. - Les paradoxes affrontés par l'Ismaélisme et par le shî'isme duodédmain Le Shiisme duodécimain 4. - Les paradoxes affrontés par l'Ismaélisme et par le shî'isme duodédmain
Si brèves soient-elles, les indications qui précèdent auront permis d'entrevoir quelques grands contours du shî'isme duodédmain : sa pensée fondamentale, l'orientation de sa spiritualité, ce que l'on pourrait appeler son « imâmocentrisme ». Tout ce que nous pouvons en dire dans le présent livre n'est, bien entendu, qu'un minimum, - une pierre d'attente. En outre, pour donner vraiment une idée d'ensemble de la pensée et de la spiritualité du shî'isme, et partant, n'omettre aucun détail essentiel de la physionomie de l'Islam iranien, il nous faudrait considérer maintenant l'autre branche du shî'isme, la branche « septimanienne » que l'on désigne plus couramment sous le nom d'Ismaélisme.

Comme nous l'avons déjà rappelé, l'Ismaélisme doit son nom à son VIIe Imâm, l'Imâm Isma'îl fils aîné de l'Imâm Ja'far Sâdiq (ob. 148/765), prématurément décédé avant son père.

A partir du VIIe Imâm, les deux grandes familles du shî'isme se séparent; le nombre qui rythme essentiellement la théosophie et l'imâmologie de l'Ismaélisme, n'est plus le nombre douze mais le nombre sept. Comme nous avons esquissé déjà ailleurs ce qui fait essentiellement la différence de l'Ismaélisme à l'égard du shî'isme duodécimain, nous n'y reviendrons pas ici, nous réservant de consacrer respectivement à la pensée fondamentale du shî'isme duodécimain comme à celle de l'Ismaélisme, l'étude d'ensemble que l'une et l'autre attendent encore(55). Nous rappellerons cependant ici en quelques lignes ce en quoi le phénomène religieux ismaélien intéresse au premier chef la spiritualité de l'Islam iranien.

Tout d'abord, toute étude approfondie du shî'isme, prenant les choses à l'origine, c'est-à-dire dès le vivant même du Prophète, commencera d'emblée à un niveau antérieur à la ramification du shî'isme en ses deux grandes branches principales (il en est de secondaires, les Zaydites du Yemen, par exemple).

Elle aura à systématiser les enseignements traditionnels des Imâms acceptés dans l'une et l'autre branche, et dont l'ensemble forme un corpus considérable. La constitution de ce corpus fut en propre l'ouvre des shî'ites duodécimains. Entre le IVe/Xe siècle et le VIe/XIIe siècle, font écîosion les grandes synthèses théosophiques de l'Ismaélisme, ouvres des penseurs ismaéliens de la période fâtimide, parmi lesquels les plus grands noms sont ceux de penseurs iraniens (Abû Ya'qûb Sejestânî, Mo'ayyad Shîrâzî, Hamîdoddîn Kermânî, Nâsir-e Khosraw, etc.).

Durant ce même temps, les shî'ites duodécimains (vivant en général dans des conditions très pénibles) sont principalement occupés à constituer le corpus des traditions de leurs Imâms, systématiquement groupées autour des grands thèmes devenus classiques en théologie shî'ite. C'est grâce à ces soins diligents que, lorsque des temps meilleurs furent venus pour le shî'isme duodécimain, le grand théologien iranien de l'époque safavide Moh. Bâqer Majlisî (ob. 1110/1698-1699), put, avec tout un bureau de collaborateurs, constituer enfin l'ensemble du corpus, lequel, dans l'ancienne édition îithographiée, ne comprend pas moins de vingt-six tomes en quatorze grands volumes infolio (une nouvelle édition typographique est en cours à Téhéran). Bien que pour différentes raisons, un certain nombre de hadîth (traditions) n'y ait pas été enregistré, ce corpus récapitule l'ensemble de la Tradition du Prophète et des Douze Imâms, c'est-à-dire la sonna intégrale reconnue du shî'isme duodécimain. Et ce corpus n'est pas seulement la base de l'herméneutique ou interprétation ésotérique de la Révélation; il forme aussi toute une encyclopédie de science spirituelle, englobant non seulement le tawhîd, la prophétologie et l'imâmologie, la cosmologie, l'anthropologie et l'eschatologie, mais aussi toutes explications relatives au rituel et à la pratique de la sharî'at, c'est-à-dire en bref tout ce qui concerne l'ésotérique (bâtin) et l'exotérique (zâhir).

Comme on a pu le constater, la distinction, fondamentale pour le shî'isme, entre le bâtin (l'intérieur, le caché, le sens spirituel, l'ésotérique) et le zâhir (l'apparent, l'extérieur, la lettre positive, le sens littéral, Pexotérique), est en corrélation avec la différenciation des fonctions assumées respectivement par le Prophète et par l'Imâm. Le shî'isme duodécimain s'est attaché à maintenir un équilibre parfait : le Prophète et l'Imâm sont deux flambeaux issus d'une seule et même Lumière (cf. encore infra chap. VI); le bâtin ne peut subsister sans le zâhir qui en est le support; le symbolisé (mamthûl) ne peut se manifester que dans le symbole qui le symbolise (mathal). Et telle fut aussi la position des docteurs ismaéliens de la période fâtimide.

Aussi bien avons-nous sur, ce point une très longue épître adressée par l'Imâm Ja'far Sâdiq à son disciple Mofazzal al-Jo'fî, alarmé par l'extrémisme de quelques-uns de ses coreligionnaires.

Ce n'est point la gnose professée par ces adeptes trop enthousiastes que réprouve l'Imâm; ce qu'il réprouve c'est la méprise radicale commise par ces derniers sur un point précis(56). Connaître le sens ésotérique de la Prière, du pèlerinage, du jeûne etc. ce n'est point se trouver pour autant autorisé à laisser tomber l'accomplissement de ces rites. La gnose amène la vérité spirituelle (la haqîqat) à transparaître sous le voile du rite imposé par la sharî'at, parce qu'elle rend transparente la lettre même de celle-ci. Mais cette transparaissance ne peut se produire que grâce au maintien simultané de l'une et de l'autre. Briser leur connexion, c'est se livrer au libertinage spirituel, c'est abolir la floraison des symboles, et c'est, sous un certain aspect, répéter la faute d'Adam. C'est pourquoi le parfait équilibre entre zâhir et bâtin, recommandé avec tant de vigilance par l'Imâm Ja'far, restera aussi le souci du shî'isme duodécimain.

Cependant cet équilibre n'a cessé d'être menacé par le cours des choses humaines, parce qu'il défie celui-ci à la façon d'un paradoxe. Cet affrontement, c'est cela même que nous thématisons ici comme le « combat spirituel du shî'isme ». Nous avons relevé qu'en son essence le secret du shî'isme tient dans la nature de la walâyat, dans cette « dilection » divine qui investit mystiquement la personne des Douze Imâms de la responsabilité de perpétuer et de transmettre l'ésotérique des Révélations, et qui, pour cette raison, est définie comme F « ésotérique de la mission prophétique » (bâtin al-nobowwat). Or, on ne peut que se demander avec quelque inquiétude si le paradoxe le plus périlleux, dramatique aussi, par lequel puisse passer une religion ésotérique, n'est pas l'épreuve d'un triomphe temporel. Son triomphe ne pourrait être qu'eschatologique; sinon, lorsqu'une religion eschatologique doit s'adapter aux conditions de l'histoire extérieure, est-il besoin de se demander si le triomphe politique ne s'accompagnera pas d'une crise profonde de la doctrine spirituelle? Ce paradoxe, l'Ismaélisme et le shî'isme duodécimain l'ont affronté tour à tour, et dans des conditions très différentes.

L'Ismaélisme eut à l'affronter, du Xe au XIIe siècle, par le fait du triomphe de la dynastie fâtimide en E'gypte. Le shî'isme duodécimain l'affronte depuis le début de notre XVIe siècle, depuis le moment où le jeune Shah Esmâ'il (Ismaël), fondateur de la dynastie safavide, en restaurant l'unité nationale de l'Iran, fit de l'Imâmisme ou shî'isme duodécimain la religion d'E'tat.

Comment l'Ismaélisme a-t-il, de son côté, traversé cette épreuve ? Notre tâche n'est point ici d'analyser l'écart entre ce que l'on peut lire dans les livres de la haute théosophie ismaélienne et les contingences issues de la politique des Fâtimides du Caire.

On ne simplifie pas outre mesure en indiquant que cette politique ne les conduisait pas, de par elle-même, à mettre l'accent sur l'ésotérique. Le drame consécutif à la mort du khalife fâtimide al-Mostansir bi'llâh (487/1094) (57) scinda la communauté ismaélienne, à son tour, en deux branches : la branche dite occidentale qui continue de suivre l'ancienne tradition fâtimide, et la branche dite orientale qui est issue de la réforme proclamée à Alamût (la célèbre « commanderie » ismaélienne sise dans les montagnes au sud-ouest de la mer Caspienne), et qui constitue plus particulièrement l'Ismaélisme iranien. Or, ce qui caractérise cet Ismaélisme iranien réformé, c'est qu'il n'hésite pas à faire pencher la balance en faveur de la haqîqat ou vérité gnostique, contre la sharî'at ou Loi religieuse positive, et partant à admettre la préséance de l'Imâm sur le Prophète. Tel fut le sens de la proclamation de la « Grande Résurrection » (Qiyâmat al-Qiyâmât)à Alamût, le 8 août 1164. De « pieux solitaires » ont pu en commémorer récemment le huitième centenaire(58) , suppléant ainsi à la carence d'une époque trop absorbée par l'histoire extérieure et officielle, pour être encore attentive aux événements d'une histoire spirituelle qui échappent à son contrôle et à ses catégories.

En simplifiant à l'extrême, on peut dire que, par la proclamation solennelle, faite à Aîamût, de la religion personnelle de la Résurrection (Dîn-e Qiyâmat), il était mis fin au règne de la sharî'at.

L'esprit de la réforme d'Alamût marque ainsi un contraste, un choc en retour par rapport à l'Ismaélisme politique des Fâtimides, et si on en confronte les documents avec les plus anciens textes ismaéliens, on ne peut se défendre de l'impression que cet esprit s'accordait bien avec celui, disons d'un « ultrashî'isme » des origines, l'esprit d'une imâmologie isrnaélienne préfâtimide. Nous avons une autre indication de cet esprit dans le fait que, lorsque l'organisation d'Alamût avec ses commanderies disparut à son tour en Iran, sous les coups des Mongols, l'Ismaélisme iranien, rentrant dans la clandestinité, se confondit avec le soufisme. Aujourd'hui encore il y est plus ou moins considéré comme une tarîqat (congrégation) soufie.

Nous voyons alors l'imâmologie fructifier en une expérience d'amour mystique dont la figure de l'Imâm est le centre, et que connaît aussi bien le shî'isme duodécimain, puisque la vie spirituelle s'y alimente aux mêmes sources. Un exemple : la manière dont est médité le verset qorânique de la Lumière (Qorân 24 : 35), où figure le symbole de l'olivier « qui n'est ni de l'Orient ni de l'Occident ». Cet olivier devient l'arbre croissant au sommet d'un Sinaï mystique qui est la personne même du spirituel reproduisant le cas de Moïse ; l'olivier est alors le symbole de l'Imâm comme étant cette Ame de l'âme qui est l'Aimé éternel de l'âme (59).

Ce n'est point, on vient de le suggérer, la floraison de cette expérience mystique qui suffirait à différencier la spiritualité ismaélienne de la spiritualité du shî'isme duodécimain ; de part et d'autre la notion de walâyat menait au même épanouissement. Ce qui différencie la spiritualité shî'ite duodécimaine, c'est la particularité du paradoxe qu'elle eut à affronter, de son côté, pour sauvegarder son intégrité. Plus exactement dit, l'analyse de la situation va nous conduire à dégager un double paradoxe. Tout d'abord, telle que la professe le shî'isme duodécimain, la conception de l'Imâm et les rapports de l'Imâm avec ce monde-ci n'est point la même que celle de l'Ismaélisme. Nous avons déjà relevé que, le plérôme des Imâms étant prééterneîîement limité au nombre douze, il s'ensuit que l'idée même de l'Imâm caché est impliquée dans le concept duodécimain de l'Imâm. L'imâmat du Douzième, à la fois présent au passé et présent au futur, s'étend « entre les temps », invisibîement présent au temps de ce monde, depuis son occultation aux yeux des hommes (260/874) jusqu'au jour de sa parousie. Le règne du Douzième Imâm se maintient sur un plan mystique, suprasensible; son efficacité quotidienne est dans le secret des consciences. Sa situation ne peut se comparer avec celle des Imâms de la dynastie fâtimide, issue de la lignée de î'Imâm Ismâ'îl qui ont exercé le pouvoir temporel au Caire pendant deux siècles (de l'avènement de 'Obaydalîah al-Mahdî en 909, jusqu'à la disparition d'al-Amir bi-ahkâmiîlâh en 1130). Et c'est pourquoi aussi la situation de Shah Esmâ'îl (Ismâ'îl, Ismaël, né en 1487, mort en 1524), fondateur de la dynastie safavide, ne peut se comparer avec celle des Imâms fâtimides.

Shah Esmâ'îl, avec l'ardeur de sa jeunesse, a agi au nom de l'Imâm invisible; il a rendu à la communauté shî'ite son droit à la vie, c'est-à-dire son droit à témoigner en ce monde. Mais il n'était pas lui-même l'Imâm, et il en a été ainsi, depuis lors, pour chaque souverain iranien comme chef de l'E'tat shî'ite. Le souverain est celui qui garantit aux fidèles le temps de leur « attente », jusqu'à la parousie de l'Imâm. Si, inévitablement, la situation de religion d'E'tat changea quelque chose pour le shî'isme par rapport aux époques de clandestinité, il n'en reste pas moins que l'idée de l'Imâm essentiellement invisible impose à la vie spirituelle une rigueur toute différente de la situation où, de génération en génération, i'Imâm peut être rencontré comme une personne physique en ce monde. En affirmant la ghaybat, l'occultation, l'invisibilité, comme étant essentielle à son idée de l'Imâm et de l'imâmat, le shî'isme duodécimain atteste la hauteur de l'horizon spirituel où il situe la réalité de l'Imâm. Il importe encore de dire plus, pour dissiper l'équivoque créée en Occident par l'emploi abusif d'une terminologie parlant du « légitimisme shî'ite », ou du shî'isme comme de la cause des « légitimistes » en Islam. Non pas, la cause des Imâms ne représente nullement un légitimisme dynastique en simple compétition avec quelque dynastie rivale de ce monde, pas plus, avons-nous dit déjà, que la dynastie du Graal n'est en rivalité avec une dynastie de ce monde ou avec la succession du Siège apostolique. Il est dérisoire de ramener la question à ces termes de rivalité. Il n'y a de rivalité possible qu'entre deux mondes situés sur le même plan. Or nous avons ici deux mondes différents; le monde du malakût domine de trop haut le monde de nos compétitions, pour avoir à rivaliser avec lui. Sur ce point, il nous est précieux de recueillir le témoignage, entre autres, d'un éminent théosophe de l'époque safavide,

Qâzî Sa'îd Qommî (ob. 1103/1691), dans son commentaire monumental d'une ouvre de l'un des plus anciens docteurs shî ites, Shaykh Sadûq Ibn Bâbûyeh. « C'est une chose bien établie par la Tradition, écrit-il, que l'Envoyé de Dieu, après qu'il lui eut été donné de choisir entre la condition de serviteur et la condition royale, choisit d'être un serviteur prophète ('abd nabî), non pas d'être un roi prophète (malik nabî). Il ne saurait donc y avoir pour lui succéder quelque royauté exotérique (saltanat zâhira, c'est-à-dire temporelle), ni de souveraineté du genre de celle qu'exercent les puissants de ce monde (imârat al-jabâbira). Puisque cette royauté-là ne lui appartenait pas à lui-même, comment aurait-elle été le lot de quiconque lui succéda ? De toute nécessité donc, si le prophète a un successeur, il faut que cette succession consiste dans la succession religieuse (khilâfat dînîya), garantissant aux fidèles les meilleures conditions du viatique et du Retour, et que cette royauté spirituelle (saltanat ma' mawîya) échoie à celui qui est d'une dévotion constante, celui dont on peut dire qu'il est l'âme même du Prophète, comme le Prophète l'a déclaré à l'égard de 'Alî, d'al-Hasan, d'al-Hosayn(60).» Cette déclaration est parfaitement explicite ; elle exprime au mieux la conception strictement religieuse de l'Islam spirituel chez les docteurs shî'ites, ceux près desquels nous avons à nous informer.

Ces traits essentiels de l'imâmat comme « royauté spirituelle » et comme essentiellement « invisible » dans l'état présent du monde, ne font que découler de la notion de walâyat, laquelle réapparaît nécessairement comme un leitmotiv tout au long des présentes pages. Précisons-en dès maintenant une autre implication, celle-ci nous préparant à entendre l'un de nos deux paradoxes. Couramment, dans les textes, le mot mahabbat (amour) forme doublet avec le mot walâyat, ou bien se substitue à lui, pour désigner la dilection, l'amour, dont la personne des saints Imâms est l'objet de la part de leurs fidèles. Plus précisément dit encore : l'acquiescement à cette walâyat est aussi inséparable de la reconnaissance de la mission du Prophète (nobowwat), que l'acquiescement à celle-ci est inséparable du tawhîd, de l'Attestation de l'Unique. L'Attestation, la shahâdat, est en fait une triple Attestation, sans l'intégralité de laquelle un moslim (quelqu'un qui professe l'Islam) n'est pas un vrai fidèle (un mu'min) (61). Or, dans la pratique de la walâyat à l'égard de la « Famille sainte », l'Islam shî'ite se montre comme une religion d'amour, très différente de cet esprit légalitaire qui passe pour être en général celui de l'Islam, et auquel correspond sans doute l'attitude générale de l'Islam sunnite.

Mais nos docteurs shî'ites, s'appuyant sur leurs hadîth les plus explicites, enseignent que sans cette intention et service d'amour que connote le terme de walâyat, aucune bonne ouvre produite par les hommes ne saurait rencontrer l'agrément divin. Sous cet aspect, le shî'isme que l'on a présenté si souvent comme antithèse du soufisme, devance en réalité le soufisme sur la voie qui le caractérise. Mais du même coup une grave question se pose : s'il est exact que maints fervents shî'ites aient marqué des réticences à l'égard du soufisme, qu'en est-il des rapports du shî'isme et du soufisme aux origines ?

Une des questions les plus graves qu'ait affrontées le soufisme (cf. infra livre III, le cas de Rûzbehân) fut de savoir si, oui ou non, l'amour (le sentiment et le mot) peut intervenir dans les rapports entre l'homme et son Dieu. Il y eut sur ce point des réponses très différentes. Mais marquons ceci : si le shî'isme maintient, par sa théologie apophatique, la transcendance absolue du tawhîd(62), c'est grâce précisément à son imâmologie qu'il préserve le tawhîd du double piège de l'idolâtrie métaphysique, à savoir de l'agnosticisme et de l'anthropomorphisme naïf.

Il évite ce double piège, en reconnaissant dans la personne théophanique prééternelle des Imâms, le support des Noms et des Attributs divins. En contemplant dans la réalité théophanique de l'Imâm la « Face » divine révélée (ce thème de la« Face » déjà indiqué ci-dessus, chap. I, 3, et sur lequel on reviendra encore), le shî'isme dès l'origine, avant même que le soufisme ait affronté le problème, découvrait à la créature humaine le sens de l'amour qui intervient entre elle et son Dieu.

C'est tout cela qu'il y a dans la walâyat comme « ésotérique du message prophétique », dans l'idée de l'Imâm comme guide conduisant au monde intérieur (bâtin). Et lorsque nous disons monde intérieur, il ne s'agit pas du contraste que nous avons l'habitude de marquer par l'emploi des mots « objectif » et « subjectif ». Peut-être est-il difficile de le faire comprendre de nos jours où un certain agnosticisme qui se veut encore chrétien, n'affecte que du mépris pour ce qu'il qualifie de « religiosité intérieure et subjective », parce que leur « engagement » dans les affaires de ce monde n'a pas laissé à ces pieux agnostiques le temps de comprendre de quoi il s'agissait. En revanche, pour tous nos ésotéristes, le monde intérieur désigne la réalité spirituelle d'univers suprasensibîes qui, en tant que réalité spirituelle, est celle qui cerne et enveloppe la réalité du monde extérieur. Un penseur shî'ite comme Qâzî S'aîd Qommî insiste particulièrement sur ce paradoxe : dans les cercles d'univers spirituels, à la différence de ce qu'il en est dans les cercles matériels, c'est le centre qui « entoure » la périphérie. « Sortir » de ce que nous appelons communément le monde extérieur est une expérience non pas « subjective », mais aussi « objective » que possible, même s'il est difficile d'en transmettre l'évidence à un esprit qui se veut « moderne ».

Cela dit, le shî'isme, au cours de son histoire, ne fut point toujours laissé à même d'affirmer purement et simplement ce qui fait son essence, telle que l'on vient de l'indiquer allusivement.

Nous disions plus haut qu'il avait eu, de son côté, à affronter une épreuve et un paradoxe analogues à ce qu'affronta l'Ismaélisme, lors de la période fâtimide. Nonobstant l'analogie, les quelques traits déjà relevés et sur lesquels on insistera plus loin, nous avertissent que cette épreuve devait revêtir un caractère différent, ne serait-ce qu'en raison du concept de l'Imâm et de l'imamat, lequel est dominé, dans le shî'isme duodécimain, par la figure du XIIe Imâm et par l'idée de son occultation (ghaybaî) nécessaire. Mais il reste qu'après avoir été contraint, pendant une longue période, à une clandestinité plus ou moins rigoureuse, le shî'isme put enfin, la souveraineré iranienne une fois restaurée par les Safavides, vivre au grand jour. En pareilles circonstances la tentation de s'installer en ce monde est grande, et mieux on s'installe en ce monde, moins l'on est porté à mettre l'accent sur les questions qui, elles, retiennent toute l'attention des théosophes mystiques. Peut-être est-ce principalement là qu'il faut chercher la raison de l'envahissement paradoxal du shî'isme par le fiqh, la science juridique, au détriment de tout ce qui est 'irfân et hikmat ilâhîya, gnose et théosophie mystique, enseignées par les Imâms eux-mêmes ; cela, bien que jusqu'à nos jours la tradition des hokama' et des 'orafâ n'ait jamais été interrompue et représente quelque chose d'unique en Islam. On reviendra plus loin sur cet aspect essentiel du a combat spirituel du shî'isme ».

D'où il semblerait, à première vue, que la situation soit assez simple. Il y aurait d'un côté les spirituels qui, fidèles à l'essence du shî'isme, professent l'intégralité de l'Islam, à savoir son exotérique et son ésotérique; d'une manière générale, tous ceux que l'on désigne comme les 'orafâ, les hokamâ, les mystiques et philosophes-théosophes (nous verrons, infra livre II, comment déjà Sohrawardî établissait entre eux une hiérarchie de degrés). Et puis, d'un autre côté, il y aurait ceux qui, pour une raison ou une autre, redoutant tout ce qui passe à leurs yeux pour être de la « philosophie », s'en tiennent au fiqh, au droit canonique, comme si telle était la science islamique par excellence, pour ne pas dire exclusive. Ce sont les foqahâ, les docteurs de la Loi, ceux en qui leurs coreligionnaires ont plus d'une fois dénoncé le paradoxe de docteurs shî'ites laissant tomber la partie essentielle de l'enseignement de leurs Imâms.

