Chapitre 1: L'HOMME ET LA FOI
L'HOMME ET LA FOI
Mortadhâ Motahhari
Edité et Traduit par
Abbas Ahmad al-Bostani
Publication de la Cité du Savoir
Editeur:
La Cité du Savoir
(Abbas Ahmad al-Bostani)
C.P. 712 Succ. (B)
Montréal, Qc. H3B 3K3
Canada
Copyright: Tous droits réservés à l'éditeur
ISBN 2-9804196-3-x
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Chapitre 1:
L'HOMME ET L'ANIMAL
L'homme est une sorte d'animal. De là il possède des propriétés communes à tous les êtres vivants; mais il en possède d'autres qui le différencient des autres espèces vivantes et font de lui un être distinct, doué de qualités sublimes dont il a l'exclusivité.
Les propriétés distinctives qui lui confèrent la qualité humaine et le qualifient à fonder une civilisation et une "culture humaine" se rapportent:
1- aux perceptions conscientes;
2- aux aspirations.
Les êtres vivants se caractérisent en général par la perception de soi et du monde environnant. Ils se caractérisent aussi par les efforts qu'ils déploient en vue de satisfaire leurs besoins et les exigences de leur vie, dans les limites de la perception qu'ils en ont.
L'homme, à l'instar de tous les êtres vivants, a des penchants, des désirs et des aspirations qu'il s'efforce de réaliser selon ses connaissances et ses perceptions. Mais il diffère des autres êtres vivants par l'étendue de la sphère de ses connaissances, de ses informations et de son savoir, et par le caractère sublime de ses désirs et de ses aspirations. C'est ce qui le fait se distinguer de tous les êtres vivants et lui confère, par rapport à eux, un caractère de "supériorité" et de transcendance.
1- LA SPHبRE DES PERCEPTIONS DE L'ANIMAL ET LE NIVEAU DE SES ASPIRATIONS
Les perceptions que l'animal a du monde extérieur se caractérisent par ce qui suit:
1)- Elles sont superficielles et apparentes, car elles se réalisent uniquement au moyen des sens apparents.
2)- Elles sont individuelles et partielles, c'est-à-dire qu'il leur manque l'aptitude à la généralisation.
3)- Elles sont locales, c'est -à-dire qu'elles sont limitées au milieu de l'animal et ne dépassant pas ce cadre.
4)- Elles sont immédiates, c'est-à-dire qu'elles sont liées au présent et coupées du passé et du futur. L'animal, en effet, n'est conscient ni de son histoire, ni de celle de l'humanité. Il ne pense pas à l'avenir et ses efforts ne visent point la vie future.
En ce qui concerne ses perceptions, l'animal ne sort donc jamais du cadre de l'apparent-individuel, du partiel, du milieu environnant, du présent.
Il est prisonnier entre les quatre murs de ce cadre quadripartite; et, s'il arrive à en sortir, ce ne sera ni consciemment ni volontairement, mais sous l'effet d'une contrainte naturelle ou d'une pulsion instinc-tive dépourvue de toute conscience et de toute affectivité.
Les exigences et les aspirations de l'animal sont elles aussi, tout comme ses perceptions du monde, limitées à un cadre spécifique. Elles sont:
1)- Matérielles: elles ne dépassent pas les limites du manger, du boire, du coucher, du jeu, de la recherche d'un foyer et de la satisfaction des instincts sexuels. L'animal n'a pas d'exigences morales ni de valeurs éthiques.
2)- Personnelles et individuelles: c'est-à-dire qu'elles sont relatives à soi et peuvent, au plus, s'étendre au partenaire de sexe opposé et à la progéniture.
3)- Locales: elles ne sortent pas du cadre du milieu.
4)- Actuelles: elles sont liées uniquement au présent.
Les mêmes limites qui encadrent les perceptions de l'animal encadrent donc également ses aspirations et ses désirs.
S'il arrive que l'animal travaille dans un objectif situé au-delà de ces quatre limites - par exemple un objectif spécifique et non individuel, ou relatif à l'avenir et non au présent, comme c'est le cas de certains animaux vivant en communauté, tels que les abeilles - il le fait instinctivement et non pas consciemment, sous l'effet d'une force que son Créateur, le Créateur du monde, lui a assignée.
2- LA SPHERE DES PERCEPTIONS DE L'HOMME ET LE NIVEAU DE SES ASPIRATIONS
Elle est plus large que celle de l'animal, que ce soit au niveau des perceptions ou des aspirations.
Les perceptions et les connaissances de l'homme vont au-delà des apparences des choses. Elles pénètrent leurs profondeurs, leurs essences et leurs relations ainsi que les nécessités qui les régissent.
Les perceptions de l'homme ne sont pas limitées à une zone ou à un lieu, ni enchaînées à un temps précis. Elles franchissent l'espace et le temps et sortent du milieu humain pour se lancer vers d'autres milieux, et même vers d'autres planètes. Elles comprennent le passé et le présent, découvrent l'histoire du monde, c'est-à-dire celle de la terre avec tout ce qu'elle contient et celle des planètes, et contemplent les horizons lointains de l'avenir.
Non content de toutes ces possibilités, l'homme s'envole, au travers de ses pensées, vers les infinis et les valeurs éternelles pour en connaître quelques-unes, dépassant ainsi les limites du savoir partiel et individuel. Il s'emploie à découvrir les lois univer-selles et les vérités générales du monde pour parvenir à maîtriser la nature.
Dans ses aspirations et ses exigences, l'homme peut se transcender et parvenir à des positions sublimes. C'est un être qui aspire à la valeur, à l'idéal et à la perfection. Il aspire à des objectifs immatériels qui dépassent les limites de sa personne, de sa femme et de ses enfants. Ses objectifs sont généraux, globaux et susceptibles de contenir toute l'humanité; ils ne se limitent pas à un milieu particulier, ni à une région spécifique, ni à un moment historique précis.
L'homme peut porter ses aspirations sublimes à un degré où les valeurs et les objectifs doctrinaux dépassent chez lui toutes les autres valeurs, où il devient plus disposé à servir les autres que ses intérêts personnels, où il se soucie plus des autres que de lui-même, se réjouit pour autrui et s'attriste devant la peine des autres, et où son attachement à ses idéaux sacrés devient tel, qu'il se sacrifie pour eux.
L'aspect humain de la civilisation de l'humanité est justement le produit de ces nobles aspirations et sentiments par lesquels se caractérise l'homme.
3- LES FONDEMENTS DU PRIVILEGE DE L'HOMME
Les larges perceptions humaines du monde résultent des efforts collectifs de l'humanité, accumulés et perfectionnés durant des siècles. Elles sont déterminées par des règles, des normes et une logique particulière, ce qui leur a permis de prendre l'appellation de "science".
La science, dans son acceptation la plus large, est définie comme l'ensemble des pensées humaines sur le monde, y compris les pensées philosophiques, issues des efforts intellectuels de l'humanité et constituées sous forme d'un système logique particulier.
Les aspirations spirituelles et sublimes de l'homme, qui émanent de la foi, de la doctrine et de l'attachement aux vérités de ce monde, se caractérisent par leur généralité, leur intégralité (c'est-à-dire qu'elles dépassent le cadre de l'individualité) et leur transcendance par rapport au matériel (c'est-à-dire qu'elles ne sont pas à but lucratif ou intéressé).
Cette foi et cet attachement aux vérités sont à leur tour le produit de certaines conceptions et de certaines visions générales du monde et de la vie, conceptions et visions appartenant soit à des apôtres et des prophètes, soit à des philosophes qui voulaient répandre des pensées doctrinales sublimes.
Les aspirations humaines morales, sublimes et transcendantes par rapport au niveau animal acquièrent l'appellation de "foi" lorsqu'elles sont basées sur un fondement doctrinal et intellectuel.
Cela nous permet de conclure que la "science" et la "foi" sont à la base de ce qui différencie l'homme de tous les autres êtres vivants. Elles constituent également le fondement de "l'humanité" de l'être humain.
On a beaucoup discuté de ce qui distingue l'homme de l'animal. D'aucuns ont nié l'existence d'un facteur essentiel pouvant distinguer l'homme des autres êtres vivants, en affirmant que la différence entre les perceptions de l'homme et celles de l'animal est quantitative ou, dans la meilleure des hypothèses, modèle, et non pas essentielle, sans tenir compte de l'importance, de la grandeur et des prodiges du savoir humain qui a capté l'attention de l'Orient et de l'Occident.
Les tenants de ce courant(1) considèrent que l'homme, dans ses désirs et ses aspirations, est identique à tous les animaux et que rien ne permet de l'en différencier.
D'autres estiment que ce qui différencie l'homme de l'animal c'est la vie et que le premier est le seul des êtres vivants à avoir une vie, alors que les autres n'ont ni sensibilité, ni désir, ni plaisir, ni douleur et qu'ils représentent des appareils mobiles ayant la forme d'êtres vivants.
Les partisans de ce courant(2) définissent l'homme comme un "être vivant".
Etant donné que l'opinion des savants diverge quant à ce qui distingue l'homme de tous les êtres vivants, elle diverge également quant à la définition de l'homme. Les uns dirent que l'homme est un animal engagé et responsable, libre et électif, révolté, créatif, imaginatif, tendant à l'ordre, aspirant à l'idéal, métaphysique... et autres définitions représentant des points de vue contrastés et traduisant la distinction de l'homme des autres êtres vivants.
Chacune de ces définitions est évidemment adéquate dans son contexte, mais la définition du plus grand dénominateur commun à toutes les différences essentielles entre l'homme et l'animal est la suivante: l'homme est un animal "savant" et "croyant".
4- L'HOMME EST-IL UNE SUPERSTRUCTURE?
Nous avons dit que l'homme est une sorte d'animal et qu'il a beaucoup de traits communs avec l'ensemble des êtres vivants. De même, il possède des qualités essentielles qui l'en différencient.
Le fait que l'homme ait, dans certains aspects, des traits communs avec les animaux et, dans d'autres aspects, des traits essentiels et propres à lui qui l'en différencient, lui confère deux vies: une vie humaine et une vie animale. En d'autres termes, une vie matérielle et une vie culturelle.
Se pose ici la question du rapport entre ces deux vies: laquelle est originale et laquelle est secondaire? Laquelle est essentielle et laquelle en est le reflet? Laquelle représente l'infrastructure et laquelle la suprastructure?
Ces interrogations se formulent aujourd'hui en sociologie de la façon suivante: la force de production est-elle l'essentielle alors que les autres forces sociales en sont les branches et le reflet? Les phénomènes dans lesquels apparaît l'humanité de l'homme, tels que la science, la philosophie, la littérature, la religion, la loi, l'art, la morale... etc, sont-ils des manifestations de la réalité économique?
Ces recherches sociologiques entraînent à leur tour une recherche philosophique sur l'homme et son originalité.
En effet, une nouvelle théorie sur l'originalité de l'homme est apparue: l'Humanisme.
Elle prétend que l'humanité de l'homme n'est absolument pas originale, que l'originalité appartient seulement à son animalité. Les partisans de cette théorie tiennent le même discours que ceux qui nient l'existence de toute différence essentielle entre l'homme et l'animal.
