Comment oublier ces tristes souvenirs d’hier?
La vie de l’homme n’a cessé de changer depuis qu’il a mis pied dans ce monde. Cependant, l’évolution due au progrès de la science et de la technologie a été si rapide de notre temps et si prodigieuse que l’on a pu considérer notre époque comme celle de la victoire de la science. Ajoutons tout de même que malgré tout ce progrès étonnant, malgré les efforts qu’ont déployés les savants naturalistes pour découvrir les secrets du monde de l’existence, l’abécédaire de cet univers mystérieux reste toujours difficile à lire.
Il faut reconnaître, et non sans grand regret, que la civilisation occidentale, si admirable dans son apparence souffre des insuffisances et des points faibles, équivalant à ses côtés positifs.
C’est pourquoi tout comme nous devons vanter les mérites de la science et de la civilisation moderne qui a assuré le bien-être humain, nous ne pouvons perdre de vue ni l’annihilation des vertus dont dépend le bonheur de l’homme ni la décadence morale issue de ce modernisme. L’industrie occidentale est à son paroxysme, il est vrai. L’esprit d’initiative de l’homme a conquis de vastes domaines et non sans grande rapidité. Mais la moralité fait l’objet du dédain. Les bonnes valeurs spirituelles sont déconsidérées, et ne cessent de s’abaisser à mesure que la science progresse. Le feu de la discorde s’attise toujours plus entre les hommes.
L’occident a divorcé des valeurs spirituelles. La machine l’a enchaîné. Il n’y a nul doute que les esclaves de la machine n’accéderont pas au vrai bonheur. Le mode de vie que la science impose à l’homme lui assure l’aisance, mais il ne lui apporte pas de bonheur. Le bonheur doit être recherché ailleurs. La science ne se reconnaît pas dans l’utile et le non utile, ni non plus dans le beau et l’horrible, elle est tout simplement capable de distinguer le faux du vrai.
Selon Bertrand Russel, l’ordre de vie humain qui reposerait sur la science doit être renversé. La civilisation a offert de précieux avantages à l’humanité, mais une insouciance effrénée les a suivis, qui n’a pas tardé à causer des milliers de sortes de crimes effrayants. Le feu des caprices a impitoyablement brûlé toutes les âmes, et leur a enlevé la paix et l’assurance. Loin d’être une lumière pour éclairer la vie spirituelle de l’homme, la science n’a fait que la ternir.
Les voitures modernes, l’avion, les grands complexes industriels, les instruments de chirurgie, les moyens d’aisance de vie, etc., sont bien entendu les avantages appréciables de la civilisation moderne. Mais les bombes destructrices, les gaz asphyxiants, les rayons mortels, les missiles et les jets, auxquels s’ajoutent toutes sortes de crimes et de corruptions morales en sont aussi les désavantages.
Dans le monde civilisé, la raison sert les intérêts, elle ne conçoit que les idées qui ont quelque rapport avec la matérialité. Les vertus ont donc totalement disparu, les sublimes valeurs morales sont refoulées, voire mortes, et cette blessure s’avère incurable.
Bien que notre milieu habituel de vie soit loin du champ où se déploient les activités d’ordre scientifique, la civilisation moderne s’y est tout de même introduite, exerçant une grande influence sur nos mœurs sociales et notre mode d’éducation.
Aujourd’hui les frontières ne sont plus fermées sur les idées qui viennent de l’extérieur. Les mœurs, les usages, les habitudes pénètrent, d’un pays à l’autre, tout comme la science et les grandes opinions. Mais malheureusement la dépravation et l’abaissement de la moralité se communiquent aussi rapidement.
Par conséquent, sans que notre progrès industriel et scientifique soit semblable à celui réalisé par les peuples occidentaux, nous prenons exemple de leurs mœurs, de leur inconscience et de leurs indignations charnelles.
Pour une société, l’échec le plus manifeste, c’est qu’elle perde la faculté de distinguer le bien du mal.