En fait la situation est plus complexe encore que ne le laisserait apparaître cette dichotomie. Et cette complexité tient dans une grande mesure à l'ambiguïté des rapports originels entre shî'isme et soufisme, dont nous suggérions l'une des raisons il y a quelques lignes. En Islam sunnite la situation est simple : le soufisme et les soufis ont au cours des siècles attesté et représenté, face aux docteurs de la Loi, l'audace de la religion intérieure et les paradoxes de la religion d'amour. En Islam shî'ite ce n'est pas du tout aussi simple, parce que, dès l'origine, la notion de walâyat domine l'ensemble de la doctrine shî'ite.

Par le fait même, la doctrine comporte tous les éléments de la religion d'amour s'adressant à la Figure théophanique, à la Face révélée du Dieu transcendant et inconnaissable en soi, à la Personne qui « répond pour » ce Dieu inaccessible. Comme pôle d'orientation, cette même Face guide le pèlerin mystique dans l'ascension des univers métaphysiques qu'elle lui révèle; comme pôle mystique, l'Imâm invisible groupe autour de lui l'ensemble d'une hiérarchie spirituelle enveloppée aux yeux de ce monde dans le même incognito. Tous ces éléments se retrouvent, certes, dans le soufisme et dans la métaphysique du soufisme au point de donner l'impression, quand il s'agit du soufisme sunnite, d'un shî'isme qui n'ose plus dire son nom. Mais pour autant, précisément, le shî'ite, à condition de vivre l'intégralité de son shî'isme, n'a pas besoin du soufisme comme tel, car son shî'isme est déjà la « tarîqat » (voie mystique), comme nous l'indiquions ci-dessus (chap. I, 3, pp. 18 ss.). Autrement dit : la notion du soufisme (tasawwof) ne recouvre pas à elle seule la totalité de la vie mystique en Islam. Et c'est cela même qui nous faisait poser plus haut la question : qu'en est-il, aux origines, des relations du shî'isme et du soufisme ? C'est-à-dire qu'en est-il, aux origines, de l'Islam spirituel ?

Poser clairement cette question, c'est au moins éviter de se méprendre. Ce n'est pas l'existence du soufisme shî'ite qui fournit, comme telle, la réponse. Pas davantage, il ne suffit qu'un théologien shî'ite exprime des réticences, et quelquefois plus, à l'égard du soufisme, pour devoir être rangé parmi les docteurs de la Loi, les antimystiques. Loin de là. Beaucoup de spirituels shî'ites parlent exactement le langage des soufis, et cependant ne sont pas des soufis ; ils n'appartiennent à aucune tarîqat. Mollâ Sadrâ Shîrâzî, un des plus grands noms parmi les théosophes mystiques de l'Iran, a même été conduit à écrire un livre contre les soufis de son temps, alors que lui-même se voyait reprocher son soufisme par certains de ses collègues.

Le soufisme est lui-même très divers. Il y a tout un soufisme qui a développé une admirable métaphysique, vérifiée par son expérience spirituelle; mais il y a aussi un soufisme qui fait fi de toute connaissance métaphysique. Il y a un soufisme où la dévotion imâmique est prépondérante, mais il y a aussi un soufisme où la personne du shaykh tend à se substituer purement et simplement à la personne transcendante des Imâms.

Finalement l'on peut dire qu'il y a un double paradoxe : il y a le paradoxe des docteurs de la Loi, oublieux de l'intégralité du shî'isme et de son fond ésotérique; le paradoxe est allé en s'aggravant depuis la période safavide, mais les symptômes en sont manifestes antérieurement, tout autant que l'éclosion des écoles de pensée de la période safavide fut préparée par les générations précédentes. Et il y a le paradoxe d'un certain soufisme oublieux de ses origines. C'est ce double paradoxe qui mit de si nombreux spirituels shî'ites dans la nécessité de faire face à un « double front ». Ce fut le cas de Sadrâ Shîrâzî et de maints autres, jusqu'à l'école shaykhie. Antérieurement, ce fut typiquement le cas de Haydar Amolî (VIIIe/XIVe siècle) qui, dans son ouvre monumentale, a récapitulé au mieux, avec une pénétrante lucidité, la situation vécue par les spirituels shî'ites (cf. infra livre IV). C'est pourquoi les pages qui suivent, feront fréquemment appel à son ouvre.

Il s'en faut de beaucoup que la complexité de cette situation se découvre à première vue; il y faut de nombreuses années passées non seulement dans la fréquentation des textes, mais dans celle des êtres. Ce qui est en cause, c'est avec toute une conception fondamentale du destin de l'homme, notre connaissance même de l'Islam. Il est frappant que ce qui s'avère comme constitutif de la spiritualité shî'ite et que l'on vient d'indiquer très rapidement, soit passé jusqu'ici inaperçu des Occidentaux aussi bien que de la plupart des Musulmans sunnites.

Alors nous demanderons à Haydar Amolî dans les chapitres qui vont suivre, comment il médite les textes shî'ites concernant la situation humaine typifiée dans le cas d'Adam. A la lumière de cette situation, certains entretiens du Ier Imâm, 'Alî ibn Abî- Tâlib, avec son disciple d'élection, Komayl ibn Ziyâd, prennent un relief où tout le destin du shî'isme est déjà préfiguré, - en contraste avec ces « synthèses impossibles » que nous avons entendu précédemment évoquées dans les aveux pathétiques d'une personnalité arabe sunnite de Jordanie. En d'autres termes, un Haydar A^molî, comme un Mollâ Sadrâ Shîrâzî, et plus tard les maîtres de l'école shaykhie, nous situent eux-mêmes les positions et l'enjeu, aujourd'hui encore, de ce que nous avons appelé le « combat spirituel du shî'isme ».

CHAPITRE I I I
Le combat spirituel du shî'isme
I. - Situation des spirituels shî'ites
Comme s'il était un signe de contradiction pour ce monde, le shî'isme des Douze Imâms fut l'objet de haines atroces qui rarement désarmèrent. Elles se manifestèrent contre la personne du Ier Imâm aussi bien que dans le destin tragique de ses onze descendants. Mais les Imâms ont averti eux-mêmes leurs disciples que leur cause était difficile et que, pour la soutenir, il fallait « des cœurs éprouvés pour la foi ». Comme me le disait un éminent shaykh : « N'oubliez jamais qu'il n'y a eu qu'une poignée de fidèles autour de nos Imâms, et qu'il en sera ainsi jusqu'à la fin de ce temps. » Parce que le shî'isme assume devant le monde, essentiellement et intégralement, la réalité spirituelle du message prophétique de l'Islam, il ne pouvait pactiser avec les ambitions et les desseins de ce monde. Nous n'avons pas à faire ici d'histoire politique, mais à indiquer seulement pourquoi au cours des siècles (disons depuis l'entrée des Turks Seljoukides à Baghdad, en 1055, mettant fin à l'influence de la dynastie shî'ite persane des Bûyides), tant de traces shî'ites se perdent, parce qu'en fait les shî'ites observent, dans la clandestinité, une rigoureuse « discipline de l'arcane ». Aussi hésite-t-on parfois sur l'appartenance shî'ite d'un auteur, tout en lisant entre les lignes l'aveu qu'il ne peut faire explicitement.

Un traité en persan du VIIe/XIIIe siècle (le nom de l'auteur reste incertain) laisse éclater ainsi son indignation : « Si quelqu'un demande, écrit notre auteur, pourquoi la science des foqahâ sunnites est si largement répandue dans le monde, alors qu'il n'en va pas de même pour la science des saints Imâms (Ahl-e Bayt-e Rasûl, les « membres de la maison du Prophète »), il faut répondre : la raison en est que, lorsque Mo'awîya (le premier des Omayyades) se fut emparé du pouvoir sur la communauté islamique, il donna libre cours à sa haine contre l'E'mir des croyants (le Ier Imâm, 'A^lî ibn Abî-Tâlib); il écrivit des lettres à tous ses préfets, leur donnant l'ordre de mettre à mort quiconque se réclamerait de la religion de 'Alî... On alla jusqu'à maudire 'Alî du haut des chaires des mosquées... La même haine s'acharna sur les descendants de l'Imâm, si bien qu'il leur était difficile de faire connaître leur science et d'avoir des élèves.

On raconte que Sofyân Thawrî étant venu chez l'Imâm Ja'far al-Sâdiq (le VIe Imâm), I'Imâm lui dit : O Sofyân, tu es un homme que recherche [la police abbasside]; le sultan à l' œil sur toi. Pars en hâte ! Mais ce n'est pas nous qui te chassons.

Et lorsqu'Abû Hanîfa (le chef du rite hanéfite dans le sunnisme) devait citer l'E'mir des Croyants au cours de ses leçons, il se contentait de le mentionner en ces termes : le shaykh dit ceci(63)...

Les choses n'allèrent pas mieux lorsque le règne des Omayyades eut pris fin et que les Abbassides furent venus au pouvoir (132/750). Les Imâms durent rester confinés chez eux, observant la taqîyéh (la « discrétion » ou « discipline de l'arcane »). Personne ne pouvait librement aller les aider, recueillir en toute liberté auprès d'eux une rivâyat (transmission d'une tradition)... En revanche toutes facilités étaient données aux foqahâ hostiles aux Imâms. Leur haine et leur ignorance leur valaient tous les honneurs; chacun disposait d'une province (wilâyat) où il pouvait à son aise propager sa science. Tout cela est de notoriété publique. Que le sage y réfléchisse. Si malgré tout cela, l'on trouve répandu un peu partout aujourd'hui quelque chose de la science des Imâms, c'est bien la preuve que Dieu est le garant de la religion de son Envoyé, du groupe de nos Imâms et de leur science(64)!»

Ce sombre tableau nous suggère en raccourci ce qu'eurent à supporter les shî'ites de la part de 1' « orthodoxie » du pouvoir. Les derniers Imâms (Xe et XIe Imâms) vécurent pratiquement en captivité dans le camp de Samarra (à quelque cent kilomètres au nord de Baghdad), et quittèrent ce monde alors qu'ils étaient encore en pleine jeunesse. Pourtant ils eurent, eux aussi, des disciples sans peur auxquels ils transmirent leur enseignement (cf. la grande encyclopédie de Majlisî signalée précédemment). Aussi bien la réflexion finale de notre anonyme du XIIIe siècle atteste-t-elle cette desperatio fiducialis (confiante désespérance) qui est au fond de l'éthos shî'ite. Il écrit lui-même en un siècle où paraissent, en pleine tourmente mongole, les grandes figures du philosophe-théologien shî'ite Nasîroddîn Tûsî et d'un maître du soufisme shî'ite comme Sa'doddîn Hamûyeh. Au siècle suivant surgiront l'ouvre de Haydar A^molî et celle de Rajab Borsî; plus tard encore, au siècle qui précédera l'avènement des Safavides, l'ouvre d'Ibn Abî Jomhûr à laquelle nous nous sommes déjà référé. Tout cela prouverait, s'il le fallait, qu'ici encore « le sang des martyrs est la semence des croyants ».

C'est pourquoi, lorsque nous parlons du « combat spirituel du shî'isme », ce n'est pas tellement de cette lutte ouverte qu'il s'agit, où chacun reconnaît facilement les siens. Il s'agit de quelque chose de plus subtil, d'un combat contre une menace intérieure et contre un péril plus difficilement reconnaissable, parce que cette menace et ce péril, nous venons de l'indiquer dans les pages précédentes, se forment au moment même où les apparences extérieures sont celles du succès.

A juger des choses en surface, on n'attendrait point qu'un péril pût éclore d'un succès aussi éclatant que l'avènement des Safavides en Iran. Sans doute ce péril n'éclôt pas avec Shah Esmâ'il, lui-même un soufi, entouré de compagnons soufis, et qui, jeune héros de quinze ans, eut l'audace, en la grande mosquée de Tabrîz où il venait d'entrer victorieusement, de célébrer la prière au nom des saints Imâms malgré l'hostilité d'une population sunnite(65) . Il y avait alors de nombreux liens entre la famille safavide et la famille ni'matollahie, issue de Shah Ni'matollah Walî Kermânî, un des grands maîtres du soufisme shî'ite (ob. 834/1431) de la période précédente(66).

Mais les choses changèrent profondément avec le règne de Shah 'Abbâs le Grand (1587-1628). Ce n'est point l'histoire de ce règne qui nous concerne ici, mais la situation des spirituels, et sur cette situation les confidences personnelles d'un Mollâ Sadrâ Shîrâzî dans ses livres, aussi bien que l'intention qui dicta plusieurs de ses livres, nous édifient suffisamment (cf. infra livre V).

La Renaissance safavide a été marquée par un essor alors unique dans le monde de l'Islam, par l'éclosion de plusieurs écoles de penseurs dont l'influence se fait sentir jusqu'à nos jours, et dont les chefs de file furent Mîr Dâmâd, Sadrâ Shîrâzî, Mohsen Fayz, Rajab 'Alî Tabrîzî et nombre d'autres, avec leurs élèves et les élèves de leurs élèves. Ce n'est point dire, pour autant, que leur situation fut absolument confortable. Si Mollâ Sadrâ dut vivre pendant une dizaine d'années dans la retraite, en une bourgade cachée dans le secret d'une haute vallée non loin de Qomm, il nous en dit lui-même la raison : l'hostilité des foqahâ, leur attitude fermée à tout ce qui s'appelle hikmat et 'irfân. On est alors le témoin de ce paradoxe que nous essayions de situer, il y a quelques pages : la gnose shî'ite qui avait traversé victorieusement plusieurs siècles de persécution et de clandestinité, se trouvait, avec le succès temporel du shî'isme, devant un nouveau genre d'épreuve à affronter. Les choses suivirent le cours qu'il faut attendre de la condition humaine. A côté de l'essor unique de la pensée des hokamâ, nous constatons la formation et l'emprise croissante d'une orthodoxie légalitaire, de plus en plus exclusivement vouée aux questions pratiques de droit canonique, de jurisprudence et de casuistique, méfiante à l'égard de tout ce qui est philosophie, théosophie, mystique. Il est difficile de parler de cléricalisme là où il n'y a pas d'E'glise ; mais les foqahâ et les akhûnd ont si bien suppléé parfois à cette absence, que les conséquences s'en sont fait sentir jusqu'à nos jours.

Ce ne sont pas seulement les pages de Mollâ Sadrâ qui nous en informent; l'incompréhension à laquelle s'est heurtée plus tard l'école shaykhie en est un autre exemple (cf. infra livre VI).

Je puis dire qu'aujourd'hui même en Iran, cette prépondérance du fiqh et des foqahâ est un sujet de conversations fréquentes et discrètes entre hokamâ et 'orafâ. Comment en est-on arrivé là ?

Comment le fiqh, le droit canonique, s'est-il fait à ce point envahissant ? Certes, le fiqh fait partie de la formation de tout théologien-philosophe, mais la situation pénible a pour origine ceux des foqahâ qui prétendent limiter au fiqh toute la science théologique. Ils mutilent ainsi l'enseignement même des saints Imâms, et interdisent au shî'isme de faire connaître son message spirituel. Or la perpétuation et la transmission de ce message spirituel des Imâms sont indépendantes de la question de savoir si telle ou telle société islamique rejettera ou acceptera, pour « s'adapter au monde moderne », l'introduction du code civil.

Aussi, est-ce en limitant la science islamique à la science du fiqh que l'on se condamne aux situations sans issue.

Sans doute est-ce un phénomène socio-religieux bien connu aussi ailleurs. Le refus de tout ce qui est « gnose », est inspiré par un rationalisme dogmatique sous lequel se dissimule un agnosticisme conscient ou non, et c'est ce refus qui suscite la situation caractérisée précédemment ici comme une situation où le shî'isme doit en quelque sorte se cacher à lui-même, c'està- dire où la gnose shî'ite, pour préserver son intégralité, doit en quelque sorte se cacher au shî'isme officiel. Or la conscience que dès l'origine, le shî'isme eut de lui-même, fut la conscience d'être l'ésotérique du message prophétique (bâtin al-nobowwat), et il fut, selon la pathétique formule de l'Imâm Ja'far, la religion des « expatriés » (ghorabâ) d'entre la communauté des Mohammad. Que par le fait du triomphe temporel, il soit advenu quelque chose comme un shî'isme officiel expatriant les expatriés de l'Imâm, c'est bien là ce qui donne son sens au « combat spirituel du shî'isme ». Il appartient au shî'isme de vaincre dans ce combat, et par là de dominer la situation que décrivait la personnalité jordanienne au cours de l'interview rapportée cidessus (pp. 32 ss.). Car la période « triomphale » est déjà passée, et seuls ceux qui comprendront l'appel de l'Imâm, seront à même de faire face aux problèmes vertigineux soulevés en Islam shî'ite, comme ailleurs, par l'impact de l'Occident. Et après tout, cette situation n'est pas seulement celle de l'Islam traditionnel devant le monde dit moderne; elle est celle, devant ce même monde, de toute la fraction de l'humanité capable encore de pressentir le destin spirituel et surnaturel de l'homme.

Pour mener ce combat, l'Islam iranien n'a jamais manqué de chevaliers, de génération en génération, jusqu'à nos jours. Nous disions plus haut que les spirituels shî'ites avaient eu à faire face à un « double front ». L'ouvre de Haydar A^molî nous montre que l'un de ces fronts fut lui-même un double front, en raison de l'équivoque pesant sur le soufisme, selon qu'on le considère comme un témoin du shî'isme in partibus sunnitarum, ou comme un transfuge oublieux de ses origines. Pour le comprendre, insistons de nouveau sur ce type de spirituels shî'ites qui parlent une langue technique non différente de celle des soufis, et qui professent une théosophie où maints souris non shî'ites peuvent aisément retrouver leur chemin. Ils ont, eux aussi, des songes, des expériences visionnaires. Et cependant, ils n'appartiennent pas au soufisme.

Telle est précisément la situation qui d'une part amena Mollâ Sadrâ à faire front contre les foqahâ ignorantins, et qui, d'autre part, le conduisit à écrire un traité contre certains souris dé son temps (67)., dont le pieux agnosticisme professait le mépris des livres, le rejet de la méditation philosophique comme exercice spirituel, et qui finalement aboutissait à un libertinisme spirituel inverse de l'attitude des foqahâ, en ce sens que ce libertinisme professait volontiers un bâtin sans zâhir. Les raisons pour lesquelles des théosophes mystiques comme les maîtres de l'école shaykhie critiquent, à leur tour, le soufisme, visent avant tout, outre une doctrine se méprenant sur le sens de l'univocité de l'être (wahdat al-wojûd), l'organisation et les pratiques congrégationnelles du soufisme (tarîqat), le shî'isme étant déjà, comme tel dans son essence intégrale, la « tarîqat » par excellence; la critique vise le rôle assumé par la personne du shaykh dans le soufisme (que l'on pense au guru dans l'Inde), parce qu'il apparaît au spirituel imâmite que ce rôle usurpe celui du seul maître spirituel que doive reconnaître et suivre l'adepte shî'ite, à savoir le guide personnel « invisible aux sens mais présent au coeur », qui est l'Imâm caché. La conviction générale de ces maîtres est celle qu'énonçait déjà Haydar Amolî, et c'est qu'en sa lointaine origine le soufisme a pris naissance en Islam par le shî'isme, mais qu'en se séparant des Imâms du shî'isme, le soufisme s'est dénaturé.

Tout se passe en effet comme si le soufisme sunnite avait transféré le contenu de l'imâmologie sur la personne du seul Prophète, en éliminant tout ce qui ne s'accordait pas avec le sentiment sunnite. L'idée sourie du pôle mystique, le Qotb, n'est autre que celle de l'Imâm; aussi bien dans le soufisme shî'ite, l'Imâm reste-t-il le pôle des pôles comme Sceau de la walâyat, tandis que dans le soufisme sunnite l'idée du Qotb ne fait que se substituer à celle de l'Imâm professée par le shî'isme. Dès l'époque où éclosent les grandes ouvres de la théosophie ismaélienne (IIIe-IVe/IXe-Xe siècles), nous en voyons transparaître quelque chose dans le soufisme. Plus encore, pourquoi certains soufis professant le sunnisme, ont-ils voulu se donner comme porteurs d'un message de l'Imâm caché ? Que l'on pense au cas de Hallâj qui reste inséparable, parce que l'on n'emprunte jamais de simples mots, de ceux dont il emprunte le langage technique. Il semblerait que ce fut pour discréditer ces derniers, que l'on ait cherché à l'en dissocier. Et pourtant, plus on l'en dissocie, plus l'on justifie le jugement shî'ite sur son cas.

On rappellera, en revanche, que Jâbir ibn Hayyân, le célèbre alchimiste, disciple de l'Imâm Ja'far Sâdiq, selon une tradition constante que rien n'infirme de façon décisive, fut surnommé, dès l'origine, le soufi. L'alchimie de Jâbir est inséparable de ses conceptions shî'ites : l'Imâm est pour le monde spirituel ce que la Pierre ou l'E'lixir sont pour le monde de la Nature. Et c'est ainsi que l'une des ouvres les plus abstruses de Jâbir nous fournit peut-être la première élaboration du motif authentiquement gnostique de l'E'tranger, l'allogène, l'expatrié spirituel (gharîb) venu de bords lointains. Or l'archétype de l'E'tranger reste en gnose shî'ite la personne de Salmân le Perse (Salmân Pârsî) ou Salmân le Pur (Salmân Pâk) : pèlerin en quête du Vrai Prophète, appartenant par sa naissance à la chevalerie mazdéenne, passant par le christianisme, finalement marqué du sceau du pur Islam spirituel en devenant, orphelin et solitaire, l'adopté de l'Imâm. Et le cas de Salmân, c'est le cas de tous ceux auxquels réfère la célèbre sentence de l'Imâm Ja'far, à citer de nouveau ici parce qu'elle a la vertu d'une devise : « L'Islam a commencé expatrié et redeviendra expatrié comme il était au commencement. Bienheureux ceux d'entre la communauté de Mohammad qui s'expatrient (les ghorabâ(68).»

Cet appel de l'Imâm Ja'far, nous le savons déjà, est de ceux qui démentent de façon décisive toute identification du « religieux » et du « social », car ce n'est pas à une « religion sociale » que convoque l'appel de l'Imâm. En proclamant bienheureux 1' « expatrié spirituel », l'Imâm appelle ce dernier au renoncement à tous les compromis avec les valeurs et les ordres établis en ce monde, pour faire de ce monde même le champ de sa « queste » d'un autre monde, le champ de sa migration vers ce qui est déjà invisiblement présent en ce monde, le monde de la palingénésie et de la Résurrection dont l'Imâm est l'annonciateur.

Pour employer un langage à la mode aujourd'hui, disons que telle est la seule « présence au monde », le seul « engagement » dans ce monde, pour le pèlerin spirituel comme témoin de l'absolu. Et c'est cet Islam spirituel qui est resté insoupçonné non seulement de la personnalité jordanienne dont nous avons rapporté ci-dessus le témoignage pathétique, mais aussi de tous ceux dont un tel témoignage est de nos jours tristement représentatif.

