Le martyre de Karbala -1- Le martyre de Karbala
Le Martyre de Karbala
Le martyre de Karbala -1-
Grâce au nom de Dieu le Tout-Miséricordieux et Très-Miséricordieux
‘Ashourâ’ est le dixième jour du mois islamique de moharram au cours duquel ce martyre eut lieu et au cours duquel il est toujours commémoré avec la plus grande ferveur par les fidèles de la Famille du Prophète, Dieu le bénisse lui et les siens.
Karbalâ et ‘Ashourâ’ sont ainsi le cœur palpitant des fidèles des Gens de la Demeure prophétique, par qui nous vient la Paix, cœur palpitant qui n’a cessé, au cours des siècles, de maintenir en vie l’esprit de justice et de vérité et continuera de le faire jusqu’au dernier Jour de ce monde.
Plutôt qu’à une analyse historique qui ne peut qu’escamoter les dimensions les plus spirituelles et les plus humaines de cette tragédie, c’est à un récit que je vous convie, un récit semblable à ceux qui se transmettent depuis des siècles dans les réunions commémoratives du martyre de Karbalâ’. Mais avant de commencer, je vous invite à goûter quelques propos des Gens de la Demeure prophétique, la Paix soit avec eux, et quelques vers d'un de leurs fidèles poètes.
Ahmad Ibn Hanbal, grand collecteur des faits et dires du noble Prophète Mohammad, Dieu le bénisse lui et les siens, rapporte dans son Mosnad (vol.1, p.85, had. 648) que l’Imam ‘Alî, que Dieu ennoblisse son visage, a dit :
Un jour que j’entrais chez le Messager de Dieu, Dieu le bénisse lui et les siens, ses yeux débordaient de larmes. Je lui demandai :
« O Messager de Dieu, quelqu’un t’aurait-il fâché ? Pourquoi tes yeux débordent-ils de larmes ?
— L’ange Gabriel, me dit-il, vient de me quitter. Il m’a raconté que [mon petit-fils] Hossayn sera tué au bord de l’Euphrate. “Veux-tu que je te fasse sentir de la terre [où il sera tué]?”, me dit-il. Je répondis que oui. Il tendit alors la main, prit une poignée de [cette] terre et me la donna… Alors je n’ai pu empêcher mes larmes de couler. » (Mosnad Ahmad Ibn Hanbal, vol.1, p.85, had.648).
Il est aussi rapporté de l'Imam ‘Alî Ibn Moussa ar-Ridâ, petit-fils de l’Imam Dja‘far as-Sâdiq, lui-même arrière-petit-fils de l'Imam Hossayn, la Paix soit avec eux, qu'il a dit:
« Moharram est un mois durant lequel les gens de la Djâhiliyya considéraient comme illicite de faire la guerre, et voilà qu'ils ont considéré licite d'y verser notre sang, qu'ils y ont porté atteinte à nos dignes épouses, qu'ils y ont capturé nos femmes et enfants et qu'ils ont mis le feu à notre campement et pillé ce qui s'y trouvait de nos trésors: ils ne firent en rien preuve du respect dû au Messager de Dieu en ce qui nous concerne.
En vérité, le jour de Hossayn a meurtri nos paupières et fait couler nos larmes. Celui qui nous est cher a été avili en une terre de Karbalâ qui nous laissa en héritage l'affliction (karb) et l'épreuve (balâ') jusqu'au jour où tout sera fini. Que ceux qui pleurent pleurent donc sur quelqu'un comme al-Hossayn, car de pleurer sur lui diminue les grands péchés.
Lorsqu'on entrait dans le mois de moharram, jamais on ne voyait mon père rire. Il était dominé par la peine jusqu'à son dixième jour, et lorsque ce jour arrivait c'était pour lui une journée de malheur, de tristesse et de pleurs, et il disait: « C'est le jour en lequel on a tué Hossayn… »
Le martyre de Karbalâ -2-
Grâce au Nom de Dieu le Tout-Miséricordieux et Très-Miséricordieux
Le récit commence en Iraq, dans la ville de Koufa, qui est alors une des deux métropoles du pays. Nous sommes dans les derniers jours de l’année 60 de l’Hégire, l’an 682 de l’ère chrétienne, moins de cinquante ans après la douloureuse disparition du Prophète Mohammad, Dieu le bénisse lui et les siens.
« Habitants de Koufa ! Ayez pitié de vous-mêmes ! Dispersez-vous ! Voilà les troupes de Syrie envoyées en renfort ! Dispersez-vous avant qu’elles n’entrent dans la ville ! Abandonnez cette rébellion insensée ! Abandonnez Moslim fils de ‘Aqîl et rejoignez nos rangs, ‘Obaydollâh fils de Ziyâd saura vous en récompenser ! Moslim est un homme mort et quiconque le soutiendra d’une façon ou d’une autre sera exécuté et ses biens confisqués ! Habitants de Koufa, n’attirez pas le malheur sur vos têtes ! »
Le héraut qui, du toit de la citadelle, avait crié ces mots se tut. Toute la journée, déjà, les agents du gouverneur s’étaient succédés auprès des diverses tribus pour les décourager et les amener à changer de camp. Moslim vit peu à peu les rangs se dégarnir autour de lui. De tous côtés, les femmes elles-mêmes venaient chercher leurs hommes : c’était à qui ramènerait un fils, un frère ou un mari.
Quand l’appel à la Prière du soir s’éleva des minarets, Moslim entra dans la mosquée avec la trentaine d’hommes qui lui restaient. Il leva les mains pour le Takbir d’entrée dans la Prière : Allâhu akbar…
Après avoir fini sa Prière et les invocations qui y font suite, il se retourna et vit la mosquée vide : les derniers fidèles s’éclipsaient l’un après l’autre…
La hawla wa lâ quwwata illa bi-llâhi l-‘aliyyi l-‘avîm ! Point de force et ni puissance hormis par Dieu le Très-Haut, l’Immense !
Moslim sortit, seul, dans les rues de Koufa, errant sans savoir où aller dans cette ville où il n’était plus qu’un étranger indésirable, un rebelle recherché par les hommes de main du gouverneur ‘Obaydollâh fils de Ziyâd. Où trouver seulement un abri pour y passer la nuit ?
Au détour d’une ruelle, il vit une femme debout devant sa porte.
« O servante de Dieu, j’ai soif ! Peux-tu m’offrir de l’eau ? »
La femme rentra dans la maison, puis ressortit avec un bol plein d’eau qu’elle tendit à cet homme. Celui-ci remercia et but. La femme rapporta le bol à l’intérieur et, revenant sur le pas de la porte, trouva l’homme assis sur le seuil, immobile.
« O serviteur de Dieu, n’as-tu pas bu à ta soif ?
— Si, mère.
— Alors, rentre chez toi ! »
L’homme ne répondit pas. Elle répéta ses paroles, mais l’homme restait silencieux. Une troisième fois, elle insista, mais l’homme, toujours, ne disait rien.
« Pureté à Dieu ! O serviteur de Dieu, rentre donc chez les tiens, car il n’est pas convenable que tu sois à ma porte à cette heure de la nuit ! Je ne le permettrai pas. »
L’homme se leva et dit :
« O servante de Dieu, je n’ai pas de foyer dans cette ville, ni de proche, pas même des amis… Etranger, je ne sais où aller… Ferais-tu œuvre de bien en m’hébergeant, peut-être pourrais-je ensuite t’en être reconnaissant.
— Qui es-tu ? Que fais-tu ici ?
— Je suis Moslim fils de ‘Aqîl, je viens de la ville de l’Envoyé de Dieu. Les habitants de Koufa n’ont cessé d’envoyer des lettres à mon seigneur et maître, Hossayn fils de ‘Ali, pour l’inviter à prendre la tête du soulèvement contre le calife Yazîd fils de Mu‘âwiya, jusqu’à ce qu’il m’envoie comme émissaire. Ils étaient des milliers à m’acclamer quand je suis arrivé. Aujourd’hui, pas un seul n’accepterait de me donner abri...
— Tu es Moslim, le cousin et l’émissaire du petit-fils de l’Envoyé de Dieu ! Entre vite dans ma maison ! Entre, te dis-je ! Comment pourrais-je affronter Fatima la Resplendissante, au Jour du Jugement, quand elle me dira : “Taw‘a, l’envoyé de mon Hossayn est venu vers toi, pourchassé par les hommes de Yazîd, sans ami, sans défenseur, et tu l’as repoussé...” Entre te cacher chez moi, mon fils ! »
Moslim entra et s’installa dans la pièce que Taw‘a venait de préparer pour lui. Il repassait dans sa mémoire les événements des derniers mois.
La mort du calife usurpateur Mo‘âwiya qui, au lieu de remettre le califat à l’Imam Hossayn, comme il s’était engagé à le faire lors du traité qu’il avait signé avec l’Imam Hasan, avait fait reconnaître son fils Yazîd, cet ivrogne invétéré et dépravé notoire, comme calife de l’islam, comme « successeur de l’Envoyé de Dieu ».
Le refus de l’Imam Hossayn de prêter allégeance devant les représentants de Yazîd et son départ pour La Mecque, accompagné de toute sa famille, afin d’y trouver refuge à l’ombre de la Sainte Kaaba, en ce lieu saint où il est interdit de faire couler le sang.
Les lettres des habitants de Koufa assurant l’Imam de leur dévouement et de leur fidélité. La méfiance de l’Imam devant ces appels, venant d’une ville qui avait déjà trahi son père, l’Imam ‘Alî, et son frère, l’Imam Hasan. L’insistance des missives se succédant les unes après les autres, portant les signatures de toutes les personnalités de la ville et de toutes les tribus.
Que dire devant les hommes ? Que répondre au jour du Jugement ? Les fidèles semblaient prêts, la victoire à portée de main, pourquoi alors n’avoir pas répondu à l’appel ? Bien que sachant à quoi s’en tenir, l’Imam ne pouvait plus refuser.
Et voilà que Koufa trahissait à nouveau.
Comme s’il pressentait que cette nuit serait pour lui la dernière, Moslim décida de la veiller en prière.
Le martyre de Karbalâ -3-
Quand le fils de Taw‘a rentra à la maison, il remarqua les va-et-vient inhabituels de sa mère vers la pièce où elle avait caché Moslim. Il chercha à savoir de quoi il retournait et, finalement, après qu’il ait juré de ne rien dire, sa mère lui révéla qu’elle avait offert asile à celui que tous les hommes du gouverneur recherchaient. Puis ils allèrent dormir, tandis que Moslim, seul avec Dieu, passait la nuit en prière.
A l’aube, ‘Obaydollâh fils de Ziyâd fit proclamer dans toute la ville l’ordre de venir assister en sa présence à la Prière de l’aube. Quiconque, parmi les chefs de tribus et notables de la ville, ne se rendrait pas à la mosquée sera exécuté et ses biens confisqués.
