Les évolutions historiques du chiisme
Les évolutions historiques du chiisme
à l’époque de la dynastie des Qâdjârs
Rezâ Niyâzmand
Traduction :
Babak Ershadi
L’effondrement de la dynastie des Safavides fut le prélude d’une période difficile pour les savants religieux chiites. Après le renversement de la dynastie chiite par l’armée assaillante des Afghans, les savants religieux chiites perdirent leur influence au niveau de la vie politique pendant une période qui dura près de cinquante ans. La ville d’Ispahan, capitale prestigieuse des Safavides, perdit son importance en tant que centre religieux chiite, et la quasi-totalité des grands savants religieux d’Ispahan émigra dans les villes saintes chiites d’Irak alors sous la domination des Ottomans sunnites. Là encore, les adeptes de l’école chiite osouli (courant orthodoxe) ne purent résister à la suprématie intellectuelle de l’école akhbâri (courant traditionaliste) qui était prépondérante dans les centres religieux de l’Irak. L’école akhbâri avait été fondée sous l’empereur safavide Shâh ’Abbâs Ier, par un savant religieux chiite duodécimain Mohammad Amin Astarâbâdi. Contrairement aux savants religieux du courant osouli, ceux de l’école akhbâri rejetaient la déduction rationnelle et l’effort d’interprétation (ijtihâd) dans la création de nouvelles lois religieuses, et s’appuyaient uniquement sur le Coran et les hadiths en tant que sources traditionnelles de la loi. Par conséquent, à la différence des savants religieux osouli (orthodoxes), ils ne croyaient pas au concept de taqlid (imitation), ce qui signifie pour les savants religieux du courant osouli l’acceptation du verdict d’un érudit pour suivre ("imiter") ses préceptes et recommandations dans la vie de tous les jours.
L’école akhbâri fut prépondérante dans les centres d’enseignement théologique chiite de la ville sainte de Nadjaf jusqu’à l’apparition de la dynastie des Qâdjârs en Iran, jusqu’à ce qu’une nouvelle ère commence dans le courant osouli grâce aux efforts du célèbre savant chiite iranien, Vahid Behbahâni, qui fonda la nouvelle doctrine du chiisme duodécimain.
Behbahâni émit une fatwa pour condamner l’école akhbâri et la qualifia d’hérésie corrompant les principes du chiisme. Behbahâni et ses adeptes réussirent finalement à marginaliser le courant akhbâri. Pendant ce temps, Aghâ Mohammad Khân fonda la dynastie des Qâdjârs en Iran. Ce Shâh chiite rendit le terrain propice au développement des activités des savants religieux osouli en Iran. Désormais, ce courant de pensée domina l’enseignement religieux chiite et les grandes écoles théologiques tant en Iran qu’en Irak.
Dès le début de la dynastie des Qâdjârs, les savants religieux chiites intervinrent dans la vie politique en Iran. En effet, sous le fondateur de la dynastie des Qâdjârs, Aghâ Mohammad Khân (1786-1797), et son successeur, Fath ’Ali Shâh (1797-1834), les savants religieux chiites du courant osouli développèrent les fondements du fiqh (droit musulman) moderne du chiisme duodécimain, d’autant plus que l’apparition de grandes sources d’imitation (marja’-e taqlid) favorisait une intervention plus large des savants religieux soit dans la vie quotidienne des fidèles ("imitants"), soit dans la vie politique et sociale.
Après les défaites militaires des Qâdjârs face aux Russes, sous le règne de Fath ’Ali Shâh, puis de leur résignation face aux Britanniques, sous Mohammad Shâh (1834-1848), un nouveau courant apparut en Iran sous l’impulsion des intellectuels "progressistes" qui souhaitaient moderniser la société traditionnelle en s’inspirant des Lumières et de la civilisation moderne européenne. Ce courant intellectuel se développa sous le long règne de Nâssereddin Shâh (1848-1896) et aboutit sous son successeur Mozaffareddin Shâh (1896-1907) à la victoire de la révolution constitutionnaliste. En réaction à ce nouveau courant progressiste et à l’influence de la civilisation moderne européenne en Iran, les savants religieux chiites se divisèrent en deux groupes : les savants religieux progressistes qui se mirent d’accord avec la modernisation de la société iranienne, et les savants religieux conservateurs qui s’y opposaient. Nâssereddin, qui régna pendant cinquante ans, aimait les apparences de la civilisation européenne mais n’en acceptait point ses fondements (démocratie et libertés), ce qui ne lui permit pas d’accorder ces deux tendances. Son règne fut également marqué par l’opposition ferme et virulente des savants religieux chiites aux concessions de privilèges économiques qu’il avait accordées aux compagnies européennes. L’émission de la fatwa historique de l’interdiction de la consommation du tabac par les savants religieux chiites fut l’exemple le plus remarquable de l’opposition du clergé chiite à la mainmise occidentale sur la société iranienne et à l’influence des puissances étrangères.