Cette théorie récuse l'originalité des penchants humains, tels que le penchant à la vérité, à la beauté, à Dieu etc, tout en refusant d'admettre le "réalisme" de la vision que l'homme a du monde, car elle ne croit pas à une vision objective réaliste et estime que toute vision est le reflet d'un matérialisme particulier.
Il est curieux que les partisans de cette théorie, qui se disent humanistes et humanitaristes, prêchent des pensées supprimant l'humanité de l'homme.
La vérité est que la marche évolutive de l'homme commence par l'animalité et traverse en les comprimant les étapes de la transformation de l'être, de l'état animal à l'état humain. Ce principe vaut aussi bien pour l'individu que pour la société.
L'homme est, au début de son existence, un corps matériel qui se transforme, grâce à son mouvement substantiel, en une âme ou en une substance spirituelle. "L'âme de l'homme" naît, se complète et atteint l'autonomie dans le corps.
L'animalité de l'homme est comme un nid ou une niche où se "développe" et se perfectionne son humanité.
Plus l'être "complet"-conformément aux caracté-ristiques du transformisme - se perfectionne, plus il tend à maîtriser et à contrôler son environnement et à en être indépendant; plus l'humanité de l'homme se complète - au niveau individuel et social - et plus elle tend à être indépendante et à contrôler ce qui l'entoure.
L'individu humain perfectionné est un être qui contrôle plus ou moins les influences de son milieu extérieur et intérieur. C'est un être libéré de la contrainte des penchants intérieurs et des influences du milieu extérieur. Il est attaché à la foi et à la doctrine.
La transformation évolutive de la société se déroule de la même façon dans les structures économiques, alors que ses aspects culturels et moraux en représentent l'âme sociale.
De même qu'il y a influence mutuelle entre l'âme et le corps, de même il y a influence réciproque entre les structures à caractère moral et celles à caractère matériel.
De même que la marche évolutive de l'individu tend à affirmer la liberté de l'âme, son indépendance et le renforcement de sa domination, la marche évolutive de la société suit un processus parallèle: c'est dire que la vie culturelle de la société aura, au fur et à mesure que l'évolution sociale progressera, plus d'indépendance vis-à-vis de la vie matérielle et plus de contrôle sur elle.
L'homme de l'avenir sera donc un animal culturel et non un animal économique; un homme de doctrine, de foi, d'engagement et non de ventre et de sexe.
Mais ceci ne signifie pas forcément que la société humaine marche inévitablement et dans tous les pas qu'elle effectue, d'une façon linéaire vers le perfectionnement des valeurs, ni qu'elle franchisse, dans chacune des étapes de son existence, un pas en progrès par rapport au précédent. Il est possible que l'humanité traverse une phase sociale où la courbe de son évolution "humaine" régresse. C'est justement ce que l'on dit de l'humanité contemporaine, malgré tous les progrès qu'elle a réalisés dans le domaine de la technologie.
Ceci signifie plutôt que la ligne générale du mouvement de l'humanité s'achemine matériellement et moralement vers le développement, et c'est cela que nous entendons par "l'avenir brillant de l'homme".
L'homme du passé n'avait, selon cette théorie, que peu de chance de bénéficier des dons de son existence et des dons de la nature; il vivait plutôt dans la captivité de la nature et dans celle de son animalité; à l'avenir, il exploitera ces dons; ce qui lui permettra de se libérer relativement des chaînes de la nature et de ses penchants animaux et même d'y imposer son contrôle.
Toujours selon cette théorie, l'humanité de l'homme n'est pas considérée comme la conséquence ou le reflet de son évolution matérielle, bien qu'elle se manifeste en même temps qu'elle (cette évolution).
L'humanité de l'homme est une réalité originale, indépendante, complète. Elle influence les aspects matériels et est influencée par eux. Ce qui décide du sort définitif de l'homme c'est le perfectionnement de son aspect humaniste originel et non pas le perfectionnement des moyens de production.
Ce qui continue à se mouvoir et à développer toutes les activités de la vie - y compris les moyens de production - c'est le réalisme de l'humanité originale de l'homme et non pas le contraire!
Chapitre 2:
LA SCIENCE ET LA FOI
1- LA RELATION ENTRE LA SCIENCE ET LA FOI:
Nous avons expliqué dans les pages précédentes la relation entre l'humanité de l'homme et son animalité, c'est-à-dire la relation entre sa vie intellectuelle et spirituelle et sa vie matérielle. Nous avons constaté que l'humanisme est originel et indépendant chez l'homme et qu'il n'est pas un simple reflet de sa vie animale.
Nous avons remarqué également que la science et la foi sont deux piliers essentiels de l'humanité de l'homme. Dans ce chapitre nous allons éclaircir la relation existant entre ces deux piliers humains.
Des idées sont malheureusement apparues dans le monde chrétien qui laissent croire à l'existence de contradictions entre la science et la foi. Ces idées puisent leur existence dans les déviations(3) de l'Ancien Testament qui dit:
«Et Dieu fit à l'homme ce commandement: "Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement"(4).
»Et d'ajouter: "Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Dieu avait faits. Il dit à la femme: "Alors Dieu a dit: vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin!" La femme répondit: "Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin, mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas sous peine de mort". Le serpent réplique à la femme: "Pas du tout! Vous ne mourrez pas! Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le Bien et le Mal". La femme constata que l'arbre était bon à manger, beau à voir et désirable pour l'acquisition de l'entendement. Elle en cueillit quelques fruits dont elle mangea un peu. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea. Alors leurs yeux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus: ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes"(5). Sur ce, Dieu dit: "Voilà que l'homme est devenu l'un de nous, pour connaître le Bien et le Mal! Qu'il n'étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l'arbre de vie, n'en mange et ne vive pour toujours"(6).
Selon cette conception donc, l'arbre interdit n'est autre que celui du savoir; l'ordre de Dieu - la religion - exigea que l'homme ne s'approchât pas de cet arbre; lorsque l'homme désobéit et devint con-naisseur, il fut chassé du paradis!
Tous les mauvais conseils que l'homme reçoit ont ainsi trait à la connaissance. De là, Satan - le mauvais conseilleur - ne serait autre, selon l'Ancien Testament, que la raison elle-même.
Le Musulman ne peut que s'étonner d'entendre de telles assertions car le Coran lui a appris que Dieu avait enseigné à Adam tous les Attributs (donc les Vérités) et qu'IL a demandé aux Anges de se prosterner devant lui (Adam), que ces derniers se sont exécutés, à l'exception d'Iblis qui a désobéi, refusant de se prosterner devant Adam, connaisseur des Vérités.
Il s'étonne car la Sunna lui a appris que l'arbre interdit est le symbole de la culpabilité, de la convoitise et de tous les défauts liés à l'animalité de l'homme, et non à son humanité, et que Satan, le mauvais conseilleur, le pousse toujours vers tout ce qui est contraire à la raison et lié au caprice de son animalité. Or, c'est celle-ci, et non la raison, qui, dans l'existence humaine, représente la force satanique.
Oui, l'homme musulman, imprégné de ces conceptions, s'étonne lorsqu'il entend ce qui est dit dans la Genèse.
On peut, à partir de là, comprendre la cause de la division de l'histoire de la civilisation européenne durant les 25 derniers siècles en deux ères distinctes: l'ère de la foi et celle de la science, et la raison de l'existence d'une contradiction, dans l'esprit de l'Européen, entre la science et la foi. Cette division et cette contradiction n'ont pas d'équivalent dans l'histoire de la civilisation islamique dont se dégagent deux époques où la foi et la science font route commune vers le progrès et la décadence:
1)- L'époque de l'épanouissement de la foi et de la science;
2)- L'époque de la décadence de la foi et de la science.
Le Musulman doit donc être très prudent vis-à-vis de la conception européenne de la relation entre la science et la foi et prendre garde de tomber dans l'imitation aveugle de cette conception qui pourrait porter le plus grand tort à la science et à la foi.
Cela dit, il nous faut à présent traiter de cette question d'une façon plus approfondie et examiner les fondements de l'allégation selon laquelle il y aurait une opposition entre la science et la foi, en commençant par répondre à la question suivante: la vie humaine est-elle constamment condamnée à subir deux sortes de malheur: celui de la misère et celui de l'incroyance?
Notons d'abord que toue foi se fonde forcément sur une vision particulière de l'univers et de la vie - comme nous allons l'expliquer dans les chapitres prochains - et que cette vision s'oppose parfois aux fondements de la science et de la logique, ce qui ne fait pas l'objet de la présente étude. Ce que nous voulons étudier ici c'est la vision qui, d'une part, peut être soutenue par la science et la logique et qui, d'autre part, reconstitue la base solide d'une foi inspirant le bonheur.
Si nous parvenons à prouver l'existence de cette vision nous aurons répondu à la question que nous avons soulevée tout à l'heure.
On peut étudier la relation entre la science et la foi sur deux plans:
1)- Etudier la possibilité de l'existence d'une conception de l'univers et de la vie soutenue par la science et la logique, d'une part, et caractérisée par la foi et le finalisme, d'autre part, et c'est ce dont nous traiterons dans le Chapitre de "La Conception".
2)- Etudier l'influence de la science et l'influence de la foi sur l'homme; savoir à quel point il y a opposition ou concordance entre ces deux influences.
A notre avis, la relation entre la science et la foi est une relation de complémentarité; c'est-à-dire que l'une complète l'autre.
Ainsi:
- la science nous confère la force et nous éclaire le chemin tandis que la foi fait naître dans nos coeurs l'espérance et l'enthousiasme;
- la science permet de fabriquer la machine, la foi dessine l'objectif de celle-ci;
- la science pousse à la vitesse, la foi détermine la direction;
- la science est la force, la foi est une volonté saine;
- la science découvre ce qui existe, la foi ce qu'il faut faire;
- la science est une révolution extérieure, la foi une révolution intérieure;
- la science transforme le monde en un monde humain, la foi le dote d'une âme humaine;
- la science élargit horizontalement le cadre de l'existence de l'homme, la foi rehausse verticalement le niveau de cette existence;
- la science fait la nature, la foi fait l'homme;
- la science et la foi confèrent toutes deux la force à l'homme, mais alors que la première lui confère une force "séparée", la foi lui confère une force "reliée";
- la science est une beauté, la foi aussi. Mais la première est la beauté de la raison, la seconde est celle de l'âme. La première est la beauté de la pensée, la seconde, celle des sentiments;
- la science et la foi sont toutes deux sécurisantes, mais la science est la sécurité extérieure et la foi, la sécurité intérieure;
- la science protège l'homme des maladies du corps et des désastres naturels, la foi le prévient des maladies et des complexes psychologiques;
- la science concilie le savoir et l'homme, la foi concilie l'homme et son âme.
Le besoin de l'homme en science et en foi en même temps a capté l'attention des penseurs. Muhammad Iqbal al-Lahour dit à ce propos:
"L'humanité a besoin de trois choses aujourd'hui: une explication spirituelle du monde, une liberté spirituelle de l'être humain, des principes fondamentaux ayant une influence internationale qui, sur une base spirituelle, pousse la marche de l'humanité.