Après la Prière, le gouverneur monta en chaire et annonça que celui qui donnait abri à Moslim fils de ‘Aqîl le payerait de sa vie et de ses biens, tandis que toute personne qui aiderait à sa capture se verrait largement récompensé.
Le fils de Taw‘a se leva alors pour livrer Moslim, et une troupe de soixante-dix hommes fut envoyée pour l’arrêter.
Lorsqu’il entendit le bruit de chevaux qui s’approchait, Moslim comprit ce qui se passait.
Innâ li-llâh wa innâ ilayhi râdji‘ûn ! En vérité, nous sommes à Dieu et, en vérité, nous retournons vers Lui !
Il se leva d’un bond, l’épée à la main, et se précipita vers la porte. Taw‘ah aussi avait entendu, et elle avait compris que son fils les avait trahis. Elle supplia Moslim de ne pas douter d’elle, et il la rassura :
« Tu as fait tout ce que tu pouvais faire, Taw‘a, et tu bénéficieras de l’intercession de l’Envoyé de Dieu. Cette nuit, ajouta-t-il, à un moment où je m’étais assoupi, j’ai vu mon oncle, le Commandeur des fidèles, l’Imam ‘Alî fils d’Abû Tâleb, la Paix soit avec lui. Il m’a promis : “Demain, tu seras auprès de moi !” »
Moslim bondit dans la ruelle et se retrouva face à face avec les hommes de main de ‘Obaydollah. Il se battit comme un lion, tuant et blessant beaucoup d’entre eux. Malgré leur nombre, ils ne parvenaient pas à prendre le dessus. Ils eurent beau promettre à Moslim la vie sauve : que pouvait bien valoir la parole d’un homme de Koufa ?
Ils en vinrent à le lapider du haut des toits et à le bombarder d’objets enflammés, jusqu’à ce que, épuisé, couvert de blessures, Moslim s’écroule, frappé d’un coup de lance dans le dos.
Les soudards s’emparèrent de lui, le chargèrent sur une mule et l’emmenèrent vers la citadelle.
Moslim ne pouvait retenir ses larmes et ces hommes, qui venaient d’être témoins de son courage, s’en étonnaient :
« Pourquoi pleurer ainsi ? Redouterais-tu la mort ?
— Ce n’est pas pour moi que je pleure, mais pour mon seigneur et maître, l’Imam Hossayn fils de ‘Alî, ainsi que sa famille, traîtreusement appelés par tous ces hypocrites. Le voilà qui a quitté les lieux saints et se dirige vers nous, et ces pleutres, maintenant, l’abandonnent lâchement. Innâ li-llâh wa innâ ilayhi râdji‘ûn ! En vérité, nous sommes à Dieu et, en vérité, nous retournons vers Lui… »
Moslim fût conduit à la citadelle. ‘Obaydollah ordonna qu’on le mène sur le toit et que là, devant la foule rassemblée, on lui tranche la tête.
C’était le 9e jour du mois de Dhu l-Hidjdja, le mois du Pèlerinage à La Mecque, ce jour où tous les pèlerins, venus des contrées les plus lointaines, sont rassemblés dans la plaine de ‘Arafât et réunis autour du Mont de Miséricorde.
La tête du premier martyr du soulèvement de l’Imam Hossayn tomba et roula aux pieds de la foule atterrée, puis son corps fut jeté du haut de la citadelle.
Hânî, l’un de ceux qui avait hébergé Moslim avant d’être dénoncé et arrêté par les hommes du gouverneur, fut conduit au marché aux moutons pour y être lui aussi décapité. Hânî était un des chefs de la tribu Madhhadj, et il pouvait se vanter de pouvoir lever quatre milles cavaliers armés parmi les siens et de pouvoir en réunir trente milles autres parmi les tribus qui lui étaient alliées. Il appela donc les membres de sa tribu :
« A moi les Madhhadj ! Je suis Hânî fils de ‘Orwah, votre chef ! N’y a-t-il donc plus de Madhhadj aujourd’hui pour venir me défendre ? »
Mais le climat de terreur que ‘Obaydollah avait réussi à répandre dans la ville était tel que pas un seul Madhhadj ne vint au secours de Hânî.
Et la tête de Hânî fut tranchée.
D’autres personnalités connues pour avoir soutenu Moslim furent encore arrêtées et exécutées.
Les corps de Moslim et de Hânî furent attelés à des chevaux et traînés à travers les rues de Koufa, pour terroriser encore davantage la population, puis il furent pendus à une potence sur le marché au moutons. Quand à leurs têtes, elles furent le premier cadeau que Obaydollâh fils de Ziyâd envoya à Damas pour réjouir Yazîd fils de Mo‘âwiya, le calife omayyade.
Ce dernier fut fort satisfait de l’œuvre de son gouverneur. Il ordonna de suspendre les têtes aux portes de Damas et envoya une lettre pleine d’éloges, de remerciements… et de conseils :
« J’ai ouï dire que Hossayn fils de ‘Alî se dirige vers l’Iraq : surveille donc toutes les routes, emploie tous les moyens possibles pour t’emparer de lui et surtout tue-le. Et informe-moi chaque jour de tout ce que tu fais. »
Le martyre de Karbalâ -4-
La veille de ce jour, à La Mecque, l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, se mettait en route pour l’Iraq. Avant d’être trahi, Moslim avait envoyé des lettres encourageantes à son cousin à propos de la situation à Koufa. Des milliers de personnes, dont les principaux notables et chefs de tribus, ne lui avaient-ils pas fait allégeance en tant que représentant et homme de confiance de l’Imam ?
Cela faisait maintenant quatre mois que Hossayn fils de ‘Alî, la Paix soit avec eux, vivait à l’ombre de la Sainte Kaaba, se consacrant à l’adoration de Dieu et aux pratiques spirituelles. Des fidèles, venus du Hedjâz et de Basra avaient commencé à se rassembler autour de ce seigneur. Au début du mois du Pèlerinage, l’Imam prit l’intention de faire le Hadjdj, le grand Pèlerinage, et prononça les formules de consécration :
Labbayka llâhumma labbayk ! Labbayka llâhumma labbayk ! Inna l-hamda wa n-ni‘mata laka wa l-mulk, lâ sharîka laka, labbayk !
Me voici tout à Toi, ô mon Dieu, me voici tout à Toi !
La louange et la grâce, en vérité sont Tiennes, ainsi que le royaume, sans le moindre associé, me voici tout à Toi !
A la veille du grand rassemblement de ‘Arafât, autour du Mont de Miséricorde, un hôte imprévu fit son apparition : ‘Amr fils de Sa‘îd fils de ‘As, ce rejeton d’une famille dont l’hypocrisie ne parvenait pas à dissimuler la haine pour la religion de Dieu et qui s’était bien mal illustrée dans les précédents affrontements entre les omayyades et la Sainte Famille de Prophète, que Dieu prie sur lui et les siens ; ‘Amr fils de Sa‘îd fils de ‘As arriva à La Mecque avec une forte escorte, manifestant l’intention de faire le Pèlerinage.
L’Imam n’était pas dupe. Il savait bien qu’il était lui-même l’agneau que ces hommes rêvaient d’offrir en sacrifice, non pas à Dieu, mais au pouvoir omayyade, leur nouvelle idole. Mais il savait aussi, lui, que le lieu où il devait être sacrifié n’était pas le sanctuaire de La Mecque ni son Territoire Sacré… Il savait, lui, que l’heure de son immolation n’était pas dans cette décade sacrée du mois du Pèlerinage, mais une autre décade… Il savait ce qu’il devait faire maintenant pour aller vers l’autel de son sacrifice, un autel qui avait pour nom Epreuve et Affliction…
Ainsi, à la veille de ce grand jour du Pèlerinage, l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, accomplit, à la surprise de tous, les rites de désacralisation : il tourna sept fois autour de la Kaaba, axe spirituel du monde, tandis que son cœur tournait autour du Trône divin, et il parcourut sept fois l’esplanade entre les collines de Safâ et Marwa, entre la crainte et l’espérance, ces deux ailes de la foi…
Il pouvait maintenant quitter le Territoire Sacré. Il se leva et, après avoir loué Dieu et prié sur son Envoyé, que les Prières et la Paix divines soient sur lui et les siens, il harangua la foule :
« O gens, la mort est suspendue au cou des fils d’Adam comme un collier au cou des jeunes femmes. Je suis épris de revoir tous mes chers disparus tout comme l’était Jacob de revoir son Joseph.
Il faut m’acheminer à la rencontre de la mort et du trépas qui furent choisis pour moi. Je vois déjà les jointures de mes os déchiquetées par les loups du désert dans une terre du nom de Karbalâ, terre d’Epreuve et d’Affliction, pour repaître le ventre vide de leurs vains espoirs.
On n’élude ni ne fuit ce que la plume du destin a tracé pour chacun, et nous, Gens de la Demeure prophétique, nous avons acquiescé, pleinement satisfait, à tout décret de Dieu et affrontons avec belle patience chacune de Ses épreuves. […]
Maintenant, ceux qui ne se font pas souci d’offrir leur vie dans notre voie et ne rechignent pas au sacrifice de soi en vue de rencontrer la Vérité suprême, qu’ils plient armes et bagages et se joignent à moi, car demain la caravane se mettra en route ! »
L’Imam ayant ainsi annoncé son départ imminent, son demi-frère, Mohammad Ibn al-Hanafiyya vint le trouver pour l’en dissuader :
« Frère, tu n’ignores pas ce qu’on fait les gens de Koufa avec ton père et ton frère et comment ils les ont trompés et trahis. Je crains qu’ils ne fassent de même avec toi. Si, donc, tu décidais de rester à La Mecque, qui est le Sanctuaire de Dieu, tu serais respecté et honoré et personne n’osera porter la main sur toi.
— Frère, répondit l’Imam, je crains fort que Yazîd ne me fasse périr à La Mecque et que cette vénérable Demeure soit ainsi profanée.
— En ce cas, rends-toi donc au Yémen ou bien dirige tes pas vers le désert, afin que nul ne puisse mettre la main sur toi.
— C’est une proposition qui mérite réflexion. »
A l’aube, cependant, la caravane de l’Imam Hossayn se mit en route en direction de l’Iraq. Dès que Mohammad Ibn al-Hanafiyya eut vent de ce départ, il rejoignit en hâte la caravane et saisit les rênes de la chamelle de l’Imam :
« Frère, ne m’avais-tu pas promis de réfléchir à ma proposition d’hier ?
— Si, je te l’ai promis.
— Alors, pourquoi quitter La Mecque avec autant de précipitation ?