Hélas! Les aliénés ne voient dans la civilisation moderne, que ses apparences trompeuses ; ils n’en voient pas les maux ni la crise morale dont souffrent beaucoup de nos contemporains. Et comme le monde civilisé ne dévoile que les aspects extérieurs de son progrès, ces gens-là perdent la logique dès qu’ils entrent dans les milieux occidentaux et ne se gêne pas de l’immoralité qui y règne. Pire encore, devant l’apparente magnificence de la civilisation occidentale, ils restent si éblouis que la moindre différence entre leurs propres coutumes et les usages occidentaux leur paraît comme un défaut humiliant, et, au lieu de chercher à savoir comment les Occidentaux ont assuré leur progrès, ils rentrent dans leur pays, contracté par mille corruptions morales. Cette aliénation de soi, vice manifeste marquant le manque de personnalité et d’indépendance de pensée, faisant preuve du peu de connaissance que l’on a de la richesse et de la beauté de sa propre culture religieuse et nationale, ne tarde pas à les détourner de leurs croyances religieuses. Et n’arrivant pas à faire une analyse juste et impartiale des choses, ils vont jusqu’à nier les vérités.
Les peuples européens ont réussi à fonder cette civilisation si éblouissante sans renoncer à leurs mœurs et coutumes.
De même, le Japon, en conservant tout aussi bien ses usages et ses particularités nationales, a pu se frayer la voie du progrès, qu’il a parcourue à grandes enjambées, se rangeant ainsi au nombre des pays les plus avancés. Pendant seulement soixante ans d’efforts qu’il a dépensés, ce pays est parvenu à se retirer de la sphère de l’arriération.
Il n’a jamais adhéré à l’occidentalisme, jamais il ne s’est permis d’imiter l’occident, yeux fermés. Bien au contraire, il a toujours eu le souci de conserver telles quelles ses traditions millénaires ; et aujourd’hui encore il reste tout aussi fidèle qu’autrefois à son ancienne religion, le bouddhisme: une religion, d’ailleurs, dont le manque de gravité n’est ignoré de nul esprit sage.
Or, ces faux intellectuels (les nôtres), démunis d’une plate-forme idéologique bien précise, incapable d’analyser les questions sociales les plus évidentes, et de comprendre les prescriptions divines les plus simples, s’inclinent, non sans humilité, devant toute mauvaise critique faite contre les vérités religieuses, et cela dans l’espoir de paraître des types intellectuels.
Plongés dans leur dur sommeil de l’incurie, ces gens ne pourront pas réfléchir librement sur les faits ; la vérité leur échappe, faute de faire un effort mental suffisant. Il est à remarquer que le développement de la pensée de l’homme dans divers domaines de sa vie matérielle, et le considérable progrès qu’il a fait dans ce sens sont dus aux efforts inlassables des savants spécialistes qui, par leurs études scientifiques dans les laboratoires, cherchent à s’approprier les forces de la nature.
Comment peut-on donc dire que l’homme n’a suivi que ses caprices, puisqu’il a accédé à des sciences et des industries si prodigieusement épanouies?
Mais les sciences morales et les sciences matérielles ne s’accomplissent pas toujours dans la même direction. Le progrès des unes peut engendrer le recul des autres. Il y a quelque temps, dans un colloque sur les questions scientifiques, un professeur vertu d’une célèbre université européenne disait à Téhéran:
« L’Ouest a besoin de la spiritualité de l’Est qui est bien plus riche que la sienne. Si les Orientaux tirent profit de la science et de l’industrie occidentales, c’est dans la spiritualité orientale que les Occidentaux doivent épuiser les bonnes valeurs morales »
Les sociétés humaines ont besoin de suivre des principes, autres que ceux nés du progrès industriel et technologique. Si l’ordre sociopolitique actuel écartant l’homme de la philosophie principale de l’existence règne en maître, et que la vie, dépossédée de sa cause commune à tous les hommes, se mène dans la seule tâche d’assurer les moyens de subsistance, une violence sans pitié dominera la vie de toutes les masses humaines.
Malheureusement, l’humanité passe aujourd’hui sa période d’enfance et manque de maturité pour aplanir le chemin de son salut. L’homme n’est pas en mesure de profiter des trésors cachés au sein de la nature, voire de ses propres capitaux essentiels.