Après la Révolution constitutionnaliste, un conflit intérieur opposa les savants religieux chiites iraniens en raison des interprétations différentes du régime constitutionnel et ses relations avec la charia (loi islamique), notamment en ce qui concernait le pouvoir de légiférer, afin de déterminer les limites du droit de la législation constitutionnelle par rapport à la source sacrée de la loi.
Apparition de la doctrine moderne du chiisme
Mir Seyed Mohammad Bâqer Behbahâni, alias Vahid Behbahâni (1706-1791) fonda la nouvelle doctrine du chiisme duodécimain et ses disciples poursuivirent cette voie. Au début du règne de Nâssereddin Shâh, un autre grand savant religieux chiite, Mortezâ Ansâri, paracheva l’œuvre de Behbahâni et donna à la doctrine moderne chiite la forme qui subsiste jusqu’à aujourd’hui en tant qu’école dominante du chiisme duodécimain.
L’axe des enseignements de Vahid Behbahâni était la question de l’ijtihâd (effort de réflexion dans le domaine du droit). Contrairement aux partisans du courant akhbâri, Behbahâni croyait que la déduction rationnelle du droit islamique sur la base du Coran et de la sunna (tradition) était légitime. Il réussit à mettre fin à plusieurs décennies d’emprise du courant akhbâri dans les milieux religieux chiites.
Il est à noter que Vahid Behbahâni suivait le même chemin que les grands savants religieux chiites de l’époque safavide, surtout Mohammad Bâqer Majlessi (1616-1689). Quant à son opposition en tant que rénovateur de l’école orthodoxe osouli, il est à préciser qu’il ne rejetait qu’une partie de la jurisprudence du courant akhbari, celle qui amenait les partisans de ce courant à rejeter l’ijtihâd. Les adeptes de Vahid Behbahâni réussirent à consolider les bases de sa doctrine dans toutes les grandes écoles théologiques chiites d’Iran et d’Irak jusqu’au début du règne de Nâssereddin Shâh, et les chiites iraniens se mirent à se référer à leurs enseignements religieux.
Sources d’imitation : représentants de l’Imam du temps
Vahid Behbahâni et ses disciples insistaient sur la nécessité de la soumission des chiites au modjtahed (appliqué, diligent).
1- Les chiites se divisent en deux groupes : ils sont soit modjtahed, soit moqalled (imitants). Celui qui n’est pas modjtahed doit se référer aux fatwas de celui qui l’est en matière des affaires religieuses. Le modjtahed chiite ne se soumet pas au principe de "consensus" des savants religieux sunnites, mais au principe de la déduction rationnelle pour déterminer le droit musulman en se fondant sur quatre sources : le Coran, la sunna, la raison et le consensus (dans le sens chiite du terme). Le modjtahed doit être respectueux des principes de la justice, s’abstenir de commettre les péchés capitaux et pratiquer les œuvres bonnes.
2- Le modjtahed doit se charger de l’application de deux recommandations coraniques : "recommander le convenable" et "interdire le blâmable". C’est à lui d’apprendre aux chiites ce qu’est le bien conseillé par la loi divine. C’est également le cas du mal qu’ils doivent réprouver parce qu’il est réfuté par la religion.
3- Les savants religieux et les sources d’imitation ne firent pas d’exception pour les souverains, et les considérèrent comme simples croyants devant se référer à l’avis et aux fatwas d’un modjtahed, notamment en ce qui concerne les affaires politiques, car selon l’islam chiite, la politique est inséparable de la religion.