— C’est que, juste après ton départ, le Prophète, que Dieu prie sur lui et les siens, est venu me trouver et m’a dit : “Hossayn, va, mets toi en route ! En vérité, Dieu veut te voir tomber dans Sa voie !”
— Innâ li-llâh wa innâ ilayhi râdji‘ûn ! En vérité, nous sommes à Dieu et, en vérité, nous retournons vers Lui ! Mais, si ta destination est ainsi le martyre, pourquoi donc emmènes-tu ces femmes avec toi ?
— C’est que Dieu veut les voir captives… »
Le cœur serré d’une détresse immense et les yeux pleins de larmes, Mohammad Ibn al-Hanafiyya fit ses derniers adieux à son frère et Imam, puis rebroussa chemin… La caravane de fidèles et de proches reprit paisiblement sa marche vers son destin grandiose…
Le martyre de Karbalâ -5-
Plusieurs proches de l’Imam tentèrent de le dissuader de se rendre en Iraq, mais en vain. Son cousin ‘Abd Allâh fils de Dja‘far rejoignit ainsi la caravane, porteur d’un sauf-conduit garantissant la vie sauve et le meilleur traitement à l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, pouvu qu’il renonçât à son entreprise. L’Imam lui répondit :
« J’ai vu le Prophète, que Dieu prie sur lui et les siens, dans un songe, et c’est pour me conformer à l’ordre qu’il me donna que je me suis mis en route.
— Raconte-moi ce songe, demanda alors ‘Abd Allâh fils de Dja‘far.
— A ce jour, je ne l’ai raconté à personne et je ne le raconterai pas non plus jusqu’à ce que je m’en aille à la rencontre de mon Seigneur. »
Et l’Imam reprit sa route.
Arrivé à un lieu dit « Dhât al-‘irq », la caravane en croisa une autre, qui venait de l’Iraq. Certains voyageurs s’empressèrent de mettre l’Imam en garde :
« En Iraq, dirent-ils, les cœurs des gens sont avec toi, mais leurs sabres sont du côté des Omayyades.
— C’est bien vrai, répondit l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui. En vérité, Dieu fait advenir ce qu’Il veut et décide comme Il veut. »
Lorsqu’ils approchèrent de l’Iraq, l’Imam, la Paix soit avec lui, envoya son frère de lait comme messager pour annoncer aux gens de Koufa son arrivée prochaine. Mais le messager fut capturé et il lui fut donné à choisir entre mourir de male mort, livrer les noms de tous les rebelles à qui il apportait sont message ou bien monter en chaire pour bafouer et outrager publiquement l’Imam Hossayn, son frère l’Imam Hassan et leur père, l’Imam ‘Alî, la Paix divine soit avec eux tous.
Le messager refusa de livrer les noms, mais accepta de s’adresser à la population rassemblée dans la grande mosquée. Il monta donc en chaire et là, après avoir loué Dieu et prié sur Son Messager, il redoubla d’éloges et de bénédictions sur tous les membres de la Sainte Famille du Prophète, que Dieu prie sur lui et les siens, maudit les tyrans omayyades et leurs partisans, puis lança un dernier appel :
« Gens de Koufa, je suis le messager de l’Imam Hossayn que j’ai laissé à tel endroit : que ceux qui veulent lui prêter main forte se hâtent de le rejoindre… »
Le courageux messager ne put aller plus loin. Il fut brutalement ramené à la citadelle pour être précipité vivant du haut de ses remparts.
Des nouvelles sur la réalité de la situation à Koufa commencèrent à parvenir à l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui. Deux hommes de la tribu des Banû Asad, qui avaient accompli le Pèlerinage, avaient ensuite forcé leur marche pour rattraper la caravane de l’Imam. En chemin, ils avaient rencontré un homme de leur tribu qui leur avait raconté la fin tragique de Moslim et de Hâni ainsi que la trahison des gens de Koufa. Ils s’empressèrent alors de rejoindre la caravane, vinrent trouver l’Imam et lui dirent :
« Nous avons une nouvelle à t’annoncer. Si tu le veux, nous la dirons devant tout le monde, et si tu le désires, nous t’en informerons en privé. »
L’Imam porta son regard sur eux, puis sur ses compagnons, et dit :
« Je n’ai rien à cacher à mes compagnons que voici. Dites ce que vous avez à dire. »
Et ils lui annoncèrent donc ce qui était arrivé à Moslim et à Hânî et le prièrent de rebrousser chemin. L’Imam fut profondément touché par cette nouvelle et repéta à plusieurs reprises :
« Innâ li-llâh wa innâ ilayhi râdji‘ûn ! En vérité, nous sommes à Dieu et, en vérité, nous retournons vers Lui ! Que Dieu leur fasse miséricorde ! »
Peu de temps après, d’autres voyageurs apportèrent aussi la nouvelle du martyre du dernier messager de l’Imam Hossayn. Ce dernier s’adressa alors à tous ceux qui l’accompagnaient :
« Grâce au Nom de Dieu le Tout-Miséricordieux et Très-Miséricordieux, certains d’entre eux ont [déjà] trépassé, d’autres attendent [leur tour]… Les nouvelles du martyre de nos compagnons vous sont parvenues. La vérité est que nos partisans nous ont abandonnés. Sachez alors qu’il ne sera pas fait le moindre grief à qui voudrait nous quitter. »
Jamais on entendit le chef d’une armée sur le point de rencontrer l’ennemi faire une telle proposition. On en vit au contraire beaucoup qui coupaient toute voie de retraite à leurs hommes afin de les contraindre au combat. C’est que dans ce soulèvement de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, il ne s’agissait pas de guerroyer pour un quelconque bénéfice, pour obtenir quelque pouvoir ou ramasser quelque butin. Ce dont il était question, c’est du combat de la vérité et de la justice contre le mensonge et l’iniquité.
Dans ce combat, il ne s’agit pas d’avoir des hommes en quantité afin de gagner par le poids du nombre. La clé de tout, ici, est la conscience de l’homme : c’est à chacun qu’il incombe d’avoir pleinement conscience de la bonne et juste cause, de l’épouser en son âme et conscience et de choisir son camp en toute conscience et en toute liberté. Si quelqu’un n’est pas conscient des raisons de son engagement, mieux vaut qu’il se retire. Et le martyre de ceux qui restent, le martyre d’hommes et de femmes pleinement engagés dans la voie de Dieu et de la réalisation de l’humanité véritable, sera le meilleur exemple pour que les générations futures puissent progresser, si Dieu le veut, dans cette prise de conscience.
De nombreux hommes, dont les motivations étaient faites d’ambitions de ce monde, abandonnèrent l’Imam ce jour-là et seuls restèrent ceux qui n’étaient mus que par la foi et la conviction. Le fils aîné de l’Imam, ‘Alî fils de Hossayn, la Paix soit avec eux, dit alors :
« Père, ne sommes-nous pas dans le vrai ?
— Si, répondit l’Imam, nous sommes dans le vrai, j’en jure par ce Dieu vers lequel tous les serviteurs s’en retournent.
— Puisque nous sommes dans le vrai, reprit ‘Alî, pourquoi nous inquiéterions-nous de la mort ? »
Le martyre de Karbalâ -6-
Au matin, la petite caravane, qui ne comptait plus que quelques proches et fidèles, reprit sa route. Elle ne tarda pas à être interceptée par une troupe de mille cavaliers conduits par Horr fils de Yazîd ar-Riyâhî, noble et illustre guerrier de Koufa. Les deux groupes se faisaient face, sabres aux côtés, sous le soleil brûlant des déserts de l’Iraq…
L’Imam Hossayn vit l’effet de la soif sur les visages de ceux qui lui bloquaient la route. Il donna l’ordre aux siens d’abreuver tous ces hommes ainsi que leurs montures. Lorsque le soleil fut au zénith, l’Imam donna l’ordre d’appeler à la Prière de midi, puis il vint se placer entre les rangs, loua Dieu, bénit Son Prophète et s’adressa aux hommes de Koufa :
« Hommes, je ne suis venu vers vous qu’après avoir reçu de vous lettre après lettre et message après message. Vous me disiez n’avoir ni Guide ni Imam autre que moi et me demandiez de vous rejoindre pour conduire votre soulèvement. Si vous êtes toujours fidèle à votre parole, renouvelez votre pacte avec moi, et si vous avez rompu votre engagement et ne voulez plus de moi, alors je m’en retournerai d’où je viens. »
Personne ne souffla mot. Après la Prière, chacun s’abrita comme il put de la canicule implacable qui faisait régner un silence écrasant.
Lorsque le soleil déclina, l’Imam ordonna de se préparer au départ et fit appeler à la Prière de l’après-midi. Il s’adressa encore une fois aux hommes de Koufa :
« Hommes, si vous craignez Dieu et reconnaissez le juste droit des hommes de Dieu, Dieu se montrera satisfait de vous. Nous sommes les Gens de la Demeure du Prophète et de la Prophétie et nous valons mieux que ce ramassis qui prétend injustement au gouvernement et fait régner parmi vous l’injustice et l’iniquité. Mais si vous êtes enracinés dans votre ignorance et votre égarement, et que vous êtes revenus sur ce que vous m’avez écrit dans vos lettres, peu importe : je m’en retourne. »
Cette fois, Horr répondit :
« Je ne sais rien de ces lettres et de ces messagers dont tu parles. »
L’Imam fit alors vider deux sacs pleins des lettres des gens de Koufa. Horr reprit :
« Je ne suis pas de ceux-là qui t’ont écrit des lettres. Nous avons reçu l’ordre, au cas où nous te croisions, de ne pas te laisser partir et de te conduire à Koufa auprès d’Ibn Ziyâd. »
L’Imam se mit en colère :
« Tu mourras plutôt que de pouvoir réaliser cela ! »
Et il ordonna de se mettre en route pour retourner vers Médine. Horr et ses mille cavaliers s’interposèrent et coupèrent la route du retour.
« Que ta mère porte ton deuil ! invectiva l’Imam, la Paix soit avec lui, que veux-tu ? »
— Si un autre que toi avait ainsi mentionné ma mère, j’aurais fait de même avec la sienne, répondit Horr, mais je ne peux évoquer ta mère, la fille bien-aimée du Prophète, qu’avec déférence et vénération.
— Que cherches-tu ? reprit l’Imam.
— Je veux te conduire auprès de l’Emir ‘Obaydollâh.
— Je ne t’y suivrais pas, répondit l’Imam. »
Et leur échange se poursuivit longtemps, jusqu’à ce que Horr dise :
« Je n’ai pas reçu l’ordre de te combattre, mais seulement de ne pas te laisser partir et de te conduire à Koufa. Puisque tu refuses de t’y rendre, choisis donc une voie qui ne mène pas vers Koufa ni ne ramène vers Médine. J’écrirai à Ibn Ziyâd en espérant que l’épreuve de combattre un homme aussi vénérable que toi me sera épargnée. »
Les deux troupes, chevauchant de concert, prirent alors une route qui évitait Koufa.