En revanche, la sentence de l'Imâm Ja'far a le sens d'une eschatologie personnelle vécue présentement « au présent », parce que l'expatriement spirituel consenti pour rallier la voie de l'Imâm, marque une rupture. Et cette rupture met fin à la captivité qui retient l'homme à l'abri des remparts sociaux élevés pour garantir l'individu contre une expérience religieuse immédiate; par cette rupture, soudain se révèle à la conscience cette ghorbat, cet exil que Sohrawardî typifiera en un récit saisissant (infra livre II). Cette sentence de l'Imâm appelle son fidèle à la walâyat, l'appelle à vouer son amour aux pures Figures théophaniques dont la lumière, en l'arrachant à la solitude de son exil, lui révèle tous les mensonges accumulés pour travestir la réalité de cet exil et pour le conduire à un compromis avec ce monde. Ici même l'ouvre de Haydar A^molî reste parfaitement actuelle pour la spiritualité shî'ite, en ce sens qu'elle éveille son adepte à la conscience d'un triple combat spirituel, autrement dit au combat sur un « triple front » que le spirituel doit soutenir pour répondre à l'appel de l'Imâm et sauvegarder l'intégrité de son shî'isme.

De ces « trois fronts », nous en connaissons déjà deux par ce qui précède. Il y a un combat face au sunnisme en tant que pure religion de la sharî'at, celle des docteurs de la Loi refusant la vivification de cette Loi par sa vérité spirituelle, sa gnose. Les positions sont nettes; elles le sont encore plus, si sous prétexte de moderniser la sharî'at, on fait de la « loi religieuse » la « religion sociale ». Et puis il y a un second combat, plus douloureux et plus pathétique que le premier, puisqu'il doit se livrer, et nous avons rappelé pourquoi, à l'intérieur du shî'isme, où les 'orafâ et les hokamâ, fidèles à l'enseignement intégral des saints Imâms, retrouvent devant eux ceux des docteurs de la Loi, les foqahâ, qui professent extérieurement le shî'isme, mais qui en fait ont oublié la vocation même du shî'isme, oublié son enseignement ésotérique qui est l'approfondissement et la transfiguration de la Révélation prophétique par les Imâms.

Finalement il y a un combat plus subtil encore, face à un certain soufisme oublieux de ses propres origines, un soufisme qui, en reniant le shî'isme, en oubliant les origines et la source de la walâyat, se trompe quant à celui qui en est le « Sceau », et qui, en exagérant la pratique de certaines techniques au détriment de ce qui est 'irfân, gnose, peut dégénérer en un pieux obscurantisme, ne répondant plus aux problèmes et à l'attente des hommes.

Comme nous le verrons encore (infra livre IV), tout le grand livre de Haydar A^molî répond à ce dessein : amener les foqahâ à reconnaître la nécessité de la gnose mystique ('irfân), et rallier ceux des soufis qui sont en quelque sorte les témoins perdus du shî'isme au sein du sunnisme. Sera alors rétabli le rapport originel du soufisme et du shî'isme. De cette condition dépend, pour Haydar A^molî, que subsiste ou que périsse l'Islam spirituel.

C'était là entrevoir parfaitement dès le xive siècle les problèmes que l'évolution du shî'isme en Iran allait poser avec une acuité grandissante jusqu'à nos jours. Et les termes dans lesquels ils furent posés, restent actuels aux yeux de quiconque comprend que l'enjeu du triple combat n'est autre que le dépôt divin confié à l'homme.


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2. - Le dépôt divin confié à l'homme Le Shiisme duodécimain 2. - Le dépôt divin confié à l'homme
Ce qui est en cause, c'est de savoir si, oui ou non, en l'absence de ce que connote le mot bâtin (l'intérieur, le caché, l'ésotérique, le « mystique ») la doctrine islamique dans son ensemble est privée de l'élément constitutif qui lui donne finalement son sens; si l'enseignement des Imâms du shî'isme constitue précisément cet ésotérisme de l'Islam, comme faisant partie intégrante du « phénomène du Livre Saint », parce qu'eux-mêmes constituent l'ésotérique du Logos mohammadien ou Réalité prophétique éternelle (Haqîqat mohammadiya) et que, partant, l'intégralité du phénomène du Livre saint postule, dès l'origine, zâhir et bâtin, exotérique et ésotérique. Aussi Haydar A^molî ne fait-il que se comporter comme les hokamâ et 'orafâ shî'ites, partout et toujours, lorsqu'il renvoie dos à dos ceux des shî'ites qui rejettent la gnose du soufisme, parce qu'ils en oublient l'origine shî'ite, et les soufis qui, en raison du même oubli, vitupèrent le shî'isme. Les uns et les autres affectent d'ignorer que l'enseignement des saints Imâms recèle tous les secrets des hautes sciences. Les uns et les autres ont délibérément laissé de côté cet aspect, en prétendant que cet enseignement ne concernait que le domaine des sciences exotériques, le rituel de la Loi, la jurisprudence ; certains ont même insinué que, si les Imâms ont eu un secret, ils ne Font transmis à personne. Ceux des foqahâ shî'ites qui se sont conduits ainsi, l'ont fait pour nier l'existence même de l'ésotérisme. Quant à ceux des soufis qui ont agi ainsi, ce fut pour renier leur origine, en oubliant tout simplement que, sans le shî'isme et les Imâms, leur propre théosophie n'existerait pas (cf. textes cités infra livre IV, I).

Les Imâms n'ont pas été simplement des interprètes de la sharî'at, ou plutôt il convient de dire que c'est en interprétant la sharî'at comme ils l'ont fait, qu'ils ont été les guides sur la voie mystique (tarîqat) et les maîtres des hautes connaissances théologiques (la haqîqat). Shaykh Ahmad Ahsâ'î et l'école shaykhie, du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, n'ont, à leur tour, pas soutenu autre chose; leur combat spirituel était dirigé dans le même sens que celui d'un Haydar A^molî. Que les Douze Imâms soient des théophanies primordiales; que dans leur entité spirituelle préexistant à leur manifestation terrestre (cf. déjà supra chap. II), ils soient investis d'une fonction cosmogonique, ce ne sont point là autant de théories spéculatives tardivement construites, mais des évidences énoncées dans les plus anciens hadîih, ceux, par exemple, que recueille le Kitâb al-Hojjat de Kolaynî. Si l'herméneutique chrétienne de la Bible ne peut point ne pas mettre au centre la christologie, de son côté l'herméneutique shî'ite du Qorân est nécessairement une herméneutique « imâmocentrique ». Cela, parce que l'imâmologie recèle en elle-même le secret de Dieu et de l'homme, ce qui veut dire le secret du rapport institué entre Dieu et l'homme, en tant que ce rapport ne pouvait s'instituer que par des « hommes de lumière » désignés comme prophètes.

La théophanie des Douze Imâms, ou plutôt celle des Quatorze Immaculés, s'accomplit comme une descente d'univers en univers, en une succession graduelle analogue à la succession des métamorphoses théophaniques du Logos dans le livre des « Actes de Jean(69) ». L'herméneutique intégrale du Livre révélé embrasse ces différents états ontologiques, dans l'ordre de leur descente jusqu'au monde de l'homme terrestre (cf. infra chap. v).

Aussi bien existe-t-il une multitude de propos traditionnellement attribués au Prophète et aux Imâms, propos qui explicitent les allusions des versets qorâniques, pour attester que l'Islam et la Révélation qorânique impliquent et postulent un enseignement ésotérique, une vérité supérieure cachée.

Il y aurait, en outre, à faire état ici de toute la collection de prônes (khotbat) attribués à tel ou tel des Imâms, mais dans lesquels s'exprime en fait un Imâm éternel dont chacun des douze Imâms fut sur terre une exemplification, puisque tous sont une seule et même essence. Parmi tous ces prônes se signale le célèbre « Prône de la Déclaration » (khotbat al-Bayân) (70), où s'affirme l'identité de l'Imâm avec l'Homme Parfait (Anthropos teleios), thème par lequel l'imâmologie shî'ite atteste son lien avec le motif théologique de l'Anthropos céleste, familier à toutes les gnoses qui l'ont précédée (71). Soixante-dix affirmations se succèdent, dont le martèlement répété finit, dit-on, par mettre l'auditoire en transe, à Kûfa où le 1er Imâm avait prononcé ce prône.

N'en relevons ici que quelques-unes : « Je suis le Signe du Très-Puissant. Je suis le Premier et le Dernier. Je suis le Manifesté et le Caché. Je suis la Face de Dieu. Je suis la main de Dieu. Je suis le côté de Dieu. Je suis Celui qui dans l'E'vangile est appelé E'lie. Je suis celui qui détient le secret de l'Envoyé de Dieu... »

L'énoncé de ce secret théophanique conduit spontanément nos auteurs shî'ites, tel Haydar A^molî, à déceler dans les versets qorâniques le commandement qui impose la « discrétion », la « discipline de l'arcane », taqîyeh ou ketmân. Notons bien que l'attitude désignée par l'un ou l'autre mot n'est pas ce que nous appelons « restriction mentale ». Elle est une clause de sauvegarde, certes, et bien compréhensible dans le cas des shî'ites.

Mais, avant tout, elle satisfait à un principe d'honnêteté spirituelle rigoureuse. Si cette honnêteté est prescrite par le Qorân, c'est bien parce qu'il y a de l'exotérique et de l'ésotérique, et la forme voilée sous laquelle on découvre énoncé le précepte, correspond d'autant mieux à sa nature. Or, tel est le sens ésotérique des versets faisant allusion au dépôt confié qu'il ne faut rendre qu'à celui qui est en droit de le détenir, et par excellence, le verset suivant : « Dieu vous ordonne de restituer à ceux à qui ils appartiennent les dépôts confiés » (4 : 61). C'est qu'en effet, commente Haydar A^molî, tous les secrets de Dieu (asrâr Allah), tous les secrets théosophiques, sont autant de dépôts qu'il a confiés au cœur de ses Amis (Awliyâ). Les livrer à celui qui n'y a pas droit, parce qu'ils excèdent sa capacité, c'est encourir à la fois les rigueurs de la Loi et le courroux divin.

C'est pourquoi les Imâms ont eux-mêmes prescrit à leurs disciples l'observance de la taqîyeh.

En fait, une telle conception de la nature du « dépôt confié », prévoyant, avec ses conséquences, la possibilité que soit transgressé l'ordre de ne le transmettre qu'à celui qui en est l' « héritier », - exprime de façon si profonde le secret de la théosophie et le secret du Livre saint, qu'elle dévoile l'origine même du drame typifié dans la personne d'Adam, l'Adam terrestre, l'homme- Adam. Il y a un verset qorânique dont la gravité est telle qu'en dépendent l'existence même et la raison d'être de ce qui s'appelle ésotérisme, parce que ce verset lie l'un à l'autre le mystère de Dieu et le mystère de l'homme comme étant un seul et même mystère. C'est le verset où Dieu même déclare : « Nous avons proposé le dépôt de nos secrets aux Cieux, à la Terre et aux montagnes; tous ont refusé de l'assumer; tous ont tremblé de le recevoir. Mais l'homme accepta de s'en charger ; c'est un violent et un ignorant » (Qorân 33 : 72).

Pour comprendre ce verset, il faut en somme répondre à deux questions : de quel dépôt, de quels secrets s'agit-il? En second lieu, en quoi consistent ici la violence et l'ignorance ou l'inconscience de l'homme ? Les deux questions sont indissociables l'une de l'autre : quels sont les secrets dont l'homme n'eût pu accepter le dépôt, s'il n'eût été un violent et un ignorant ?

Comment cette violence et cette ignorance devaient-elles précisément l'amener à trahir ce dépôt ? L'ambiguïté de cette violence et de cette ignorance est redoutable; l'herméneutique shî'ite y perçoit le drame auquel s'origine la condition humaine présente, le secret du destin présent de l'humanité. Aussi bien faudrait-il mobiliser toutes les traditions shî'ites, tous les hadîth des Imâms, passant, plus ou moins près, à la portée de ce verset. Il y faudrait tout un livre.

En très bref, il y a ce que les Imâms ont répété dans les hadîth : « Ce secret, c'était notre walâyat. » Or, la walâyat est elle-même le membre d'une triade constituée par un triple acquiescement : à l'Unité de l'Unique (tawhîd), à la mission exotérique des prophètes (nobowwat), à la mission ésotérique des Amis de Dieu (walâyat). Le poids dont l'homme se chargea, est le poids de cette triple Attestation (shahâdat). Mais l'idée même de cette triple shahâdat, ce qu'en visent les deuxième et troisième phases, postule l'existence d'une humanité toute de lumière, une surhumanité « célestielle », préexistant à l'humanité adamique, à celle d'Adam le terrestre. C'est pourquoi le sens intégral du verset qorânique n'est intelligible qu'en fonction de l'ensemble de la cosmogonie et de la prophétologie de la gnose shî'ite. Et c'est en fonction de ce sens intégral que la violence et l'ignorance d'Adam montrent une ambiguïté, une double face, dont l'une est à la louange d'Adam tandis que l'autre fut sa perte, et par cette dualité s'établit l'accord entre les différentes allusions shî'ites à ce verset. Essayons d'expliciter le contenu de ces indications un peu trop denses.

Il convient d'avoir toujours présente à la pensée l'attestation que le Prophète et l'Imâm portent respectivement sur euxmêmes : « J'étais déjà un prophète (un nabî)... J'étais déjà un walî (un Imâm), alors qu'Adam était encore entre l'eau et l'argile », c'est-à-dire alors qu'Adam n'était pas encore formé.

Cela veut dire qu'antérieurement à l'humanité adamique, à celle de l'Adam terrestre, et d'une antériorité incommensurable aux chronologies de ce que nos sciences humaines appellent la préhistoire, préexiste une humanité séraphique, un groupe de créatures humaines de pure lumière, immaculées, préservées de toute chute, « infaillibles », à la différence de l'humanité adamique ; c'est le plérôme des Quatorze Immaculés (Chahârdeh Ma'sûm). Nos textes, les commentaires de Qâzî Sa'îd Qommî par exemple, les désignent par des termes significatifs : humanité suprême, humanité des hauteurs (al-bashar al-'awâlî), humanité archangélique (anâs 'aqlîyûn), hommes de lumière (bashar nûrîyûn) etc. En leur nostalgie et extase d'amour (walah wa hayamân), ces êtres de lumière entourent le Trône sublime, le Temple invisible qui est l'archétype des temples de tous les univers(72). C'est à cette antériorité que font allusion de multiples hadîth provenant du Prophète ou des Imâms ; l'idée en domine toute la cosmogonie et l'anthropologie de la gnose shî'ite.

Il y a, entre autres, un très long entretien du Ve Imâm, l'Imâm Mohammad al-Bâqir, avec son disciple Jâbir al-Jo'fî. Nous ne pouvons indiquer ici que quelques grands traits de ce somptueux hadîth(73). L'affirmation initiale est l'affirmation constante : le Prophète et les Imâms ont été les premiers êtres créés, alors qu'il n'y avait ni Ciel ni Terre, ni lieu, ni nuit ni jour, ni soleil ni lune, ni Adam ni humanité terrestre. Les Quatorze Immaculés ont procédé comme Quatorze Lumières (Quatorze « Aiôns » de lumière) qui sont, par rapport à la lumière de leur Seigneur, comme les rayons du soleil par rapport au soleil. Il y a même ici comme une réminiscence de la visio smaragdina de l'Apocalypse : les Quatorze Lumières sont autour de la Présence ineffable comme autant de pavillons de couleur verte (« Et le Trône était environné d'un arc-en-ciel semblable à de l'émeraude » Apocal. 4 : ). A partir de ce plérôme des Quatorze Lumières, la genèse des mondes s'opère dans la succession suivante : le Lieu des lieux, le Trône cosmique, les Cieux et les Anges, l'Air et les génies, enfin l'homme-Adam. A chacun des actes de la cosmogonie, reparaît d'une façon ou d'une autre, en caractères mystérieux, la triple Attestation (shahâdat), affirmant la Singularité divine (tawhîd), la mission prophétique (nobowwat) et la mission initiatique (walâyat), parce qu'à chacun de ces actes de la cosmogonie correspond une théophanie particulière du plérôme des Quatorze Lumières.

Les actes de la cosmogonie et de l'anthropogenèse sont clos par une intronisation solennelle des Quatorze Immaculés : « C'est à cause de vous que j'ai créé ce que j'ai créé. Vous êtes l'élite placée entre moi et ma création. Je me suis voilé par vous à mes créatures autres que vous. Je vous ai faits tels que c'est par vous que l'on se trouve en face de moi, et que c'est par vous que toute demande m'est adressée. Car toute chose va périssante hormis ma Face (cf. Qorân 55 : 26-27) et vous êtes, vous, ma Face.

Vous ne périssez pas, vous, et ne périra pas quiconque vous choisit pour amis(74) ».

Ce texte solennel est particulièrement typique de ce que l'on appelle hadîth qodsî, récit inspiré dans lequel Dieu parle (comme dans le Qorân lui-même) à Sa première personne, et dont la forme trouve son explication et sa justification dans l'ensemble de la gnoséologie prophétique (infra chap. VI). D'un texte de ce genre il ressort que les Quatorze Aiôns de lumière sont les Figures théophaniques primordiales, supports initiaux de l'idée même de la Théophanie. Car « créer le monde » c'est pour le Dieu abyssal devenir connu, et c'est par ces Figures seules qu'il peut être connu, puisque, dans quelque direction que l'on se tourne, elles sont la Face divine que l'on rencontre. L'homme ne peut connaître Dieu que par ses Noms et ses Attributs, et ces Figures sont le support de ces Noms et de ces Attributs. D'où le nom de Hojjat (garant, preuve) qui leur est donné par excellence : les Quatorze Immaculés sont ceux qui « répondent pour » le Dieu que personne ne peut voir ni atteindre, et c'est pourquoi ils sont la Face divine impérissable. L'on verra plus loin que c'est là même le secret de 1' « imâmocentrisme » de la spiritualité shî'ite (infra chap. VII).

Ce hadîth est confirmé par beaucoup d'autres, tels ceux recueillis par Shaykh Sadûq Ibn Bâbûyeh (75), où Prophète et Imâm sont décrits comme deux Esprits primordiaux formant une seule et même Lumière, bi-unité exprimant la double « dimension » de la Haqîqat mohammadîya. Il en ressort que, prééternellement, la surhumanité du Logos mohammadien ou de la Lumière mohammadienne (Nûr mohammadî) préexiste à l'humanité adamique. La nature de cette surhumanité se précise encore lorsque Dieu veut créer Adam le terrestre, puisque le Créateur « pétrit » alors une portion de cette Lumière avec une portion de 1' « argile » de 'Illîyûn (le plus haut degré des paradis), et cette substance de lumière est insérée dans la substance d'Adam. Elle est ainsi la « dimension » divine (jihat haqqîya, le lâhût) qui, dans l'être des prophètes, double la « dimension » humaine et créaturelle (jihat khalqîya, le nâsût) ; par la première, les prophètes reçoivent de Dieu ; par la seconde ils communiquent aux hommes. Car cette substance de lumière introduite en Adam va se transmettre, de prophète en prophète, jusqu'à la période finale du cycle de la prophétie : à partir de 'Abdol-Mottalib, l'aïeul commun du prophète Mohammad et de l'Imâm 'Alî, cette substance de lumière se scinde en deux moitiés, lesquelles sont manifestées respectivement dans la personne du Prophète comme « Sceau de la prophétie » et dans la personne de l'Imâm comme « Sceau de la walâyat (76) ».

Bien entendu, la transmission de cette Lumière ne ressortit pas à une physiologie de l'organisme physique. Elle doit être comprise à la manière de ce qui concerne la physiologie du « corps subtil ». Elle indique allusivement la seule idée d' « incarnation » que la prophétologie islamique pouvait reconnaître.

Elle est enfin la réminiscence précise en théologie islamique du thème du « Vrai Prophète », professé dans la prophétologie chrétienne primitive, celle du judéo-christianisme ou de l'ébionisme (le « Vrai Prophète » se hâtant, de prophète en prophète, jusqu'au lieu de son repos, celui-ci étant, pour le christianisme, la personne de Jésus, tandis qu'il est, en Islam, la personne de Mohammad).

Ces éléments étant réunis, on peut entrevoir quel est le secret confié en dépôt à l'homme-Adam, et comment l'inconscience qui permet à celui-ci d'accepter de s'en charger, l'amène aussi à le trahir.

Les saints Imâms ont maintes fois répété, dans leurs leçons, que le secret dont le dépôt est ainsi proposé à la créature humaine, c'est leur walâyat (77), c'est-à-dire cette qualification qui fait d'eux les « Amis de Dieu » (Awlîyâ Allah), les « gardiens de la cause divine » (al-amr al-ilâhî), investis de la mission qui double et complète la mission prophétique (nobowwat) et dont la fin est d'initier ceux qui les « choisissent pour amis et pour guides », au sens spirituel caché, au sens ésotérique des Révélations divines imparties aux prophètes. Les « prendre pour amis », c'est, de la part de leurs fidèles, leur vouer leur amour (leur walâyat ou leur mahabbat, les deux mots alternant fréquemment), en vouant ainsi cet amour à la Face divine qui en eux se montre aux hommes, et c'est cela même, nous le savons désormais, ce par quoi, sous la forme du shî'isme, l'Islam comme religion prophétique est religion d'amour. Ceux qui les « prennent pour amis » sont préservés de périr, car la Face divine est impérissable. C'est pourquoi l'attestation de cette walâyat, comme dévotion d'amour répondant, du côté du fidèle, à la dilection divine dont les Douze Imâms sont l'objet, - cette attestation (shahâdat) est l'achèvement final et indispensable d'une triple Attestation : Attestation de l'Unique (le Superêtre, l'Ineffable, l'Imprédicable), Attestation de la mission prophétique qui le révèle aux hommes (quant à ses Noms, ses Attributs, ses Opérations), Attestation de l'Imâmat par cette walâyat, dévotion d'amour constitutive de la foi même (îmân), qui atteste que l'Imâm est le guide initiant au sens caché de ces Noms, de ces Attributs, de ces Opérations.

C'est pourquoi tous les docteurs shî'ites s'accordent sur ce point : le tawhîd, l'Attestation de l'Unique, est envers l'Attestation de la mission prophétique dans le même rapport que celle-ci envers l'Attestation de l'Imâmat des douze Imâms ; autrement dit, la walâyat est dans le même rapport envers la nobowwat que celle-ci envers le tawhîd. Les trois phases de l'Attestation forment un tout indissociable. Le témoignage rendu aux Douze Imâms, étant le retentissement, dans le cœur du fidèle, de la walâyat dont ils sont l'objet de la part de Dieu, ce témoignage clôt et scelle l'ensemble, à tel point que sans la walâyat, sans cette dévotion d'amour que le terme connote, non seulement la foi est vaine, mais il n'est point de foi (îmân) au sens intégral du mot(78).