"Il ne fait pas de doute que l'Europe moderne a réussi à fonder des centres intellectuels idéaux. Mais l'expérience a prouvé que toute vérité qui résulte uniquement de la raison ne peut comporter la chaleur d'une foi vivante qui ne saurait émaner que de l'inspiration personnelle; c'est ce qui explique pourquoi la raison pure n'a pas exercé une influence notable sur le genre humain, alors que la religion a toujours constitué un facteur de l'élévation des individus et de la transformation des sociétés humaines.
"L'idéalisme de l'Europe n'a pas pénétré, comme facteur actif, dans la vie sociale. Cela a favorisé l'apparition d'un type d'homme indécis devant les démocraties contradictoires, et toujours à la recherche de son identité, puisque ces démocraties ont tendance à exploiter les pauvres au profit des riches.
"Aujourd'hui, alors que l'Europe constitue le plus grand obstacle au progrès de l'éthique humaine, le monde islamique possède une pensée et une croyance sublimes et intégrales, fondées sur la révélation. Elles jaillissent des profondeurs de la vie pour orner les apparences de celle-ci d'une qualité intime.
"Le Musulman croit dogmatiquement au fondement spirituel de la vie et il est prêt à se sacrifier généralement pour cette croyance"(7).
Will Durant, le célèbre auteur de "L'Histoire de la Civilisation" dit (bien qu'il ne soit pas pratiquant):
"Le monde moderne de la machine diffère de l'ancien monde seulement par les moyens, et point par les buts (...). Que dirons-nous si tous nos développements s'orientaient vers la réforme des méthodes et des moyens et se détournaient de la réforme des buts et des objectifs"(8).
Et d'ajouter: "La richesse est une source de surmenage, la raison et la sagesse constituent une lumière pâle et froide, alors que l'amour, c'est lui qui, d'une façon inexprimable, donne de la chaleur au coeur"(9).
La plupart des penseurs se sont rendus compte aujourd'hui que la science est incapable de créer l'homme, que l'éducation purement scientifique fabrique un demi-homme et non un homme complet, un homme fort et puissant, et non pas vertueux.
Personne de nos jours n'ignore que l'ère de la pure science est finie, que les sociétés sont menacées d'un vide spirituel et que pour remplir ce vide, d'aucuns recourent à la philosophie pure, d'autres se réfugient dans la littérature, l'art et les sciences humaines.
En Iran, il y a eu (avant la victoire de la Révolution Islamique) des tentatives de remplir ce vide par la littérature mystique, telle celle de Mawali, de Sa'adi et de Hafèz. Les artisans de ces tentatives ont oublié que les littératures de ces mystiques puisaient leur âme et leur attrait dans la religion.
L'âme humaine, dans ces littératures, était l'âme islamique. De là, leur attrait. La preuve en est l'absence, dans certaines productions littéraires contemporaines qui se détachent de la religion, de toute âme et de toute vie, bien qu'elles prétendent être humaniste.
Le contenu humain de la littérature mystique persane émane d'une conception spécifique de l'univers et de la vie, en l'occurrence la conception islamique. Si nous dépouillons ces merveilles littéraires de leur âme islamique, elles se transforment en un corps sans âme.
Will Durant est de ceux qui ont senti ce vide spirituel, aussi a-t-il proposé de le combler par la littérature et la philosophie, déclarant:
"Le plus grand mal qui a frappé nos écoles et nos universités vient de la théorie éducative de Spencer, laquelle a défini l'éducation comme une adaptation de l'homme à son milieu environnant.
"Cette définition mécanique et sans âme a pour point de départ la philosophie de «la supériorité de la mécanique», alors que l'esprit créatif et l'âme créative sont réfractaires à cette définition...
"Il en est résulté que nos écoles sont chargées de sciences mécaniques et dépourvues de littérature, d'histoire, de philosophie et d'art, dont on dit qu'ils sont inutiles...
"L'éducation qui se limite à la science n'engendre que la machine et aliène l'homme de la beauté et de la sagesse. Il aurait été préférable au monde que Spencer n'eût écrit aucun livre"(10).
Will Durant reconnaît que le vide qui prévaut est un vide de foi, un vide de finalité, un vide de dessein, de but et d'objectifs, qui conduit à l'absurde. Il est étrange qu'il croie, malgré cela, que ce vide peut être comblé par n'importe lequel des sujets spirituels et moraux, même si ces sujets ne dépassent pas les limites de la faculté imaginative.
Il pense que s'occuper de l'histoire, de l'art, de la beauté et de la musique suffit à combler ce vide qui puise son existence dans la nature humaine, cette nature qui tend vers des buts sublimes et la perfection humaine.
2- LA RUPTURE ENTRE LA SCIENCE ET LA FOI:
Nous avons déjà noté que la science et la foi ne se contredisent pas. Mieux, nous pouvons affirmer qu'elles se complètent également.
Une question pourrait ici se poser: l'une peut-elle remplacer l'autre? Nous avons répondu dans une grande mesure à cette question lorsque nous avons abordé les rôles de la science et de la foi. En effet, la science ne peut remplacer la foi, car celle-ci crée l'enthousiasme et l'espérance, élève le niveau de nos aspirations, transforme nos objectifs fondés naturelle-ment sur l'individualisme et l'égoïsme en des objectifs fondés sur l'amour, la spiritualité, la morale, et change notre contenu intérieur. De même, la foi ne peut suppléer la science car celle-ci nous fait découvrir la nature et ses lois, et elle nous fait connaître nous-mêmes.
Les expériences historiques confirment que la rupture entre la science et la foi a causé le plus grand préjudice à l'humanité. L'homme doit nécessaire-ment avoir la foi à la lumière de la science, car celle-ci immunise cette foi contre la pollution des superstitions.
La séparation entre la science et la foi conduit cette dernière au figement, à la stagnation et au fanatisme aveugle.
Là où le terrain est dépouillé de la science et du savoir, les croyants ignorants deviennent un jouet dans les mains des hypocrites chevronnés. L'exemple en est les Kharijites et leurs semblables à travers différentes époques islamiques.
La science, si elle n'est pas doublée de la foi, est comme une épée entre les mains d'un sot téméraire, comme une lampe à la disposition d'un voleur qui s'en sert pour augmenter son butin lors d'un vol.
La nature du comportement des incroyants est toujours la même et ne diffère pas selon les époques. Les incroyants restent, en effet, les mêmes: ceux de notre époque - l'époque de la science - sont comme ceux des époques écoulées. C'est pourquoi on ne constate pas de différence entre des hommes contemporains comme Churchill, Johnson, Nixon, Staline et des hommes passés tels que Pharaon et Gengis Khan.
Peut-être objectera-t-on que la science est une force et une bonne orientation qui ne se limite pas au monde extérieur mais éclaire aussi notre monde intérieur, et qu'elle peut, par conséquent, changer notre contenu intérieur, recréer le monde et l'homme et jouer ainsi, outre son propre rôle: un rôle de foi.
Cette objection est valable, mais la capacité et la force de la science sont celles d'une machine et dépendent de la volonté et des directives de l'homme. Celui-ci peut, en effet, en se servant de la science, faire mieux dans tous les domaines. De là, la science est le meilleur secours de l'homme dans la réalisation de ses buts. Il reste le problème des buts que la science, malgré tous ses développements et découvertes, ne peut changer.
L'homme possède, d'une façon infuse, des propriétés animales; quant aux qualités humaines, il les acquiert. C'est dire que les dispositions humaines apparaissent chez l'homme progressivement, grâce à la foi.
L'homme est poussé par sa nature à la réalisation de ses buts animaux et à la satisfaction de ses désirs personnels et individuels. Il utilise, dans cette voie, tous les outils, y compris l'outil de la science. De là l'impuissance de cet outil à changer la marche de l'homme et à élever ses aspirations.
L'homme a besoin d'une force qui fasse se mouvoir les énergies humaines latentes, déclenche une révolution au plus profond de lui, et l'oriente dans une nouvelle direction. Un tel changement ne peut se faire que par la foi en quelques valeurs et par la pénétration de ces valeurs. Celles-ci sont le produit des tendances sublimes de l'homme, tendances qui émanent à leur tour d'une vision spécifique du monde et de la vie. Cette vision ne peut être engendrée ni par les laboratoires, ni par le contenu des syllogismes et des inductions. C'est ce que nous allons voir plus loin.
La séparation entre la science et la foi a beaucoup nui à l'humanité. C'est du moins ce que l'histoire nous apprend et ce que nous constatons dans notre monde actuel.
Lorsque la foi prévalut sans la science, les efforts humains s'orientèrent vers des questions stériles et conduisirent parfois au figement, au fanatisme, à la fossilisation et à des conflits banals et destructifs. L'histoire nous en offre de nombreux exemples.
De même, lorsque la science se développa loin de la foi, les énergies scientifiques s'orientèrent vers la satisfaction des sentiments de vanité, d'orgueil, et tendirent à l'hégémonisme, à l'exploitation, à la colonisation, à la ruse et à la tromperie. Les deux ou trois derniers siècles pourraient être considérés comme les époques du culte de la science et de l'éloignement de la foi.
Beaucoup de savants se sont imaginés, à un moment donné, que tous les problèmes de l'humanité pourraient être résolus par la baguette magique de la science. Mais l'expérience aboutit à un tout autre résultat. Ainsi, aujourd'hui, il ne se trouve pas un savant qui nie que l'homme ait besoin d'une sorte de foi, extérieure à la science, même s'il ne s'agit pas d'une foi religieuse.
Bertrand Russell, bien qu'il fût de tendance matérialiste, a écrit: "Le travail qui vise seulement un but lucratif ne mènent pas à un résultat utile, il faut effectuer un travail qui comporte la "foi" en quelqu'un, en une doctrine ou en un but"(11).
Les matérialistes, eux aussi, sont aujourd'hui obligés de prétendre qu'ils sont matérialistes sur le plan philosophique et idéalistes sur le plan moral, c'est-à-dire qu'ils sont matérialistes au niveau de la théorie et spiritualistes au niveau de l'action et du but(12).
Comment peut-on être matérialiste au niveau de l'idée et spiritualiste au niveau de l'action ou du but? C'est aux matérialistes eux-mêmes d'y répondre.
Georges Sartin, le savant qui s'est illustré par son célèbre livre "L'Histoire de la Science", affirme l'impuissance de la science à créer des relations humaines entre les hommes et confirme le besoin qu'a l'homme de motivations doctrinales. Il dit à ce propos: "La science a réalisé des triomphes grandioses et merveilleux dans quelques domaines, mais nous nous trompons encore dans quelques domaines - tels que la politique intérieure et internationale - relatifs aux rapports inter-humains"(13).