Selon la doctrine de Vahid Behbahâni et de ses adeptes, le souverain et le pouvoir politique devaient devenir le "bras exécutif" du clergé chiite. Cependant, durant l’ère qâdjâre, la question de la légitimité des rois en l’absence de l’Imâm du Temps resta insoluble ; et les savants religieux chiites ne purent jamais confirmer une légitimité totale aux rois de la dynastie, c’est la raison pour laquelle le clergé chiite s’attendait à ce que le souverain partage son pouvoir avec le clergé pour combler ce vide. Le principe de la relation entre "source d’imitation" et "imitant" (y compris le roi) fut à l’origine des divergences entre les savants religieux et le pouvoir tout au long du règne de la dynastie qâdjâre.
4- Vahid Behbahâni et ses disciples insistèrent sur la revivification d’un ancien principe du chiisme selon lequel en l’absence de l’Imam du Temps, les sources d’imitation – en leur qualité de représentant de l’Imam du Temps – ont l’obligation de guider la communauté des croyants.
Les sources d’imitation étant considérées comme représentants de l’Imam du Temps, elles eurent désormais le droit de collecter l’aumône du cinquième des revenus (khoms) des chiites duodécimains. La moitié de cette aumône dite "part de l’Imâm" est donc administrée directement par la source d’imitation. Selon la jurisprudence chiite duodécimaine, les chiites doivent confier à leur source d’imitation l’aumône du cinquième pour sept catégories de biens : 1) les revenus des affaires, 2) des mines, 3) des trésors, 4) des biens licites, 5) pierres précieuses acquises par la plongée sous-marine, 6) butins de guerre, 7) les revenus de la vente de terrains aux non musulmans.
Il est évident que l’obligation du paiement des aumônes du cinquième des revenus, notamment les biens qui sont qualifiés de "part de l’Imâm" donna une puissance et influence considérables aux savants religieux, et ce d’autant plus que les commerçants et les hommes d’affaires étaient et sont les donateurs principaux de ces aumônes, d’où la consolidation, pendant le règne de la dynastie des Qâdjârs, des relations entre les savants religieux et les commerçants qui s’entraidèrent mutuellement pendant les crises politiques, économiques et sociales : les savants religieux émirent la fatwa de l’interdiction de la consommation du tabac dont la concession avait été accordé à une entreprise étrangère, pour soutenir les commerçants chiites. Et plus tard, les commerçants soutinrent la position des savants religieux pendant la révolution constitutionnaliste.
Selon le Coran, la zakât est une autre aumône dont le musulman doit s’acquitter en vertu de la charité aux pauvres et aux nécessiteux. Pourtant, les savants religieux ne jouent pas le rôle d’intermédiaire pour la collecte de cette aumône que chaque musulman peut offrir directement à qui il considère comme nécessiteux. Par conséquent, les liens financiers qui s’établirent entre les savants religieux et les commerçants (donateurs de l’aumône du cinquième) ne se créèrent pas entre les savants religieux et les petits paysans (donateurs de la zakât). Par conséquent, à l’époque de la dynastie qâdjâre, les paysans ne participèrent guère aux mouvements sociaux et politiques dirigés par les savants religieux.
L’obligation pour les modjtahed d’appliquer la "recommandation du convenable" et "l’interdiction du blâmable" fut à l’origine des divergences de vue entre les savants religieux et le pouvoir politique dès l’époque de la dynastie des Safavides. Les savants religieux chiites considéraient comme "innovation hérétique" tout ce qui n’était pas conforme à la "tradition". Lorsque le prince héritier ’Abbâs Mirzâ substitua pour la première fois les uniformes européens à l’uniforme traditionnel des soldats de l’armée, les savants religieux émirent des fatwas pour l’interdire. A partir du règne du fondateur de la dynastie des Qâdjârs, Aghâ Mohammad Khân, les savants religieux chiites s’opposèrent avec force à tout ce qui était considéré comme "européen". Cette opposition catégorique n’épargna pas la fondation des écoles modernes vers la fin du règne de Nâssereddin Shâh, car l’enseignement du "naturalisme" allait à l’encontre des enseignements religieux.