C'est cette triple shahâdat qui a été mystérieusement écrite, d'univers en univers, à chaque niveau des théophanies, car elle concerne le Principe et le double mouvement dont le Principe est à la fois le point d'origine et le point de retour : mouvement de la genèse qui en procède et mouvement du retour qui y reconduit, mabda' et ma'âd. Ce couple de termes exprime sous son aspect cosmique la même bi-unité dont d'autres exemples expriment l'aspect religieux : tanzîl et ta'wîl (descente de la Révélation et reconduction de la lettre révélée à son archétype par l'herméneutique spirituelle), sharî'at et haqîqat (la Loi religieuse et sa vérité spirituelle), nobowwat (mission prophétique) et imâmat. C'est pourquoi, à chaque niveau des théophanies, aux êtres qui peuplent l'univers correspondant à ce niveau théophanique, le même triple engagement (mîthâq) a été demandé, jusqu'à ce que la descente des théophanies parvienne à l'homme terrestre (79).

Les docteurs shî'ites sont en effet d'accord sur le sens de la scène du « Covenant » primordial décrite dans le verset qorânique 7 : 171, sur la portée de l'interrogation posée aux hommes dans le mystère de la métahistoire : « Ne suis-je pas votre Seigneur? » (A-lasto bi-rabbi-kom?). En même temps que le tawhîd, fut eo ipso proposé alors à toute la postérité d'Adam(80), l'engagement envers le message des prophètes à venir et envers l'imâmat de leurs Imâms(81). Certes, bien que l'humanité ait alors répondu par un « oui », ses docteurs savent que ce « oui » ne fut pas prononcé par tous de la même manière. Mais il reste que dans l'humanité d'Adam, on l'a rappelé ci-dessus, avait été déposée la pure substance de lumière des messages prophétiques à venir. C'est précisément par cette pure substance de lumière que l'homme-Adam répond ce « oui ». Elle est en lui ce qui profère ce « oui » (et c'est ce que symbolise ce trait de la hiérohistoire, le Prophète disant à l'Imâm : « Moi et toi, nous fûmes les premiers à répondre oui »). Le fardeau redoutable devant lequel avaient tremblé les Cieux, la Terre et les montagnes, l'homme accepte de l'assumer (Qorân 33 : 72). Et ce à quoi il dit oui, c'est au secret même des théophanies, au mystère de la Face révélée de l'Inconnaissable, lequel ne peut se révéler qu'en s'occultant en des Figures qui le révèlent, et c'est là même ce qui noue le lien permanent entre l'imâmologie et l'ésotérique.

Là aussi se donne libre cours une herméneutique grandiose, développant ce qui en spiritualité shî'ite correspondrait au thème De dignîtate hominis de nos platoniciens de la Renaissance.

Il fallait que l'homme fût un violent et un inconscient pour assumer le dépôt d'un secret aussi redoutable, et sous cet aspect les deux qualifications tournent à sa louange. Haydar A^molî le dit : il y a là des secrets magnifiques, des thèmes d'une profondeur insondable. Aussi leur a-t-il consacré tout un traité (Risâlat alamâna), dont malheureusement nous n'avons pu retrouver jusqu'ici aucun manuscrit. Cependant nous pouvons y suppléer dans une certaine mesure, par tout ce que ce même verset qorânique (33 : 72) a inspiré aux commentateurs shî'ites.

Cette violence et cette ignorance dont témoigne l'homme en assumant le dépôt divin, quelles sont-elles ? Une courageuse violence que l'homme, typifié en Adam, se fait à soi-même : assumer le secret divin, c'est annihiler son propre moi devant l'Ipséité absolue; c'est décider d'ignorer tout ce qui est autre que Dieu, ignorer même qu'il y ait de Vautre que Dieu. A cette limite, le mystère de l'homme se résout dans le mystère de Dieu.

Le secret de l'Attestation de l'Unique, c'est nier tout ce qui n'est pas Dieu, c'est savoir qu'il n'y a que Dieu à être (c'est ce que Haydar A^molî appelle le tawhîd ontologique, par rapport auquel le tawhîd théologique n'est qu'une première phase, telle que, si l'on s'y immobilise, on risque de succomber au piège de l'idolâtrie métaphysique).

Quand une chose transgresse sa limite, elle se transforme en son contraire. Ainsi en fut-il de la violence et de l'ignorance en question : elles avaient été, en fait, une héroïque folie, une inconscience sublime, sans lesquelles l'homme-Adam n'aurait pu assumer les secrets de Dieu. Les deux qualifications sont donc bien ici à la louange de l'homme : Adam, par la concentration de son énergie spirituelle (sa Minuta), a soulevé le poids, bien que ce poids fût au-dessus de ses forces. Quelqu'un lui demanda (qui donc ? l'histoire symbolique ne le dit pas) : « Tu as préjugé de tes forces. Ne savais-tu pas que le fardeau était écrasant ? » Et Adam de répondre : « J'ignorais tout ce qui est autre que Dieu (82). » H pouvait alors assumer le poids de l'ésotérique, le secret de ceux à qui il fut dit : « Vous êtes ma Face. »

De son côté, Qâzî Sa'îd Qommî dira que dans cet état, il en est de la connaissance humaine comme il en est des cercles spirituels où, à la différence des cercles matériels, « c'est le centre qui entoure la périphérie. » L'intelligence comme centre, « englobe » toutes les lumières qui sont ses connaissances. D'où « la connaissance est un point unique dont seuls les ignorants font une multiplicité ». Cette multiplicité éclôt avec Vautre, et c'est pourquoi Qâzî Sa'îd Qommî peut dire que c'est à cette ignorance que fait allusion le verset 33 : 72 (83). Ainsi donc, aussi longtemps qu'Adam, l'homme, ignore qu'il y ait de Vautre que Dieu à être, il est capable de porter, par la force de sa sublime ignorance, le poids des secrets divins : il est le « théophore ». Vienne le moment où il ne se suffit plus de Dieu, il cesse alors d'ignorer tout ce qui est autre que Dieu, et du même coup, pose cet autre. Les Figures théophaniques sont autres que Dieu ; alors pourquoi lui faudrait-il leur médiation ? Et leur médiation devenant superflue, pourquoi n'auraitil pas accès directement lui-même à l'ésotérique, sans l'intermédiaire d'un exotérique qui le manifeste et le révèle? Car du moment qu'il y a de l'autre, il est lui-même aussi cet autre; dès lors pourquoi aurait-il encore besoin d'un autre que luimême ? La sublime ignorance se retourne et s'invertit en un vertige d'orgueil devant lui-même, un vertige qui l'aveugle à toute reconnaissance de l'autre, et le pousse à s'approprier tout ce qui est de l'autre. C'est ce vertige que raconte encore symboliquement la hiérohistoire.

Le secret divin visé par le verset qorânique 33 : 72, était la walâyat des Imâms ; nous en savons maintenant la raison, la raison pour laquelle cette walâyat était précisément l'arbre du paradis auquel il ne fallait pas toucher, l'arbre qu'il ne fallait pas profaner. Dans son commentaire de ce verset, l'Imâm Ja'far al-Sâdiq (84) indique que fut donnée à Adam la vision de la surhumanité divine des Quatorze Immaculés dans la Gloire flamboyante du Trône. Adam s'étonne : existe-t-il donc une humanité supérieure à la sienne, créée « dans le Ciel » antérieurement à lui ? Or, précisément la lumière de ces surhumains, de cette humanité « célestielle », c'était elle le dépôt qui lui était confié et dont il avait assumé le secret. Ceux-là, au niveau de leur manifestation adamique, devaient être sa propre lignée.

Mais c'est ce qui ne suffit plus à l'homme-Adam. Ce dépôt à lui confié il veut s'en emparer pour lui-même. Il succombe à un vertige d'ambition, transgresse sa propre limite en voulant atteindre lui-même, d'ores et déjà, au rang qui ne pouvait être manifesté qu'au terme de sa lignée, avec celui qui serait le « Sceau de la walâyat ».

Cela, c'était toucher à 1' « arbre interdit », violer la « discipline de l'arcane ». L'arbre symbolise à la fois la walâyat des Imâms auxquels Fhomme-Adam prétend se substituer, et la science des Imâms, la science de cette humanité de lumière (bashar nûrîyûn), à laquelle l'homme-Adam veut prématurément atteindre, alors qu'il n'a ni la force ni la capacité de la porter. « C'est un violent et un ignorant », dit le verset 33 : 72.

Comme l'explique Qâzî Sa'îd Qommî avec une remarquable profondeur, le sujet connaissant et les objets de sa connaissance (les cognoscibles) sont forcément à égalité de niveau. Les cognoscibles sont actualisés par le sujet connaissant, de même que la nourriture devient une partie du sujet qui s'en nourrit.

Or, en touchant à l'arbre de la Connaissance qui lui était interdit, en « mangeant » son fruit, ses « cognoscibles », Adam eoipso obligeait ceux-ci à « descendre »; et c'était cela même, pour lui, eo ipso, « descendre du paradis (85) ».

Ce qu'il y a de remarquable dans cette conception, c'est le lien ainsi établi entre la transgression d'Adam, de l'homme, et la transgression de l'ésotérique. La gnose shî'ite, comme ésotérique de la Révélation prophétique, rejetée et persécutée par comme elle le fut, au sens de cette transgression, laquelle est en fait une régression qui dégrade la connaissance, réduisant celle-ci à un niveau inférieur, lui interdisant la perception des symboles. Plus de hiérognose communiquant avec les univers au-delà; plus de perception des choses spirituelles suprasensibles.

En rejetant le poids des secrets divins tout d'abord assumés, en trahissant le dépôt qui lui avait été confié, l'homme est devenu un agnostique. C'est en ce sens que l'on peut dire que le verset 33 : 72 lie l'un à l'autre le mystère de Dieu et le mystère de l'homme.

Non moins remarquable est la consonance entre l'herméneutique ismaéîienne et l'herméneutique shî'ite duodécimaine de la faute d'Adam. Pour l'une et l'autre il s'agit bien, non pas d'un drame de la chair, mais du drame de la connaissance humaine.

Selon la hiérohistoire ismaéîienne (86), Adam avait été constitué comme prophète et Imâm du début de notre présent « cycle d'occultation » (dawr al-satr), dont les conditions diffèrent totalement de celles du cycle d'épiphanie (dawr al-kashf) qui le précéda. Les lois de la connaissance sont autres ; l'homme ne peut avoir la perception des choses spirituelles que par la connaissance approfondie des correspondances. Mais la connaissance analogique, la perception des symboles, suppose la bipolarité de la sharî'at et de la haqîqat, de la lettre positive et de la vérité spirituelle ou gnose, de l'exotérique et de l'ésotérique.

Or ce que, sur la suggestion d'Iblîs, Adam veut atteindre, c'est une connaissance qui est hors de sa mesure : il prétend à la perception directe de l'ésotérique, de la réalité spirituelle cachée, en la dépouillant de l'enveloppe exotérique a travers laquelle elle transparaît et qui la signifie (certains théologiens à la mode de nos jours parlent de « démystification » et de « démythologisation », sans bien se rendre compte de ce qu'ils font).

Adam veut ainsi s'emparer, par la violence, d'une connaissance qui est essentiellement science de la Résurrection, et qu'il appartient au dernier Imâm du cycle (le Qâ'im) de révéler aux hommes. Cette connaissance lui échappant, parce qu'elle excède sa capacité, Adam ne se trouve que devant sa propre nudité, c'est-à-dire sa propre ténèbre intérieure, sa propre ignorance.

En voulant « dénuder » l'ésotérique, ce qu'en fait Adam met à nu, c'est sa propre impuissance à connaître. Perdre le sens des symboles, c'est être dépouillé du vêtement de la Parole divine qui, à la façon d'une robe de lumière, dissipait en lui toutes ténèbres. Que reste-t-il alors ? Le ressouvenir des symboles perdus, et c'est cela, pour l'homme, couvrir sa nudité des « feuilles du jardin »...

On comprend donc que dans le sens intérieur des versets qorâniques prescrivant la fidélité au dépôt confié, l'ésotérisme shî'ite, avec Haydar A^molî, entende l'impératif auquel est liée sa propre existence : « O vous qui êtes des fidèles, ne trahissez pas Dieu et son Envoyé, en trahissant les dépôts qui vous ont été confiés, puisque vous êtes de ceux qui savent » (8 : 27). Ce dépôt confié, il nous a été montré quel il était, et maintenant nous pouvons comprendre qu'il y a deux manières de le trahir, lesquelles aboutissent l'une et l'autre au même résultat.

On peut le trahir en voulant s'en emparer par la violence, en le dépouillant de l'enveloppe qui en conditionne la transparence, en renonçant à la « discipline de l'arcane ». Ce faisant, on le livre aux inaptes qui, ne pouvant le comprendre, ne peuvent que le violenter et le dénaturer. Ils confondent, par exemple, ce qui est résurrection spirituelle et ce qui est insurrection sociale; la finalité de leur effort n'atteint même plus à la limite où l'idée de la nouvelle naissance, naissance spirituelle (wilâdat rûhânîya) impose son sens.

Mais on peut aussi trahir le dépôt confié en le niant purement et simplement, et cette négation est remarquablement facilitée par la première forme de trahison, puisque par celle-ci l'ésotérique a d'ores et déjà cessé d'être ce qu'il était, et que son contenu a été dénaturé. Le rejet pur et simple, ce sont toutes les formes d'agnosticisme, depuis le pieux agnosticisme des docteurs de la Loi et de leurs successeurs sociaux, jusqu'au positivisme des technocrates. Les premiers dégradent la connaissance des choses spirituelles au niveau de la connaissance des choses naturelles ou sociales, les seconds ignorent toute science spirituelle. L'accord entre les uns et les autres est facile. Ce qui se passe alors, c'est avec le rejet de tout ce que connote l'ésotérique, la dégradation radicale de l'exotérique lui-même (le zâhir), car il ne peut y avoir de sharî'at à l'état vrai en l'absence de gnose ('irfan et haqîqat), et il est absurde de parler d'un soufisme « orthodoxe » comme d'un soufisme qui serait sans gnose. Livré à lui-même, l'exotérique (le sensible, le manifeste), cessant de symboliser avec l'invisible, avec le suprasensible, n'est plus que nature morte, écorce desséchée, chrysalide dérisoire. La sharî'at, telle que la comprend la religion légalitaire et sociale, et la Nature telle que la questionne et l'exploite la science technocratique, ne sont que deux aspects de la même déchéance. Laïcisation et socialisation du spirituel vont de pair avec la volonté de puissance d'une science utilitaire et agnostique. C'est pourquoi le péril extérieur venant de la « technique » de l'Occident n'est un péril pour l'Islam shî'ite traditionnel, que dans la mesure où il aurait rejeté, trahi « le dépôt divin assumé par l'homme ».

D'autant plus lourd est ce dépôt que l'homme-Adam le porte désormais par sa nostalgie et son repentir, c'est-à-dire après l'avoir retrouvé au terme d'une longue quête. Il y a parmi les entretiens de l'Imâm Ja'far un magnifique récit symbolique dont le motif offre une frappante réminiscence du célèbre Chant de la perle du livre gnostique des « Actes de Thomas » et qui nous fournit peut-être ainsi la clef du symbolisme de la « perle » et de la « quête de la perle » (nous en trouverons une autre réminiscence dans le « Récit de l'exil occidental » de Sohrawardî, infra livre II). L'Imâm demande à un disciple : « Sais-tu ce qu'est la Pierre Noire ? (la Pierre encastrée dans l'un des angles du temple de la Ka'ba à La Mekke) ». Et l'Imâm d'apprendre à son disciple que la Pierre Noire avait été un ange donné comme compagnon à Adam dans le paradis, pour lui rappeler sa promesse (son engagement, le mîthâq). Mieux dit encore : elle était l'ange qui, au centre de l'être d'Adam, avait reçu la charge du « dépôt confié », car c'est dans le malakût, le monde angélique de l'âme, c'est-à-dire dans l'ésotérique du monde visible, que s'accomplissent les scènes évoquées par les versets qorâniques du « Covenant » (7 : 171) et du « dépôt confié » (33 : 72). Lorsque, du fait de son repentir, Dieu revint à Adam, il changea cet Ange en une « perle blanche » que du paradis il projeta vers Adam « descendant » sur la route de l'exil. Mais Adam ne la reconnut pas tout d'abord et ne vit qu'une pierre quelconque. Il fallut que par son repentir il desquame cette perle de son revêtement, pour que la perle, en reprenant sa forme première, lui parle, lui rappelle son engagement et réveille en lui le souvenir de sa patrie de lumière. Alors Adam pleura.

Et de nouveau l'ange est caché et disparaît sous l'apparence d'un minéral très précieux, qu'Adam transporte sur son épaule tout au long de l'itinéraire qui le conduit de Ceylan à la Mekke.

Lorsqu'il est fatigué, l'ange Gabriel qui l'accompagne, l'en décharge pour le porter à son tour. C'est ainsi que F « ange d'Adam », l'ésotérique d'Adam, est venu en ce monde. Et la

Pierre Noire fut placée à l'un des angles du Temple qui est au centre du monde, puisque l'ange est au centre de l'être d'Adam(87).

Ce dépôt confié, l'ange caché en Adam, c'est cela le poids des secrets divins qu'Adam, après avoir retrouvé la perle de la gnose, porte avec lui. Si lourd en est le poids qu'il faut que Gabriel, l'ange de la Connaissance et de la Révélation, l'aide à le porter.

Aussi bien, les Imâms du shî'isme ont répété l'un après l'autre la sentence que nous connaissons déjà : « Notre cause est difficile, lourde à assumer; seul en est capable un Ange du plus haut rang, ou un prophète envoyé, ou un croyant dont Dieu a éprouvé le cœur pour la foi. » On verra plus loin (chap. v) que cette déclaration des Imâms prélude à tout leur enseignement ésotérique. Ces croyants éprouvés, ce sont ceux des shî'ites dont le « oui », l'acquiescement lors de la scène prééternelle du « Covenant », fut sans réticence, ceux qui « furent créés d'un rayon de la lumière des Quatorze Immaculés ». Aussi bien l'Imâm Ja'far y fait-il encore allusion dans le grand hadîth que nous avons cité tout au long ici précédemment (supra p. 52) : « Notre cause est difficile, disait I^'Imâm. Pour la soutenir, il faut des consciences où se lèvent les aurores, des cœurs embrasés de lumière, des âmes saines, de belles natures. C'est qu'en effet Dieu a d ores et déjà reçu l'engagement de nos shî'ites [...]. O mon Dieu! Fais qu'ils vivent de notre vie, fais qu'ils meurent de notre mort. Ne laisse pas l'ennemi prévaloir sur eux, car si tu laisses l'ennemi prévaloir sur eux, il n'y aura plus personne pour t'adorer en ce monde (88). »

Ceux-là, ce sont les témoins qui assument le shî'isme intégral et perpétuent la transmission de la gnose en ce monde (la silsilat al-'irfân); ce sont ceux qui peuvent porter le poids du dépôt confié, assumer la cause des Imâms, parce qu'ils sont les croyants « dont Dieu a éprouvé le cœur pour la foi », et c'est pourquoi il n'y eut jamais qu'une poignée de vrais fidèles autour des Imâms... Ce sont ceux auxquels nous entendons le 1er Imâm faire allusion déjà au cours d'un entretien avec son disciple Komayl.


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3. - Les entretiens du 1er Imâm avec Komayl ibn Ziyâd En fait, Le Shiisme duodécimain 3. - Les entretiens du 1er Imâm avec Komayl ibn Ziyâd En fait,
nous pensons particulièrement ici à deux entretiens du 1er Imâm avec Komayl ibn Ziyâd, qui fut un de ses disciples et compagnons insignes. Le premier de ces entretiens, pour le propos poursuivi ici, forme en quelque sorte une introduction au second. Ce sont de ces textes qui nous montrent au mieux le sens et l'enjeu du « combat spirituel » selon la pensée de l'Imâm, et aussi quelle chevalerie spirituelle est à même de le soutenir. Au cours du premier de ces entretiens, Komayl demande à l'îmâm : « Qu'est-ce que la gnose (89) ? » L'Imâm, pour l'éprouver, lui répond : « Qu'as-tu à faire avec la gnose ? » et de lui expliquer pourquoi il leur serait dommageable, à l'un et à l'autre, qu'il déversât un tel secret de sa personne à la sienne : un vase ne peut contenir plus que sa capacité, et l'Imâm a l'ordre de mettre chaque chose à sa place. C'est précisément cette disposition qu'invoque alors Komayl : « Quelqu'un comme toi, dit-il à l'Imâm, peut-il décevoir l'attente de celui qui l'interroge ?

Quelqu'un de ton rang, quant aux hautes connaissances des réalités spirituelles et quant au discernement de l'aptitude de chacun, peut-il frustrer celui qui le questionne, lui refuser son droit, faire que son but lui reste interdit, parce qu'il se sera abstenu de lui répondre ? Non, le précepte divin : Quant à celui qui demande, ne le repousse pas (Qorân 93 : 10), - ce précepte te fait un devoir de répondre, en prenant pour maxime celle du Prophète : En parlant aux gens, parlez à chacun selon son intelligence. »

Alors l'Imâm fait droit à la requête et commence à expliquer :

« La gnose, c'est le dévoilement des oratoires de la Majesté divine, sans que l'on puisse rien montrer. - Explique-moi encore. - C'est effacement de tout le conjectural, sérénité du connu en toute certitude. - Explique-moi encore. - Le voile est déchiré, le secret en a triomphé. - Explique-moi encore. - Une lumière se lève depuis l'aube de la prééternité ; elle brille dans les temples du Tawhîd (c'est-à-dire dans les personnes de ceux qui professent la Vraie Unité. Une glose de l'un de nos manuscrits ajoute en marge : cette lumière, c'est l'Imâm éternel). - Expliquemoi encore. - E'teins la lampe, le matin est levé. - Après cela, l'Imâm garda le silence. »

Semblable texte suffirait à lui seul à nous montrer que l'enseignement des Imâms, source de la théosophie shî'ite, nous met en présence de quelque chose qui diffère aussi bien de la dialectique des scolastiques de l'Islam (les Motakallimûm) que de la méthode démonstrative des philosophes hellénisants (les falâsifa), et de l'indifférence des pieux ascètes à l'égard de la Connaissance. Il s'agit d'une forme d'enseignement typique trop peu considérée en général chez nous, lorsque nous parlons de l'Islam, si bien que l'on a pu se méprendre au point de parler du shî'isme comme d'une « religion d'autorité », au sens que ce terme a en Occident, tant nous avons perdu le sens de ce en quoi consiste l'initiation spirituelle. L'Imâm, on le voit, n'impose aucune formule dogmatique. La science qu'il enseigne, nos auteurs la caractérisent comme une connaissance héritée par l'âme ('ilm irthî, cf. infra chap. VI, 4). C'est un héritage auquel l'âme a droit - et en possession duquel elle entre - dans la mesure de sa capacité. L'héritier, c'est celui qui est capable de comprendre; il n'a pas à conquérir son héritage par les efforts d'une dialectique conceptuelle. C'est son degré de compréhension qui assure son droit à la « succession », et fait de lui quelqu'un à qui le « dépôt confié » peut être remis ; c'est cela même qu'a fait valoir Komayl en priant l'Imâm de lui répondre.