Georges Sartin affirme aussi que l'homme a besoin d'une foi religieuse et du trio art-religion-science, et dit: "L'art dévoile la beauté; de là, il est une source de bonheur. La religion incite à l'amour..., la science traite avec le vrai, la vérité, la raison et conduit à la sagesse du genre humain (...). Nous avons besoin de ces trois éléments: l'art, la religion et la science. La science, dans sa forme absolue, est nécessaire à la vie, mais elle n'est absolument pas nécessaire toute seule"(14).
Chapitre 3:
LA FOI RELIGIEUSE
Nous avons appris de ce qui précède que l'homme ne peut mener une vie saine ou offrir à l'humanité une oeuvre utile et fructueuse que s'il est armé d'idéaux et de buts sublimes et de foi.
S'il perd les idéaux et la foi, il plonge dans l'égoïsme et ne pourra sortir de la coquille de ses intérêts égoïstes, ou bien il se transforme en un être perplexe, désemparé, ne connaissant pas son rôle dans la vie et ne sachant pas prendre l'attitude qui s'impose vis-à-vis des questions morales et sociales.
L'homme croyant et finaliste a une position claire et précise devant ces questions, tandis que l'homme non finaliste demeure devant elles hésitant et indécis, emporté de tous côtés par tous les vents. Il n'y a dans son comportement ni harmonie, ni équilibre.
Oui, la nécessité d'être engagé dans une école de pensée est une question indiscutable. Mais ce qu'il faut souligner, c'est que la foi religieuse est la seule à pouvoir créer l'homme "croyant" réaliste.
La foi religieuse est en mesure de faire fondre dans son creuset tout l'égoïsme et tout l'égocen-trisme, et de susciter chez l'homme une sorte de culte et de soumission, de sorte qu'il n'hésite pas à respecter toutes les lignes, les grandes et les moins grandes, du principe. De même, le principe devient chez l'homme une chose chère et chérie qu'il défend avec jalousie et esprit de protection. Sans ce principe, la vie devient chez lui vide et banalité.
La foi religieuse pousse l'homme à déployer des efforts dans une direction qui peut être en rapport avec ses penchants naturels. Aussi peut-il se sacrifier sur le chemin de sa foi. Ceci ne se produit que si le principe revêt un caractère sacré et finaliste et impose sa souveraineté totale sur l'existence de l'homme. La force religieuse est seule capable d'assigner aux prin-cipes un caractère sacré et de les imposer à l'homme.
Certains groupes humains se révoltent parfois contre l'injustice et la tyrannie et sacrifient, sur la voie de leur révolution, leurs biens et leur vie; mais ce qui les anime dans cette entreprise, ce sont des complexes, la haine et l'esprit de vengeance, et non point un principe ou une doctrine religieuse. C'est ce à quoi nous assistons dans différentes régions du monde.
Lorsque la doctrine religieuse est proposée à la révolution, les principes acquièrent un caractère sacré et les sacrifices sont offerts volontairement et d'une façon naturelle.
La différence est grandie entre une action qui est accomplie par un libre choix et une autre qui est accomplie sous l'effort de complexes et de pressions psychologiques, c'est-à-dire conséquemment à une "explosion".
D'un autre côté, l'homme matérialiste, c'est-à-dire celui qui fonde sa conception de la vie sur le matérialisme et limite la réalité aux choses sensibles, voit une opposition entre toute tendance doctrinale finaliste et la réalité de ses relations sensorielles avec le monde.
La conception sensualiste engendre le subjectivisme et non un esprit doctrinal; et si celui-ci ne concorde pas avec la conception en question, il ne serait plus que fiction et imagination.
La foi religieuse est un lien amical entre l'homme et le monde, une harmonisation entre l'homme et l'orientation générale du monde; tandis que la conception matérialiste est une séparation entre l'univers et l'édification d'un monde imaginaire que le monde extérieur rejette.
La foi religieuse ne se limite pas à imposer quelques devoirs à l'homme, malgré ses penchants naturels, mais elle change la vision que l'homme a du monde, elle ajoute à la structure du monde des éléments autres que les éléments sensibles et elle transforme le monde mécanique, matérialiste, sec et froid en un monde doté d'une âme, d'un esprit et d'une conscience.
La foi religieuse change la vision qu'a l'homme de l'univers et de la vie.
William James, philosophe et psychologue américain du début du XXème siècle, écrit: "La pensée religieuse ne nous présente pas seulement le monde matériel dans un aspect changeant, mais elle intègre dans la structure de ce monde des éléments qui s'ajoutent à ceux que l'homme matérialiste perçoit"(15). Il existe, en outre, dans la nature de tous les êtres humains, un penchant vers les vérités sacrées qui méritent le culte.
L'homme est le centre d'un groupe de penchants et de dispositions immatériels qui peuvent être éduqués et développés. Les penchants spirituels et moraux ne sont dus ni à l'acquisition, ni à l'apprentissage. C'est une vérité que tout le monde soutient.
William James dit encore: "Bien que le motif ou le moteur de nos désirs se meuve dans ce monde, nos penchants et nos expériences sont animés dans la métaphysique, car ils ne compatissent pas avec les calculs matérialistes"(16).
L'existence de ces penchants impose qu'on les éduque. S'ils ne sont pas éduqués convenablement, ni exploités correctement, ils suivent un cheminement dévié et provoquent des dégâts considérables, comme cela se voit dans les milieux de ceux qui pratiquent le culte des idoles, de la personnalité, de la nature..., et tout autre culte.
Erich Fromm dit: "Personne ne se passe de la religion et du cadre qui détermine la direction et le sujet de ses propres penchants. Il se peut que l'individu qui a puisé ses croyances dans des sources irréligieuses ne leur donne pas le nom de religion; il se peut aussi qu'il se croie irréligieux et qu'il considère que son attachement à des buts qui paraissent irréligieux - tels que le pouvoir, l'argent et le succès - est le signe de son attachement à des questions d'ordre pratique et d'intérêts personnels (...) Il ne s'agit pas de savoir si l'homme est religieux ou irréligieux, mais de déterminer le type de religion à laquelle il croit"(17).
Ce psychologue entend par là que l'homme ne peut vivre sans vénération ni adoration. S'il n'adore pas Dieu, l'Unique, l'Un, il s'oriente vers l'adoration d'autres choses qu'il considère comme la vérité sublime et dont il fait l'objet de sa croyance.
Les êtres humains sont donc tenus d'avoir une pensée, un but et une foi. La foi religieuse est la seule capable de soumettre l'homme à sa réelle influence. L'homme, d'un autre côté, cherche, de par sa nature, un objet d'adoration et de vénération. De tout cela nous déduisons que la seule voie se limite au renforcement de la foi religieuse.
Le Coran nous dit que la foi religieuse coor-donne l'homme à l'univers:
"Que désirent-ils d'autre que la religion de Dieu? Alors que se soumet à Lui tout ce qui est dans les Cieux et la Terre". (Coran: III, 83)
et qu'elle fait partie de la nature humaine:
"Pour la religion, donc, debout ton visage, en sincérité, selon la nature dont Dieu a fait la nature des hommes". (Coran: XXX, 30)
1- LES EFFETS ET LES UTILITES DE LA FOI:
Ce qui précède nous a permis de percevoir d'une façon relative les effets de la foi religieuse: il convient de les aborder maintenant indépendamment afin de mieux connaître les utilités de cette structure fondamentale et précieuse de la vie.
Tolstoï écrit: "La foi est la chose avec laquelle vivent les hommes".
Le sage Nacir Khosraw Al-Alawi déclare les vers suivants à l'adresse de son fils:
"J'ai tourné le dos à ce bas monde pour me réfugier dans la religion. Car sans religion, la vie est comme une prison. Je possède dans mon coeur une fortune; la religion m'en a fait don, Elle y restera - ش mon fils! - éternellement et tiendra bon".
La foi religieuse a beaucoup d'effets psychologiques et sociaux que nous allons expliquer ci-après.
A- Les effets psychologiques:
La foi religieuse a de grands effets sur le plan psychologique. En voici quelques-uns:
a)- Optimisme: optimisme relatif au monde, à l'univers et à l'existence. La foi religieuse inculque à l'homme une vision particulière de l'univers et de l'existence. Cette vision se résume en ceci que la nature est finaliste, qu'elle tend au bien, au bonheur et à la perfection. Il est donc naturel que la vision que l'homme croyant et pratiquant a de l'ordre, de l'existence et de ses lois devienne optimiste.
La position de l'homme croyant dans le monde de l'existence est celle de quelqu'un qui croit à la justice des systèmes et des lois en vigueur dans son pays(18) ainsi qu'à la compétence des responsables, qui estime que les occasions du développement et du progrès sont offertes à tous, et qui pense que la responsabilité de tout retard et de tout sous-développement est due à la négligence et à la naïveté des gens comme lui. Cet homme assume donc lui-même la responsabilité de son retard et de sons sous-développement et ne la rejette pas sur les règlements et les lois de son pays. S'il constate un défaut, il s'en blâme et en blâme ses semblables qui n'auraient pas assumé leur responsabilité.
Une telle façon de penser suscite chez l'homme un nouvel élan et le pousse à se mouvoir avec espoir et optimisme.
Quant à l'homme incroyant, il vit dans ce monde comme quelqu'un qui croit à l'injustice et à la corruption des lois et des règlements en vigueur dans son pays(19) et qui s'estime contraint de s'y soumettre. Un tel individu se sent toujours plein de complexes et d'animosité. Il ne pense jamais à se réformer, car il n'en voit pas l'utilité. Il se meut comme une goutte perdue dans une mer emplie d'injustice et de tyrannie.
Cet homme n'éprouve pas de plaisir dans ce monde qui représente pour lui une prison terrible.
Le Coran dit à ce propos:
"Et quiconque esquive Mon rappel, alors, oui, à lui la vie à l'étroit". (Coran: XX, 124)
C'est la foi qui élimine l'état de gêne dans lequel nous vivons et qui élargit les horizons de notre vision de la vie.
b)- L'ouverture: l'homme croyant voit le monde éclairé par lumière de son Seigneur. Aussi la lumière brille-t-elle au plus profond de lui ainsi que de son âme, et celle-ci s'ouvre-t-elle à la vérité, contrairement à l'homme dépouillé de foi qui voit le monde vide, banal, obscur, insensible et imper-ceptible et qui vit par conséquent enfermé sur lui-même et dans le pessimisme.
c)- L'espoir: l'homme croyant ne perd pas l'espoir de voir aboutir ses bonnes oeuvres, tandis que l'homme matérialiste considère que l'univers ne juge pas entre les justices et les injustices, qu'il ne distingue pas ceux qui suivent le chemin de la justice et de la droiture de ceux qui sont engagés sur la voie de l'injustice et de la déviation. Pour lui, le résultat d'un travail, d'une action, est lié à la quantité d'efforts déployés; ce qui n'est pas le cas du croyant, lequel ne croit pas à la neutralité du monde entre ces deux alternatives et pense au contraire que l'appareil de la création se range du côté de ceux qui marchent dans le sentier du bien, du vrai et de la justice:
"ô les croyants! Si vous secourez Dieu, IL vous secourra". (Coran: XLVII, 7)
"Car Dieu vraiment ne laisse pas perdre le salaire des gens bienfaisants". (Coran: XI, 115)
d)- La tranquillité: l'homme est naturellement porté à rechercher le bonheur. S'il l'obtient, il saute de joie. Mais si un avenir sombre et de privations se dessine devant lui, il tremble de peur et éprouve de l'inquiétude et des troubles.
