Le waqf de livres en islam
Le waqf de livres en islam et le waqf de livres à l’époque des Safavides
Ali Rafi’i* & Mohammad Bâgher Sajâdi Khorâsgâni**
Traduit par
Babak Ershadi
Les origines du waqf de livres en islam
Dès le début de la période islamique, le waqf de livres fut considéré comme un exemple noble de « don charitable » et d’« œuvre bonne » méritant une grande récompense de Dieu dans l’Au-delà et garantissant la réputation du donateur qui s’attirait ainsi le respect de la postérité.
Sur la base des versets coraniques, des hadiths du prophète Mohammad, ainsi que de l’appel des grands chefs religieux aux musulmans les incitant à donner leurs biens pour satisfaire les besoins de leur prochain, le waqf de livres fut dès le début un geste noble et prestigieux étant donné que le don de livre était censé satisfaire les besoins des futurs savants de la communauté. Les grands donateurs étaient souvent des personnalités de haut rang telles que des oulémas, savants, califes, sultans, ministres, gouverneurs, grands généraux, grands commerçants, ou encore des personnes pieuses, des amateurs de livres et des bibliophiles. Le livre était à la fois un moyen et un symbole du progrès scientifique, technologique et culturel de la civilisation musulmane. Par conséquent, pendant plusieurs siècles, les musulmans qui en avaient les moyens donnèrent des terrains, des bâtiments et toutes sortes d’équipements pour la construction de bibliothèques.
Bien que le prestige social du don de livre et de la construction de bibliothèques fut important, la motivation de base demeura le plus souvent la réalisation d’une œuvre de charité destinée à susciter la satisfaction divine. D’autre part, la communauté musulmane a toujours été consciente que la propagation du savoir et des connaissances était un moyen de sauvegarder les ouvrages de grandes autorités religieuses et de savants musulmans et de contribuer ainsi au progrès de la communauté des fidèles présente et future. Certains historiens estiment que le don de livres fut le facteur principal de l’apparition de bibliothèques dès les premiers siècles de la période islamique. Le waqf de livres fut la source la plus importante d’enrichissement des premières grandes bibliothèques du monde musulman. L’extension des bibliothèques dépendaient donc directement des nobles intentions des donateurs.
Le Coran est sans doute le premier Livre qui fut l’objet d’un waqf. Selon des documents historiques, en l’an 30 de l’Hégire (652), après avoir achevé le projet d’uniformisation de la transcription alphabétique du Coran, le troisième calife, Othmân ibn Affân offrit quatre (ou six, selon certains récits) exemplaires du Coran aux mosquées des grandes villes de l’époque. Ces exemplaires coraniques étaient destinés « à l’usage des musulmans ». [1] Les documents historiques confirment qu’Is’hâq Abou Amr Sheybâni (décédé en l’an 822) donna aux mosquées de Koufa plus de 80 exemplaires du Coran qu’il avait copiés lui-même de sa main. [2] Si les documents historiques ne disent rien à ce sujet, il semble que le don d’exemplaires du Coran aux mosquées dans les deux cas que nous avons susmentionnés fait en tant que waqf. Dans d’autres cas, le don de Corans à des mosquées sous forme de waqf fut clairement exprimée, notamment les waqfs de Mofzal ibn Mohammad Zobbi (décédé en 824) qui recopiait le texte coranique et le donnait en waqf aux mosquées. « Je le fais pour me repentir d’avoir commis des péchés en écrivant des choses profanes », disait-il.
Sous le califat de l’abbasside Al-Mutawakkil (décédé en 861), le waqf d’exemplaires du Coran prit une telle ampleur que la nécessité de la conservation des Corans donnés sous forme de waqf se fit sentir dans certaines mosquées. A titre d’exemple, le juge Hareth ibn Meskin dut nommer un bibliothécaire à la mosquée Amr au Caire pour s’occuper de leur conservation. [4] Au fur et à mesure, le waqf du Coran devint une institution dans tous les pays musulmans, et grâce à cette pratique, les premières bibliothèques publiques apparurent dans les mosquées. Désormais, le don du Coran aux mosquées à l’usage des fidèles devint une tradition. Cette pratique apparaît à une période où la mosquée était le centre principal de l’éducation publique.