La recommandation du convenable et l’interdiction du blâmable créèrent d’autres problèmes : dans le cadre du projet de la modernisation de l’armée, le prince ’Abbâs Mirzâ établit l’ordre de l’hiérarchie, exigeant de ses troupes la discipline et la soumission aux ordres des commandants. Bien que ce principe existe dans la tradition musulmane depuis l’époque du prophète Mohammad, les savants religieux se prévalurent de leur devoir de recommander le convenable et d’interdire le blâmable pour s’opposer à la décision du prince car il avait écouté ses conseillers militaires européens. La fatwa qui fut émise par les savants religieux interdisait aux soldats d’obéir aux ordres de leur hiérarchie, s’il était contraire à la loi de la religion (charia).
Choix d’une source d’imitation
Comme nous l’avons évoqué, d’après la doctrine moderne du chiisme, dans le domaine du droit (et non des croyances qui doivent pour tout reposer sur une adhésion rationnelle propre à chacun), le croyant chiite est soit modjtahed (appliqué, diligent), soit moqalled (imitant) : les chiites de la deuxième catégorie devaient donc "choisir" pour eux une source d’imitation. Auparavant, lorsqu’un chiite ne connaissait pas une question religieuse, il devait se référer naturellement à un religieux pour l’apprendre, mais il n’était pas contraint de se référer à un seul modjtahed en tant que "source d’imitation". Ce fut au début de l’ère qâdjâre que les chiites furent contraints de choisir librement une source d’imitation après avoir fait une "recherche" pour connaître le modjtahed le plus érudit et le plus digne de l’époque. Etant donné que les simples fidèles ne pouvaient pratiquement pas évaluer la compétence d’un modjtahed, il était difficile qu’un seul savant religieux soit reconnu comme supérieur aux autres : les fidèles se référaient donc à des sources d’imitation multiples. Il existait cependant deux critères pour connaître la compétence des sources d’imitations : 1) le nombre des "imitants" de chaque modjtahed, 2) le taux des aumônes collectée de chaque source d’imitation.
Pourtant, il faut souligner que depuis l’époque de Vahid Behbahâni, des modjtahed qui furent reconnus comme sources d’imitation eurent tous plusieurs points communs :
1- Ils firent tous leurs études dans les plus grandes écoles théologiques aux niveaux débutant, intermédiaire et avancé. Ils obtinrent "l’autorisation d’ijtihâd" de la part d’une ou plusieurs sources d’imitation antérieures.
2- Ils enseignèrent pendant des années dans les écoles théologiques les plus prestigieuses, et un nombre important d’étudiants assistait à leurs cours.
3- Outre la jurisprudence, ils enseignaient d’autres disciplines de sciences religieuses, et eurent la réputation d’être experts en plusieurs disciplines.
4- Ils furent auteurs de nombreux livres et essais souvent enseignés ou commentés dans les écoles théologiques. Ceux dont les écrits furent enseignés aux étudiants bénéficiaient évidemment d’un plus grand prestige.
5- La plupart des sources d’imitation publièrent un ouvrage de référence en vue de décrire les modalités de la pratique des principes secondaires de la religion pour répondre aux questions des fidèles. En général, les essais des différentes sources d’imitation étaient quasiment identiques et ne divergeaient que dans les cas d’exception relativement rares.
Depuis l’époque des Imâms, il était de coutume que les chiites leur posent par écrit leurs questions auxquelles les Imâms répondaient par écrit. Plus tard, les chiites adressèrent leurs questions religieuses aux grands modjtahed qui s’appuyaient sur des traditions des Imâms pour répondre à ces questions. Les savants religieux ou les simples gens recopiaient ensuite ces pages de "questions/réponses" en grand nombre et les distribuaient parmi les autres chiites.
A l’époque qâdjâre et pendant la période contemporaine, les "livres de fatwas" des grandes sources d’imitation furent organisés plus ou moins sur le modèle de ces manuscrits de questions/réponses : les questions (réelles ou fictives) ne sont plus reproduites dans le texte qui se divise thématiquement en plusieurs chapitres.
Grandes sources d’imitation de la période des Qâdjârs
Vahid Behbahâni (décédé en 1791) fut le plus grand savant religieux chiite du début du règne de la dynastie des Qâdjârs. Son disciple le plus illustre fut Seyyed Mahdi Bahr al-’Olûm (décédé en 1797) qui était aussi un contemporain du fondateur de la dynastie qâdjâre, le roi Aghâ Mohammad Khân.