Deux facteurs suscitent le bonheur de l'homme:
1) l'effort et la persévérance
2) la quiétude des circonstances du milieu
Le succès d'un élève dépend, par exemple, de deux choses: ses efforts et les conditions de l'école: l'encouragement des responsables et l'intérêt qu'ils portent à l'élève. Si l'élève studieux perd confiance dans l'école où il étudie, dans l'instituteur qui décidera de son sort à la fin de l'année et dans le traitement qu'il reçoit des responsables, il sera troublé et angoissé tout au long de l'année.
L'homme est lucide, clairvoyant vis-à-vis de lui-même. Il n'éprouve pas d'angoisse quant à sa personne, car l'angoisse provient du doute et de l'hésitation, or l'individu n'a ni doute ni hésitation liés à sa personne.
Ce sont les comportements du monde qui suscitent l'inquiétude et les troubles de l'homme, lequel ne connaît pas l'attitude de ce monde envers lui.
La bonne action et la persévérance sur la voie du Bon Droit sont-elles utiles? L'effort, l'action et l'acceptation de la responsabilité sont-ils fructueux?
Ce sont des questions qui s'imposent à l'homme et provoquent chez lui des troubles et des angoisses profonds.
Dans l'optique de la foi religieuse, l'homme et le monde sont les deux parties d'une transaction.
Cette façon de voir suscite chez l'homme la confiance dans le monde, efface l'inquiétude et le trouble engendrés par son ignorance et l'attitude du monde à son égard, et les transforme en paix et tranquillité.
e)- La jouissance des plaisirs moraux: l'homme éprouve deux sortes de plaisirs:
1) des plaisirs déclenchés par le contact de l'un des sens de l'homme avec le monde extérieur, tel que le plaisir de la vue par l'oeil, de l'ouïe par l'oreille, du goût par la bouche, du tact par le toucher.
2) des plaisirs ayant trait à l'âme et au for intérieur et n'émanant pas d'un contact avec le monde extérieur, tels que le plaisir que procurent un service rendu, une action de bienfaisance, l'amour et le respect, le succès obtenu par soi-même ou par un proche... Ce sont là des plaisirs qui ne proviennent pas d'un sens quelconque et ne dépendent pas d'un facteur matériel extérieur direct.
Les plaisirs moraux sont plus profonds et plus enracinés que les plaisirs matériels. Le plaisir d'adorer Dieu et de communiquer avec Lui fait partie de cette sorte de plaisirs qu'éprouve l'homme spirituel et croyant.
Les serviteurs spirituels et croyants qui doublent leur adoration de soumission(20), de méditation et d'affection obtiennent, par cette adoration, les plus grands plaisirs.
Ces plaisirs sont exprimés dans les textes religieux par les vocables: "goût de la foi", "douceur de la foi".
Il y a dans la foi une douceur inégalable. Les plaisirs spirituels, tels que le plaisir d'apprendre la science, de faire oeuvre de bienfaisance, de rendre service, de réussir, croissent et se multiplient lorsqu'ils émanent d'un sentiment religieux qui vise à obtenir la satisfaction de Dieu et revêt un caractère "cultuel".
f- L'esprit de résistance: la vie des êtres humains comprend, outre la joie, les plaisirs et les succès, des difficultés, des douleurs, des échecs et des malheurs. Beaucoup des manifestations de l'amertume de la vie peuvent être évitées si l'on parvient à consentir plus d'efforts, plus de peines.
L'homme est évidement porté à affronter l'aspect amer de la nature et à le transformer en douceur; mais certaines manifestations de cette amertume ne peuvent être évitées ni éliminées - telle que la vieillesse - car l'individu est condamné, qu'il le veuille ou non, à s'acheminer vers la vieillesse. Sa vie se rétrécit progressivement et les signes de la vieillesse inexorablement s'y dessinent. De même, l'idée de mourir, d'abandonner la vie, de tout laisser aux autres, attriste l'homme.
La foi religieuse suscite chez l'homme l'esprit de résistance et transforme l'amertume en plaisir. L'homme croyant sait que toute chose dans ce monde a un compte à rendre et que Dieu panse toute "blessure" que subit l'homme, si l'attitude de celui-ci devant cette "blessure" est digne.
La vieillesse, aux yeux du croyant, n'est pas un prélude de la fin de l'existence de l'homme. Aussi celui-ci remplit-il son temps libre par la culture et le plaisir d'invoquer Dieu. De là proviennent, pour le croyant, les délices et les beautés de l'étape de la vieillesse. Celle-ci pourrait même être, chez les pieux, plus agréable que l'étape de la jeunesse.
Le croyant regarde la mort d'une façon différente de celle de l'incroyant, car il ne la considère pas comme un anéantissement ou une annihilation, mais comme le transfert d'une vie éphémère et mortelle vers une vie durable et éternelle, d'un monde petit vers un monde plus grand, d'une vie de travail et de plantation vers une vie de récolte et de cueillette.
Pour cela, en vue d'effacer l'inquiétude de la mort, le croyant oeuvre en suivant une voie fructueuse et constructive ou, selon l'expression coranique, une voie de "la bonne action".
Les psychologues sont unanimes à reconnaître que la plupart des maladies psychologiques émanant des tourments spirituels et des calvaires de la vie sévissent parmi les incroyants. Les croyants, par contre, sont immunisés contre ces maladies proportionnellement à la force de leur foi.
2- Le rôle de la foi sur le plan des relations sociales:
L'homme, ainsi que certains êtres vivants, est naturellement sociable. L'individu ne peut à lui seul satisfaire ses propres besoins. La vie ne peut se maintenir normalement que sous forme d'une "société" dans laquelle les devoirs et les droits sont répartis entre les individus. Ce qui, dans cette vie sociale, différencie l'homme des autres êtres vivants sociables - tels que les abeilles - c'est que ces derniers ont un penchant instinctif et naturel à une vie organisée dans laquelle les tâches et les devoirs de chaque individu sont instinctivement impartis et ne peuvent faire l'objet de contestation ou de révolte, alors que l'homme est un être libre, ayant la possibilité de choisir, et doté du libre arbitre. Il accomplit librement ses actes en tant que "devoir" et "mission". En d'autres termes, les autres êtres vivants ont des besoins sociaux instinctifs, tandis que l'homme a des besoins sociaux qui ne sont pas soumis à l'instinct.
Les instincts sociaux de l'homme existent sous forme de "penchants" que l'on peut dompter par l'éducation et l'apprivoisement.
La vie sociale saine est celle dans laquelle les individus respectent les lois, les règlements et les droits mutuels; vénèrent la justice; se traitent les uns et les autres amicalement; aiment et détestent pour les autres ce qu'ils aiment et détestent pour eux-mêmes; ont confiance les uns et les autres - confiance qui découle des qualités qu'ils possèdent -; éprouvent tous un sentiment de responsabilité sociale; observent tous, en public et en privé, une attitude de crainte (de Dieu) et de chasteté; se rendent service mutuellement; se soulèvent tous contre la tyrannie et l'injustice; s'opposent aux corrupteurs et aux injustes; respectent les valeurs morales; vivent soudés, solidaires et unis, comme un seul corps.
Là apparaît le rôle de la foi religieuse en tant que facteur inégalable de respect du bon droit, de vénération de la justice, de rapprochement de la piété et de la chasteté au plus profond de l'homme, de soutien des valeurs morales, de développement du courage face à l'injustice, de solidarité, de cohésion et d'union.
Les groupes humains qui, sur la scène de l'histoire, se sont détachés par leur sublimation humaine ont été élevés dans le cadre des sentiments religieux.
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Chapitre 4: L'HOMME ET LA FOI Chapitre 4:
LA DOCTRINE ET L'IDEOLOGIE
Quelle est la définition de la doctrine ou de l'idéologie?
Quelle est la nécessité qui impose à l'homme, en sa qualité d'individu ou de membre de la société, de s'attacher à une doctrine particulière et de croire à une idéologie particulière?
L'existence de la doctrine est-elle nécessaire à l'individu et à la société? Pour répondre à ces questions, il nous faut commencer par une introduction.
Les activités de l'homme sont de deux types:
- activités de plaisir (plaisantes, épicuriennes)
- activités de raison (rationnelles)
Les activités de plaisir sont celles que l'homme accomplit sous l'influence directe de l'instinct, de la nature ou de l'habitude - en tant que nature secondaire - en vue de se procurer du plaisir ou de se débarrasser d'une douleur. On en trouve l'exemple quand l'homme recourt à l'eau lorsqu'il a soif, fuit devant un animal féroce qui l'attaque, allume une cigarette lorsqu'il a envie de fumer.
De telles réactions sont conformes au tempérament et au désir, et liées directement au plaisir et à la douleur.
Un travail plaisant attire l'homme, tandis qu'un travail pénible le fait fuir.
Les activités de raison ne suscitent ni l'attraction ni la répulsion. L'instinct ou la nature humaine ne poussent pas l'homme vers ces activités ni ne l'en éloignent. L'homme les accomplit ou les repousse selon sa raison, sa volonté et son intérêt. C'est dire que, dans ce type d'activités, la finalité et la force motrice de l'homme sont l'intérêt et non le plaisir.
La nature humaine sonde le plaisir, sa raison sonde l'intérêt. Le plaisir provoque le désir et l'intérêt motive la volonté.
L'homme éprouve du plaisir lorsqu'il s'adonne aux activités plaisantes (affectives), ce qui n'est pas le cas pour les activités comportant un intérêt. Mais il se sent satisfait lorsqu'il pense que, par son activité de raison et d'intérêt, il franchit un pas sur la voie de l'intérêt final qui est incarné par le bien, la perfection ou le plaisir à venir.
La différence est évidente entre une action plaisante et joyeuse, et une action pénible et dénuée de plaisir que l'homme accomplit cependant avec satisfaction et contentement.
Les activités de raison et d'intérêt ne sont ni plaisantes ni intéressantes car elles n'offrent pas un résultat prévisible; elles sont cependant satisfaisantes.
L'homme et l'animal ont en commun le plaisir et la douleur. Mais l'homme est seul à éprouver le sentiment de satisfaction, de contentement ou de haine et d'insatisfaction ainsi que le pouvoir d'espérer.
La satisfaction, la haine et l'espoir font partie du domaine du rationnel et de la pensée humaine et non de celui des sens et des perceptions sensorielles.
Nous avons dit que l'homme accomplit ses activités de raison et d'intérêt sous l'influence de sa raison et de sa volonté, contrairement aux activités de plaisir qu'il accomplit sous l'effet de son désir et de ses sens.
Agir à partir de la raison signifie que la faculté rationnelle voit à l'horizon lointain un bienfait, un plaisir ou une perfection, qu'elle découvre la voie qui y mène - bien que celle-ci soit parfois difficile - et qu'elle planifie pour y parvenir.