Certes, le texte de l'entretien est difficile. Il a provoqué de longs commentaires (90). Haydar A^molî qui le commentera luimême longuement dans la seconde partie du grand ouvrage dont il sera question plus loin (infra livre IV, chap. I) se borne à observer, en le citant une première fois, que la signification ultime de cet entretien est dans le trait final : « Après cela, l'Imâm garda le silence. » Ce qui pour lui veut dire : Komayl, conduit jusqu'au niveau de la voie mystique, peut voir désormais de ses propres yeux. Après cela, il n'y a plus de question à poser en termes de dialectique rationnelle, car la dialectique est comme la lampe par rapport au soleil. Les choses qui relèvent de la révélation intérieure et de l'expérience mystique, ne peuvent être finalement ni exprimées ni montrées, comme le dit allusivement l'Imâm dès le début. Haydar A^molî en tire une double conséquence. Tout d'abord, c'est dans le silence que le gnostique atteint au but de sa recherche par une expérience spirituelle qui est le suprême degré possible de l'atteinte à Dieu.

En second lieu, si les Imâms ont divulgué ces secrets divins (asrâr ilâhîya) aux plus éminents de leurs disciples et familiers, il n'est permis à personne de les divulguer devant les indignes et les profanes. De nouvel ici, un rappel solennel du précepte concernant le « dépôt confié ». Ceux-là donc qui, de génération en génération, en assument la garde et la transmission, qui sontils ? Un second entretien de l'Imâm avec Komayl se situe dans une solitude solennelle (91). L'Imâm prend Komayl par la main, le conduit hors de la ville, dans le désert, et là, ayant exhalé un profond soupir, il lui déclare : « O Komayl ibn Ziyâd ! Les cœurs sont des vases; les meilleurs d'entre eux sont ceux dont la capacité est la plus grande. Retiens de moi ce que je vais te dire. Les hommes sont de trois catégories : il y a le sage divin ('âlim rabbânî, le theosophos parfait) ; il y a ceux qui, en recevant son enseignement, sont conduits à la Délivrance; et puis il y a la masse du commun, ceux qui suivent n'importe quel agitateur et tournent dans le sens de n'importe quel vent. Ceux-là ne sont point éclairés par la Connaissance; ils ne s'appuient pas sur une ferme pilier. O Komayl ! La Connaissance a plus de prix que les biens matériels; c'est la Connaissance (la gnose) qui veille sur toi, tandis que toi, tu veilles sur les biens matériels.

La richesse, on la diminue en la dépensant. La Connaissance, on l'accroît en la prodiguant (92) [...]. La Connaissance, c'est ce qui juge ; la richesse, ce qui est jugé. O Komayl ! le trésor des biens matériels périt, tandis que les gnostiques sont des vivants, d'une vie qui permane avec les siècles des siècles. Leurs personnes physiques disparaissent; d'autres qui leur ressemblent en leur cœur prennent leur place. »

Et l'Imâm, d'un geste de la main désignant son propre cœur, poursuit : « Il y a ici gnose surabondante. Si seulement je trouvais des hommes assez forts pour la porter! Certes, il m'arrive de rencontrer quelque esprit subtil, mais je ne puis lui donner ma confiance, car les choses religieuses sont pour lui un moyen qu'il met au service des intérêts de ce monde ; les bienfaits de Dieu sont pour lui prétexte à l'emporter sur les serviteurs de

Dieu; les ressources du savoir, prétexte à avoir le dessus sur les amis de Dieu. Ou bien il m'arrive de rencontrer quelque esprit docile à l'égard des docteurs, mais qui, dans son conformisme, est totalement dépourvu de vision intérieure ; le doute pénètre dans son cœur à la première difficulté qui se présente.

Eh bien non! ni celui-ci ni celui-là (ne sont dignes de ma confiance ni de ma gnose). Ou bien encore, je rencontre quelque insatiable du plaisir, qui se laisse docilement conduire par ses appétits charnels ; ou bien tel autre qui a la passion d'accumuler et de thésauriser. Ni l'un ni l'autre ne peuvent être en rien des bergers de la religion; loin de là. Ce qui leur ressemble le plus, ce sont les troupeaux au pâturage. Faut-il alors qu'en une telle époque meure la gnose, lorsque meurent ceux qui en sont les supports ? Eh bien non ! Jamais, en fait, la Terre n'est vide d'hommes qui, répondant pour Dieu, assument le maintien de ses témoignages, qu'ils le fassent à découvert et sans voile, ou qu'ils demeurent cachés et totalement inconnus. C'est grâce à de tels hommes que les témoignages divins et la compréhension de leur sens ne sont pas anéantis. Combien sont-ils ? Où sont-ils ?

J'en atteste Dieu! leur nombre est infime, mais leur rang est sublime. C'est par eux que Dieu conserve ses témoignages et ses signes en ce monde, jusqu'à ce qu'ils les transmettent à leurs émules et en confient la semence au cœur de ceux qui leur ressemblent.

Pour eux la gnose se montre d'un seul coup, selon toute la vérité de la vision intérieure. Ils mettent en ouvre la joie de la certitude. Ils trouvent facile ce que trouvent ardu les amollis.

Ils sont familiers avec ce qui effarouche les ignorantins. Ils sont en compagnie de ce monde avec des corps dont les esprits qui les animent, restent suspendus à la Demeure Suprême. O Komayl ! ceux-là sont les khalifes de Dieu sur sa Terre, ceux qui appellent à sa Religion vraie. Ah! quel ardent désir j'aurais de les voir! » Si l'on juxtapose cette déclaration solennelle du Ier Imâm à celle de l'Imâm Ja'far que l'on a rappelée à la fin du paragraphe précédent, on constate que, l'un après l'autre, les Imâms du shî'isme ont proposé le même enseignement fondamental.

De l'une et de l'autre déclaration, comme d'une multitude de déclarations similaires, nous recueillons une triple certitude : c'est que le shî'isme constitue fondamentalement et de plein droit l'ésotérisme ou le sens intérieur de la religion islamique; cet ésotérisme ou ce sens intérieur est initialement et intégralement l'enseignement auquel les Imâms ont initié leurs disciples et celui que ces derniers ont transmis; de la dispensation de cet enseignement, de son acceptation par les uns, de son refus par les autres, découle spontanément la répartition des humains en trois catégories.

Sur ces trois points le meilleur commentaire de la grande déclaration faite par le Ier Imâm à Komayl ibn Ziyâd, se trouve dans les hadîih des Imâms qui reprennent le même thème.

Nous n'en indiquons ici que quelques-uns. L'ensemble est d'une importance décisive. En décidant de la vocation du shî'isme comme initiation à une doctrine supérieure, comme « ésotérisme », ces traditions des Imâms mettent respectivement devant leurs responsabilités ceux des shî'ites qui prétendent passer à côté de cet ésotérisme, comme ceux des soufis qui veulent ignorer l'origine et le support de leur propre gnose. L'idée de ces témoins qui, même complètement ignorés de la masse des hommes, de génération en génération, « répondent pour » Dieu en ce monde, comporte l'idée d'une communauté spirituelle dont la hiérarchie est fondée, non pas sur les préséances d'un ordre social extérieur, mais uniquement sur les qualifications de l'être intérieur. Aussi échappe-t-elle à toute matérialisation et à toute socialisation. Les « khalifes de Dieu » sur la Terre, dont parle le 1er Imâm, ce furent en premier lieu les onze Imâms, ses successeurs, et plus loin encore, tous ceux dont la succession invisible maintient la pure hiérarchie spirituelle autour de celui qui en est le « pôle » mystique, F « Imâm caché », jusqu'à la fin de notre

Aiôn; sans eux l'humanité, qu'elle le sache ou non, ne pourrait continuer de subsister. Et c'est là finalement que se décident le sens et l'enjeu du combat spirituel du shî'isme.

Parmi les hadîth soulignant expressément, avec ce qui en est la raison, l'essence ésotérique du shî'isme, rappelons encore le hadîth plusieurs fois déjà cité ici, parce qu'il est le leitmotiv qui, avec quelques variantes, reparaît régulièrement; il figure dans plusieurs recueils et les Imâms en ont eux-mêmes souligné l'importance décisive. « Notre cause est difficile ; elle impose un rude effort ; seuls peuvent l'assumer un ange rapproché de Dieu (malak moqarrab), ou un prophète envoyé (nabî morsal), ou un adepte fidèle dont Dieu aura éprouvé le cœur pour la foi » (93). Le disciple qui rapporte ce propos d'après l'Imâm Ja'far, précise encore : « L'Imâm Ja'far ajouta : Parmi les anges il y a des

Rapprochés et des non-rapprochés. Parmi les prophètes il y a des envoyés et des non-envoyés (cf. infra chap. VI). Parmi les croyants, il y a des éprouvés et des non-éprouvés. Cette cause qui vous est proposée, a été proposée aux anges. Ne l'ont assumée que les Rapprochés. Elle a été proposée aux prophètes. Ne font assumée que les Envoyés. Elle a été proposée aux croyants. Ne l'ont assumée que les croyants éprouvés ». Et déjà le Ve

Imâm, Mohammad Bâqir, tenant le même propos à l'un de ses familiers, ajoutait : « Ne comprends-tu pas que la difficulté de notre cause se montre en ce que Dieu a choisi pour l'assumer parmi les anges, l'ange rapproché de lui; parmi les prophètes,

le prophète envoyé; parmi les croyants, le croyant au cœur éprouvé (94)». Et un commentateur de l'époque safavide remarque : « L'intention de ce récit et de tous les autres similaires, c'est d'exclure qu'il soit possible d'assumer parfaitement cette cause sans ardent désir, sans assentiment et amour parfait envers la pureté immaculée ('ismat) de nos Imâms(95).» Le VIe Imâm, l'Imâm Ja'far, fait d'autre part à l'un de ses familiers une déclaration que martèle la répétition du mot sirr, « secret ». On en percevra toutes les résonances, si l'on se rappelle que le mot sirr désigne à la fois un secret, une chose cachée, et l'un des organes psycho-spirituels subtils : la pensée secrète, la supraconscience ou transconscience. Cette déclaration, nous la retrouverons plus loin (chap. v) avec la précédente, à la clef de l'herméneutique ésotérique du Qorân, intelligentia spiritualis. L'Imâm donc de déclarer : « Notre cause est un secret voilé dans un secret (sirr mastûr fî sirr), le secret de quelque chose qui reste voilé, un secret que seul un autre secret peut enseigner; c'est un secret sur un secret qui reste voilé par un secret. » Ou encore : « Notre cause est la vérité, et la vérité de la vérité (haqq al-haqq) ; c'est l'exotérique, et c'est l'ésotérique de l'exotérique (bâtin al-zâhir), et c'est l'ésotérique de l'ésotérique (bâtin al-bâtin). C'est le secret, et le secret de quelque chose qui reste voilé, un secret qui est voilé par un secret. » Sont encore à méditer ici tout particulièrement ces quelques vers d'un poème du IVe Imâm, 'Alî Zayn al-'A^bidîn (95/714) : « De ma Connaissance je cache les joyaux - De peur qu'un ignorant, voyant la vérité, ne nous écrase... - O Seigneur! si je divulguais une perle de ma gnose - On me dirait : Tu es donc un adorateur des idoles ? - Et il y aurait des musulmans pour trouver licite que l'on versât mon sang! - Ils trouvent abominable ce qu'on leur présente de plus beau. » Que l'un des saints Imâms ait pu proférer de telles choses, ou qu'à tout le moins la conscience shî'ite les lui attribue, il y a là un témoignage sans réticence concernant l'essence ésotérique du shî'isme et l'enjeu de son combat.

Aussi bien est-ce tout cela qui motive la prescription impérieuse de la taqîyeh, cette « discipline de l'arcane » dont on indiquait ci-dessus qu'elle découle du sens même du « dépôt confié ». L'Imâm Ja'far va jusqu'à dire : « Celui qui est sans taqîyeh (celui qui n'observe pas la discrétion, par inconscience ou par refus de l'ésotérique), celui-là est sans religion. » Et nous lisons dans le « Livre des croyances shî'ites » (Kitâb al-i'tiqâdât) du rand théologien shî'ite Ibn Bâbûyeh (ob. 381/991) : « Il n'est pas permis d'abolir la taqîyeh jusqu'à ce que paraisse l'Imâm annonciateur de la résurrection (al-Imâm al-Qâ'im), par lequel la religion (dîn) sera manifestée intégralement, de sorte que de l'Orient à l'Occident elle se présentera alors à la façon d'une même religion, ainsi qu'il en fut au temps d'Adam. » Il y a déjà là une réponse à ceux qui nient l'ésotérisme.

Si l'enseignement des Imâms ne concernait que les explications de la sharî'at, de la Loi et du rituel, comme certains l'ont prétendu ou le prétendent encore, l'impératif de la taqîyeh serait incompréhensible.

Tout au contraire, remarque Haydar A^molî, il s'agirait de choses que l'on proclame, et qu'aussi bien il faut proclamer du haut des chaires des mosquées devant tout le monde. Mais ce n'est évidemment pas cela que visent les propos des Imâms cités ci-dessus.

Au cours de son second entretien avec Komayl le Ier Imâm répartissait les humains en trois catégories. Plusieurs propos du VIe Imâm affirment à leur tour : « Nous, les Imâms, nous sommes les Sages qui instruisons; nos shî'ites, ce sont ceux qui sont initiés par nous; quant au reste, c'est l'écume roulée par le torrent (96). » Trois catégories par conséquent. La première est celle du 'âlim rabbânî, le Sage divin, le theosophos parfait, le titre étant réservé au sens propre aux Imâms, bien que l'emploi en soit étendu pour désigner les théosophes parfaits, modelés à leur exemple. La seconde catégorie est formée des « fidèles au cœur éprouvé » qui reçoivent et transmettent cet enseignement.

Finalement il y a la masse, non pas tant des « profanes » que des négateurs et des endurcis, l'ensemble de ceux qui ignorent ou refusent toute idée d'une science spirituelle. L'Imâm Ja'far l'affirme expressément : il n'y a pas de quatrième groupe.

La position d'un Haydar A^molî, dans son généreux effort pour rallier ensemble shî'ites et soufis, en leur faisant prendre conscience de ce qu'ils sont et de ce qu'ils se doivent, 'est une position qui s'ensuit très simplement. A chacun de décider sous quelle catégorie il se range. Ceux qui, nominalement shî'ites, nient l'enseignement ésotérique des Imâms, parce qu'ils sont incapables d'en supporter non pas même le poids mais l'idée, aussi bien que ceux des souris qui, tout en pratiquant l'ésotérisme, en méconnaissent la source et le support, ne peuvent prétendre appartenir au second groupe (et moins encore au premier). Ce second groupe est le groupe des « fidèles au cœur éprouvé » qui assument le poids et les conséquences de la triple shahâdat. Ce sont ceux qui, à découvert ou dans l'incognito,maintiennent les témoignages divins sur cette Terre, et font que ce monde soit encore « un monde que Dieu regarde », - regarde et concerne. Leur élite est formée d'une minorité d'entre eux, qui a pour vocation propre de transmettre les secrets des Imâms et de les maintenir vivants dans les cœurs des « fidèles éprouvés ». Ce sont ceux au sujet desquels le 1er Imâm déclarait : « Où sont-ils ? combien sont-ils ? J'en atteste Dieu ! leur nombre est infime, mais leur rang est sublime. » Cette élite forme cette hiérarchie spirituelle incognito dont l'idée reste fondamentale dans le shî'isme duodécimain, à qui le soufisme non shî'ite n'a sans doute fait que l'emprunter, car dans son essence, dans sa structure et sa perpétuation, elle présuppose celui qui en est en permanence le « pôle » mystique, le XIIe Imâm, l'Imâm caché. Sans l'idée de cette hiérarchie ou de ces hiérarchies spirituelles invisibles ou incognito, on ne saurait dénouer la question posée ici, celle concernant le sens et l'enjeu du combat spirituel du shî'isme. Par elle change d'aspect la question des rapports du shî'isme et du soufisme.

Plus encore : c'est par elle que le shî'isme des Douze Imâms peut, dans le tumulte de notre monde, insérer discrètement son message spirituel, - témoignage d'un autre monde, rappel d'un monde autre, non pas un compromis avec une évolution soi-disant irréversible.

4. - Les hiérarchies spirituelles invisibles
Des E'lus qui, de génération en génération, inconnus et ignorés de la masse des hommes, se transmettent une même tâche également ignorée de la masse des hommes, tâche impropre aux rapports officiels, échappant à toutes les enquêtes sociales. Ils forment des hiérarchies auxquelles font allusion certaines traditions dont la teneur et l'origine restent quelque peu mystérieuses.

Autour d'eux se groupent tous ceux des « shî'ites au sens vrai » qui, en recevant leur enseignement, assument avec eux une même tâche, tous ceux-là donc que les Imâms rangent dans la seconde catégorie, les « fidèles au cœur éprouvé pour la foi », lesquels ont la force d'assumer la cause des Imâms, si difficile soit-elle, dans un monde qui ne peut qu'en ignorer tout. C'est un theologoumenon si essentiel pour le shî'isme que nous verrons l'école shaykhie lui donner un développement d'une ampleur particulière (infra livre VI). Dans son effort pour maintenir ou restaurer l'enseignement intégral des saints

Imâms, nous verrons cette école montrer que ce theologoumenon est bien en réalité le « quatrième pilier » de la doctrine shî'ite : il y a le tawhîd; il y a la prophétologie; il y a l'imâmologie ; il y a enfin le principe de la communauté shî'ite comprise en un sens qui permet de la caractériser au mieux en termes qui nous soient familiers, essentiellement comme une Ecclesia spiritualis. C'est que la hiérarchie qu'elle comporte, est une hiérarchie invisible, incognito, fondée sur les seules qualifications de l'homme spirituel, de l'homme intérieur.

Que cette hiérarchie soit inhérente à la seconde catégorie définie par les Imâms, c'est ce que nos auteurs constatent déjà par expérience, car force nous est bien de reconnaître qu'il y a des individus plus parfaits spirituellement que les autres, plus proches de Dieu que les autres, et que cette élite comporte forcément une hiérarchie de degrés quant à la connaissance, la conscience spirituelle, la ferveur. Il y a eu dès le temps des Imâms, et il a continué d'y avoir depuis lors, de ces fortes individualités douées de haute connaissance et d'une spiritualité parfaite (tels les cas exemplaires de Saîmân le Perse, Abû Dharr, les deux Jâbir, Mofazzal, les quatre représentants successifs ou nâ'ib de l'Imâm caché, au temps de l'« occultation mineure »). Les shî'ites les reconnaissent comme des médiateurs, des guides agissant au nom de l'Imâm, pouvant, même en ce temps de l'« occultation majeure » qui est le nôtre, avoir accès à la présence de l'Imâm, de telles rencontres relevant d'un mode de perception suprasensible.

Cependant cette constatation porte sur une situation de fait qui elle-même est à expliquer par un ordre de choses fondamental.

La structure des hiérarchies spirituelles est déterminée par l'ordre de procession des êtres à partir de la Haqîqat mohammadîya, la « Réalité mohammadienne primordiale » comme

Réalité initialement instaurée dans l'être longuement mentionnée déjà ici et qui le sera encore ci-dessous. La Figure terminale de cette Réalité mohammadienne comme plérôme des « Quatorze Immaculés » est celle qui, dans l'ordre de la Manifestation est désignée comme le Douzième Imâm, présentement l'Imâm caché. C'est sur l'évocation de cette Figure que s'achèvera le présent ouvrage (infra livre VII). Disons dès maintenant que l'idée des hiérarchies spirituelles dont nous parlons, leur fonction, leur structure, leur mode d'être et d'action, tout cela gravite autour de l'idée du XIIe Imâm et de sa « présence invisible », comme « pôle des pôles »; le Douzième Imâm en est le présupposé et la clef de voûte (l'idée en est ordonnée à celle des cycles, au cycle de la walâyat succédant au cycle de la prophétie, cf. infra chap. v et livre VII). D'où, ce thème des hiérarchies spirituelles ésotériques et de leur lien avec le Douzième Imâm est d'une telle complexité qu'il faudrait tout un livre pour en traiter. Nous nous limitons ici à un minimum d'indications.

Telles qu'elles sont évoquées dans certains hadîth des Imâms, ces hiérarchies n'ont pas encore la complexité qu'elles prennent dans les traditions plus tardives. Un propos de l'Imâm Ja'far, annonçant l'inéluctable occultation (ghaybat) de l'Imâmat, mentionne expressément trente Compagnons d'élite, trente Noqabâ (princes spirituels) qui, d'époque en époque, pendant le temps de la « Grande Occultation » (commencée en 329/940) ont le privilège d'avoir des entretiens avec l'Imâm caché et de lui tenir compagnie. Pendant le temps de F « occultation mineure » (de 874 à 940), l'élite des shî'ites pouvait encore avoir accès à l'Imâm caché. Depuis la Grande Occultation ou « Occultation majeure » (sur cette double Occultation cf. infra livre VII), seuls ces trente Noqabâ ont ce privilège. Celui-ci pose, comme tel, le problème de la « résidence » de l'Imâm caché. Qu'elle soit désignée tantôt comme la mystérieuse vallée de Shamrîkh, du côté du Yémen, tantôt comme la cité mystique de Hûrqalyâ, il s'agit toujours d'une contrée mystique appartenant au « huitième climat », telle la mystérieuse Ile Verte à laquelle eut accès un pèlerin dont le récit nous est conservé par la tradition shî'ite (infra livre VII).

Il s'agit donc essentiellement du mundus imaginalis, monde qui est en quelque sorte la doublure de notre monde sensible mais à l'état subtil, et qui occupe un rang intermédiaire entre ce monde sensible et le monde spirituel pur, entièrement « séparé » de ce monde-ci. C'est par ce mundus imaginalis que l'Imâm est à la fois présent à notre monde et invisible aux hommes de ce monde. Ses trente compagnons d'élite ont un mode d'être et un mode d'action analogues à ceux de leur Imâm ; ils sont occultés, invisibles aux yeux des humains. C'est pourquoi on les appelle rijâl al-ghayb, les hommes du monde suprasensible, les hommes du monde caché, les Invisibles.

Leur nombre est constant. Lorsque l'un d'eux meurt, plus exactement lorsque cesse définitivement sa présence à ce mondeci, un autre est élevée à son rang. C'est pourquoi on les appelle aussi Abdâl (ceux qui se « substituent » les uns aux autres).

Nous avons essayé ailleurs de montrer la fonction irrémissible de ce mundus imaginalis pour la spiritualité qui nous occupe ici (97).