Sous le règne de Fath ’Ali Shâh, deux grands savants religieux furent des sources d’imitation les plus célèbres des chiites duodécimains pendant une vingtaine d’années : Ja’far Nadjafi alias Kâshef al-Ghetâ à Nadjaf, et Mohaqqeq Qomi à Ispahan. Quant à ce dernier, il est à souligner qu’à l’effondrement de la dynastie des Safavides, il fut le premier grand savant religieux chiite à s’installer dans la ville d’Ispahan.
A l’époque du roi Mohammad Shâh, deux fils de l’Ayatollah Kâshef al-Ghetâ devinrent tour à tour les plus grandes sources d’inspiration chiites à Nadjaf : d’abord ’Ali Nadjafi, ensuite son frère Hassan Nadjafi.
Au début du règne de Nâssereddin Shâh, le célèbre Mortezâ Ansâri (décédé en 1816) fut la seule grande source d’imitation du monde chiite. Après lui, son disciple, Mirzâ Hassan Shirâzi occupa la place de son maître illustre. Ce fut lui qui émit la célèbre fatwa de l’interdiction de la consommation du tabac. A l’époque du règne de Mozaffareddin Shâh, plusieurs sources d’imitation remplacèrent Mirzâ Hassan Shirâzi, décédé un an avant l’assassinat de Nâssereddin Shâh.
Et enfin sous le dernier monarque de la dynastie des Qâdjârs, Ahmad Shâh, Abdolkarim Hâeri Yazdi fut l’une des plus célèbres sources d’imitation chiites qui s’installa à l’époque de la dynastie pahlavie dans la ville sainte de Qom, (au sud de Téhéran). C’était la première fois qu’une grande source d’imitation chiite s’installait dans cette ville sainte chiite.
Légitimité religieuse de la dynastie des Qâdjârs
Depuis toujours, les savants religieux chiites duodécimains considéraient quasi-totalement illégitime tout gouvernement, estimant que le droit de gouverner était exclusivement réservé aux Imâms infaillibles. A l’époque où les Safavides fondèrent leur dynastie (1501) et décrétèrent le chiisme comme religion d’Etat, les chroniqueurs de la cour élaborèrent une généalogie pour le roi Shâh Ismaïl (1487-1524) en faisant remonter ses origines au septième imam des chiites, le vénéré Imâm Moussâ Kâzem. Pour des raisons politiques et sociales, les savants religieux de l’époque des Safavides abandonnèrent la question de la légitimité religieuse du gouvernement pendant les deux siècles de règne de cette dynastie.
Le fondateur de la dynastie des Qâdjârs, Aghâ Mohammad Khân, était un guerrier qui se souciait peu de la reconnaissance de la légitimité de son règne par les savants religieux. Cependant, du fait que son royaume était entouré par des pays de confession sunnite, il décida d’établir peu à peu des relations avec les savants religieux chiites. Sur ce point, son projet politique consistait à renforcer le chiisme en Iran pour pouvoir exploiter à des fins politiques les sentiments religieux de ses sujets. Il choisit Vahid Behbahâni comme le modjtahed de sa cour pour faire croire que son gouvernement se soumettait aux fatwas d’un grand savant religieux. Comme les rois safavides, Aghâ Mohammad Khân nomma personnellement un "sheikh al-Islâm" ou "Imâm du vendredi" pour chaque ville. Sous Aghâ Mohammad Khân, les savants religieux chiites eurent donc une influence très limitée dans les affaires sociales et politiques.
Le règne de son successeur, Fath ’Ali Shâh, coïncida avec le développement du concept de "source d’imitation". Pour consolider les piliers de son règne, Fath ’Ali Shâh préféra garder à la cour un poste pour une source d’imitation afin de résoudre la question de la référence du roi aux fatwas d’une source religieuse. Dans le même temps, il chargea les chroniqueurs de la cour d’établir une généalogie pour faire une filiation entre les Qâdjârs et les princes safavides.