Agir à partir de la volonté signifie que l'homme possède une force liée à sa faculté mentale et chargée du rôle d'exécutant des décisions de la raison. Elle parvient parfois à faire exécuter les projets de la pensée et de la raison malgré l'opposition des caprices, des désirs et des penchants naturels.
La nature de la phase de la jeunesse pousse l'étudiant universitaire, par exemple, à dormir, à manger, à boire, à se reposer, à s'amuser et à jouer. Mais l'intellect dessine devant lui le mauvais résultat d'un tel comportement ainsi que l'avenir brillant qui l'attendrait s'il faisait des efforts, peinait et s'abstenait des plaisirs. Il lui recommande de choisir la seconde voie, car il y va de son intérêt. Là, l'étudiant préfère suivre les directives de la raison plutôt que celles de sa nature.
Bien que le goût amer d'un médicament déplaise au malade, celui-ci en prendra et le supportera, par obéissance aux ordres de la raison et de la volonté qui contrôlent les désirs.
Plus la raison et la volonté sont solides, plus leur emprise sur la nature humaine et ses penchants se renforce.
Dans ses activités de raison et d'intérêt, l'homme souhaite toujours suivre une seule théorie et un seul plan établi.
Plus les activités de raison s'accroissent chez l'homme et dépassent ses activités de plaisir, plus sa raison et sa volonté tendent à la perfection. Et plus ses activités de plaisir s'élargissent et ses activités de raison diminuent, plus il s'approche du cadre animal, car toutes les activités de l'animal sont des activités de plaisir.
L'animal pourrait parfois se livrer à des activités aux résultats ultérieurs, telles que la nidification, l'émigration, la reproduction (l'engendrement). Mais l'animal ne s'adonne pas à ces activités d'une façon consciente et réfléchie, ni par un libre choix, ni dans une finalité. Il les accomplit par un désir imposé et instinctif.
L'homme est en mesure d'élargir le champ de ses activités de raison pour y inclure ses activités de plaisir; dans une telle perspective, celles-ci se joignent à celles-là, et il s'ensuivra que tout plaisir comportera un intérêt et toute activité naturelle constituera une réponse à l'appel de la raison tout en étant une réponse à l'appel de la nature. On parvient ici à une situation où s'identifient nature, raison, désir et volonté.
Les activités de raison ont besoin d'un plan, d'une méthode et d'un moyen pour atteindre l'objectif escompté, car elles visent des objectifs et des buts futurs.
Par ses connaissances, ses renseignements, ses instructions et son pouvoir d'identification, la raison de l'individu est le planificateur, le théoricien, le guide et l'orienteur de l'homme, lorsque l'activité de raison est limitée au cadre individuel.
Même si l'on suppose que les activités de la raison atteignent le sommet de leur perfection chez l'homme, cela ne suffirait pas à leur conférer un caractère humain.
Les activités de raison forment une condition nécessaire, mais insuffisante, de l'humanité de l'être humain, car les éléments de la raison, de la science, de la conscience et de l'esprit d'organisation constituent la moitié de cette "humanité".
Les activités individuelles de type rationnel et volontaire acquièrent un caractère humain lorsqu'elles s'engage sur l'échelle de la transcen-dance humaine ou, tout au moins, si elles ne s'opposent pas aux penchants humains sublimes. Autrement, elles pourraient représenter de grands dangers. En effet, les crimes les plus horribles que l'être humain puisse commettre résultent parfois d'activités humaines traduisant un esprit d'orga-nisation, un esprit intel-ligent et clairvoyant. La meilleure preuve en sont les plans des colonisations diaboliques.
Dans certains hadiths, la force consciente qui s'écarte de la foi et des tendances humaines et qui se met au service des buts matérialistes et animaux est décrite comme "activité satanique".
Les activités de raison ne sont pas néces-sairement humaines, elles peuvent même devenir plus dangereuses qu'un animal féroce si elles se rapportent à des buts animaux.
L'animal féroce peut attaquer l'homme pour assouvir sa faim. Tandis que l'homme peut se servir de sa force de raison pour anéantir des villes paisibles et des millions de vies humaines innocentes.
Mettons de côté le caractère humain des activités de l'homme pour poser la question suivante: la force de la raison est-elle capable d'assurer tous les intérêts individuels? Personne ne doute de la nécessité de la force de la raison ou de la pensée et de son utilité pour l'administration des affaires secondaires et de portée limitée dans la vie de l'homme. Celui-ci rencontre toujours, au cours de sa vie, des situations où il doit choisir un ami (une discipline d'étude, un partenaire...), de voyager, de fréquenter quelque'un, de se promener, de faire oeuvre pie, de lutter contre les déviations... Il ne fait pas de doute que l'homme a besoin de réfléchir dans tous les cas puisque, plus il réfléchit, meilleurs seront les résultats obtenus. C'est par la pensée que l'être humain planifie ses oeuvres avant de les exécuter.
Il a parfois besoin de bénéficier de la pensée d'autrui dans ce domaine et de se servir de ses expériences (le principe de Choura - concertation).
Ceci est valable au niveau des affaires secondaires.
Une telle situation pourra-t-elle être la même en ce qui concerne les problèmes généraux de l'homme? La force de la raison pourra-t-elle planifier tous les aspects de la vie personnelle de l'homme et lui assurer le bonheur dans tous ces aspects? Ou bien, cette force est-elle limitée uniquement aux questions secondaires?
Nous savons que certains philosophes ont cru à "l'autosuffisance" de l'homme et prétendu qu'ils ont découvert le secret du bonheur et du malheur de l'homme. Ils ont affirmé qu'ils étaient capables de s'assurer le bonheur en comptant sur la raison et la volonté. Nous savons aussi, d'autre part, qu'il n'y a pas deux philosophes qui s'accordent sur la détermination de la voie du bonheur.
La notion du bonheur, qui semble de prime abord claire et évidente, en tant que but final de l'être humain, est l'une des notions les plus complexes et les plus ambiguës.
La cause de cette ambiguïté réside en ceci que les dimensions, les possibilités et les capacités de l'être humain sont encore mal connues.
L'homme, en outre, est un être social. Or la vie sociale impose à l'homme des problèmes sociaux auxquels il doit faire face.
L'homme, en tant qu'être social, ne peut rechercher son bonheur indépendamment de ses semblables. On peut même dire que son bonheur, ainsi que les moyens, les voies et les critères qui s'y rapportent, sont solidement liés au bonheur des autres, à ses moyens, ses voies et ses critères. L'individu doit donc rechercher son bonheur dans une voie qui mène au bonheur et à la perfection de la société.
Si nous prenons en considération les questions de la vie éternelle, de l'éternité de l'âme, et le fait que la raison n'ait pas d'expérience relative à la vie succédant à notre vie présente, le problème devient fort complexe.
De là, la doctrine et l'idéologie s'imposent comme une nécessité indispensable qui répond au besoin d'une théorie générale et d'une planification intégrale, harmonieuse et cohérente, capable d'assu-mer le bonheur de tous, d'atteindre le but essentiel de la perfection humaine, et comportant les buts, les moyens, les voies et les modes de traitement, les critères de la justesse et de l'erreur, des respon-sabilités et des devoirs, ainsi que les facteurs qui conduisent les individus à assumer des respon-sabilités et à accepter les devoirs.
L'homme a eu besoin d'idéologie - ou, selon l'expression coranique, d'une Chari`ah - depuis qu'il est apparu sur la terre, ou depuis que la vie sociale s'est élargie et a suscité des désaccords(21).
Ce besoin s'accrut à la longue, au fur et à mesure que s'accroissaient la maturité et l'évolution de l'homme.
Les lignes de sang, de race, de nationalité, de tribu et de patrie constituaient jadis une conscience collective qui dominait les sociétés humaines.
Cette conscience sécrétait à son tour une série d'objectifs collectifs (bien que non humains) et conférait à la société une orientation unifiée.
Le développement de l'homme et son perfec-tionnement scientifique et rationnel ont conduit à l'affaiblissement de ces liens. La science, en raison de sa propriété individualiste, tend à l'individualisme. Elle mène au dépérissement des sentiments et à l'amoindrissement de l'affection.
L'humanité a besoin, aujourd'hui plus que jamais, d'une telle philosophie de la vie, une philosophie capable de conduire l'homme à s'attacher à des vérités qui sont au-dessus de l'individu et des intérêts individuels. Il ne fait pas de doute que la doctrine et l'idéologie font partie des nécessités de la vie.
Qui est en mesure d'élaborer une telle école de pensée? La raison d'un seul individu n'en est point capable.
La raison collective est-elle capable d'un tel exploit? L'homme peut-il élaborer le plan intégral de l'idéologie voulue, en s'appuyant sur l'ensemble des expériences des anciens et des contemporains?
Sachant que l'homme en lui-même est le plus complexe des inconnus, il est naturel que la société humaine et son bonheur soient encore plus complexes et plus inconnus.
Alors, que faire?
Si nous avons une vision juste de l'univers et de la vie, si nous considérons le système de l'existence comme absurde et vide, il ne nous restera qu'à reconnaître que l'appareil grandiose de la création n'a pas négligé cette question (philosophie de la vie, une école de pensée) et qu'il y a donné la solution adéquate au travers d'une thèse élaborée à partir d'un horizon qui se place au-dessus de celui de la raison humaine, c'est à dire à partir de la révélation (le principe prophétique).
L'action de la science et de la raison est le mouvement dans le cadre de cette thèse.
Que c'est beau ce que dit Avicenne dans son livre "Al-Najât" (La Vie Sauve), à propos du besoin qu'éprouve l'humanité d'une législation divine transmise par le Prophète (P): "La nécessité d'un tel homme - le Prophète - pour le maintien de l'espèce humaine... est plus impérieuse que la nécessité des sourcils et du creux de la voûte plantaire... ou de bien d'autres utilités qui ne sont pas vraiment indis-pensables à la survie".
C'est dire que cet appareil extraordinaire de la création - qui n'a même pas négligé les petits besoins non essentiels - ne saurait oublier les besoins indispensables.
Mais si nous n'avons pas une vision correcte de l'univers et de la vie, nous devons nous résigner à concevoir que l'homme soit condamné à la désorien-tation et à l'égarement, et que toute idéologie et toute thèse élaborée par cet homme perplexe, perdu dans une nature obscurcie, ne fassent que perpétuer les dits égarement et désorientation.
Ce qui précède nous permet d'affirmer la nécessité de l'existence d'une doctrine ou d'une idéologie ainsi que la nécessité de l'adhésion de l'individu à une doctrine ou à une idéologie. Mais l'adhésion de l'individu à une idéologie particulière ne peut être réelle que si elle revêt le caractère de "foi": et la foi est une vérité à laquelle on ne saurait parvenir par force ni par intérêt. On peut certes être soumis et assujetti à une chose par la force, mais idéologie ne rime pas avec soumission; l'idéologie exige la foi, la conviction et l'attirance.