Un autre texte, à peu près de la même époque, puisque son auteur était un disciple de l'Imâm Ja'far, mentionne précisément ces hiérarques spirituels sous ce nom de Abdâl. Il s'agit d'une prière composée par Dâwûd, petit-fils du IIe Imâm l'Imâm Hasan Mojtabâ, et qui fut un des compagnons des Ve et VIe Imâms. Le calendrier liturgique shî'ite propose la récitation de cette prière pour le jour qui marque le milieu du mois de Rajah (septième mois de l'année lunaire). En fait cette liturgie est surtout connue sous le nom de la mère de son auteur, comme « pratique pieuse de la mère de Dâwûd ('amal Omm Dâwûd). C'est une belle prière ocuménique par excellence, car s'y succèdent les Salutations sur les trois grands Archanges, sur les « Supports du Trône », sur les Anges gardiens, sur Adam et E`ve, sur Abel et Seth, sur tous les prophètes de la tradition biblique et de la tradition arabe nommés l'un après l'autre, sur Jésus et ses douze Imârns (de Simon à Georges), sur le Prophète et ses douze Imâms, sur les Abdâl et les Awtâd, sur tous les membres des familles issues des Imâms, sur tous les hommes de piété en général etc. Elle s'achève sur ces mots : « Honore, ô mon Dieu! tous ceux de tes anges et de tes prophètes que j'ai nommés, et tous ceux que je n'ai pas nommés (98). » En outre, un texte nettement plus ancien, à savoir une tradition du IVe Imâm, 'Alî Zayn al-A^bidîn, fait déjà état des degrés de la hiérarchie spirituelle. Au cours d'un entretien avec Jâbir ibn Yazîd al-Jo'fî, l'Imâm mentionne sept articles de foi dont la gnose (ma'rifat) est nécessaire au fidèle shî'ite : le sens de l'attestation de l'Unique; les sens des Noms et Attributs conférés à Dieu ; les prophètes (comme abwâb, « seuils » de Dieu vers l'homme et de l'homme vers Dieu); les

Douze Imâms ; les « Supports » ou « Piliers » (Arkân) ; les Noqahâ ; les Nojabâ (cf. encore ci-dessous p. 198) (99), Trois hiérarchies se placent ainsi au-dessous de l'Imâm : I) Les « Supports » (Arkân) ; ce sont quatre personnes qui subsistent identiques, sans permutation ni substitution, d'époque en époque. On considère généralement que ce sont ceux des prophètes qui ont été « enlevés par Dieu » à ce monde-ci sans franchir le seuil de la mort : Hénoch (identifié aussi avec Idrîs, Hermès), E'lie, Khezr (Khadir), Jésus : Vivants immortels, subsistant en permanence par la permanence même de leur « Pôle », l'Imâm. 2) Les Noqabâ (princes spirituels), au nombre de trente, déjà nommés ci-dessus. 3) Les Nojabâ (Nobles spirituels), au nombre de quarante. Le nombre total des deux dernières hiérarchies donne soixante-dix personnes. Ce nombre est constant, mais les personnes sont remplacées par d'autres, d'époque en époque, au fur et à mesure qu'elles quittent ce monde. La détermination de leur nombre et de leur fonction est en rapport avec l'idée de la « descente » des Noms divins, de l'univers auquel est préposé chacun de ces Noms, mais nous ne pouvons entrer ici dans le détail de cette théosophie très complexe (cf. encore infra livre III et livre VI).

Les théologiens shî'ites savent, en outre, que certains shaykhs parmi eux placent au-dessous des Nojabâ un groupe permanent (par substitution) de Justes et de Sages, trois cent soixante personnes dont le nombre correspond aux degrés de la Sphère céleste. Cependant les indications les plus nettes que l'on tient des Imâms eux-mêmes ne semblent pas en faire mention. Il y a de plus quelques variantes. Au cours d'un entretien avec Mofazzal al-Jo'fî, par exemple, l'Imâm Ja'far explique en détail à celui-ci la structure de cette hiérarchie : avec chaque Imâm et à chaque époque il y a une élite de quarante compagnons mystiques : les vingt-huit Nojabâ, les douze Noqabâ, parmi lesquels les Abdâl et les Awtâd. Le total de quarante correspond au nombre des Nojabâ indiqué ci-dessus (100). A partir de ces données imâmites initiales se peuvent comprendre les excroissances que l'on constate ailleurs. Dans un contexte ismaélien, par exemple, nous trouvons ceci : « Nos Maîtres ont déclaré : d'entre les humains nous avons élu quatre mille homme; d'entre ces quatre mille, quatre cents; d'entre ces quatre cents, quarante; d'entre ces quarante, quatre; d'entre ces quatre, un unique qui est le pôle (qoth), La stabilité du monde repose sur lui; pas un instant le monde n'existe sans lui, car, sans lui, le monde ne pourrait persévérer dans l'être(101). » Une autre version déclare : « Dieu possède sur la terre trois cents notables (a'yan, mot désignant les « yeux » et des personnages d'élite précieux comme les « yeux », ces yeux par lesquels, selon Rûzbehân, notre monde est encore un monde que Dieu regarde), - trois cents personnes dont le cœur est conforme au cœur d'Adam (ce sont les Noqabâ, guides ou chefs spirituels); quarante dont le cœur est conforme au cœur de Moïse (les Nojabâ, Nobles spirituels); sept dont le cœur est conforme au cœur d'Abraham (les sept Abdâl); quatre dont le cœur est conforme

au cœur de l'archange Gabriel (les awtâd, les piliers) ; trois dont le cœur est conforme au cœur de l'archange Michaël (les trois afrâd)', un, dont le cœur est conforme au cœur de l'archange Séraphiel et qui est le pôle des pôles (qotb al-aqtâb) (102). » Cet exemplaire unique de l'humanité « séraphique » c'est chaque fois l'Imâm; pour le temps actuel, l'Imâm caché. C'est ce même schéma que nous retrouverons chez Rûzbehân (infra livre III) ; on remarquera que l'ordre des Noqabâ et des Nojabâ y est inversé.

Il y aurait maintenant à suivre le développement de ces hiérarchies dans l'ouvre d'Ibn 'Arabî et chez ses multiples commentateurs.

Certes, les chiffres sont à entendre ici comme symboles arithmoîogiques, référant à certaines correspondances cosmiques et au rythme même de l'ordination de l'être (tartîb alwojûd). Retenons cependant que les auteurs shî'ites, les shaykhis notamment, tendent à ne retenir que trois catégories, un triple « portique » (rawâq) devant le « seuil » de l'Imâm : les quatre Piliers (Arkân), les trente Noqabâ, les quarante Nojabâ, tels qu'ils sont mentionnés dans le hadîih du IVe Imâm. C'est pourquoi l'on dira que les trente Noqabâ sont identiques avec (ou du moins que dans leur nombre se trouvent) ceux qui sont désignés comme Awtâd (les « piquets » qui maintiennent le monde terrestre ou la « tente cosmique ») ; comme Abdâl, comme « pôles partiels », puisqu'ils sont les intermédiaires entre l'Imâm et les autres hommes pour les dispensations que ceux-ci en reçoivent; enfin comme les « hommes du suprasensible » ou les Invisibles (rijâl al-ghayb), parce que ces hommes, absolument purs, entièrement voués à leur service divin, sont cachés par Dieu aux regards des oppresseurs jusqu'au Dernier Jour ( Yawn al-Dîn) (103).

La conception de cette hiérarchie spirituelle ésotérique est si bien liée organiquement à l'idée shî'ite que, lorsqu'on la voit figurer ailleurs, par exemple dans les textes du soufisme extérieur au shî'isme, il est facile de déceler que ces textes représentent dans ce soufisme le transfert d'une imâmologie qui n'ose plus ou qui ne veut plus dire son nom. C'est ce qui n'est peut-être pas apparu très clairement jusqu'ici, tant les textes shî'ites ont été négligés.

Aussi bien, ce qui importe essentiellement pour notre propos, c'est la manière dont le shî'isme, disons par excellence, sur ce point, l'école shaykhie, en tirant toutes les conséquences de la ghaybat, c'est-à-dire de l'idée de l'Imâm caché, a interprété le sens de ces hiérarchies, de manière que le shî'isme se dresse comme un rempart contre toute « socialisation du spirituel », contre toute confusion avec le « social », contre tout compromis mettant en péril l'essence et la primauté de ce qui est le spirituel. On sait que le dernier représentant (nâ'ib) de l'Imâm caché, reçut de celui-ci l'ordre de ne pas se désigner de successeur; désormais les adeptes des Imâms se référeront aux Sages qui transmettent l'enseignement des Imâms, et parmi lesquels se trouvent incognito ceux qui forment les hiérarchies que l'on vient de décrire. Avec la mort de 'Alî al-Samarrî (329/940), dernier représentant nommément désigné par l'Imâm caché, commença l' « Occultation majeure ». Ses dernières paroles furent : « Désormais l'affaire appartient à Dieu ». Ces mots expriment tout l'éthos shî'ite. Désormais la figure de l'Imâm caché domine la conscience shî'ite; elle est l'histoire même de cette conscience (nous reviendrons encore, pour finir, sur cet aspect, infra livre VII).

Aussi, lorsqu'ils traitent de la hiérarchie des Sages qui assument la tradition de cet enseignement, les shaykhis soulignentils que le propos de l'Imâm a été de référer ses fidèles à l'existence d'une catégorie de personnes, mais qu'il exclut toute désignation individuelle et nominative parmi elles. Car il ne s'agit pas de quelque chose comme une hiérarchie ecclésiastique; il s'agit d'une hiérarchie des hommes fondée sur leur seule valeur spirituelle intérieure, sur leur degré de proximité spirituelle de î'Imâm, et cela reste le secret de celui-ci. Aussi aucun d'eux n'estil en mesure de se déclarer publiquement ni d'être connu extérieurement. On pourrait dire qu'à chacun d'eux s'applique la loi qui régit les chevaliers du Graal : « Et sa force est sacrée, tant que de tous il demeure inconnu. » La raison de leur occultation aux yeux du commun des hommes n'est autre que l'occultation même de l'Imâm. Car si l'Imâm est aujourd'hui l'Imâm caché, c'est essentiellement parce que les hommes se le sont voilé à cas-mêmes, parce que la conscience humaine est devenue incapable de le connaître et de le reconnaître, de percevoir son mode d'être, son mode d'action et le « lieu » où il réside. Et cette incapacité entraîne la même occultation de tous ceux qui sont les membres de l'Imâm et dont l'ensemble compose son Nom même. La parousie n'est pas un événement extérieur qui s'imposera un beau jour du dehors; elle n'est que le terme final de la métamorphose des consciences.

Une belle page de Ivlohammad Karîm Khân Kermânî (ob. 1288/1870) résume bien l'essentiel : « Lorsque tu auras réfléchi de la manière que j'ai dit, tu comprendras qu'aujourd'hui la connaissance des Noqabâ et des Nojabâ n'est pas possible. Il n'est pas permis de demander à connaître leurs personnes individuellement et nommément. Pas davantage une réponse de leur part n'est possible, parce qu'ils sont le Nom sacrosaint de l'Imâm de cette période, dont il n'est pas permis de prononcer le nom pendant le temps de l'occultation (ghaybat) (104). Nombreux sont les hadîth déclarant qu'il n'est pas permis de mentionner leurs noms. S'ils sont le Nom réel et positif de l'Imâm caché, c'est parce que le nom d'une personne est sa qualification. Et la qualification d'une personne est sa lumière.

Sa lumière est son rayonnement. Et le rayonnement de l'Imâm, ce sont ses shî'ites (shî'a-ye û, ses adeptes). Aussi ne convient-il ni de mentionner leurs noms ni de vouloir les connaître. Il peut arriver que par une faveur divine particulière, quelqu'un vienne à connaître l'un d'entre eux : c'est qu'il en avait la capacité et que Dieu le lui a fait connaître. Quant à ceux auxquels il ne le fait pas connaître, c'est évidemment qu'ils n'en ont pas la capacité, et partant il ne convient pas qu'ils y prétendent.

Oui, telle est la disposition divine manifeste et voulue pour ce temps : les hommes ont à reconnaître comme un fait global l'existence de cette catégorie de personnes (les Noqabâ et les Nojabâ), à admettre leur rôle et à se sentir solidaires avec elles, de même que l'on sait qu'il y a un Imâm caché (Imâm ghâ'ib), que l'on doit en reconnaître l'existence et la qualification, être en communion avec lui, bien qu'on ne le connaisse pas dans sa personne physique (105). »

Cette page est tout à fait caractéristique du type de la spiritualité shî'ite, telle que la détermine l'idée de l'Imâm caché, avec toutes les implications qu'en dégage une conscience religieuse parvenue à sa pleine maturité. Nous n'avons rien qui ressemble ici au phénomène E'glise, avec son clergé et son magistère.

Rien non plus qui ressemble à certains groupements « ésotériques » modernes qui, en s'appropriant l'idée de successio apostolica, revendiquent une « régularité » canonique en raison de mystérieux diplômes. Et surtout nous n'avons rien qui permette cette confusion du concept religieux et d'un système social, dont un témoignage sunnite nous a montré les dramatiques conséquences.

Le statut des hiérarchies spirituelles du shî'isme est parfaitement formulé dans cette sentence inspirée (hadîth qodsî) : « Mes Amis (Awliyâ'î) sont sous mes tabernacles ; nul ne les connaît hormis moi-même(106). » Lorsque l'un d'eux passe de l'état terrestre à une autre vie, un autre lui succède à son rang, mais cette « succession » reste le secret de I'Imâm. Du point de vue shaykhî l'on peut dire : rien de plus ésotérique que la structure de la communauté shî'ite, et pas de meilleur antidote à toute tentative d'asservir la res divina aux fins d'une volonté de puissance en ce monde. Mais en même temps aussi, parce qu'il est eschatologique, cet ésotérisme joue comme une force contre tout immobilisme dogmatique. Car le temps de l'eschatologie, commencé avec l'achèvement de la mission du « dernier prophète » ne s'achèvera qu'avec la parousie du dernier Imâm.

Celui-ci fera tomber tous les voiles devant les secrets auxquels les « Amis de Dieu », pendant jce cycle d'Initiation (dâ'irat alwalâyat) et ce temps d'occultation, ont la tâche d'éveiller la conscience de ceux qui ont l'aptitude, c'est-à-dire, en fin de compte, de ceux qui sont aptes à comprendre quel est le dépôt dont Adam avait assumé le poids.

Suivre Adam dans sa conversion, son « repentir », assumer la triple shahâdat, c'est inverser le mouvement par lequel Adam « descendit du paradis »; c'est assumer le combat qui s'oppose à la « fuite en avant ». Une « fuite en avant » qui porte aujourd'hui bien des noms, s'affirme « irréversible » et d'autant plus « irréversible » qu'elle ignore au juste vers quoi elle « progresse ».

Certes, la théosophie shî'ite, pas plus qu'aucune des théosophies traditionnelles, n'a ignoré une « évolution » embrassant toutes les formes de la vie et l'histoire de l'humanité dans son ensemble. Seulement cette « évolution » porte chez elle un autre nom, parce qu'elle est axée selon l'origine et la finalité que cette théosophie dévoile, c'est-à-dire selon une métahistoire en l'absence de laquelle parler d'un « sens de l'histoire » équivaut à s'exprimer par métaphore. Un axiome gouverne la pensée de nos théosophes shî'ites et non pas seulement la leur : « Rien ne remonte au ciel, hormis ce qui en est descendu. » C'est qu'en fait de préhistoire, l'homme ne peut se représenter que celle qui correspond à son eschatologie. Autrement dit : l'idée qu'il se fait de ses origines est solidaire de la finalité qu'il reconnaît à son être.

Et il en est toujours bien ainsi de nos jours. Mais à l'inverse de nos idéologies régnantes, la hiérohistoire du monde et de l'homme pour notre théosophie traditionnelle, est une histoire cyclique : il y a l'arc de la descente (nozûl) et il y a l'arc de la remontée (so'ûd). Cette hiérohistoire est axée selon la verticale, en style gothique. Ce n'est pas l'histoire d'une évolution linéaire irréversible, procédant d'un passé insondable, et dont la présupposition gratuite est que l'humanité n'a pu que commencer au-dessous d'elle-même. C'est, loin de là, l'histoire d'une conversion ou d'une réversion progressive, d'une « ascension » vers ce que la « descente » avait rendu inaccessible. On renvoie ici aux belles pages de Mohammad Karîm Khân Kermânî traduites ailleurs, sur la signification de ce « monde en ascension (107) ».

A suivre.


8
Note: Le Shiisme duodécimain Note:
1. Cf. notre Trilogie Ismaélienne (Bibl. Iranienne, vol. 9), Paris, Adrien- Maisonneuve, 1961.

2. Reynold A. Nicholson, The Mathnawî of Jalâluddîn Rûmî, edited with critical Notes, Translation and Commentary (Gibb Memorial Series, N.S. IV, I-8), London, 1925-1940, 8 vol.

3. Cf. Problèmes et méthodes d'histoire des religions. Mélanges publiés par la Section des Sciences religieuses à l'occasion du centenaire de l'E'cole pratique des Hautes-E'tudes, Paris, P.U.F., 1968, pp. 129-146.

4. Cf. Anthologie des philosophes iraniens depuis le XVIIe siècle jusqu'à nos jours, t. I. Textes persans et arabes choisis et présentés par Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî. Introduction analytique par Henry Corbin (Bibl. Iranienne, vol. I8), Paris, Adrien-Maisonneuve, 1971. Dans ce premier tome sept philosophes sont représentés : Mîr Dâmâd, Mîr Fendereskî, Mollâ Sadrâ Shîrâzî, Rajab 'Alî Tabrîzî, 'Abdorrasszâq Lâhîjî, Hosayn Khwânsârî, Shamsâ Gîlânî.

5. Colloque organisé par nos collègues, les professeurs Robert Brunschvig et Toufic Fahd. Cf. Le Shî'isme imâmite (Bibl. des Centres d'études supérieures spécialisés), Paris, P.U.F., 1970. Pour les questions traitées ici, il y aura lieu de se reporter principalement à notre exposé sur Imâmologie et philosophie (pp. I43-I74), ainsi qu'aux communications de S.H. Nasr, sur Le Shî'isme et le soufisme : leurs relations principielles et historiques (pp. 215-234), et de C.

Pellat, sur Mas'ûdi et l'Imâmisme (pp. 69-90).

6 Cf. notre livre Avicenne et le Récit visionnaire (Bibliothèque Iranienne, vol. 4), Téhéran-Paris, Adrien-Maisonneuve 1954, vol. I, pp. 10 ss. où déjà nous insistions sur les conditions d'une expérience ainsi vécue. Elles diffèrent des postulats de 1' « histoire de la philosophie » au sens courant du mot ; elles présupposent une critique fondamentale des expressions courantes telles que « être de son temps » ou « ne pas être de son temps » etc., critique dont le sens peut différer pour l'Occidental et pour l'Oriental de nos jours.

7. Cf. notre Histoire de la Philosophie islamique (coll. « Idées », 38), Paris, Gallimard 1964, p. 5, sur la différenciation qu'il est essentiel de maintenir entre « arabisme » et « islamisme ».

8. Cf. notre ouvrage Terre céleste et corps de résurrection : de l'Iran mazdéen a l'Iran shî'ite. Paris, Buchet-Chastel, 1961.

9- Voir notre étude Herméneutique spirituelle comparée : I. Swedenborg. II. Gnose ismaélienne (Eranos-Jahrbuch XXXIII), Zürich 1965, pp. 71 à 176. Cet essai traite des principes de l'herméneutique spirituelle pratiquée de part et d'autre, et insiste sur les thèmes d'Adam et de Noé ainsi que sur la christologie ismaélienne. Le grand ouvrage d'Abû'l-Hasan Sharîf 'A^milî Ispahânî (ob.. 1138/1726), le Tafsîr Mir'at al-Anwâr (le Miroir des Lumières), expose et définit méthodiquement la perspective et les règles de l'herméneutique shî'ite. Son projet était colossal : montrer le sens spirituel, ésotérique, c'est-àdire intérieur (bâtin), de chaque verset du Qorân, en rassemblant autour de chacun tous les hadîth et akhbâr des Imâms. L'entreprise excédait les limites d'une vie humaine (nous en connaissons un autre exemple : l'entreprise exhaustive de Shaykh Hosayn Yazdî, aboutissant à huit volumes manuscrits in-folio, conservés à Kermân, mais ne dépassant pas la fin de la 2e sourate, c'est-à-dire un dixième du Qôrân). Notre auteur (qui avait été l'élève de Moh. Bâqer Majlîsî, de Ni'matoîlâh Jaza'erî, de Mohsen Fayz Kâshânî) succomba à la tâche, et ne construisit qu'un grand volume de prolégomènes, publié en Iran comme introduction au Tafsîr al-Borhân de Sayyed Hâshim Bahrânî (ob. entre 1695 et 1697), lequel groupe en quatre volumes in-folio les principaux enseignements des Imâms relatifs à chacun des versets qorâniques. Pour plus de détails, voir Annuaire 1965-1966 de la Section des Sciences religieuses de l'Ecole des Hautes E'tudes, pp. 106-108. Nous parlerons plus loin (t. III, livre IV) du grand commentaire dans lequel un spirituel shî'ite du VIIIe/XIVe siècle, Haydar A^molî, expose les principes et règles du ta'wîl ou herméneutique spirituelle.

10-. On doit à l'éminent Shaykh Mohammad Hosayn Tabataba'î une nouvelle édition de la grande encyclopédie philosophique de Mollâ Sadrâ Shîrâzî et un tafsîr du Qorân (quinze volumes parus).

11. On rappelle ici les deux grandes études de Nicolas Berdiaev précédant la traduction française de Jacob Boehme, Mysterium magnum, Paris, 1945. Cf. notre étude sur Le Combat spirituel du shî'isme (Eranos-Jahrbuch XXX),

Zürich 1962, pp. 76 ss., « Expérience religieuse immédiate et socialisation du spirituel ».

12. Nicolas Berdiaev, Le Sens de la création : un essai de justification de l'homme, traduit du russe par Lucienne Julien-Gain, Paris 1955, pp- 348-349. Sur la place de ce livre dans l'ensemble de l'?uvre de Berdiaev, cf. son Essai d'autobiographie spirituelle, traduit du russe par E. Belenson, Paris 1958, pp. 262, 380 et passim.

13. Pour la même doctrine dans la gnose shî'ite et dans le soufisme, cf. notre Trilogie Ismaélienne (Bibliothèque Iranienne, vol. 9), Téhéran-Paris 1961, pp. (148-159), « Le voyage en soi-même ».

14- Le sens de la création (c'est-à-dire de l'acte créateur), p. 376.

15. Ibid., p. 376.

16. Ibid., p. 377.

17. N. Berdiaev, Essai de métaphysique eschatologique, pp. 230-231.

18. Cf. l'interview publiée par Max Olivier-Lacamp dans Le Figaro du 17 octobre 1960, p. 5

19. Cf. notre Histoire de la philosophie islamique, vol. I, pp. 53 ss. Inversement, nous_ revenons ici en détail sur certains thèmes fondamentaux qui, dans ce dernier livre, avaient tout juste pu être esquisses.

20. Il s'agit du grand recueil intitulé al-Kâfî (Le Livre qui suffit), comprenant deux grandes sections : les Osûl (Sources) et les Forû' (ramifications). Deux bonnes éditions en ont été données récemment à Téhéran, l'une ne comportant que le teste arabe seul (1375/1955 ss., 8 volumes); l'autre, accompagnée d'une traduction persane du shaykh Moh. Bâqer Kamra'î, 1961 ss. Les Osûl contiennent tous les éléments de la théologie et de la théosophie.