Pour gagner une légitimité religieuse, Fath ’Ali Shâh voyagea à Nadjaf et rencontra l’Ayatollah Kâshef al-Ghetâ, célèbre source d’imitation des chiites. L’Ayatollah Kâshef al-Ghetâ accepta de donner une légitimité religieuse à son règne à plusieurs conditions : il demanda au roi de nommer un imâm de la prière et un muezzin dans le corps de l’armée, et autoriser l’imâm de la prière de faire une oraison hebdomadaire pour enseigner les questions religieuses aux militaires. Par ailleurs, Mollâ Ahmad Narâqi, célèbre théoricien chiite de l’époque, avança une thèse pour légitimer le règne des Qâdjârs. Selon lui, en l’absence de l’Imâm du Temps, le droit de gouverner appartenait au plus grand savant religieux chiite de l’époque qui pourrait conférer ce droit à un roi s’il ne souhaitait pas gouverner lui-même. Plus tard, plusieurs grands savants religieux chiites s’opposèrent à la théorie de Mollâ Ahmad Narâqi. L’opposition du célèbre Mortezâ Ansâri à cette théorie fut à l’origine du comportement plus ou moins sévère de Nâssereddin Shâh par rapport au clergé chiite. Cependant, certains savants religieux dont Fazlollah Nouri acceptèrent la solution proposée par Mollâ Ahmad Narâqi et ne s’opposèrent plus à la légitimité religieuse de la dynastie des Qâdjârs.
Influence grandissante des savants religieux chiites dans les affaires politiques
Sous le règne de Fath ’Ali Shâh, les savants religieux chiites eurent une influence considérable dans les affaires politiques. Le roi les nomma aux postes importants et leur confia des missions sensibles. Il chargea par exemple un sheikh al-Islâm d’apporter son message écrit à Istanbul pour le sultan ottoman Mustafa IV, et nomma un autre au poste de vizir dans la province de Kermân.
En outre, les savants religieux intervirent aussi dans le domaine de la politique étrangère surtout en ce qui concerna les relations entre l’Iran et l’Empire ottoman au sujet des régions chiites des provinces irakiennes de l’empire sunnite des Ottomans. Il est à noter que pendant cette période, les Ottomans nommèrent les gouverneurs des provinces chiites en Irak après une consultation avec le gouvernement iranien. Quant à la politique intérieure, les savants religieux de l’époque du règne de Fath Ali Shâh s’opposèrent farouchement à ce que des postes importants soient confiés aux adeptes des sectes soufies.
La période du règne de Fath ’Ali Shâh fut l’époque la plus religieuse de la dynastie des Qâdjârs. Sous son règne, les savants religieux chiites eurent une influence grandissante dans les affaires sociales et juridiques par le biais de l’importance accrue des tribunaux de la charia. Le nombre des écoles théologiques et de leurs étudiants augmenta. En outre, la gestion des œuvres caritatives religieuses fut entièrement confiée aux savants religieux.
à l’époque de la dynastie des Qâdjârs
Rezâ Niyâzmand
Traduction :
Babak Ershadi
L’effondrement de la dynastie des Safavides fut le prélude d’une période difficile pour les savants religieux chiites. Après le renversement de la dynastie chiite par l’armée assaillante des Afghans, les savants religieux chiites perdirent leur influence au niveau de la vie politique pendant une période qui dura près de cinquante ans. La ville d’Ispahan, capitale prestigieuse des Safavides, perdit son importance en tant que centre religieux chiite, et la quasi-totalité des grands savants religieux d’Ispahan émigra dans les villes saintes chiites d’Irak alors sous la domination des Ottomans sunnites. Là encore, les adeptes de l’école chiite osouli (courant orthodoxe) ne purent résister à la suprématie intellectuelle de l’école akhbâri (courant traditionaliste) qui était prépondérante dans les centres religieux de l’Irak. L’école akhbâri avait été fondée sous l’empereur safavide Shâh ’Abbâs Ier, par un savant religieux chiite duodécimain Mohammad Amin Astarâbâdi. Contrairement aux savants religieux du courant osouli, ceux de l’école akhbâri rejetaient la déduction rationnelle et l’effort d’interprétation (ijtihâd) dans la création de nouvelles lois religieuses, et s’appuyaient uniquement sur le Coran et les hadiths en tant que sources traditionnelles de la loi. Par conséquent, à la différence des savants religieux osouli (orthodoxes), ils ne croyaient pas au concept de taqlid (imitation), ce qui signifie pour les savants religieux du courant osouli l’acceptation du verdict d’un érudit pour suivre ("imiter") ses préceptes et recommandations dans la vie de tous les jours.