Une idéologie efficace doit être fondée sur une conception capable de convaincre la raison et d'alimenter la pensée d'une part, et en mesure de présenter à travers cette conception des buts attirants et grandioses, d'autre part. Dans ce cas, l'amour et la conviction se réunissent, comme deux éléments fondamentaux de la foi, pour contribuer à l'édifi-cation du monde.
Il faut aborder ici, ne serait-ce que brièvement, un certain nombre de questions que nous détaillerons dans d'autres occasions:
1- LES IDEOLOGIES SONT DE DEUX SORTES: HUMAINES ET CATEGORIELLES
Les idéologies humaines sont celles qui s'adressent à l'homme en tant qu'homme et non en raison de son appartenance à une nation ou à une classe. Elles visent à sauver le genre humain et non une catégorie ou une classe sociale. Leur thèse englobe toute l'humanité et non une catégorie en particulier, et leurs tenants, leurs adeptes et leurs partisans proviennent de peuples, de races, de classes et de catégories multiples.
L'idéologie catégorielle, contrairement à la première, s'adresse à une catégorie, à une classe ou à un groupe particulier. Elle s'emploie à sauvegarder la catégorie qu'elle défend et oeuvre en vue d'imposer sa souveraineté et sa suprématie. Elle ne recrute des partisans, des protecteurs et des militants qu'au sein de cette catégorie.
Chacune de ces deux idéologies est fondée sur une vision spéciale de l'homme.
Une idéologie générale et humaine, telle que l'idéologie islamique, repose sur une conception de l'homme que nous appelons "l'inné" (fitrah).
L'Islam considère l'homme comme un être qui porte en son limon une dimension "extensionnelle" spécifique et des dons sublimes qui le distinguent de l'animal et lui confèrent une identité particulière. Ces dons spécifiques sont chez l'homme, antérieurs à l'influence des facteurs historiques et sociaux s'exerçant sur lui.
L'Islam estime que l'homme possède d'une manière innée un sentiment personnel et une conscience spécifique qui le rendent apte à avoir un mouvement libre et personnel et un raisonnement qui lui est spécifique.
Les idéologies humaines fondent donc leur message sur la conscience innée qui caractérise, selon elles, le genre humain.
Quant aux idéologies catégorielles, elles ont une autre vision de l'homme. Elles n'admettent pas que l'homme soit capable d'avoir une conscience individuelle; car, pour elles, le sentiment de l'homme, son for intérieur et ses orientations se cristallisent sous l'influence de facteurs: historiques, en ce qui concerne la vie patriotique et nationale, ou sociaux, en ce qui concerne la position sociale. Selon elles, l'homme absolu - abstraction faite des facteurs historiques ou sociaux particuliers - n'a ni sentiment ni conscience et n'est pas doté non plus d'une faculté de se mouvoir individuellement et de raisonner d'une façon personnelle. Il est un être général et non individuel.
Le Marxisme et les philosophies nationalistes et racistes sont fondées sur cette vision de l'homme. Le point de départ de ces philosophies sont les influences et les intérêts de classe ou les sentiments nationaux et racistes ou, dans le meilleur des cas, la culture nationale.
L'idéologie islamique fait partie, sans doute possible, de la première catégorie. Sa base de départ est la nature humaine innée; aussi s'adresse-t-elle à tous les gens du peuple (tout le monde(22) et non pas à une classe ou une catégorie particulière).
L'Islam a pu gagner à sa cause, dans sa pratique, des gens issus de toutes les classes, même de celles qu'il avait combattues, tels que, selon l'expression coranique, les "nobles" (mala') et les "nantis".
L'histoire de l'Islam est riche en exemples où des individus, défiant par leur foi islamique les barrières de classes et les intérêts personnels, se sont révoltés contre leurs propres classes respectives, leurs propres intérêts et même leurs propres péchés! Et c'est parce qu'il repose sur la nature innée de l'homme et qu'il pénètre dans les profondeurs de l'homme - en raison de sa qualité de religion divine - que l'Islam est capable de conduire l'homme à se révolter contre ses propres péchés et d'allumer dans son existence les flammes de la révolte intérieure, c'est ce que l'on appelle "le repentir".
La capacité révolutionnaire des idéologies catégorielles ou de classe se borne à dresser un individu contre un autre, une classe contre une autre, mais elle ne peut jamais déclencher une révolution contre le "moi", ni créer un auto-contrôle permettant à l'individu de se surveiller lui-même.
L'Islam, en tant que dernier Message divin, vise plus que les religions précédentes, à rétablir la justice sociale(23). C'est pourquoi il tend à venir au secours des dépossédés et des déshérités et à lutter contre l'injustice. Mais l'appel islamique n'est pas destiné seulement à ces catégories d'individus.
De même, les partisans qu'il a attirés dans ses rangs n'appartenaient pas tous à ces catégories. L'Islam, en s'appuyant sur la force de la religion et la nature humaine innée, a pu avoir déclaré la guerre. L'histoire en porte témoignage.
L'Islam est la théorie de la victoire de l'âme humaine sur l'âme animale de l'homme, de la science sur l'ignorance, de la justice sur l'injustice, de l'égalité sur l'inégalité, de la vertu sur le vice, de la piété sur le relâchement, de l'unicité sur le polythéisme. La victoire des déshérités sur les tyrans en est une incarnation.
2- EXISTE-T-IL UNE CULTURE UNIFIEE?
Pour compléter notre précédente recherche, il nous faut aborder ici le problème de l'essence de la culture humaine originale et poser la question suivante: "Existe-t-il une culture unifiée" ou bien les cultures ont-elles des essences nationales, patrio-tiques et de classes, qui sont différentes?
Cette question est également liée à notre vision de l'homme. Si nous croyons en l'existence d'une nature humaine innée, commune à tous les hommes, nous devons croire également en une culture humaine unique. Et si nous refusons l'existence d'une telle nature innée et commune, nous pourrions croire que les cultures sont le produit de facteurs historiques, nationaux, géographiques et des tendances égoïstes des classes.
La conception islamique met l'accent sur la nature innée et unique, c'est pourquoi elle soutient l'idée d'une idéologie unique et d'une culture unique.
3- SUPREMATIE DE L'IDEOLOGIE HUMAINE, UNIFIEE ET DE L'INNE
Il est évident que la seule idéologie qui puisse être d'essence humaine et qui soit fondée sur des valeurs humaines est l'idéologie humaine et non l'idéologie catégorielle, l'idéologie unifiée et non celle fondée sur la division de l'homme, l'idéologie de l'inné et non celle de l'intérêt.
4- SUJETION DE L'IDEOLOGIE AUX CIRCONS-TANCES DE TEMPS ET DE LIEU
Nous avons dit que l'Islam dépasse les cadres nationaux, patriotiques et des classes, et qu'il présente son idéologie aux circonstances de temps et de lieu.
La question qui se pose dans ce domaine est: l'idéologie est-elle assujettie au principe de l'abrogation et du changement selon les circonstances de temps et de lieu? Ou bien est-elle absolue en tous temps et en tous lieux et insoumise à la relativité espace-temps?
La réponse à cette question dépend de notre compréhension du point de départ de l'idéologie. Ce point de départ est-il la nature humaine innée, ou bien les intérêts et les sentiments nationaux ou de classe? Elle dépend aussi de notre conception de la nature des changements sociaux: l'essence de la société humaine change-t-elle selon la modification des étapes de l'histoire? Ou bien, la société humaine évolue-t-elle conformément à des lois complémen-taires constantes et se meut-elle dans une trajectoire fixe?
L'étude de ces questions nécessite qu'on explicite le problème de la "nature humaine" et de la nature des évolutions sociales, problème qui nécessite, lui aussi, une étude exhaustive que nous aborderons dans notre livre "La Société et l'Histoire" (qui fait partie de la série "La Conception Islamique") où nous traiterons de la relation entre le changement social et la nature humaine innée.
5- CHANGEMENT DE L'IDEOLOGIE SELON LES CIRCONSTANCES DE TEMPS ET DE LIEU
On peut, dans ce domaine, poser une autre question. Elle a trait à la constance et au changement de l'idéologie selon les circonstances de temps et de lieu. Nous avons déjà parlé de l'abrogation et de la transformation complète des idéologies selon les circonstances temps-espace. Nous devons ici poser la question du changement dans le contenu de l'idéologie en nous interrogeant: ce contenu est-il absolu ou relatif? Général ou particulier? L'idéologie, en tant que phénomène parmi les phénomènes, est-elle soumise à la modification, comme c'est le cas dans le monde des idéologies matérialistes? L'idéologie peut-elle contenir les lignes générales du mouvement de l'homme et de la communauté humaine, sans avoir besoin - dans les différentes circonstances - d'une réforme ou d'une modification(24)? Si cela est possible, le rôle des dirigeants intellectuels serait de faire un effort en vue de perfectionner le contenu de ladite idéologie dans les limites de ses lignes générales. Le perfection-nement idéologique se réaliserait dans ce cas par un effort de perfectionnement interne et non par la modification de l'idéologie elle-même.
Chapitre 5
L'ISLAM, RELIGION INTEGRALE
Dans les chapitres précédents nous avons jeté un regard sur la "conception islamique" et constaté que celle-ci se caractérise par son intégralité et son réalisme.
L'Islam s'est intéressé à tous les aspects des besoins humains, y compris les aspects temporels, ceux relatifs à l'au-delà, physiques, rationnels, intellectuels, individuels et sociaux.
On peut diviser les prescriptions islamiques en trois groupes:
1- LES FONDEMENTS DE LA DOCTRINE
Ce sont les principes auxquels l'homme doit, tout d'abord, s'efforcer de penser avant d'y souscrire, par la suite, d'une façon consciente et volontaire et par un raisonnement déductif. Le devoir qui incombe à l'homme dans ce domaine est un travail scientifique et de recherche.
2- LA MORALE
Ce sont les qualités que l'homme musulman doit posséder et leurs contraires dont il doit s'écarter. Dans ce domaine, le devoir de l'homme consiste à se surveiller et à faire son auto-éducation.
3- LES STATUTS
Ce sont les prescriptions et les interdits qui sont liés aux activités pratiques, spirituelles, individuelles et sociales.
Les fondateurs de la doctrine islamique, selon l'Ecole d'Ahl-ul-Bayt (Les Gens de la Maison du Prophète) sont: l'Unicité, la Justice, la Mission prophétique, l'Imamat, le Jour du Jugement Dernier.
L'Islam rejette l'imitation passive (taqlid) quant aux fondements de la religion et oblige l'homme à faire des efforts pour parvenir seul et librement au dogme juste.
Il ne limite pas le culte aux pratiques corporelles, telles que la prière, le jeûne, ni à l'acquittement des impositions fiscales, telles que le Zakât, le Khoms(25). Il préconise une autre sorte de culte, le "culte intellectuel". La pensée, ou le culte "intellectuel", vaut des années de culte corporel et lui est même préférable, de très loin, si elle s'engage dans une voie qui sert à réveiller la conscience de l'homme.