21. shî'ites. A l'époque safavide elles ont fait l'objet de commentaires monumentaux ayant pour auteurs Mollâ Sadrâ, Mohsen Fayz, Mailisî, Khalîl Qazvînî, Sâlih Mazandaranî, Molîâ Rafî'â etc. Comme nous avons consacré naguère deux années de cours à la partie imâmologique du recueil de Kolaynî et à son commentaire par Mollâ Sadrâ (resté inachevé), et que nous comptons en donner ailleurs une traduction au moins partielle, nous renvoyons simplement ici aux résumés publiés dans l'Annuaire 1962-1963 de la Section des Sciences Religieuses de l'E'cole des Hautes E'tudes, pp. 69 ss. ; 1963-1964, pp. 73 ss.

22. C'est dans le contexte de ces problèmes que nous avons été amené à proposer le terme imaginai pour désigner l'événement qui n'est ni « historique » au sens ordinaire de ce mot, ni « imaginaire »; cf. notre étude « Mundus imaginalis » ou l'imaginaire et l'imaginai, in « Cahiers internationaux de symbo lisme », n° 6, 1964, pp. 3 à 26. Cf. encore infra chap. iv.

23. Cf. notre livre L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî, Paris, Flammarion 1958, p. 218, n. 17.

24. Voir le livre III du présent ouvrage, chap. v et chap. vi, § 4.

25- Cf. sur ce thème une leçon magistrale de Mollâ Sadrâ, infra n, 74.

26. Mohammad ibn 'Alî ibn Abî Jomhûr Ahsâ'î est un des grands penseurs imâmites des IXe-Xe siècles de l'hégire (ob. post 901/1496). Pour cette affirmation concernant l'essence du shî'isme, cf. son grand livre Kitâb al-Mojlî,

Téhéran 1324, p. 480. On peut aussi bien la lire au siècle précédent chez Haydar A^molî, et nos auteurs invoquent toujours à l'appui les déclarations des Imâms eux-mêmes. Soulignons bien dès maintenant que nous employons toujours, dans le contexte shî'ite, le terme de walâyat, non pas le terme de wilâyat en usage courant dans le soufisme. Souvent ces deux termes sont confondus l'un avec l'autre, en Occident, et l'on traduit, de façon inadéquate, par « sainteté ». La walâyat est la qualification des Imâms comme Amis de Dieu, Aimés ou Proches de Dieu (walî Allah; pluriel Awliyâ' Allah). On comprend d'emblée que le mystère de cette élection divine, de cette sacralisation, soit au cœur même de la mission prophétique (nobowwat) ; il n'est pas de nabî qui ne soit un watt, mais un walî n'est pas forcément investi de la qualité de nabî. Le mot walâyat a essentiellement le sens d' « amitié » (en persan dûstî) ; il est fréquemment accouplé avec le terme mahabbbat (amour, diîection). Il désigne ainsi en même temps le sentiment de dévotion et d'amour que professent les shî'ites pour leurs douze Imâms. La walâyat pour l'Imâm est une participation à la walâyat éternelle de l'Imâm. Le contexte métaphysique de l'imâmologie donne à la walâyat un sens et une fonction cosmiques; elle s'annonce aux différents plans d'univers. La wilâyat, au sens courant du soufisme, se rapporte essentiellement aux états subjectifs du mystique. Dire comment l'on est passé de la walâyat à la wilâyat et se demander si l'on peut parler de wilâyat en passant sous silence la walâyat, c'est mettre en cause tout le rapport du shî'isme et du soufisme non-shî'ite; il faudrait un ouvrage spécial pour traiter le problème (cf. infra t. III, liv. IV). En tout cas le problème de la prophétologie évoqué ici et au cours du présent livre, se pose en termes de nobowwat et walâyat, la walâyat étant « l'ésotérique (bâtin) de la prophétie ».

27. Cf. Ma'sûm' Alî-Shâh, Tarâ'iq al-haqâ'iq, lithogr. Téhéran 1316 (1903), vol. I, p. 259. Cet ouvrage en trois volumes in-folio (en persan) est l'encyclopédie la plus complète concernant le soufisme iranien; une nouvelle édition typographique en a été publiée récemment à Téhéran. On remarquera que les définitions de quelques concepts caractéristiques du soufisme shî'ite, telles qu'elles sont traduites ci-dessus, sont données par Ma'sûm 'Alî-Shâh d'après 'A^laoddawleh Semmâni, l'auteur ne mettant pas en doute, sur ce point, le shfisme de ce dernier (cf. infra liv. IV). Voir encore Moh. 'Alî Sabzavârî Khorâsânî, Tohfat al 'Abbâsîyah, Shirâz s. d., p. 75.

28. Un hadith célèbre auquel se réfèrent nos auteurs, est celui qui rapporte le vision du Prophète voyant en songe un groupe d'hommes de sa communauté donnant l'assaut à son minbar (sa chaire), l'escaladant en bondissant comme des singes et obligeant tout le monde à battre en retraite devant eux. Depuis qu'il avait eu ce songe, on ne vit plus jamais le Prophète sourire. Ces hommes sont l' « arbre maudit » dont parle le verset qorânique 17 : 62; il ne fait pas de doute pour nos auteurs que cet arbre maudit ce sont les Omayyades.

Mollâ Sadrâ, dans son grand commentaire de Kolaynî (Sharh al-Osûl min al-Kâfi, éd. lithogr. in-folio, Téhéran s.d., p. 462), a encadré ce thème dans un long développement concernant l'occultation de l'Imâmat jusqu'à la fin du présent Aiôn. Les douze Imâms ne forment pas une « dynastie » comme celles de ce monde; la leur a essentiellement une dimension eschatologique; le XIIe Imâm est à la fois déjà là et pas encore là. L' « autorité » suprême, au sens shîite, est celle de l'Invisible, de l'Imâm invisible du monde.

29. Ce long et grave hadîth provient du Kitâb riyâz al-jannân (Les jardins du paradis ) de Fazlollâh Mahmûd al-Fârsî (cf. Shaykh Aghâ Bozorg, Dharî'at, vol. XI, p. 321, n° 1945). Il est souvent cité : Kâshefî (ob. 910/1504) dans ses Jawâhir al-Tafstr (cf. Rayhûnat al-adab, IV, n° 539); Abû'l-Hasan Sharîf Ispahânî dans son Tafstr Mir'at al-Anwâr (supra p.

27, n. 4), p. 6 et passim ; Shaykh Ahmad Ahsa'î etc. Moh. Bâqer Majlisî l'a enregistré dans sa grande encyclopédie Bihâr al-Anwâr : éd. lithogr. I, 135 et nouv. éd. typogr., Qomm s. d., vol. II (Kitâb al-'ilm), chap. XXVI, hadîth 105, pp. 209-210. Sur les « poignées de Ciel » et les « poignées d'enfer » dont peut être constituée une créature humaine, cf. notre livre Terre céleste, pp. 350 ss., le texte de Moh, Karîm Khân Kermânî.

30. Sur cette différence fonctionnelle du nombre douze, cf. notre livre Trilogie ismaélienne (supra p. 31, n. 8), index s. v. douze.

31. Sur ce thème shî'ite de la Face, voir notre récente étude Face de Dieu et Face de l'homme (principalement d'après l'?uvre de Qâzî Sa'îd Qommî) [Eranos-Jahrbuch XXXVI], Zürich 1968, pp. 165 à 228. En outre, notre éd. et trad. de Mollâ Sadrâ Shîrâzî, Le Livre des pénétrations métaphysiques (Kitâb el-mashâ'ir) (Bibl. Iranienne, vol. 10), Téhéran-Paris 1964, pp. 185, 188-189; Trilogie Ismaélienne, index 8. v.; Histoire de la philosophie islamique I, pp. 75- 76. Sur les douze personnes ou hypostases primordiales du « Ciel de la walâyat » cf. encore notre Terre céleste, pp. 112 ss.

32. Sur les groupes de douze, les dodécades, cf. par exemple Unbekanntes altgnostisches Werk, in Koptisch-gnostische Schriften I. Bd., hrsgb. von Cari Schmidt, 2. Auflage von Walter Till, Berlin 1954, p. 338 (chap. III), p. 353 (cnap. XII) etc.

33. Sur les quatorze Aiôns (Eons), cf. Apocalypse d'Adam in Koptischgnostische

Apokalypsen aus Codex V von Nag Hammadi, hrsgb. v. A. Bo"hlig und Pahor Labîb, Halle-Wittenberg 1963, p. 91; pp. 109-115 (Die vierzehn Aussagen über den Phoster). Kephalaia, I. Ha"lfte, Stuttgart 1940, chap. VIII, pp. 36-37 (sur les quatorze vaisseaux de Jésus); chap. X, pp. 42 ss. (sur les quatorze grands Aiôns dans la prière de Sethel).

34. Apocalypse d'Adam, pp. 92 et 114-115.

35. Cf. Sayyed Haydar A^molî, La Philosophie shî'ite, éd. H. Corbin et O. Yahia (Bibliothèque Iranienne, vol. XVI), Téhéran-Paris 1969, pp. 103-104 du texte arabe, sur le Paraclet, et Trilogie ismaélienne, pp. 99 ss. Voir également Ibn Abî Jomhûr, op. cit., p. 308, référant à 'Abdorrazzâq Kâshânî, commentateur des Fosûs d'Ibn 'Arabî.

36. Cf. Lotfollâh Sâfî Golpâyagânî, Montakhab al-âthâr fî'l-Imâm althânî 'ashar (Somme de traditions concernant le XIIe Imâm), Téhéran, 1333 (I^954), pp. 58-61, art. 1-2, 5-8.

37. Pour toutes ces traditions, voir l'ensemble du Kitâb al-Hojjat dans les Osûl mina'l-Kâfî de Kolaynî. Au sujet de la « tablette d'êmeraude » en posses sion de Fâtima, ibid., Bâb 78 : éd. du texte arabe seul, Téhéran 1334/1375, vol. I, pp. 526 ss. ; éd. du texte arabe avec version persane, Téhéran 1381, vol. II, pp. 606 ss. En outre Ibn Abî Jomhûr, op. cit., p. 458; la grande ency clopédie de Majlisî, Bihâr al-anwâr, éd. lithogr. vol. IX, p. 221, référant au Tafsîr (commentaire qorânique) attribué au XIe Imâm, Hasan 'Askarî;

Safînat Bihâr al-Anwâr, vol. I, p. 140 ; version persane in Moh. Sârollâhî, Kittab sabîl al-falâh yâ râhrastgârî, Qomm (1959), pp. 221-223.

38. Dans l'ordre de numérotation que nous suivons ici, suivant l'usage le plus répandu en Iran, le verset de la Mobâhala est le verset 3 : 54 (dans les éditions publiées en Egypte, c'est le verset 3 : 61). Voir L. Massignon, La Mubâhala de Médine et l'hyperdulie de Fâtima, Paris 1955. Cet opuscule, riche en aperçus originaux est malheureusement écrit en style « télégraphique », comme il arrivait parfois au regretté Massignon. Les textes qui y sont cités, sont d'une telle importance pour le shî'isme, que nous avons l'intention d'en donner ailleurs la traduction in extenso. Cf. encore infra t. II, liv. II, chap. II, 2.

39. Cf. Ibn Abî Jomhûr, op. cit., pp. 479.480; Safînat, vol. II, p. 480, s. v. Kisâ'.

40. Cf. Safînat, vol. II, pp. 101-102, s. v. tahara ; Tafsîr Imâm Hasan 'Askarî, Téhéran, 1316, p. 186; Golpâyagânî, op. cit., p. 86.

41. Ce thème a reçu une amplification extraordinaire; Fâtima-Sophia, comme souveraine de « l'humanité au féminin », est devenue la haute figure d'une sophiologie shî'ite; on parlera de la fâîimîya (la « sophianité ») des saints Imâms; cf. notre livre Terre céleste et corps de résurrection, pp. 114-119.

42. Ibn Abî Jomhûr, op. cit., pp. 456-457, 488 ss.

43. Cf. Shaykh Abû'l-Qâsim Ebrâhîmî (Sarkâr Aghâ), Fihrist-e Kotob-e Mashâyekh (bibliographie de l'école shaykhie en théologie shî'ite), Kerman, 1957, vol. II, p. 408; il y a sur ce kadîth tout un traité du shaykh Hajj Moham. Khân Kermânî.

44. Golpâyagânî, op. cit., p. 6o art. 6.

45. Ibn Abî Jomhûr, op. cit., p. 488.

46. Pour ce qui suit, cf. ibid., pp. 489-490. Les Tarâ'iq de Ma'sûm Alî-Shâh (supra p. 50, n. 21), vol. I, p. 261, commentent à ce propos les chapitres 462 et 463 du Kitâb al-Fotûhât al-Makkîya, ce qui introduit tout le problème des connexions entre la théosophie d'Ibn 'Arabî et celle du shî'isme duodécimain. L'ouvre de Haydar Amolî est, par excellence, un des loci où étudier la question ; voir l'Introduction française à l'ouvrage cité supra p. 56, n. 29. En outre les prolégomènes du commentaire du même auteur aux Fosûs d'Ibn 'Arabî sont d'une importance capitale; nous espérons, avec M. Osman Yahya, en donner l'édition. Voir notre même introduction française, pp. 53 ss., et Annuaire

1963-1964 de la Section des Sciences Religieuses, pp. 77 ss.

47. C'est un des hadîth fondamentaux répétés par tous les auteurs; cf. entre autres, Ibn Abî Jomhûr, pp. 458-460.

48. Cf. Kalâmi-Pîr éd. W. Ivanow, p. 64 du texte persan (Maliku's-salâm; Malik Shulim; Malik Yazdaq); Haft Bâb or « Seven Chapters », by Abû Ishaq Qûhistânî, éd. W. Ivanow, pp. 39-40 du texte persan. Cette représentation de Melchisédek dans la gnose shî'ite ismaélienne demanderait une longue étude. Tandis que le troisième des Saoshyants ou Sauveurs zoroastriens sera identifié par Qotboddîn Ashkevârî, élève de Mîr Dâmâd, avec le XIIe Imâm, il est remarquable que soit donné expressément à Melchisédek le nom du premier des trois Saoshyants. Dans les Haft Bâb, p. 41, ligne I, le point d'interrogation mis par l'éditeur est à supprimer. La graphie persane, tout à fait correcte, doit être lue Oskîdar : avestique Ukhshyat-eretha " pehlevi Hôshêtar " persan Oshîdar. Dans la revue Kairos, Zeitschrift für Religionswissensckaft und Theologie, 1/1959, on lira avec fruit un article de Raymond Panikkar, Eine Betrachtung über Melchisedek, pp. 5-17. L'article est écrit dans la perspective de la théologie catholique, mais l'auteur pressent que le sacerdoce de Melchisédek recèle une universalité propre à fonder une théologie générale des religions; il ne semble soupçonner malheureusement ni que l'idée est professée depuis plusieurs siècles par la prophétologie et la théosophie ismaélienne, ni que la figure de Melchisédek fut, à l'intérieur même du christianisme au ve siècle, pour les gnostiques melchisédékiens, la figure théophanique, par excellence, du Logos « séparé de la chair » (asarkos). C'est par cette idée théophanique que l'on peut pressentir le lien entre le Melchisédek de la gnose melchisédékienne et celui de la gnose Ismaélienne.

49. Dans l'Ismaélisme on compte six grands prophètes E'nonciateurs (Nâtiq, pluriel Notaqâ) d'une nouvelle Loi (David ne figurant pas dans la série), lesquels sont les six jours de la création du cosmos religieux ou hiérocosmos. Le VIIe Nâtiq est le dernier Imâm, bien qu'il ne soit pas E'nonciateur d'une nouvelle sharî'at, mais du sens caché des Révélations; voir notre Trilogie Ismaélienne, index s. v. hexaéméron. Sur ce même thème du sens spirituel des « six jours » de la Création, cf. notre Herméneutique spirituelle comparée (supra p. 27. n. 4).

50. Cf. 'Azîz Nasafî, Tahqîq-e nobowwat o walâyat, cité in Tarâ'iq, vol. I, P. 259. Sa'doddin Hamûyeh (ou Hamû'î) fut le maître de 'Azîz Nasafî; son œuvre encore inédite apporte un témoignage spirituel capital à la « présence invisible » du Douzième Imâm. Cf. encore 'Azîz Nasafî, Le Livre de l'Homme parfait, texte persan publié par le regretté Marijan Mole (Bibl. Iranienne, vol. XI), Téhéran-Paris, 1962.

51. Le plus ancien document sur ce point semble être le Kitâb Ithbât alwasîya de Mas'ûdî (ob. entre 333 et 346 h., c'est-à-dire entre 944 et 957 A.D.); cf. Colloque sur le shî'isme imâmite, 1968 (Publications du centre d histoire des religions de l'Université de Strasbourg), la communication de C. Pellat pp. 69 ss. et nos remarques p. 90. Ce sont les mêmes noms que l'on retrouve, disposés en ingénieux diagrammes, chez Haydar A^moli. Pour l'Ismaélisme, cf. notre Herméneutique spirituelle comparée, p. 173, n. 169, P- 175, n. 190 etc.

52. Cf. supra p. 50, n. 22.

53. Au cours des siècles, les shî'ites avaient peuplé le baqî' de pieux et somptueux monuments (coupoles, chapelles). Lorsque les Wahhabites, après leur entrée à La Mekke (1924), eurent instauré leur pouvoir en Arabie, tout cet ensemble fat abattu, par puritanisme, et converti en un champ de ruines.

C'est à l'occasion d'un pèlerinage à La Mekke, en 1956, que le souverain iranien fit, accompagné de toute sa suite, une longue visite au baqî', stationnant devant l'emplacement des tombes vénérées des shî'ites. On promit alors des restaurations dans la mesure du possible. L'événement fit d'autant plus sensation que l'on n'avait pas vu de souverain iranien en ces lieux depuis fort longtemps; les périodiques iraniens publièrent à cette occasion de nombreuses illustrations.

54. Le texte des Dawâzdeh Imâm (Doxologie des Douze Imâms), attribué à Nasîroddîn Tûsî, est donné, entre autres, dans le grand euchologe composé par le célèbre théologien Moh. Bâqer Majlisî, le Kitâh Zâd al-ma'âd (Le Viatique du Retour), éd. lithogr. Téhéran 1352/1933, gf. in-80, 588 pages (arabe et persan) ; notre texte y figure dans les marges des pages 207 à 227. Ce texte ne doit pas être confondu avec un autre texte beaucoup plus ample, la Ziyârat al-Jâmi'â (pèlerinage spirituel aux Douze Imâms), texte remontant au Xe Imâm, 'Alî Naqî, qui récapitule les qualifications données aux Imâms dans les hadîth antérieurs et qui, dans le profond et dense commentaire de Shaykh Ahmad Ahsâ'î (éd. Tabriz 1276/1860, infra t. VI, liv. V) devient une véritable Somme de théosophie et de spiritualité imâmiques. Sur ce dernier ouvrage, voir notre rapport in Annuaire 1968-1969 de la Section des Sciences religieuses, pp. 151-154. Les qualifications sous lesquelles les Imâms se montrent à la conscience shî'ite sont eo ipso le fondement de l'herméneutique spirituelle du Qorân.

55. Cf. notre Trilogie Ismaélienne, index s.v. shî'isme et Histoire de la philosophie islamique, vol. I, l'ensemble du chapitre II. On comprendra que pour achever ce dernier ouvrage, il nous faille passer par la besogne ingrate de l'éditeur de textes, la plus grande partie du matériel se trouvant encore en manuscrits. Dans l'article auquel nous nous sommes référé dans la préface du présent livre, on trouvera un exposé du programme que nous nous sommes efforcé de remplir, au cours des années, dans notre enseignement à l'E'cole des Hautes E'tudes. De son côté notre collègue, Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî, professeur à l'Université de Mashhad, prépare une Anthologie des philosophes iraniens depuis le XVIIe siècle jusqu'à nos jours ; une cinquantaine de penseurs shî'ites doivent y figurer.

56. Cette épître de l'Imâm Ja'far est citée tout au long dans le Tafsîr Mir'at al-anwâr (supra p. 27, n. 4), pp. 12-14. Ceux que vise le propos de l'Imâm sont les disciples d'Abû'l-Khattâb, et subsidiairement, pour l'auteur du Tafsîr, les Ismaéliens réformés d'Alamût. Certains hadîth énoncent, sous une forme étrange, que « la Prière est une personne », « le jeûne est une personne » etc. et certains adeptes s'en autorisent pour soutenir que la connaissance de cette personne dispense de la pratique religieuse effective. En fait se dissimule sous la question une métaphysique de l'être décidant du rapport entre le nomen actionis et le nomen agentis, et partant, la question est à traiter comme visant non pas des essences abstraites mais des personnes-archétypes. Cf. sur ce point nos deux études : Rituel sabéen et exégèse Ismaélienne du rituel (Eranos-Jahrbuch XIX), pp. 229 ss., et Le Temps cyclique dans le mazdéisme et dans l'ismaélisme (ibid., XX) pp. 208 ss., où sont étudiées d'importantes pages des Tasawworât de Nasîr Tûsî. Ajoutons que Shaykh Ahmad Ahsâ'î, dans son grand commentaire de la Ziyârat al-Jâmi'a (p. 378), résout admirablement la question par la mise en ouvre de la notion de walâyat, les adeptes étant créés d'une irradiation de la lumière qui constitue l'être de leurs Imâms.

57. Rappel sommaire des circonstances dans notre Histoire de la philosophie islamique, pp. 114 et 138.

58. Voir notre article pour le Huitième centenaire d'Alamût (in Mercure de France, février 1965, p. 285 à 304) esquissant le cadre géographique des événements qui précédèrent, et donnant la traduction de la « Grande Proclamation » de l'Imâm Hasan 'alâ dhikrihi-s-salâm.

59. Cf. notre Trilogie Ismaélienne, 3e partie (Symboles choisis de la « Roseraie du mystère » de Mahmûd Shabestarî), les pages (95-123) et index s. v. olivier.

60. Ce texte figure dans le grand commentaire de Qâzî Sa'îd Qommî sur le Kitâb al-Tawhîd d'Ibn Bâbûyeh (381/991) chap. II, 35e hadîth 3e matlab, fol. I36 b (ms. pers.). Un adepte était venu s'entretenir avec le Xe Imâm, 'Alî Naqî, que la police abbasside retenait prisonnier dans le camp de Samarra.

Le long texte de cet entretien forme un complet symbole de foi shî'ite imâmite. Qâzî Sa'îd revient à maintes reprises sur le thème de l'Imâmat comme royauté purement spirituelle. Il importe de relever le fait, car d'indigentes philosophies de l'histoire tendent trop souvent à « expliquer » le repli sur le domaine spirituel et les espérances eschatologiques comme une compensation aux frustrations d'ordre politique. Outre que ce genre d'explication méconnaît totalement ce dont il s'agit, on relèvera que Qâzî Sa'îd écrit en pleine période safavide où il ne saurait être question, pour le shî'isme, de frustration d'ordre politique. Mais, de même que dans les hadîth c'est toujours de thèmes religieux que les Imâms s'entretiennent avec leurs disciples, de même nos penseurs ont toujours su que le sens de l'Imâmat transcendait toute réalité politique de ce monde, parce que sa « dimension » est essentiellement eschatologique.