Un cavalier arrivait à bride abattue. Il venait de la direction de Koufa. Les deux troupes firent halte et attendirent. L’homme, qui portait un arc sur le dos, ne salua même pas l’Imam Hossayn : il partit droit auprès de Horr, le salua et lui tendit une lettre. C’étaient les ordres d’Ibn Ziyâd :
« Dès réception de ma lettre, fais pression sur Hossayn et les siens et ne le mène que dans un endroit hostile, inhabité et sans eau. J’ai donné ordre à mon messager de ne pas te quitter avant que cela ne soit fait, puis de me le faire savoir. »
Certains compagnons de l’Imam le pressèrent alors de déclencher le combat contre ces hommes avant qu’ils ne soient rejoint par des troupes sans nombre. Mais l’Imam répondit qu’il lui répugnait d’être celui qui ouvre les hostilités. Il réunit tous ses compagnons, se dressa au milieu d’eux, loua Dieu, bénit Son Messager, puis les haranguer avec la plus grande éloquence :
« Les choses en sont arrivées là-même où vous voyez : ce monde nous a tourné le dos et nous en sommes à nos dernières gorgées de vie ; les gens ont abandonné le vrai pour s’unir dans l’erreur. Quiconque a foi en Dieu et en le Jour du Jugement, qu’il se détourne de ce bas-monde et s’éprenne de passion pour la rencontre de son Seigneur. Tomber martyr pour le droit et la vérité ouvre la porte au bonheur éternel, tandis que vivre sous le joug des iniques n’offre que malheurs et souffrances. »
Zohayr fils de Qayn se leva alors et dit :
« O fils du Messager de Dieu, nous avons entendu tes paroles. Pour nous, les choses sont telles que, même si ce monde devait pour nous durer éternellement, nous préférerions mourir avec toi ! »
Nâfi‘ fils de Hilâl se leva ensuite pour ajouter :
« J’en jure par Dieu, nous n’avons aucune aversion à mourir dans la voie de Dieu. Nous sommes fermement déterminés et pleinement conscients dans notre voie : nous sommes les amis de tes amis et les ennemis de tes ennemis. »
Enfin, Borayr fils de Khodhayr se leva pour conclure :
« J’en jure par Dieu, ô fils du Messager de Dieu, c’est une grâce que Dieu nous fait de combattre avec toi, de voir nos membres séparés de nos corps et de bénéficier ensuite de l’intercession de ton grand-père au Jour du Jugement.
Le martyre de Karbalâ -7-
L’Imam demanda :
« Comment se nomme cet endroit ?
— Karbalâ, lui dit-on.
— O mon Dieu, s’exclame l’Imam, je prends refuge auprès de Toi contre l’épreuve et l’affliction ! »
C’est qu’en arabe, « affliction » se dit karb et « épreuve » se dit balâ’. Karbalâ, synthèse de karb et de balâ’, est donc le nom prédestiné de cette terre qui devait voir une épreuve comme aucune terre n’en a connue et une affliction qui touchera le ciel lui-même et tous ses habitants.
« C’est ici, reprit l’Imam, le lieu de l’épreuve et de l’affliction, le lieu de la souffrance et du malheur. Descendez des montures, car c’est ici que nos tentes seront dressées et notre sang versé, et c’est ici que nous reposeront. Mon grand-père, le Messager de Dieu, Dieu le bénisse lui et les siens, m’a informé de tout cela. »
Les compagnons de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, descendirent de montures et dressèrent le campement. En face, les hommes de Horr firent de même. Le lendemain, ces mille cavaliers furent rejoints par quatre milles autres conduits par ‘Omar fils de Sa‘d, le maudit, celui-là même qui dirigera toutes les opérations de Karbala.
Peu avant la venue de l’Imam Hossayn en Iraq, ce maudit avait reçu des mains d’Ibn Ziyâd le gouvernement de la ville de Rayy, qui se trouvait à l’emplacement de l’actuelle Téhéran et qui était alors la ville la plus importante de l’Iran. ‘Omar Ibn Sa‘d s’était déjà mis en route pour rejoindre son palais de gouverneur d’une si riche province, lorsqu’Ibn Ziyâd lui envoya un messager pour lui dire d’aller d’abord combattre Hossayn et de le tuer avant de partir pour Rayy.
Omar Ibn Sa‘d se rendit auprès d’Ibn Ziyâd pour obtenir qu’il le décharge de cette mission. Ce dernier le lui accorda en lui précisant toutefois qu’il le déchargeait par la même occasion du gouvernorat de Rayy. Omar Ibn Sa‘d demanda alors une nuit de réflexion qu’il passa à hésiter entre combattre le petit fils du Prophète et renoncer à la province de Rayy. Finalement, son malheur l’emporta sur son bonheur et l’Enfer sur le Paradis : il accepta de mettre à mort le fils de son Prophète pour quelques jours de règne et de pouvoir, dont d’ailleurs il ne put jamais jouir.
L’Imam ‘Alî, la Paix soit avec lui, le lui avait d’ailleurs bien prédit :
« Malheur à toi, ô fils de Sa‘d, dans quel état seras-tu lorsque tu auras à choisir entre l’Enfer et le Paradis et que tu choisiras l’Enfer ! »
Après quelques jours passés à des négociations entre les deux camps et des échanges de lettres avec le gouverneur de Koufa, ‘Omar Ibn Sa‘d reçut d’Ibn Ziyâd un message lui donnant l’ordre de couper tout accès à l’Euphrate aux compagnons de Hossayn afin qu’ils ne puissent trouver la moindre goutte d’eau. Aussitôt, Ibn Sa‘d chargea quelque cinq cents hommes de surveiller les abords du fleuve. Nous étions le 7e jour du mois de moharram, et depuis ce jour, seules quelques interventions miraculeuses permirent à la poignée d’hommes, de femmes et d’enfants qui entouraient l’Imam Hossayn d’obtenir le minimum d’eau nécessaire pour survivre…, survivre jusqu’au martyre ou jusqu’à la captivité.
Ainsi, pendant trois jours et trois nuits, la caravane de l’Imam Hossayn, ne put se ravitailler en eau ; pendant trois jours et trois nuits, dans la chaleur étouffante des déserts de l’Iraq, ces héros qui, lors de leur première rencontre avec les cavaliers de Horr, avaient abreuvés tous les hommes ainsi que leurs montures, ces héros se trouvèrent spoliés d’une eau dont mêmes les bêtes sauvages n’étaient en rien privées ; pendant trois jours et trois nuits, des femmes privées d’eau en vinrent à n’avoir plus de lait pour allaiter leurs nourrissons ; pendant trois jours et trois nuits, des enfants innocents dans toutes les religions, n’avaient plus que leurs larmes pour humecter leur langue.
Depuis l’arrivée d’Ibn Sa‘d à Karbala, des renforts venant de Koufa ne cessaient d’arriver sur cette terre d’épreuve et d’affliction. Au sixième ou septième jour du mois de moharram, quelque vingt à trente milles cavaliers cernaient le petit camp des Gens de la Demeure prophétique et de leurs fidèles.
Une dernière fois, ‘Omar fils de Sa‘d entrevit une issue : Hossayn accepterait, écrivit-il à Ibn Ziyâd, non seulement de retourner d’où il était venu, mais même de partir s’installer dans quelque limes des terres d’islam, voire d’être conduit auprès du Calife Yazîd afin qu’il décide de ce qu’il convenait de faire. Quoiqu’il soit fort douteux que l’Imam eut accepté cette dernière solution, elle fut soumise à Ibn Ziyâd et il est alors clair qu’il ne reste aucune excuse à ces gens pour tout ce qu’ils ont fait subir à la Sainte Famille du Prophète et à leurs fidèles.
Ibn Ziyâd faillit d’ailleurs accepter, trop content, comme Ibn Sa‘d, de se tirer aussi bien de cette embarrassante situation et de se laver les mains d’un sang aussi compromettant. Mais le maudit parmi les maudits, Shamr fils de Dhî -djawshan, lui conseilla de n’en rien faire : qui sait ce qui pourrait bien arriver ? Mieux vaut en finir maintenant que Hossayn est dans nos griffes ! Et Ibn Ziyâd se rendit à la raison du pire… Il remit à Shamr une lettre pour Ibn Sa‘d :
« Si Hossayn et ses compagnons se soumettent sans condition, amène-les moi, mais sinon, combats-les jusqu’à la mort, puis mutile-les à titre du châtiment exemplaire qu’ils méritent. Et lorsque Hossayn sera tué, fais fouler son cadavre par les sabots des chevaux. Si tu fais tout ce que je t’ordonne, tu en seras largement récompensé, mais sinon, tu seras destitué du commandement de l’armée et c’est Shamr qui prendra ta place. »
Le martyre de Karbalâ -8-
‘Omar fils de Sa‘d donna donc l’ordre de se préparer au combat, un combat qui opposerait quelque trente mille cavaliers contre une poignée d’hommes épuisés par un long voyage et tenaillés par la soif.Shamr s’approcha du campement et appela :
« Ou sont les fils de ma sœur ? »
Shamr, en effet, était de la tribu des Banû Kilâb. Or, il se trouve que, après le décès de la noble fille du Prophète, Fâtima la Radieuse, que les Prières et la Paix divines soient avec elle, son père, son époux et ses fils, l’Imam ‘Alî épousa en secondes noces une femme de cette tribu, réputée pour le courage de ses hommes. Et cette femme lui avait donnée quatre fils, dont le plus noble et le plus courageux, Abû l-Fazl al-‘Abbâs, était le plus proche soutien de l’Imam Hossayn et la colonne vertébrale de toute la petite troupe. C’était aussi ce « lion » — car tel est le sens de ‘Abbâs en arabe — qui avait trouvé moyen, dans ces dernières nuits, de franchir les lignes ennemies pour ramener un peu d’eau aux assiégés assoiffés. Et c’était encore et toujours ce lion vers qui tous les yeux se tournaient dès qu’il était question d’une mission impossible, d’un secours à porter ou d’une aide à donner.
L’Imam Hossayn donna l’ordre à ‘Abbâs le lion ainsi qu’à ses trois frères de répondre au maudit, en raison du respect qu’il convient d’apporter aux liens de parenté, fussent-ils aussi lointains. C’est que, pour les arabes, appartenir à la même tribu, c’était déjà vraiment être des frères et sœurs.
« Que veux-tu, lança ‘Abbâs à Shamr.
— Fils de ma sœur, j’ai pour vous un sauf-conduit qui vous garantit la vie et la liberté. Ne combattez donc pas avec votre frère Hossayn ! Ecartez-vous de lui et soumettez-vous au Commandeur des fidèles Yazîd !