La société humaine suit aujourd’hui l’exemple de ces enfants qui se laissent aller aux passions futiles.
La logique et la raison ont cédé la place aux sentiments. L’âme humaine est faite prisonnière de la superstition et du fanatisme aveugle, sous forme de culte de faux dieux par les peuples les moins avancés, ou sous celle du culte des sciences matérielles, pratiqué par les peuples civilisés.
Après tant d’expériences douloureuses acquises dans sa nouvelle vie de débauche, l’humanité s’aperçoit maintenant que la seule résolution à prendre, pour elle, est soit de se remettre sur la bonne route, la voie du salut, et soit de se perdre totalement.
Le célèbre sociologue contemporain, Pitiri. A. Sorokin affirme:
« La civilisation occidentale est en proie à une crise inaccoutumée, elle est gravement malade tant dans son corps que dans son esprit ; à peine, peut-on y trouver un organe ou un nerf qui fonctionne bien. Cependant, nous sommes aujourd’hui théoriquement et pratiquement témoins, de l’agonie de la splendide civilisation matérielle, après six siècles. Les lueurs tremblantes du soleil déclinant de cette civilisation sont de plus en plus faibles. Pourtant, malgré tous les cauchemars, les fantômes, et les alarmes inquiétantes dans cette nuit effroyable d’agonie du règne de la matérialité, nous pressentons l’aube d’une nouvelle civilisation très probablement spirituelle, le commencement d’une ère féconde ; qui se prépare à dire la bienvenue aux hommes de la génération future. »(1)
La raison interdite d’adopter, yeux fermés, les mœurs, les usages et coutumes et les différentes formes de vie, des autres.
Tant qu’on est simple suiveur, on n’est rien qu’un être enchaîné et insuffisant. L’initiative personnelle est la source de l’indépendance ; et l’imitation ne fait que détruire cette indépendance. Mais le fait d’emprunter une idée aux autres, et la modifier pour la remettre ensuite au monde de la science, sans jamais agir en imitateur, est même appréciable.
Le manque d’ordres précis dans nos pensées, l’absence de règles dans nos attitudes, l’état arriéré dans lequel nous nous trouvons... tout cela est dû à ce que nous imitons les autres sans réfléchir. Et c’est un danger qui s’aggrave, à mesure que nous nous éloignons de notre propre tradition pour nous approcher davantage des mœurs occidentales. Un grand penseur musulman dit:
« Nous ne devons pas nous écarter de cette civilisation moderne et progressive, puisque nous en faisons partie. Pour mieux dire, nous autres, musulmans, nous avons contribué largement dans l’ordre moral, intellectuel, artistique... à l’édification de cette civilisation. C’est nous qui avons offert à la société humaine, notre patrimoine, les bases de cet édifice ont été jetés par nos savants.
Hélas! Nous apprécions mal nos anciennes valeurs et notre droit de priorité. Nous ne verrons le rôle essentiel de notre rayonnant passé, que lorsque nous aurons débarrassé notre esprit de cet esclavage enraciné et serons rentrés en possession d’une opinion pure, digne des hommes libres. Le mal dont nous souffrons si amèrement vient de notre habitude humiliante de quémander: les bras croisés, nous nous tenons en esclaves devant l’occident. Ne serait-ce pas mieux si nous retournions à lui, les fausses idées qu’il nous a inculquées et que nous l’obligions, lui, à nous suivre?
Discernons donc le vrai sens de la civilisation. Une bonne interprétation en est que nous refusions de laisser se perdre nos actions privilégiées et notre apport à la science, qui fait notre gloire du passé, et que nous tâchions de sauvegarder nos traditions et notre mode d’existence ancestral, adapté aux expériences de la vie moderne. Une autre, c’est que nous empruntions, aux autres sociétés et sans réfléchir, les apparences trompeuses de la civilisation qui ne sont évidemment conformes qu’à leur propre mode de vie.