A- LES FAUX PAS DE LA PENSةE SELON LE CORAN:
Le Coran, tout en incitant l'individu à penser, tout en conférant un caractère cultuel à la pensée, tout en soulignant la nécessité de faire un effort de recherche en vue de croire aux fondements du dogme, s'intéresse à une question essentielle à cet égard, et relative aux faux pas de la pensée. Il mentionne, en effet, les diverses formes de la manifestation des faux pas, leurs causes et les moyens de la prévenir. Il les présente de la façon suivante:
a) Se fier au doute:
Le Coran dit: "Et si tu obéis à la plupart de ceux qui sont sur la terre, ils t'égareront du sentier de Dieu: ils ne suivent que la conjecture..." (Coran: VI, 116) et met l'accent sur la nécessité de s'abstenir de prendre toute attitude qui ne se fonde pas sur la connaissance et la certitude: "Et ne cours pas après ce dont tu n'as science aucune". (Coran: XVII, 36)
Cette vérité révélée par le Coran constitue aujourd'hui une vérité établie dans le domaine philosophique, puisque Descartes l'a adoptée, mille ans après sa révélation, comme premier fondement logique de sa philosophie. En effet, il écrit à ce propos: "Le premier était de ne recevoir jamais une chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle; c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne rien comprendre de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute"(26).
b) Les penchants de l'âme:
Si l'homme veut prononcer des jugements justes, il doit être neutre vis-à-vis de la question à laquelle il pense. C'est dire qu'il doit s'efforcer de découvrir la vérité et de se plier aux preuves, aux documents et aux documentations.
Le juge qui examine le dossier de l'accusation doit être neutre vis-à-vis des deux parties du procès. S'il a un sentiment favorable envers l'une d'elles il sera inconsciemment favorable à ses arguments et négligera ceux de l'autre; ce qui le conduira à s'écarter du jugement juste.
Il en va de même pour l'homme; si celui-ci n'observe pas une neutralité vis-à-vis des jugements qu'il établit sur les différentes questions et penche vers un aspect particulier, l'indicateur de sa pensée s'orientera inconsciemment vers ses penchants personnels. C'est pourquoi le Coran considère les penchants personnels- tout comme il le fait pour la supputation (le doute) - comme des facteurs de déviation:
"...ne suivent que la conjecture ainsi que ce qui passionne les âmes!" (Coran: III, 23)
c) La précipitation:
Tout jugement qu'émet l'homme nécessite un minimum de documents et de documentation pour qu'il soit juste et à l'abri de tous les risques des faux pas et de la précipitation.
Le noble Coran souligne à plusieurs reprises les limites des connaissances humaines et leur insuf-fisance pour formuler certains grands jugements, et il interdit à l'homme d'être affirmatif par rapport à des faits qui ne sont pas encore établis:
"Et on ne vous a apporté que peu de science". (Coran: XVII, 85)
L'Imam Al-Sadiq explique que dans les deux versets suivants Dieu a demandé à ses serviteurs de ne rien dire avant de savoir et de ne pas répéter ce qu'ils ne savent pas(27):
"N'avait-on pas pris d'eux l'engagement du Livre, qu'ils ne diraient sur Dieu que la Vérité..."
(Coran: VII, 169)
"Non mais ils traitent de mensonge la part de science qu'ils ne cernent pas, tandis que l'interprétation ne leur est pas parvenue". (Coran: IX, 39)
d) L'esprit d'imitation des idées du passé:
L'homme tend, de prime abord, à accepter les pensées et les doctrines héritées des générations précédentes, sans chercher à les examiner et à les vérifier.
Mais Dieu fustige ceux qui acceptent les pensées des générations précédentes sans les soumettre aux critères de la raison:
"Et quand on leur dit: "Non, mais nous suivrons ce à quoi nous avons trouvé nos ancêtres!
- Quoi! Même si leurs ancêtres ne comprenaient rien et n'étaient pas bien guidés?" (Coran: II, 170)
e) Le culte des personnalités:
Parmi les facteurs des faux pas de la pensée et de la déviation de celle-ci figure l'attachement aux grandes personnalités historiques et contemporaines. De telles personnalités séduisent en effet certains individus et exercent sur leurs pensées, leur volonté et leur détermination une grande influence. Ces individus vont même jusqu'à perdre leur indépen-dance de pensée et de volonté; celle-ci devenant un instrument manipulé par les dites personnalités.
Le Coran incite l'humanité à l'indépendance intellectuelle, et condamne le suivisme vis-à-vis des personnalités:
"Seigneur, oui, nous avons obéi à nos chefs et à nos grands. C'est donc eux qui nous ont égarés du sentier". (Coran: XXXIII, 67)
Chapitre 6:
LES SOURCES DE LA PENSEE
Lorsqu'il appelle à la réflexion, le Coran souligne, outre les faux pas, les sources de la pensée, c'est-à-dire les sujets qui méritent d'être l'objet de la pensée humaine et les sources du savoir et des connaissances de l'homme.
L'Islam s'oppose aux effets déployés dans des questions stériles et qui n'ont aucune utilité pour l'homme, et dont le seul résultat est l'épuisement de l'esprit.
Le Prophète prie Dieu de le prévenir d'un savoir inutile; et l'Islam préconise fermement l'apprentissage des sciences utiles, fructueuses et bénéfiques.
Le Coran propose trois sujets utiles de pensée:
1- LA NATURE:
Il encourage dans beaucoup de versets à penser à la nature, c'est-à-dire à la terre, au ciel, aux planètes, au soleil, à la lune, aux nuages, à la pluie, aux vents, au mouvement des navires, à l'agriculture, aux animaux, ainsi qu'à toute chose sensible qui entoure l'homme. Il incite à les contempler et à en tirer des conclusions:
«Dis: "Regardez ce qui est dans les cieux et la terre"». (Coran: X, 102)
2. L'HISTOIRE:
Le Coran estime que le mouvement de l'histoire est soumis à des lois et des règles fixes. Celles-ci régissent le développement, le bonheur et le malheur des sociétés humaines à travers l'histoire contemporaine et orientent les événements vers le bonheur de l'individu et de la société.
C'est pour cela que le Coran incite à penser à l'histoire des nations anciennes, et à l'étudier, en la considérant comme l'une des sources de la science.
"Avant vous, certes, bien des choses établies ont passé. Or, parcourez la terre, et voyez ce qu'il est advenu de ceux qui criaient au mensonge".
(Coran: III, 137)
3. LA CONSCIENCE HUMAINE:
Le Coran mentionne la conscience humaine comme l'une des sources spécifiques du savoir.
Le monde entier est empli de signes divins, d'indications et d'indices qui permettent de découvrir la Vérité. Le Coran désigne le monde extérieur de l'homme sous le vocable d'"horizon" et son monde intérieur sous celui d' "âme". De cette façon, il souligne l'importance de la conscience humaine:
"Bientôt Nous leur ferons voir Nos signes à tous les horizons, tout comme dans leurs propres personnes, jusqu'à ce qu'il leur devienne évident que, oui, c'est cela la Vérité". (Coran: XXXIX, 53)
Le philosophe allemand Kant a dit, dans une phrase célèbre que l'on a gravée sur sa tombe: "Il y a deux choses qui suscitent l'étonnement de l'homme: le Ciel empli d'étoiles, au-dessus de nos têtes, et le for intérieur et la conscience, à l'intérieur de nous."
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NOTES
1. Entre autres, le philosophe britannique Hobbes.
2. La célèbre théorie de Descartes.
3. En se référant aux révélations du Coran, les Musulmans croient que les textes divins de l'Ancien Testament ont été altérés ou déformés par les hommes.
4. La Genèse: II, 16 - 17 (traduction française d'après "La Bible traduite sous la direction de l'Ecole Biblique de Jérusalem", - Edition du Celf - 1956.
5. La Genèse: III, 1 - 8 (même référence).
6. La Genèse: III, 23 (même référence).
7. La Renaissance de la Pensée Religieuse", traduction persane, p. 203 - 204.
8. "Les Merveilles de la Philosophie", traduction persane, p. 292.
9. Idem, p. 135.
10. Idem, p. 206.
11. B. Ruelle, "Le Mariage et la Morale".
12. G. Politzer, "Principes Philosophiques".
13. Georges Sartin, "Les Six Ailes".
14. Idem, p. 305.
15. William James, "La Religion et L'آme".
16. William James, "La Religion et L'آme".
17. Enrich Fromm, "La Psychologie et la Religion".
18. C'est-à-dire dans un pays où il existe un régime islamique légitime qui gouverne selon la Loi Divine et l'applique scrupuleusement. D'autre part, cette nation n'implique absolument pas une quelconque idée de "fatalisme", inexistante en Islam. N.D.T.
19. Même si ces lois sont justes et irréprochables. N.D.T.
20. à Dieu. N.D.T.
21. On déduit des versets coraniques que ces désaccords et ce besoin sont apparus à l'époque de Noé. Les Prophètes qui l'ont précédé ne possèdent pas de Chari'a. Voir "Al-Mizan (exégèse du Coran) à propos du verset: "Les gens formaient une seule communauté. Puis Dieu suscita des prophètes comme annonciateurs et comme avertisseurs..." (Coran: II, 213)
22. Le mont "gens" qui figure dans le Coran est parfois mal compris. Il est compris au sens de "masses", c'est-à-dire la classe opposée à l'élite.Cette acception impropre du mot conduit à une compréhension impropre de l'orientation de l'Islam. Ainsi, on dit improprement: l'Islam s'est adressé aux "gens" à travers ses textes, c'est pourquoi il est la religion des masses laborieuses, considérant cela comme une des vertus de l'Islam.
Mais la vérité est différente. Certes l'Islam s'est appliqué à défendre les masses laborieuses - et c'est là une de ses vertus - mais son discours ne s'adresse pas uniquement à cette classe et son idéologie n'est ni une idéologie catégorielle ni une idéologie de classe. L'Islam a effectivement réalisé un miracle lorsqu'il a pu, en comptant sur la nature humaine innée, faire parfois des gens issus de classes aisées et exploitantes, les protecteurs des classes démunies et laborieuses.
23. "Nous avons envoyé Nos prophètes avec des preuves indubitables. Nous avons fait descendre avec le Livre et la Balance afin que les hommes observent l'équité". (Coran: LVII, 25).
24. Dans une étude intitulée "La Nubuwwah concluante"**, j'ai parlé de l'éternité ainsi que de l'idéologie islamique et de sa constance dans les différentes circonstances, et du rôle de l'ijtihad (effort personnel en vue de déduire des statuts à partir des sources de la Loi) dans l'application du Message islamique dans les différentes circonstances.
** Nubuwwah = mission ou dignité du Prophète
Nubuwwah concluante = la mission prophétique finale, celle du Prophète Muhammad (PSL). On dit aussi "le sceau des prophéties". N.D.T.
25. Khoms: impôt islamique équivalent à un cinquième des "bénéfices" dégagés au cours d'une année, ou de la valeur de certains articles, et dans certaines circonstances, tels que l'or.
26. ("Discours de la Méthode", 2ème partie), cité dans "Sayré Hikmat dar Oropa" (Le Cheminement de la Sagesse en Europe) en persan.
27. "Tafsir Al-Mizan", Tome VIII, p. 319.
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