— Que tes mains soient tranchées et maudit le sauf-conduit que tu portes avec toi ! répliqua ‘Abbâs. Ennemi de Dieu, tu nous ordonnerais d’abandonner notre frère, notre seigneur et maître, Hossayn, le fils de Fâtima, la Paix soit avec eux, et de nous soumettre à l’autorité usurpée des maudits fils des maudits ! Tu nous donnerais un sauf-conduit et n’en donnerais pas au fils du Messager de Dieu, que Dieu prie sur lui et les siens ! »
Shamr rejoignit son camp et ‘Omar Ibn Sa‘d donna l’ordre de monter en selle.
Voyant les cavaliers se tenir ainsi prêts à donner l’assaut, l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, envoya son frère ‘Abbas demander ce qui se passait.
« L’ordre est venu, lui fut-il répondu, de vous proposer une rédition sans condition ou de vous combattre sans merci. »
‘Abbâs rapporta la chose à son frère qui le renvoya pour obtenir une trève d’une nuit :
« Demande-leur de patienter jusqu’à demain et de nous accorder cette nuit afin que je puisse en profiter pour prier, invoquer et demander pardon, car Dieu sait que j’aime prier, réciter le Coran et multiplier les invocations et demandes de pardon. »
Après quelques réticences, Ibn Sa‘d accorda ce délai d’une nuit : à l’aube, il faudrait soit se soumettre, soit s’en remettre au jugement des sabres.
La nuit tombée, l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, fit réunir ses compagnons pour s’adresser à eux. Il commença par louer Dieu et bénir Son Prophète avant de leur dire :
« En vérité, je ne connais pas de compagnons meilleurs et plus fidèles que mes compagnons, ni de famille plus belle que les gens de ma demeure : que Dieu vous récompense au mieux.
Maintenant, sachez que je vous défais de tout engagement et de tout pacte envers moi et vous laisse libre de partir où bon vous semblera. Le voile noir de la nuit a recouvert la plaine, profitez-en pour vous esquiver discrètement, car ces gens-là n’en ont qu’après moi et ils ne vous chercheront point dès lors qu’ils m’auront pris. »
Tous les membres de la famille, frères, fils et neveux, à commencer par ‘Abbâs, le lion, se récrièrent unanimement :
« Pourquoi donc ferions-nous cela ? Pour vivre quelque temps après toi ? Que Dieu ne nous fasse jamais voir cela ! Nous sacrifierons plutôt vies, biens et familles dans ta voie, et combattrons tes ennemis jusqu’à ce que nous arrive cela même qui t’arrivera. Bien sombre serait la vie que nous pourrions connaître après toi ! »
Puis ce fut au tour des compagnons, de ceux qui n’avaient d’autre lien de parenté avec l’Imam que leur amour pour lui. Moslim fils de ‘Awsadja se leva le premier :
« Par Dieu, si je savais devoir être tué, puis ressuscité et à nouveau tué, que l’on me brûle ensuite et disperse mes cendres, tout cela soixante-dix fois de suite, jamais, au grand jamais, je ne me séparerai de toi avant que de mourir tué à ton service ! »
Et Zohayr fils de Qayn de renchérir :
« J’aimerais mieux mourir mille fois plutôt que de voir un malheur te toucher ou atteindre un de ces jeunes de la Sainte Famille du Prophète, que Dieu prie sur lui et les siens ! »
Le petit campement des Gens de la Demeure prophétique se prépara à passer une dernière nuit avant de rencontrer la mort.
D’abord, autour des tentes qui étaient le seul abri des femmes et des enfants, les hommes creusèrent un fossé qu’ils remplirent de tout ce qu’ils pouvaient amasser comme bois et broussailles, afin de réduire le champ de bataille à un seul front.
Puis le fils aîné de l’Imam Hossayn, ‘Alî Akbar, emmena une cinquantaine d’hommes dans une expédition risquée pour rapporter de l’Euphrate quelques outres d’eau.
« Buvez en tous, dit l’Imam Hossayn lorsqu’ils revinrent au camp, car ce sont là vos dernières provisions. Puis purifiez-vous et lavez vos vêtements, car ils seront vos linceuls. »
Toute la nuit, alors que du camp omayyade montait le son des tambours et des danses guerrières, le camp des Gens de la Demeure prophétique demeurait silencieux. On n’y entendait qu’un sourd bourdonnement semblable à celui d’une rûche d’abeilles : le murmure de ces lèvres qui, dans un ultime entretien préparant la rencontre, priaient et imploraient, récitaient du Coran, et confiaient au Seigneur les secrets de leurs cœurs.
1
Le martyre de Karbalâ -9- Le martyre de Karbala Le martyre de Karbalâ -9-
L’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, organisa les quelques fidèles compagnons qui, seuls, méritaient pleinement le nom de musulmans, d’hommes « soumis à Dieu » et marchant dans Sa voie, la voie de la justice et de la vérité, la voie qui conduit l’homme vers l’humanité. Soixante-dix fidèles selon les uns, cent à cent cinquante selon d’autres : autant dire une poignée face aux milliers de lâches, de traîtres, de soudards et de loups, avides de pouvoir et de biens de ce monde, qui osaient encore se prétendre « soumis à Dieu » alors qu’ils s’apprêtaient à massacrer les enfants du Prophète. De leurs langues ou du bout de leurs lèvres, ils le qualifiaient bien de Messager de Dieu, mais du fond de leurs cœurs, ils refusaient aux gens de sa famille le respect que mérite le plus petit des hommes.
L’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, confia le commandement de l’aile droite à Zohayr fils de Qayn et celui de l’aile gauche à Habîb fils de Mazâhir, chacun avec quelques dizaines d’hommes. Il remit l’étendard à son frère, Abû l-Fazl al-‘Abbâs, et occupa lui-même le centre avec les hommes qui restaient. Derrière eux, les tentes étaient protégées par le fossé en demi-cercle rempli de bois et de broussailles auxquelles ils mirent le feu.
L’Imam leva alors les mains vers le ciel et fit la prière suivante :
« O mon Dieu, c’est en Toi que je mets ma confiance lors de toute affliction et tu es mon espoir dans toute adversité. […] Combien de détresses dans lesquelles le cœur se trouvait faible et les expédients inutiles, [combien de détresses] dans lesquelles l’ami faisait défaut et l’ennemi jubilait, [combien de détresses] ne T’ai-je pas remises en me plaignant à Toi, me détournant vers Toi de tout autre que Toi, si bien que Tu m’en soulagea et puis les dissipa. C’est Toi qui es le maître de toute grâce comme de tout bienfait, et Toi qui es le terme de toute aspiration. »
Les troupes omayyades avaient lancé leurs chevaux dans une ronde sauvage autour du campement. En toute impudence, Shamr invectiva :
« Eh ! Hossayn ! Je te trouve bien pressé de rencontrer le Feu avant le Jour Dernier. »
Certains compagnons s’apprêtaient à lui décocher une flèche pour lui faire avaler ses paroles, mais l’Imam les en empêcha :
« Je répugne, dit-il, à être celui qui engagera les hostilités. »
Des compagnons de l’Imam haranguèrent alors les troupes ennemies pour tenter de les amener à raison, mais en vain. Leurs discours n’avaient pour effet que d’aviver la rage de ces simulacres d’humains qui n’avaient même plus le moindre sens commun.
Finalement, monté sur le destrier du Messager de Dieu, que les Prières et la Paix divines soient sur lui et les siens, l’Imam Hossayn lui-même s’avança vers les rangs ennemis et d’une voix forte leur lança :
« Hommes, ne vous empressez pas de suivre vos passions et écoutez-moi afin que je vous dise ce que j’ai à dire et vous fasse connaître mes raisons, car si vous me rendez justice, vous en serez bienheureux ! Ressaisissez-vous donc, méditez les tenants et les aboutissants de toute cette affaire jusqu’à ce que rien ne vous soit obscur, puis faites ce que bon vous semble sans me donner sursis ! […] »
A ces mots les femmes éclatèrent en pleurs et en lamentations. L’Imam envoya son frère ‘Abbâs et son fils aîné, ‘Alî Akbar, pour les faire taire et leur dire de garder leurs larmes pour les malheurs qui les attendent.
« Regardez bien qui je suis, reprit l’Imam, et avec qui je suis apparenté, puis revenez à vous et blâmez-vous de votre conduite ! Me tuer, outrager mon honneur, cela vous paraît-il être chose louable ? […] Ne suis-je pas le fils de l’héritier et cousin du Prophète, celui-là même qui fut le premier des fidèles et le premier à croire à ce qu’il apportait ? […] N’avez-vous donc point entendu votre Prophète dire, à propos de moi-même et de mon frère Hassan : « Ce sont là les seigneurs des jeunes gens du Paradis » ? […] Et si vous ne me croyez pas, demandez donc à ceux qui sont parmi vous et qui l’ont entendu de la bouche même du Messager de Dieu, que les Prières divines soient sur lui et les siens ! N’y a-t-il pas là de quoi vous retenir de verser notre sang ?
— Du diable si je comprends quelque chose à tout ce jargon-là ! lança Shamr.
— Si vous avez le moindre doute sur tout ce que je dis, reprit l’Imam, douterez-vous aussi que je suis bien le fils de la fille de votre Prophète ?
J’en jure par Dieu, il n’est point aujourd’hui sur la terre, de l’Orient jusqu’à l’Occident, d’autre que moi qui soit fils de la fille d’un Prophète ! Malheur à vous ! aurais-je tué l’un des vôtres pour que vous réclamiez mon sang ? Ou l’aurais-je blessé ou bien détruit vos biens ? […]
Sachez-le : Ibn Ziyâd, adultérin fils d’un adultérin, ne m’a laissé d’autre choix que de mourir le sabre au clair ou de me couvrir d’un vêtement d’opprobre. Loin de nous l’opprobre et la bassesse !jamais âme bien née ne choisira l’opprobre des infâmes en place du martyre des nobles et grandes âmes. »
‘Omar Ibn Sa‘d n’en pouvait plus. Il craignait aussi que les propos de l’Imam finissent par faire quelque effet sur ses troupes.