Avis de certaines autorités religieuses sur le waqf du Coran et de livres
Dans leurs avis jurisprudentiels, certaines autorités religieuses hésitent à accepter l’idée du waqf de livres en général et du Coran en particulier, estimant que le don de livres ne répond pas exactement aux conditions du waqf. Selon ces dernières, le waqf de livres est en contradiction avec le principe de la permanence de l’usage des biens donnés en waqf, car les livres peuvent se perdre, se déchirer ou s’abîmer. Cet avis s’appuie notamment sur une fatwa d’Abou Hanifa selon laquelle le waqf de biens mobiliers n’est pas admis.
Hassan ibn Ziyâd (décédé en 820) cite en ces termes l’imam Abou Hanifa : « On peut mettre des Corans dans la Mosquée sacrée de La Mecque ou dans d’autres lieux à l’usage des voyageurs ou des nécessiteux, pour une durée indéterminée. Mais si un jour le donateur le souhaite, il aura le droit de reprendre son don. Ce droit s’étend aussi aux héritiers du donateur ». Ceci nous apprend que selon cet avis jurisprudentiel, le don de livres n’est pas admis en tant que waqf, car ce type de don dépend de la volonté du donateur et n’a pas de caractère permanent. Il est à noter que la fatwa d’Abou Hanifa date de l’époque où l’idée de la bibliothèque publique n’existait pas et que les exemplaires du Coran donnés aux mosquées étaient très peu nombreux.
Contrairement à la jurisprudence hanafite, les oulémas des trois autres écoles sunnites (malékite, chafiite et hanbalite) autorisent le waqf de tout bien mobilier (dont le livre) à condition que ces biens soient habituellement objets de commerce. [5]
Dans la jurisprudence chiite, le waqf du Coran et de livre fut autorisé dès le début. Les autorités religieuses chiites se référaient dans ce domaine aux principes de l’arrêt du bien et de l’usage public. Par ailleurs, les jurisconsultes chiites ne font pas de distinction, dans le domaine du waqf, entre les biens mobiliers et immobiliers. [6] Par conséquent, à l’exception de la jurisprudence hanafite qui n’admet pas le waqf de livres, les oulémas d’autres écoles sunnites et les jurisconsultes chiites autorisent tous cette pratique.
Il est à noter que parmi les disciples de l’imam Abou Hanifa, il n’y a pas d’unanimité en ce qui concerne l’interdiction du waqf de livres. Abou Youssef (décédé en 799) rejetait l’idée du waqf de livres en estimant qu’il allait à l’encontre du principe de la permanence du waqf. Cependant, contrairement à Abou Hanifa, Abou Youssef croyait que le donateur n’avait pas le droit de reprendre son don. Un autre disciple d’Abou Hanifa, Sheybâni était d’avis que contrairement à l’opinion de son maître, le waqf des biens mobiliers (dont les livres) était admis, à condition que ce type de waqf soit accepté dans les mœurs. Plus tard, presque toutes les autorités religieuses hanafites acceptèrent l’avis de Sheybâni pour admettre le waqf des biens mobiliers, selon ce qu’ils appelaient le « principe des mœurs ».
Après deux siècles de débats jurisprudentiels, les adeptes de toutes les écoles islamiques sunnites et chiites finirent par accepter le waqf du Coran et d’autres livres.
Le waqf de livres à l’époque des Safavides
En Iran safavide, le waqf de livres se développa en même temps que celui des écoles. Dans chaque école, il fallait avoir une bibliothèque, et pour enrichir les collections de livres de ces bibliothèques, on comptait sur l’œuvre des donateurs. Les bibliothèques des écoles théologiques avaient avant tout besoin d’ouvrages de référence notamment dans les domaines de la jurisprudence, du hadith, de la philosophie et de la langue arabe.
A cette époque, il était de coutume que le donateur présente également une liste complète de ses dons. Ainsi, le document du waqf de l’école Jâddeh Koutchak à Ispahan indique la liste de tous les livres donnés, ainsi que le nom de leurs donateurs.