61. La triple shahâdat ou Attestation de foi qui, d'un simple moslim fait un mu'min ou fidèle shî'ite, comporte donc : l'attestation de l'Unique (tawhîd), l'attestation de la mission prophétique (nobowwat), et l'attestation de la walâyat des Imâms ; cf. entre autres Tafsîr Mir'at al-anwâr, Moqaddamat I, Maqâlat II, pp. 23 ss.

62. Il y a interconnexion nécessaire entre la théologie négative ou apophatique (tanzîh) du shî'isme et son imâmologie posant la « fonction épiphanique » des Imâms (mazharîya) comme manifestant non pas l'Essence divine (le dhât), mais l'opération ou « énergie » divine (le fi'l). Cf. notre communication sur Imâmologie et philosophie (Colloque de Strasbourg 1968, supra p. 65, n. 46). La théologie négative est exposée, avec toute sa rigueur, dans une longue khotba (prône) prononcée à Merv par le VIIIe Imâm, 'Alî Rezâ, et insérée dans le K. al-Tawhîd d'Ibn Bâbûyeh, chap. II, 2e hadîth. Le commentaire de Qâzî Sa'ïd Qommî sur ce texte est fondamental.

63. Dans son Jâmi' al-asrâr (publié dans La Philosophie shî'ite, cit. supra p. 56, n. 29), pp. 424-425, Haydar A^molî rappelle une scène pathétique advenue entre le VIe Imâm, Ja'far Sâdiq, et Abû Hanîfa qui avait été son élève. On y voit Abû Hanîfa inviter I'Imâm à venir à Kûfa pour interdire aux gens d'insulter la mémoire des Compagnons du Prophète : « L'Imâm ; Ils n'accueilleraient pas ce que je leur dirai. — A. H. : Comment ne l'accueilleraient-ils pas de toi, toi qui es le fils (le descendant) de l'Envoyé de Dieu ? — L'Imâm : Toi, tu es le premier à faire fi de moi. Tu es entré chez moi sans ma permission.

Tu t'es assis sans mon ordre. Tu parles sans mon avis. Il m'est revenu que tu discours par syllogismes ? — A. H.: Oui. — L'Imâm : Prends garde, ô No'mân ! le premier à faire un syllogisme fut Iblîs (Satan), lorsqu'il reçut l'ordre de s'incliner devant Adam : Tu m'as créé de feu, dit-il, alors que lui (Adam) Tu l'as créé d'argile. » (Ensuite l'Imâm se met à poser à Abu Hanîfa une série de questions concernant le fiqh et le tafsîr. A chaque réponse, l'Imâm rétorque par un « Pourquoi alors ?... » et la situation de Abu Hanîfa devient inextricable.) « Voilà, poursuit Haydar Amolî avec une belle violence, comment cet homme (Abu Hanîfa) parla avec le Pôle des pôles pendant sa vie. Et c'est celui-là que le 'ârif (Dâwûd Qaysarî) met au nombre des Awliyâ insignes! J'en atteste Dieu ! c'est là une imposture énorme. En vérité l'aversion pour les shî'ites et pour certains autres soufis ne tient qu'à des non-sens de ce genre. Si je ne craignais d'allonger, j'expliquerais certaines de leurs sources (osûl) et de leurs dérivations (forû') qui permettraient de juger de leur position. Mais mieux vaut se taire. »

64. Mo'taqâd al-Imâmîya (la foi que professent les shî'ites imâmites), traité en persan (sans nom d'auteur) du VIIe/xIIIe siècle, sur le Kalâm shî'ite (tawhîd, prophétie, imâmat) et le fiqh (droit), éd. M. Meshkât et M.-T. Dânesh-Pajûh, Téhéran 1339/1961, pp. 138-141.

65. Voir le texte cité par Edward G. Browne, A Literary History of Persia, vol. IV, Cambridge 1930, p. 53. Certains comportements cruels ne sont pas sans jeter leur ombre sur la personne de Shah Esma'îl; il n'y a pas à y insister ici. Il y a en revanche à suggérer que très instructive serait une comparaison phénoménologique entre la signification de l'avènement de Shah Esmâ'il (Shah Ismaël, couronné en 905/1499, à l'âge de quatorze ans) telle qu'elle put être éprouvée d'une part en Iran, au cours des temps, par et pour la conscience nationale iranienne et la conscience religieuse shî'ite, et telle qu'à travers les récits des voyageurs elle apparut d'autre part à l'époque en Occident, comme avènement d'un « nouveau prophète », le « nouveau Soufi » devant amener la fin de l'Islam et de la puissance turque ; cf. par exemple André Chastel, Léonard de Vinci par lui-même, Paris, 1952, p. 164.

66. Cf Jean Aubin, Matériaux pour la biographie de Shah Ni' matollaâh Walî Kermânî (Bibl. Iranienne, vol. 7), Téhéran-Paris, 1956. L'édition des ouvres de Shah Ni'matollâh a été entreprise par M. Javâd Nûrbakhsh Kermânî (6 vol. parus en 1968).

67. Le livre dirigé contre les foqahâ' agnostiques est le traité persan intitulé Seh Asl (les Trois sources, éd. S.H. Nasr); le livre dirigé contre certains soufis est intitulé Kasr asnâm al-jâhilîya (Mise en pièces des idoles de l'ignorance, éd. Dânesh-Pajûh) ; cf. notre introduction au Livre des pénétrations métaphysiques (supra p. 54, n. 25) pp. 34 et 37. Sur Mollâ Sadrâ, voir ici t. IV, livre V.

68. Cf. notre étude sur Le « Livre du Glorieux » de Jâbir ibn Hayyân (EranosJahrbuch XVIII), Zurich 1950, pp. 104 ss.

69. Comme mystère de la « Croix de lumière », Actes de Jean, chap. 98 ss.

Idée des métamorphoses du Logos, formulée déjà chez Philon, et qui revient fréquemment dans les écrits d'Origène, montrant le Sauveur homme pour les hommes, Ange pour les Anges, cf. Joseph Barbel, Christos Angelos (Theophaneia, 3),Bonn 1941, p. 292, n. 457,465, 469. C'est encore l'idée que formule un texte gnostique comme l'Evangile selon Philippe (édv et trad. Jacques E. Ménard, Paris 1967), sentence 26. Cf. notre étude Epiphanie divine et naissance spirituelle dans la gnose ismaélienne (Eranos-Jahrbuch XXIII), 1955, le chapitre I, « Métamorphoses des visions théophaniques ».

70. Même si ce prône ne fut pas prononcé en réalité par le 1er Imâm à Kûfa, il le fut, à un moment donné, par un Imâm éternel, dans la conscience shî'ite, et c'est cela qui phénoménologiquement importe. En fait, ce prône récapitule de nombreuses affirmations éparses dans les hadîth tenus pour les plus authentiques, et un penseur aussi exigeant que Qâzî Sa'îd Qommî tenait pour l'authenticité de ce prône qu'il a lui-même commenté. Il semble d'ailleurs identique avec la Khotbat al-iftikhâr (Dharî'at, vol. III, n° 984), laquelle est déjà mentionnée par Ibn Shahr-Ashûb, et on en signale un commentaire par Hasan Sabbâh, le fondateur d'Alamût (ob. 518/1124, cf. Kalâmi Pîr, éd.W. Ivanow, pp. 79-81 du texte persan). La Khotbat al-Bayân fait partie d'un certain nombre de prônes où s'affirme le plus vigoureusement la gnose shî'ite; la Khotbat al-tatanjîya (« Le prône entre les deux golfes », tatanj — khalîj) a été admirablement commentée par Sayyed Kâzem Reshtî. Nous y reviendrons ailleurs.

71. Cf. Trilogie ismaélienne, index, s. v. Traiter de ce thème de l'Anthropos dans la gnose imâmite comme dans la gnose ismaélienne demanderait tout un livre, car il domine toute leur « adamologie ».

72. Cf. Qâzî Sa'îd Qommî, dans son grand commentaire du hadith cité supra p. 80, n. 54. L'auteur a développé ici son commentaire en un vaste traité du sens ésotérique des cinq grandes pratiques religieuses (asrâr al-'ibâdât). Nous nous référons ici au chapitre IV du Kitâb Asrâr al-Hajj (Livre des sens ésotériques du pèlerinage), foi. 182 (ms. pers.).

73. Ce hadîth provient du Riyâz al-Jannân de Fazlollâh Mahmûd Fârsî (supra p. 52, n. 23); il est confirmé par d'autres hadîth de Sadûq Ibn Bâbûyeh (infra p. 100, n. 69).

74. Cité in Tafstr Mir'at al-anwâr, pp. 28-29.

75. Hadîth recueillis dans le Kitâb al-Mi'râj de Sadûq Ibn Bâbuyeh, cités in Tafsîr Mir'at al-anwûr, p. 30.

76. Tafsîr, pp. 25 et 39; Qâzî Sa'îd Qommî, 136b; Haydar A^molî, op. cit., index des hadîth et index des termes techniques s. v. nûr. On rappelle que 'Abdol-Mottalib fut le père de 'Abdollah, père du Prophète, et de Abû-Tâlib, père de l'Imâm 'Alî.

77. Cf. les hadîth des Imâms rassemblés en commentaire du verset 33 : 72 in Kitâb al-Borhân fî tafsîr al-Qorân de Hâshim b. Solaymân al-Hosayn al-Bahrânî (ob. 1107 ou 1109 h.), Téhéran 1375 (1956), vol. III, pp. 340 ss.

78. Cf. Tafsîr Mir'at al-anwâr, pp. 19 et 25 ss. (chap. IV : que la walâyat fut présentée aux hommes en même temps que le tawhîd).

79. Cf. Qâzî Sa'îd Qommî, le Kitâb asrâr al-Hajj (supra p. 98, n. 66), le chapitre v, lequel débute par un long hadîth du VIe Imâm concernant le secret de la Pierre Noire (cf. notre étude sur La Configuration du Temple de la Ka'ba comme secret de la vie spirituelle, in Eranos-Jahrbuch XXXIV, pp. 129 ss.). « Ce qui me vient à l'esprit, écrit Qâzî Sa'îd, pour expliquer ce mystérieux récit, c'est que le mieux à dire est que la réception de l'engagement (mîthâq) a eu lieu en plusieurs demeures ou niveaux successifs, en fonction de la descente de la chose des Cieux supérieurs aux Cieux inférieurs », fol. 183.

Le Tafsîr Mir'at al-anwâr dégage le même enseignement d'un long hadîth du Ve Imâm, où il est dit entre autres : « Ensuite Il créa les anges, puis Il se montra à eux et reçut d'eux le mîthâq envers lui-même quant à la rohûbîyat, envers Mohammad quant à la nohowwat, envers 'Alî quant à la walâyat », p. 29. Il y eut donc un mîthâq antérieur à celui qui fut demandé à l'Adam ancêtre des adamiques terrestres (7 : 171). D'autre part il y aura encore occasion de relever que la prosternation des Anges devant Adam (2 : 28) ne concernait que les malâ'ika inférieurs, non pas les quatre Anges supports du Trône ('arsh), ni ceux qui sont appelés al-'âlûna (les Sublimes) et qui sont les Voiles, les Lumières de la Haqîqat mohammadîya dont est constitué le Trône (parce que c'est devant ces Lumières brillant en Adam que les malâ'ika précisément s'inclinèrent), ni les Karûbîyûn (Chérubins) qui sont appelés les « anges des Voiles ». Cf. Shaykh Ahmad Ahsâ'î, commentaire de la Ziyârat aljâmi'a (supra n. 48), p. 117. L'adamologie imâmite comme l'adamologie ismaélienne connaît un Adam à plusieurs niveaux (Adam al-akbar, Adam le majeur, l'Adam cosmique, Adam al-asghar, Adam le mineur, le petit Adam etc.).

80. Il faut faire état ici de l'une des plus fortes pages de Mollâ Sadrâ venant en commentaire du verset qorânique 7 : 171, dans son grand commentaire de Kolaynî, Sharh al-osûl mina'l-Kafî, Téhéran s. d., p. 321. Sadrâ réfère aux différents niveaux de manifestation des âmes (au niveau du monde des Intelligences, du Malakût, du mundus imaginalis ou barzakh, enfin du monde physique. Il réfère à la doctrine de la préexistence des âmes chez Platon, et il en constate la parfaite concordance avec le verset 7 : 171. Cependant, il estime qu'il ne faut pas simplement parler de préexistence ; il faut tenir compte de ce que « là-bas » les âmes ont un autre mode d'être et de manifestation.

Les zohûr dont parle le verset, les « lombes » qui contenaient les fils d'Adam, c'étaient précisément les Intelligences, les 'oqûl comme étant leurs « pères », lors de leur préexistence au niveau du monde de l'Intelligence.

Nous reviendrons sur cette herméneutique dans le contexte d'un ouvrage spécialement consacré à Mollâ Sadrâ Shîrâzî. Observons simplement ici que cet accord du platonisme et du shî'isme sur la préexistence des âmes n'est pas inauguré par Mollâ Sadrâ. Sept siècles plus tôt déjà Ibn Babûyeh dans son Kitâb al-l'tiqâdât (symbole de foi), ouvrage fondamental pour la pensée shiite, professait la doctrine de la préexistence en termes dont la résonance platonicienne est frappante.

81- Sur l'implication de la reconnaissance de la walâyat des Imâms dans le « oui » (balâ) donné en réponse, le « jour du Covenant » (mîthâq) à la question « A-lasto? » cf. Particulièrement le Tafsîr Mir'at al-anwâr, Moqadammat I, Maqâlat II, 4e fasl., pp. 25 ss.

82. Cf. Mollâ Fathollâh, Minhaj al-Sâdiqîn (grand commentaire du Qorân en persan, en 3 vol. in-fol.), Téhéran 1309 h., vol. II, ad 33 : 72.

83. Cf. Qâzî Sa'îd Qommî, Comment. du Tawhîd d'Ibn Bâbuyeh, chap. II, 35e hadîth, 4e matlab, fol 137, qui se réfère ici à la Théologie dite d'Aristote. De son côté Haydar A^molî a également commenté longuement ce verset ; l'ignorance de l'autre est le fondement du tawhîd ontologique. Le secret du dépôt confié à Adam était la walâyat des Imâms, et Adam en étant venu à trahir ce dépôt, la déclaration du VIe Imâm prend alors une portée allusive extraordinaire : « Notre cause est lourde, difficile ; seuls peuvent l'assumer un ange du plus haut rang, un prophète envoyé ou un croyant dont Dieu a éprouvé le coeur pour la foi. »

84. Cf. le Kitâb al-Borhân (supra p. 101, n. 71), vol, III, pp. 340-342.

85. Qâzî Sa'îd Qommî, Kitâb asrâr al-Hajj (supra p. 98, n. 66), chap. VII, fol 186.

86. Voir note Herméneutique spirituelle comparée (citée supra p. 27, n. 4) ou sont étudiés les chapitres que Qâzî No'mân, dans son Asâs al-ta'wîl, consacre à Adam et à Noé. Il est frappant de constater la convergence de l'herméneutique ismaélienne du cas d'Adam et du cas de Noé avec l'herméneutique spirituelle de Swedenborg dans ses Arcana caelestia (les références détaillées sont données dans l'étude citée). Cf. aussi notre Histoire de la philosophie islamique I, pp. 60 ss., 124 ss., ainsi que notre étude Epiphanie divine... (Citée supra p. 95, n, 63), pp. 162 ss.

87. Pour le « secret de la Pierre Noire », tel que l'expose un long hadîth de l'Imâm Ja'far al-Sâdiq, commenté par Qâzî Sa'îd Qommî, cf. notre étude sur La Configuration du Temple de la Ka'ba (citée supra p. 102, n. 73), pp. 130 ss.

88. C'est le long hadîth déjà cité ci-dessus et auquel réfère supra la note 23 de la page 52.

89. Sur Komayl ibn Ziyâd, disciple et compagnon du Ier Imâm, origine de la silsilat komaylîya chez les soufis (bien que Hujwîrî, Kashf al-Mahjûb, transl. R. E. Nicholson, si souvent cité en Occident, semble l'ignorer, ce qui est peut-être significatif), cf. Safînat Bihâr al-anwâr, II, 496-497; Mâmâqânî, Tanqîh al-Maqâl, II, n° 9938 ; sur l'entretien rapporté ici, cf. Ma'sûm 'Alî- Shâh, Tarâ'iq al-haqâ'iq, II, pp. 39-44. Pour haqîqat (et dans le second entretien 'ilm haqîqî) avec le sens de gnôsis, cf. R. Strothmann, Gnosis-Texte der Ismailiten, Go"ttingen 1943, p. 54.

90. Notamment par Haydar A^molî, dans son Jâmi' al-asrâr (op. cit. supra p. 56, n. 29), cf. index s. v. Komayl ; par 'Abdorrazzâq Kâshânî, le célèbre commentateur d'Ibn 'Arabî ; par Sayyed Mohammad Nûrbakhsh, cf. Tarâ'iq II, pp. 39-40; cf. également le commentaire de Golshan-e Râz (La Roseraie du mystère) par Shamsoddîn Lâhîjî, éd. K. Samî'î, pp. 291-293.

91. Ce texte figure dans Nahj al-Balâgha, éd. Hâjj Sayyed 'Alî-Naqî Fayz al-islâm, avec trad. persane, Téhéran 1371 h. 1., vol. VI, art. 139, pp. 1144- 1149. Cf. encore Safînat Bihâr al-anwâr II, 224, et la nouvelle édition du Bihâr al-anwâr, Téhéran 1376 h. 1., t. I, p. 186 ; Shahrazôrî l'utilise dans son commentaire de la « Théosophie orientale » (Hikmat al-Ishrâq) de Sohrawardî, cf. notre édition (Bibl. Iranienne, vol. 2), pp. 302-303.

92. Il convient de penser ici à l'interprétation spirituelle (ta'wîl) de la zakât (dîme ou aumône prescrite par la sharî'at) chez les Ismaéliens : c'est transmettre l'enseignement de la théosophie ('ilm-e Dîn) aux adeptes fidèles, à chacun en proportion de son besoin, c'est-à-dire de sa capacité ; cf. Kalâmi Pîr éd. W. Ivanow, Bombay, 1935, p. 96 du texte, et Abû Ishaq Qûhistânî, Haft Bâb or Seven Chapters, éd. W. Ivanow, Bombay 1959, p. 54 du texte persan.

93. Ce hadîth d'une importance capitale pour la conscience shî'ite figure dans les Osûl mina'l Kâfî de Kolaynî, Kitâb al-Hojjat, éd. de Téhéran 1334 h- s./1375 h. 1. (texte arabe seul), vol. I, pp. 401-402. Le Tafsîr Mir'at alanwâr, p. 26, le cite d'après les Ma'ânî al-akhbâr de Sadûq Ibn Bâbûyeh; cf. Safînat, II, 29. On remarquera que le propos inverse l'ordre du célèbre témoignage du Prophète, dans lequel Haydar Amolî, d'accord avec beaucoup d'autres mystiques, discerne le secret même du Prophète (dépassant sa condition d'Envoyé transmettant le tanzîl, pour retrouver à l'état pur sa walâyat) : « Il est pour moi en compagnie de Dieu certain instant où ne peuvent me contenir ni Ange du plus haut rang ni prophète envoyé. »

94. Safînat, ibid. Le familier auquel s'adressait l'Imâm Mohammad Bâqir, était Abu Hamza al-Thamâlî (ob. 150/768), un Arabe de la tribu Azd (celle qui est donnée comme ascendance de Jâbir ibn Hayyân l'alchimiste). Le VIIIe Imâm, 'Alî Rezâ, dit de lui : « Abu Hamza fut en son temps comme Salmân le Perse le fut du sien, en ce sens qu'il fut le familier de quatre d'entre nous (les IVe, Ve, VIe et VIIe Imâms). » Safînat, I, 339.

95. Tafsîr Mir'at al-anwâr, p. 26.

96. Kolaynî, Osûl mina'l Kâfî, Téhéran 1334/1375, vol. I, pp. 33-34.

97. Sur la nécessité de la ghaybat du XIIe Imâm et sur ses compagnons, cf. Osûl mina'l-Kâfî, éd. cit., vol. I, pp. 340 ss. Voir aussi l'épître de Sayyed Kâzem Reshtî sur le thème des hiérarchies ésotériques, in Majmu'a (recueil de 31 traités), éd. lithogr., Tabrîz 1277/1860, pp. 78-82 (c'est une épître adressée en réponse aux questions posées par Mîrzâ Ibrâhîm Tabrîzî). Sur les rijâl al-ghayb (les hommes du monde suprasensible), voir les pages de 'Abdol-Karîm Gîlî traduites dans notre livre Terre céleste... pp. 243 ss. Sur le mundus imaginalis voir l'article cité supra p. 45, n. 16, et infra t. IV, liv. V du présent ouvrage, le chapitre consacré à Mollâ Sadrâ. Voir encore infra t. II, liv. II, n. 96.

98. Le texte de cette prière figure dans le grand euchologe intitulé Mafâ-tih

al-Jannân (Les clefs du paradis) et qui est d'un usage courant en Iran, éd.

1330 h. s./1370 h. 1., pp. 136 ss. (parmi les liturgies du mois de Rajab). Sur

Omm Dâwûd et son fils, Dâwûd ibn Hasan ibn Imâm Hasan Mojtabâ (c'est-à-dire fils du IIe Imâm), cf. Rayhânat al-adab, vol. VI, p. 218, n° 451.

99. Ce hadîth du IVe Imâm est enregistré dans le grand recueil de Mohammad Khân Kermânî, Kitâb al-Mobîn, Tabrîz 1324, I, pp. 412-413 (et provient des 'Awâlim al-'olûm). Cf. le commentaire donné à ce hadîth par Mohammad Karîm Khân Kermânî, Tariq al-Najât, Kerman 1344, pp. 105 et 500-502.

100. Cf. Trilogie Ismaélienne, 3e partie, p. (93), n. 114, et Kitâb al-Haft wa'l-Azillat, éd. Aref Tamer, Beyrouth, 1960, p. 92.

101. Cf. Haft Bâbi Bâbâ Sayyid-nâ (Hasan Sabbâh) in Two Early Ismaili Treatises, éd. by W. Ivanow, Bombay 1933, p. 12, et notre Trilogie ismaélienne, 3e traité, § 4 et n. 76.

102. Cf. notre Trilogie Ismaélienne, 3e partie, § 9, et Shamsoddîn Lâhîjî, Sharh-e Golshan-e Râz, éd. K. Samî'î, p. 282.

103. Cf. Sayyed Kâzem Reshtî, l'épître citée supra n. 91.

104. La prescription de ce silence fut entendue à l'origine en son sens littéral, pour des raisons bien compréhensibles; sa signification profonde et permanente se dégage du présent contexte. Cf. sur ce double aspect de la question, l'excellent exposé de Hâjj Zaynol'A^bidîn Khân Kermânî (4e successeur de Shaykh Ahmad Ahsâ'î, ob. 1360/1942) in Risâleh-ye haftâd mas'- aleh, Kerman 1379/1960, 62e question, pp. 442-454.

105. Moh. Karîm Khân Kermânî, Irshâd al-'awâmm (en persan), Kerman 1355/1936, t. IV, p. 309.

106. Trilogie Ismaélienne, 3e traité, § 9.

107. On trouvera ces pages traduites dans notre livre Terre céleste... pp. 356 ss.


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