« Qu’attendez-vous ? s’écria-t-il. Suffit de discourir et de tergiverser ! A l’assaut ! et ne faites qu’une bouchée de Hossayn et des siens ! »
Et l’Imam lança ce dernier appel :
« N’y a-t-il donc personne pour nous porter secours pour l’amour de Dieu ? N’y a-t-il donc personne pour prendre la défense de la Sainte Famille de l’Envoyé de Dieu ? »
Le martyre de Karbalâ -10-
Lorsqu’il entendit cet appel du petit-fils de l’Envoyé de Dieu, que les Prières et la Paix divines soient sur lui et les siens, Horr Ibn Yazîd ar-Riyâhî sentit son cœur se briser de remords. C’était lui, lui qui avait barré la route à la troupe de l’Imam Hossayn ! lui qui les avait empêchés de rebrousser chemin ! lui qui les avait contraints à prendre cette voie qui les avait menés ici, à Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction ! Et ces soudards qui, d’un instant à l’autre, allaient se ruer sur cette poignée d’innocents abandonnés de tous, sur ces fils et petits-fils de l’Envoyé de Dieu, dont les visages resplendissent de la lumière du Prophète disparu, sur ces fidèles compagnons dont tous les faits et gestes embaument le parfum de l’islam le plus pur, sur ces filles et ces femmes de la Demeure prophétique dont la détresse aurait fendu le cœur de n’importe quel homme… Que dirait-il demain, au Jour du Jugement, et comment pourrait-il seulement soutenir le regard du Prophète ?
Horr se dirigea vers ‘Omar Ibn Sa‘d : « Vraiment, tu combattras cet homme ?
— Oui, et j’en jure par Dieu, le moins qui puisse en être, c’est que les têtes volent et les mains soient tranchées ! »
Horr se mit à l’écart, harcelé de remords. Que pouvait-il bien faire ? Comment se repentir d’une aussi grande faute ? Etait-il encore temps d’obtenir le pardon ?
Perdu dans ses pensées, il avançait lentement vers le campement des gens de foi.
« Eh ! lança un soudard, que veux-tu faire ? Aurais-tu l’intention de lancer un assaut ? »
Horr se mit à trembler et ne répondit mot.
« Je n’y comprends plus rien, dit le soudard. Jamais, par Dieu, dans aucune guerre, je ne t’ai vu ainsi ; et si l’on m’avait demandé quel était le plus courageux des guerriers de Koufa, je n’aurais pu citer personne d’autre que toi. Qu’est donc ce tremblement dont je te vois saisi ?
— Par Dieu, répondit Horr, mon âme doit maintenant choisir le Paradis ou bien l’Enfer, et j’en jure par Dieu, jamais je ne préférerai quoi que ce soit au Paradis, dussé-je être mis en pièce ou bien livré au feu ! »
Et d’un coup d’éperon, il lança son coursier pour s’en aller rejoindre le camp des bienheureux.
La main sur la tête, en signe de repentir, Horr arrivait au campement :
« O mon Dieu, je reviens vers Toi contrit et repentant, alors pardonne-moi, car j’ai rempli d’effroi et d’inquiétude le cœur de Tes amis et des enfants de Ton Prophète ! »
Il se jeta aux pieds de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, lui embrassant les mains, qu’il mouillait de ses larmes :
« O fils de l’Envoyé de Dieu, que ma vie soit rançon de la tienne, c’est moi qui ne t’ai pas laissé prendre la route de ton choix, qui ne t’ai pas laissé passer ni retourner, et qui t’ai amené en cette terre d’épreuve ! Jamais, par Dieu, jamais je n’aurais cru qu’on en arrive là, et si je l’avais su, je n’en aurais rien fait ! Maintenant que le remords m’étreint et me tourmente, penses-tu que ce remords à l’agrément de Dieu ?
— Certes, répondit l’Imam, Dieu l’agrée et tu es pardonné. Maintenant lève-toi et prends place parmi nous !
— Je t’en prie, reprit Horr, donne-moi la faveur de partir le premier me battre devant toi comme je fus le premier à être contre toi.
— Que Dieu te fasse miséricorde, Horr ! Va, et fais comme il te semble bon ! »
Horr s’avança vers les troupes ennemies et se mit à les haranguer :
« … Traîtres, lâches, couards ! Comment osez-vous donc couper l’eau de l’Euphrate à ces femmes et enfants, alors que même les chiens et les pourceaux s’y abreuvent librement ! Voilà que la famille du Prophète se meurt de soif sur la rive du fleuve ! Honte à vous ! Honte à vous !… »
‘Omar Ibn Sa‘d n’en pouvait plus. Il décocha une flèche et hurla :
« Soyez témoins que je fus le premier à tirer sur le camp de Hossayn ! »
Une pluie de flèches suivit et l’Imam, la Paix soit avec lui, s’écria :
« Debout, fidèles compagnons ! Soyez prêts à mourir, car il n’y a point d’autre issue ! Que Dieu vous fasse miséricorde ! Voilà les messagères que ces gens vous envoient. »
Après l’assaut, Horr bondit comme un lion vers le champ de bataille pour défier l’adversaire en combat singulier. Fidèle à sa réputation, il tuait, les uns après les autres, ceux qui venaient vers lui. Son cheval, criblé de flèches, se mit à vaciller, mais lui, sautant à terre, continuait de faire voler son sabre et de couper les têtes, jusqu’à ce que, en désespoir de cause, des soudards d’Ibn Sa‘d fondent sur lui en groupe et le fassent succomber.
Mais avant de mourir, Horr eut le temps de voir son Imam en personne venu le conforter dans ses derniers instants, et de l’entendre dire :
« Horr, “homme libre”, ta mère n’a pas eu tort en te donnant ce nom : homme libre, tu l’es, en ce monde et dans l’autre »
Le martyre de Karbalâ -11-
Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. En ce dixième jour du mois de moharram, les épreuves s’abattent, les unes plus lourdes que les autres, sur le campement des Gens de la Demeure prophétique : les pluies de flèches succèdent aux combats singuliers et les assauts aux pluies de flèches… Les uns après les autres, les compagnons les plus fidèles que le monde ait connu, goûtent au nectar du martyre, donnant leur vie pour nous montrer le chemin de la foi et de l’humanité : Horr, l’homme libre en ce monde et dans l’autre ; Borayr, qui lisait le Coran chaque nuit en entier et pendant quarante ans fit la prière de l’aube sans avoir fermé l’œil ; Habîb, fils de Mazâhir, le vieux compagnon qui déjà combattait aux côtés de ‘Alî fils d’Abû Tâleb, Commandeur des Fidèles, la Paix soit sur lui ; et tant d’autres encore dont les noms brillent comme des astres au firmament de l’islam et de l’humanité…
L’humanité dont on aurait dit qu’elle s’était toute entière donnée rendez-vous dans cette poignée d’hommes. C’était comme si toutes les races, toutes les classes sociales, hommes aussi bien que femmes, adultes et enfants, tous avaient voulu offrir leur martyr et dire : « Nous aussi, nous étions là ; nous aussi, nous pouvons être du peuple de la foi ; nous aussi, nous voulons construire l’humanité de justice et de vérité ; toutes les différences d’âge, de sexe, de race et autres choses s’effacent devant Dieu, et seules restent la foi, la vertu, la valeur intrinsèque qui fait un être humain… »
Djawn était noir comme l’ébène. Ancien esclave, il avait été affranchi par Abû Dharr al-Ghaffârî, le grand compagnon du Prophète, que les Prières et la Paix divines soient sur lui et les siens. De ce jour, il était resté attaché au service de ce fidèle parmi les fidèles, et il avait appris de lui la valeur d’un engagement sincère, d’un engagement auquel on se tient jusqu’au bout, quelqu’en soit le prix.
N’était-ce pas Abû Dharr, celui dont le Prophète disait que le soleil ne se levait pas sur une langue plus véridique que la sienne, n’était-ce pas Abû Dharr qui n’avait pas hésité à dénoncer ouvertement la forfaiture du troisième Calife usurpateur, Othmân fils de ‘Affân, et les exactions de ses proches à qui il avait confié les plus importantes charges gouvernementales ? Et pour cela, ‘Othmân avait envoyé le vieil Abû Dharr, le vieux compagnon du Prophète, finir ses jours en exil, tandis qu’il plaçait à des postes de direction des anciens ennemis du Messager de Dieu !
Djawn partageait aussi avec son ancien maître l’amour qu’il vouait à la Sainte Famille des Gens de la Demeure prophétique. C’est donc tout naturellement qu’il s’était joint à la caravane de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui. Maintenant, il voulait lui aussi verser son sang pour le petit-fils de l’Envoyé de Dieu. Il s’approcha donc de l’Imam Hossayn :
« La Paix soit avec toi, ô fils du Messager de Dieu, que Dieu prie sur lui et les siens ! Permets-moi, mon Seigneur, d’aller à mon tour à la rencontre de la mort !
— La Paix soit avec toi, Djawn ! O Djawn, tu nous as suivi par amour pour nous, mais en tant qu’affranchi, il ne t’incombe pas de livrer ce combat. Ne te lance pas pour nous dans une épreuve qui sera sans issue. Prends donc, avec ma permission, un chemin qui t’évite ces malheurs.
— O fils de l’Envoyé de Dieu, j’ai partagé avec vous vos repas dans les jours d’aise et de bien-être, et je vous laisserais sans partager le calice du martyre à l’heure de l’épreuve ? Mon sang serait-il indigne de se mêler à celui de ces nobles seigneurs des grandes tribus arabes ? Mon seigneur, je t’en prie, ne me prives pas d’entrer au Paradis en votre compagnie ! »
L’Imam Hossayn donna sa permission, et Djawn se précipita, plein de joie, vers le champ de bataille. L’usage des guerriers arabes était alors, avant d’entamer le combat, d’improviser quelques vers dans lesquels ils tiraient gloire de leur lignage et de leur réputation au combat. Djawn, l’ancien esclave affranchi, ne pouvait bien sûr faire valoir ni lignage, ni réputation… mais il pouvait afficher la vérité simple et crue de son choix d’être humain :
Comment les mécréants voient-ils les coups de l’homme noir ?
Des coups de sabres pour protéger les enfants du Prophète ?
Je prendrai leur défense par la langue et la main,
Espérant par cela entrer au Paradis en arrivant là-haut.
Un jeune adolescent se trouvait, lui aussi, en compagnie de ses parents, parmi les fidèles des Gens de la Demeure prophétique. Son père était déjà tombé martyr et sa mère, maintenant, le poussait à partir à son tour au combat :
« Va, mon tout jeune fils ! Va et bas-toi devant le fils de l’Envoyé de Dieu, que Dieu prie sur lui et les siens ! »
Il s’élança donc vers le champ de bataille, mais l’Imam Hossayn le fit revenir : déjà, son père était martyr, sa mère pouvait ne pas souhaiter perdre celui qui lui restait. Mais l’adolescent fit remarquer que c’était sa mère elle-même qui l’avait poussé à combattre et que lui-même n’en était que plus heureux de pouvoir ainsi aller se sacrifier pour la religion de Dieu et les enfants de l’Envoyé de Dieu.
Etant d’origine modeste, il n’avait, comme Djawn, ni lignage, ni réputation à faire valoir dans ses vers. Mais il se rattacha alors au meilleur lignage et à la meilleure réputation qui soient :
Mon Emir est Hossayn : quel excellent Emir !