La civilisation s’accorde parfaitement bien avec l’idéal humain, dans sa première interprétation ; tandis que dans la seconde qui est la mauvaise, elle n’est bonne que pour les singes imitateurs.»(2)
Bien que la matérialité brutale fasse rage parmi les peuples civilisés, et que l’Européen ne cherche qu’à mener une existence de chair, il n’en reste pas moins vrai que bien des gens demeurent fidèles à leurs croyances religieuses dans ces sociétés. Ces gens-là ont un attachement tout particulier au christianisme, cette même religion falsifiée, emmêlée de toutes sortes de superstitions, et qui n’est plus en mesure de satisfaire leurs besoins moraux et spirituels. Il est cependant curieux de voir qu’une telle religion puisse gouverner le monde civilisé.
Les dimanches sont des jours fériés. On entend les églises sonner le carillon. Des gens de toutes les classes sociales s’y rassemblent pour écouter posément, les paroles du prêtre. La télévision émet des programmes en matière de la religion. Les croyants sont en général soucieux de porter à l’église leurs nouveaux nés pour les faire baptiser par le prêtre qui leur chante à l’oreille des prières liturgiques: les dignitaires ecclésiastiques sont respectés du peuple entier ; on leur donne l’épithète de « pères spirituels de la société ». Pour assurer les grosses dépenses des organisations religieuses, le gouvernement préfère percevoir des impôts. De gré ou de force, les citoyens doivent payer ces impôts, qui vont être mis à la disposition de l’église ; et c’est ainsi que l’appareil ecclésiastique du Christ est financé en bonne et due forme. Les journaux et la presse en général sont sous le contrôle d’un comité nommé « Le comité de la presse », et dont le rôle principal est assumé par l’église.
Sans parler du fait que le clergé surveille aussi, l’élaboration des programmes d’enseignement destinés à l’usage des écoles primaires et des lycées. Jusqu’à leur neuvième année d’études, les élèves des établissements scolaires doivent se rendre tous les dimanches à l’église, ou ils assistent à un cours d’enseignement religieux préparé spécialement pour eux.
Une chose curieuse à noter, c’est que les enfants, tous innocents qu’ils sont, doivent se présenter dans un certain isoloir, devant le prêtre-confesseur à qui ils doivent faire l’aveu de leurs fautes, sans presque en avoir une idée précise.
Les œuvres cinématographiques sont contrôlées préalablement par un comité composé des membres du clergé, de médecins, de sociologues, d’économistes et de psychologues, qui les examinent dans tous leurs côtés religieux, psychologiques, socio-économiques, etc. ainsi elles n’auront pas le droit de passer à l’écran, si elles sont rejetées.
J’ai dû me faire soigner un jour dans un hôpital dirigé sous l’égide du clergé catholique(3). J’y ai reçu des soins médicaux particuliers comme étant un religieux musulman.
Dans chaque chambre où étaient alités des malades, il y avait une statue de Jésus et des toiles peintes de La Vierge que le salut de Dieu soit sur eux deux. Tous les soirs, à l’heure de la fermeture des travaux à l’hôpital, on priait pour la santé des malades! Des fois, je voyais même qu’on allumait dans des salles de l’hôpital des cierges devant la statue de Jésus. Attention s’il vous plaît! Allumer un cierge à côté d’une statue, en plein jour, et dans un établissement où se font des travaux d’ordre scientifique.
Veuillez comparer ce milieu avec le nôtre. Nos jeunes intellectuels dédaignent celui qui fait la même chose, la nuit, dans le mausolée d’un descendant de nos imams! Et l’accusent de réaction et d’obscurantisme.
Aussi, je n’oublie pas le jour ou une transfusion sanguine m’a été prescrite toujours dans le même hôpital: on m’a demandé d’abord si l’Islam me permettait de recevoir le sang d’un non-musulman, pour agir selon mes propres croyances.
Dans une société civilisée, la liberté a des limites ; tout le monde connaît ses possibilités, sans toujours en abuser.
Notes :
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1-Dieu des deux Kaaba, p.19
2-L’Islam et les autres, p.42
3-Il est question ici de l’écrivain lui-même.