A Ispahan, il existait certains waqf dont les revenus étaient consacrés à l’écriture de livres qui étaient ensuite donnés aux bibliothèques des écoles. A titre d’exemple, les revenus de deux bains publics (Hammâm Khosro Aghâ, et Hammâm Naghsheh-Jahân) furent un waqf consacré à cette cause. Pendant un certain temps, le célèbre religieux de l’époque safavide, Allâmeh Majlessi fut le régisseur de ces deux bains publics. Dans certains manuscrits de l’époque, nous pouvons trouver des registres de waqf indiquant que ces livres avaient été écrits avec les revenus desdits bains publics. [7]
Le donateur avait le droit de fixer certaines conditions pour l’usage des livres qu’il donnait sous forme de waqf. Les donateurs qui s’opposaient, par exemple, à l’apprentissage de la philosophie et de la gnose évitaient de faire un waqf d’ouvrages appartenant à ces domaines. Ils pouvaient aussi indiquer dans l’acte attestant leur waqf que les utilisateurs des livres qu’ils donnaient devaient éviter la lecture de tels ouvrages. Dans les actes de waqf (waqfnâmeh) de l’école Maryam Beygom à Ispahan, le donateur précise que les utilisateurs des livres qu’il donne en waqf doivent éviter la lecture de « livres de sciences chimériques et illusoires, qu’on appelle sciences logiques et philosophiques, tels que le Shifâ’ [La Guérison] d’Avicenne ou d’autres livres qui perturbent l’esprit des élèves et l’apprentissage des sciences religieuses ». [8] Il est à noter que pendant les dernières années du règne des Safavides, Ispahan fut le foyer d’un mouvement antiphilosophique et anti-gnostique important. Dans les documents de waqf de l’école théologique Tchâhâr Bâgh, il est stipulé que les étudiants ont l’interdiction stricte de lire des « ouvrages théoriques en philosophie et en gnose ». [9]
Bibliothèque de l’école théologique de Tchâhâr Bâgh
L’école théologique de Tchâhâr Bâgh fut fondée sous le dernier roi safavide, Soltân Hossein Safavi. Le roi avait lui-même une petite chambre au pensionnat de cette école. Il donna de nombreux livres sous forme de waqf à l’école de Tchâhâr Bâgh. Etant donné la situation politique et sociale de la fin de l’époque safavide, la bibliothèque de la nouvelle école n’avait pas les moyens d’enrichir et de diversifier ses collections de livres.
Cependant, le roi donna l’ordre qu’un acte de waqf précis soit rédigé pour la bibliothèque de l’école. Ce document, dont l’original est conservé à la Bibliothèque du défunt ayatollah Mar’ashi Nadjafi à Qom, indique avec précision les frais de l’école et de sa bibliothèque, ainsi que la rémunération du « bibliothécaire » qui représentent un montant de sept tomans par an. Selon ce document, ce bibliothécaire était chargé de veiller au respect des conditions des waqfs des livres donnés à l’école par les utilisateurs. Quelques années plus tard, quand les insurgés afghans attaquèrent Ispahan, le bibliothécaire de l’école fit cacher les livres dans un sous-sol pour les garder loin des mains des assaillants. Les livres y furent abandonnés pendant de longues années et, subissant malheureusement les assauts du temps, devinrent inutilisables. [10]
- * Histoire du waqf de livres en Islam
- ** Le waqf de livres à l’époque des Safavides
Notes
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[1] Mohaqqeq Helli, Abel-Qâssem Najmeddin, Sharâye’ al-Islâm (Les lois de l’Islam), corrigé par Abdel Hossein Mohammad Ali, Beyrouth, éd. Dar al-Azwa, 1983.
[2] Mohammad Kâteb Wâqedi, Tabaqât al-Kobrâ (Les élites), Beyrouth, éd. Dar Beyrouth lil-Tibâ’a va al-Nashr, 1985.
[3] Mohammad ibn al-Hassan Horr-e Ameli, Wassâ’il al-Shi’a (Les documents chiites), corrigé par Abdel-Rahim Rabbâni Shirâzi, Beyrouth, éd. Dâr Ehyaâ al-Torath al-Arabi.
[4] Mohammad ibn Jarir Tabari, La Chronique. Histoire des prophètes et des rois, corrigé par Mohammad Abol-Fazl Ibrâhim, Beyrouth éd. Dâr Qoweydan, 1967.
[5] Ezzeddin Ibn Assir, Al-Kâmil fi at-Târikh (Histoire complète), Beyrouth, éd. Dâr Sâder & Dâr Beyrout, 1965.
[6] Ahmad ibn Ali Khatib Baghdâdi, Târikh Baghdâd (L’histoire de Bagdad), Beyrouth, éd. Dâr al-Ketâb al-Arabi.
[7] Revue Mirâs-e Eslâmi-e Irân (Patrimoine islamique d’Iran), n° 3, 1996, pp. 107-108.
[8] L’inventaire des waqf à Ispahan, p.299.
[9] Ibid., p.169.
[10] Mirzâ Hassan Tahvildâr, La géographie d’Ispahan, p. 48.