La joie du cœur du Messager de la bonne nouvelle !
Ses parents sont Fâtima et ‘Alî :
Connaissez-vous quelqu’un qui soit ainsi ?
Son visage est pareil au soleil du matin,
La tache de son front est un vrai clair de lune.
Lorsqu’il tomba martyr, les hommes de ‘Omar Ibn Sa‘d le décapitèrent et jetèrent sa tête dans le campement de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui. Sa mère la ramassa et la serra contre elle en disant :
« Bravo à toi, mon tout jeune fils ! Bravo à toi, joie de mon cœur ! Bravo, à toi, lumière de mes yeux ! ».
Puis elle lança avec fureur la tête décapitée de son fils sur un cavalier ennemi, qui tomba de cheval et mourut. Se saisissant alors d’un pieu, la vieille mère au cœur meurtri se rua sur l’ennemi en déclamant ces vers :
Je suis la vieille servante de mon seigneur,
Faible, frêle et chétive, seule et sans plus personne,
Je vous assène des coups pleins de violence,
Pour défendre les enfants de Fatima la noble.
Le martyre de Karbalâ -12-
Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. En ce dixième jour du mois de moharram, depuis l’aube, les pluies de flèches succèdent aux combats singuliers et les assauts aux pluies de flèches… Les uns après les autres, les compagnons les plus fidèles que le monde ait connu, ont goûté le martyre, et seuls restent maintenant, autour de l’Imam Hossayn, quelques hommes et jeunes gens de la famille du Prophète.
Eux-mêmes auraient bien voulu être les premiers à donner leur vie pour leur Imam, mais les fidèles qui les accompagnaient se seraient fait passer sur le corps plutôt que d’accepter que leur sang, le sang qui coulait dans les veines de l’Envoyé de Dieu, soit versé tant qu’eux avaient encore le moindre souffle de vie. Maintenant que tous étaient partis, c’était au tour des Gens de la Demeure prophétique de porter aux lèvres le calice du martyr. A commencer par le propre fils de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec eux…
‘Alî Akbar avait dix-huit ou dix-neuf ans et resplendissait de beauté. Il était le portrait vivant de l’Envoyé de Dieu, que les Prières et la Paix divines soient sur lui et les siens. Son visage rayonnait du même éclat, ses paroles avaient la même éloquence, son caractère surtout était orné des mêmes vertus qui paraient le Prophète.
Lorsque l’Imam Hossayn avait quitté Médine avec ses proches pour se rendre à La Mecque, ceux qui se doutaient bien qu’il partait pour un voyage dont il ne reviendrait jamais lui avaient demandé de leur laisser au moins son fils, ‘Alî Akbar… mais que faire ? Son nom était sur la liste de ceux que le martyr devait rendre à jamais immortels dans le cœur des fidèles et qui jouiraient de cette suprême récompense promise par le Prophète : « En vérité, le martyr contemple la face de Dieu ».
Lorsque ‘Alî Akbar demanda à son père l’autorisation d’aller mener combat, celui-ci, le cœur serré, la larme à l’œil, le revêtit lui-même de la cuirasse de l’Envoyé de Dieu et lui fit ses adieux :
« Mon fils, toi qui va me précéder, transmets mes salutations de Paix à mon père et mon grand-père ! Je ne serais pas long à vous rejoindre ».
Et il récita ce verset qu’il avait répété chaque fois qu’un fidèle était venu le voir pour partir au combat :
« certains d’entre eux ont [déjà] trépassé, d’autres attendent [leur tour]… »
Mais en le regardant s’éloigner vers le champ de bataille, l’Imam Hossayn ne contint plus sa peine. Il leva au ciel des yeux pleins de larmes et lança d’une voix brisée :
« Seigneur, sois témoin contre ces gens : il n’est personne sur la terre qui ressemble plus à Ton Prophète que ce jeune homme qui s’avance maintenant pour aller les combattre. Chaque fois que nous étions pris du désir de revoir Ton Prophète, c’est vers lui qu’allaient tous nos regards… »
Je suis ‘Alî fils de Hossayn fils de ‘Alî
C’est nous, par Dieu, qui sommes plus proches du Prophète !
Tel un aigle, ‘Alî Akbar chargeait, sabre au clair, décimant les rangs ennemis, attaquant l’aile droite, puis revenant au centre pour fendre l’aile gauche, et revenir encore… C’était ‘Alî et ses assauts célèbres qui s’incarnait en lui autant que le Prophète… Il fit ainsi trépasser plus de cent de ces misérables qu’il envoya rejoindre leurs semblables en Enfer.
Mais le soleil avait maintenant bien passé le zénith et l’air était devenu étouffant. Depuis longtemps déjà, comme tous les gens du campement, ‘Alî Akbar n’avait rien bu. Il revint vers le camp :
« Père, le poids de l’armure me brise et la soif me tenaille, y aurait-il moyen de boire une goutte d’eau ?
— Va ! répondit Hossayn, les yeux remplis de larmes. Va, combats encore un peu ! Bientôt tu verras ton grand-père, et lui te désaltèrera et tu n’auras plus jamais soif… »
Et ‘Alî reprit ses assauts, fendant les lignes ennemies et tuant bon nombre d’entre eux, jusqu’à ce qu’une flèche lui traverse la gorge… Il tomba de cheval, et les lâches soudards se ruèrent alors pour se venger de lui : chacun y allant, qui de son coup de sabre, qui de son coup de lance, ils le taillèrent en pièce…
L’Imam Hossayn vola tel un faucon à son chevet et les assaillants détalèrent. Il se pencha sur le corps déchiré de son fils, posa sa joue contre la sienne, éclatant en sanglots :
« Comment ces gens n’ont-ils pas honte devant Dieu et Son Envoyé ?
— Père, la Paix soit avec toi ! Voici justement le Prophète qui m’a désaltéré et t’envoie son salut de paix. Plus vite, dit-il, plus vite ! hâte-toi de nous rejoindre ! »
Et peu s’en est fallu que Hossayn ne réponde aussitôt à l’appel et succombe sur place. La douleur qu’il avait longtemps contenue le submergeait soudain… C’est alors qu’à travers un voile de larmes, il entrevit sa sœur Zaynab qui les avait rejoint et s’était effondrée sur la dépouille de son neveu… Il fallait revenir, la ramener au camp…
Hossayn et Zaynab virent alors s’en aller, un à un, les êtres qui étaient la chair de leur chair et le sang de leur sang. Les uns étaient fils de Hossayn, d’autres fils de Hassan, d’autres encore… fils de Zaynab, tous petits-fils de Fatima, la fille chérie de l’Envoyée de Dieu, et de ‘Alî, Commandeur des fidèles. Il y avait aussi des fils de ‘Alî avec d’autres épouses. D’autres, enfin, étaient des petits-fils de ‘Aqîl, frère aîné de ‘Alî, ou encore de Dja‘far, autre frère de ‘Alî.
Zaynab perdit ainsi en ce funeste jour tous les hommes de sa famille : ses propres enfants, ses neveux, fils de ses frères tant aimés, et ses petits-cousins, les fils de ses cousins. Enfin, l’un après l’autre, elle vit partir tous ses frères et demi-frères… pour se retrouver seule à la tête d’une caravane de veuves et d’orphelins emmenés en captivité…
Lors d’une rencontre dans le monde des visions, quelqu’un demanda à Abû l-Fazl al-‘Abbâs, fils de ‘Alî, demi-frère de Hossayn, s’il avait vraiment enduré tout ce que l’on rapporte, et il s’entendit répondre : « Vous qui n’étiez pas là, vous ne pouvez pas même imaginer ce que c’était… ».
Le martyre de Karbalâ -13-
Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. Ce dixième jour du mois de moharram, l’Imam Hossayn a perdu, les uns après les autres, ses plus chers compagnons, puis tous ses proches, les jeunes gens de la Demeure prophétique, à commencer par son fils, ‘Alî Akbar. Plus de soixante dix fois, pour la mort de chacun des martyrs, il a lui-même enduré le martyre.
Zaynab, sa sœur, a vu partir ses fils, ses neveux, ses petits-cousins et ses demi-frères, dont il ne reste plus désormais qu’Abû l-Fazl, le lion, dernier soutien de Hossayn, ce frère tant aimé dont elle n’avait jamais supporté d’être séparée plus d’un jour…
Abû l-Fazl se présenta devant son frère Hossayn, et lui demanda la permission de partir au combat. L’Imam, la Paix soit avec lui, laissant couler de chaudes larmes. Le moment était donc venu de se retrouver seul… Le moment était donc venu qu’Abû l-Fazl, la personne la plus proche de l’Imam Hossayn, aille se coucher parmi les martyrs…
Depuis le début de ce jour de ‘Ashûrâ’, Abû l-Fazl avait été sans faillir le porte-étendard du campement. Si Hossayn était le soleil, Abû l-Fazl était sa pleine lune : il tirait de l’Imam sa lumière, les autres la recevaient de lui. Hossayn était la miséricorde divine toute-embrassante, lui en était la porte. Et le moment était venu que l’étendard se mette en berne, que la pleine lune disparaisse et que la porte se referme…
« Puisque vraiment tu dois partir pour ce voyage de l’au-delà, va donc chercher de l’eau pour ces enfants et ces femmes qui se meurent de soif ! »
Abû l-Fazl, le lion, se saisit de sa lance, enfourcha son coursier, prit avec lui une outre et partit en direction de l’Euphrate. Arrivé au bord du fleuve, il se retrouva encerclé par quatre milles cavaliers. Le lion, sans crier gare, fonça sur eux, en faucha quelques dizaines et fit tant et si bien qu’il les mit en déroute.
Il poussa sa monture dans le fleuve, se pencha pour prendre une poignée d’eau, l’approcha de ses lèvres desséchées… puis la laissa couler sans y avoir goûter. Comment, tu goûterais la fraîcheur avant même que ton frère et ton Imam y goûte ? Tu boirais à ta soif quand d’autres meurent de soif ? Ce n’est pas là l’esprit chevaleresque des hommes de la foi.
Abû l-Fazl remplit l’outre qu’il avait avec lui, tout heureux à l’idée de ramener de l’eau à ces femmes et enfants dont il portait l’espoir. Mais les maudits qui étaient revenus en force n’entendaient pas le laisser faire. Ils se mirent à le harceler sans s’approcher de lui, car s’approcher de lui, c’était perdre sa vie.
Soudain un soudard surgit de derrière un palmier où il était caché et d’un coup de sabre lui tranche la main droite. Mais Abû l-Fazl, serrant l’outre sous son bras coupé, saisit son sabre de la main gauche :
Par Dieu, même si vous coupez ma main droite,
Je défendrai jusqu’au bout ma foi,
Ainsi qu’un Imam authentique, en toute certitude,
Le fils du Prophète pur et fidèle !
Mais un autre soudard parvint par surprise à couper sa main gauche :
O mon âme, ne crains rien de ces mécréants
Réjouis-toi de la miséricorde du Tout-Puissant !
Le lion éperonna son coursier, car tant qu’il avait l’eau, il y avait espoir de pouvoir faire s’épanouir un sourire de bonheur sur les fleurs fanées du jardin de Fâtima. Mais voilà qu’un maudit ajusta une flèche qui vint transpercer l’outre… et ‘Abbas regardait l’eau qui s’en écoulait en même temps que l’espoir s’écoulait de son âme : jamais il ne pourrait porter l’eau aux enfants et ceux qui l’attendaient se morfondraient en vain…
Sans espoir et sans mains, il ne pouvait rien faire, sauf appeler son frère à venir au secours, avant que de tomber du haut de son cheval, le corps criblé de flèches, de coups de sabres et de lances, la tête fracassée d’un coup de masse d’arme, tomber du haut du cheval, pour aller s’écraser… sans mains pour amortir sa chute.
L’Imam Hossayn, en arrivant, ne pouvait plus que dire :
« Maintenant, mes reins sont brisés et je n’ai plus aucun recours ! »
Voulant voir une dernière fois son dernier né, qui tétait encore sa mère, l’Imam Hossayn le trouva en train de mourir de soif, cherchant désespérément à tirer quelque goutte de lait d’un sein qui se désolait de n’avoir plus à en offrir. Le prenant dans ses bras, il s’adressa aux ennemis :
« O gens, si vous n’avez nulle pitié de moi, ayez au moins pitié de cet innocent bébé ! »
Mais ces êtres maudits n’avaient plus rien d’humain : au lieu d’eau, c’est une flèche qu’ils envoyèrent en réponse, une flèche qui vint égorger le bébé dans les bras de son père… Après un violent sursaut, le petit corps resta inerte, offrant à son papa un dernier petit sourire…
L’Imam remplit sa main du sang qui s’échappait de la gorge tranchée, puis le lança vers le ciel en disant :
« Ce qui me facilite les malheurs qui m’arrive, c’est que cela se fait sous le regard de Dieu… »
Et aucune goutte de ce sang ne retomba en terre.
L’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, contempla longuement les corps de ses compagnons et de ses proches parents, puis se dirigea vers les tentes pour faire ses derniers adieux aux femmes et à son seul fils survivant, le futur Imam après lui, qu’une mystérieuse maladie avait cloué sur sa couche.
Sa sœur, ses épouses, ses filles, toutes l’entouraient à présent, pleurant, tournant autour de lui, l’une lui baisant la main, l’autre embrassant ses pieds, une troisième osant une dernière caresse sur le visage tant aimé. Sukayna, du haut de ses dix ans, lui demanda :
« Papa, tu te livres à la mort ?
— Et que ferais-je d’autre, tout seul et sans ami ?
— Papa, ramène-nous chez nous ! »
Hossayn n’avait pas connu, dans tous les malheurs de ce jour, d’épreuve aussi pénible. Son cœur était brisé, son corps était paralysé et sa gorge, serrée autant que desséchée, restait sans voix. Seules de chaudes larmes trouvaient encore la force de couler de ses yeux et d’inonder sa barbe…
Le martyre de Karbalâ -14-
Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. Nous sommes vers le milieu de l’après-midi de ce dixième jour du mois de moharram qui restera à jamais le jour où le sang des martyrs a triomphé des sabres des injustes. L’Imam Hossayn, que les Prières et la Paix divines soient sur lui, a perdu, les uns après les autres, ses plus chers compagnons, puis tous ses proches, à commencer par son fils, ‘Alî Akbar.
Maintenant, l’Imam Hossayn est seul : il a perdu son dernier frère, Abû l-Fazl al-‘Abbâs, et même son dernier né a été égorgé dans ses bras par une flèche. En faisant ses derniers adieux aux femmes, aux enfants et à son seul fils survivant, cloué au lit par un mystérieux mal, l’Imam n’ose songer à ce qu’ils deviendront lorsqu’ils tomberont aux mains de ces maudits soudards… Et pourtant il n’y a rien à faire et il n’est nulle autre issue que la mort…
« La mort vaut mieux que de subir la honte
et la honte vaut mieux que d’entrer en Enfer »
L’Imam Hossayn enfourcha son destrier, Dhû l-djanâh, s’arma de Dhû l-Feqâr, le sabre de son père, et, avant de livrer bataille, lança une dernière harangue, pour donner encore une chance à quiconque saurait la saisir et ne laisser aucune excuse aux autres :
« Y aurait-il un serviteur de Dieu pour craindre Dieu à mon propos ? Y aurait-il quelqu’un pour nous secourir en espérant de Dieu sa noble récompense ? Y aurait-il quelqu’un pour nous aider au nom de Dieu ? »
Nulle réponse ne vint. Et les combats commencèrent, l’Imam envoyant en Enfer tous ceux qui le défiaient en combat singulier, s’imaginant pouvoir être celui qui vaincrait Hossayn fils de ‘Alî. Puis, voyant qu’il n’y avait pas moyen de le battre en duel, plus aucun champion n’avança vers le champs.
L’Imam dirigea alors ses assauts au cœur des rangs ennemis, mais tels des sauterelles, ceux-ci se dérobaient devant lui et reformaient leur rang après qu’il fut passé. Il parvint pourtant à occire plusieurs centaines de maudits. C’était un ouragan : il était partout à la fois et en même temps insaisissable. Et lorsqu’un groupe de champions se préparaient à l’assaillir, c’est lui qui se ruait sur eux, et ils s’éparpillaient, comme un troupeau de mouton attaqué par les loups.
Et lui, sans cesse, de répéter : « lâ hawla wa lâ quwwata illâ bi-llâh ; il n’est de force et de puissance que par Dieu ».
Voyant qu’ils n’arriveraient pas à en venir à bout, les maudits recoururent à la ruse : ils le contournèrent pour lui couper toute retraite vers les tentes et un groupe d’entre eux se dirigea vers elles pour les prendre d’assaut. Mais l’Imam réussit à réveiller un dernier sursaut de honte dans l’esprit de leurs chefs :
« Si vous ne craignez pas Dieu et n’avez plus de religion, soyez au moins des hommes : ne vous en prenez pas à des femmes sans défense ! »
Les soudards furent donc rappelés à l’ordre et les combats reprirent de plus belle. La soif était cependant devenue vraiment insupportable, et l’Imam dirigea sa monture vers le fleuve. Voyant cela, les maudits s’interposèrent, car ils savaient bien que si Hossayn pouvait boire, son ardeur en serait décuplée, et alors, malheur à eux !
Hossayn parvint pourtant à traverser leurs rangs et fit avançer sa monture dans l’eau fraîche du fleuve. Il allait enfin pouvoir humecter ses lèvres desséchées… quand soudain des hommes crièrent :
« Eh ! Hossayn ! Tu bois, alors que l’armée a envahi tes tentes et s’empare des femmes ! »
Sans prendre le temps de boire, Hossayn ne fit qu’un bond, sortit du fleuve, fendit en sens contraire les lignes ennemies et fonça sur le campement. Mais ce n’était encore qu’une ruse des plus fourbes : Dieu soit loué, personne ne s’en prenait aux femmes. Hossayn en profita donc pour faire de nouveaux ses adieux et prodiguer quelques conseils et ses derniers encouragements.
Lorsqu’il revint sur le champ de bataille, les maudits le criblèrent de flèches, préférant lâchement le harceler à distance plutôt que de risquer leur vie en combats corps à corps. Sa cuirasse était hérissée des flèches qui s’étaient frayées un chemin à travers les mailles. L’Imam Bâqer, petit-fils de Hossayn, la Paix soit avec eux, rapportera plus tard que son grand-père reçut plus de six cent vingt blessures, toutes de face.
Non seulement les ennemis, mais les anges du ciel eux-mêmes n’en revenaient pas d’une telle endurance, venant d’un homme éprouvé par la soif sous la chaleur étouffante du soleil de l’Iraq, qui venait de perdre dans les pires conditions ses amis et parents, et qui souffrait encore d’un si grand nombre de blessures.
L’Imam Hossayn s’arrêta un instant pour reprendre quelques forces, quand soudain une pierre l’atteignit en plein front. Il se servit de son vêtement pour essuyer le sang de son visage et de ses yeux, lorsqu’une flèche empoisonnée à la pointe munie de triple barbelure vint lui déchirer la poitrine. Ne pouvant la retirer en raison de ces barbelures, l’Imam l’enfonça jusqu’à ce qu’elle le transperce de part en part afin de la faire sortir par son dos. Un flot de sang jaillit alors de la blessure ouverte.
L’Imam en emplit ses mains et le lança vers le ciel, sans que la moindre goutte en retombât sur terre :
« O mon Dieu, Tu sais bien, Toi, qu’ils sont en train de tuer un homme qui est le seul sur terre qui soit petit-fils d’un Prophète ».
Remplissant à nouveau ses mains de son sang, il en teignit ses cheveux et sa barbe :
« C’est teint de mon propre sang que je vais rencontrer mon grand-père, le Messager de Dieu, et je lui livrerai le nom des assassins ».
Bien qu’il fût à leur merci, la crainte révérencielle qu’inspirait encore l’Imam empêchait les maudits de s’approcher de lui. Ils s’enhardirent pourtant peu à peu, jusqu’à ce qu’ils parviennent à le désarçonner.
Ici, les mots font défaut pour décrire l’horreur, et le mieux semble de s’effacer devant les paroles de l’Imam Mahdî, que Dieu hâte son soulagement :
« Tu tombas alors à terre, couvert de blessures, les chevaux te piétinant sous leurs sabots et les iniques te dominant de leur sabres…
Ton front se couvrit de sueur du fait de la mort et tes mains se crispaient puis s’ouvraient tour à tour. Tu jetas un regard fugitif vers les tentes et l’équipage… Ce qui t’arrivait maintenant te détournait de te préoccuper des enfants et de la famille.
Ton cheval, sans cavalier, s’empressa de rejoindre les tentes, hennissant et pleurant. Et lorsque les femmes virent ton destrier en si piteux état, ta selle renversée sur ses flancs, elles sortirent des abris, les cheveux dans le vent, le visage découvert, se giflant la figure et poussant de grands cris, misérables après avoir été sublimes, accourant vers le lieu où tu étais tombé…
Et Shamr, assis sur ta poitrine, tenant son sabre sur ta gorge et ta barbe chenue en sa main, t’égorgeait du tranchant de sa lame…
L’agitation de tes membres alla s’affaiblissant et ton souffle s’éteignit…
2