L’école akhbâri fut prépondérante dans les centres d’enseignement théologique chiite de la ville sainte de Nadjaf jusqu’à l’apparition de la dynastie des Qâdjârs en Iran, jusqu’à ce qu’une nouvelle ère commence dans le courant osouli grâce aux efforts du célèbre savant chiite iranien, Vahid Behbahâni, qui fonda la nouvelle doctrine du chiisme duodécimain.
Behbahâni émit une fatwa pour condamner l’école akhbâri et la qualifia d’hérésie corrompant les principes du chiisme. Behbahâni et ses adeptes réussirent finalement à marginaliser le courant akhbâri. Pendant ce temps, Aghâ Mohammad Khân fonda la dynastie des Qâdjârs en Iran. Ce Shâh chiite rendit le terrain propice au développement des activités des savants religieux osouli en Iran. Désormais, ce courant de pensée domina l’enseignement religieux chiite et les grandes écoles théologiques tant en Iran qu’en Irak.
Dès le début de la dynastie des Qâdjârs, les savants religieux chiites intervinrent dans la vie politique en Iran. En effet, sous le fondateur de la dynastie des Qâdjârs, Aghâ Mohammad Khân (1786-1797), et son successeur, Fath ’Ali Shâh (1797-1834), les savants religieux chiites du courant osouli développèrent les fondements du fiqh (droit musulman) moderne du chiisme duodécimain, d’autant plus que l’apparition de grandes sources d’imitation (marja’-e taqlid) favorisait une intervention plus large des savants religieux soit dans la vie quotidienne des fidèles ("imitants"), soit dans la vie politique et sociale.
Après les défaites militaires des Qâdjârs face aux Russes, sous le règne de Fath ’Ali Shâh, puis de leur résignation face aux Britanniques, sous Mohammad Shâh (1834-1848), un nouveau courant apparut en Iran sous l’impulsion des intellectuels "progressistes" qui souhaitaient moderniser la société traditionnelle en s’inspirant des Lumières et de la civilisation moderne européenne. Ce courant intellectuel se développa sous le long règne de Nâssereddin Shâh (1848-1896) et aboutit sous son successeur Mozaffareddin Shâh (1896-1907) à la victoire de la révolution constitutionnaliste. En réaction à ce nouveau courant progressiste et à l’influence de la civilisation moderne européenne en Iran, les savants religieux chiites se divisèrent en deux groupes : les savants religieux progressistes qui se mirent d’accord avec la modernisation de la société iranienne, et les savants religieux conservateurs qui s’y opposaient. Nâssereddin, qui régna pendant cinquante ans, aimait les apparences de la civilisation européenne mais n’en acceptait point ses fondements (démocratie et libertés), ce qui ne lui permit pas d’accorder ces deux tendances. Son règne fut également marqué par l’opposition ferme et virulente des savants religieux chiites aux concessions de privilèges économiques qu’il avait accordées aux compagnies européennes. L’émission de la fatwa historique de l’interdiction de la consommation du tabac par les savants religieux chiites fut l’exemple le plus remarquable de l’opposition du clergé chiite à la mainmise occidentale sur la société iranienne et à l’influence des puissances étrangères.
Après la Révolution constitutionnaliste, un conflit intérieur opposa les savants religieux chiites iraniens en raison des interprétations différentes du régime constitutionnel et ses relations avec la charia (loi islamique), notamment en ce qui concernait le pouvoir de légiférer, afin de déterminer les limites du droit de la législation constitutionnelle par rapport à la source sacrée de la loi.
Apparition de la doctrine moderne du chiisme
Mir Seyed Mohammad Bâqer Behbahâni, alias Vahid Behbahâni (1706-1791) fonda la nouvelle doctrine du chiisme duodécimain et ses disciples poursuivirent cette voie. Au début du règne de Nâssereddin Shâh, un autre grand savant religieux chiite, Mortezâ Ansâri, paracheva l’œuvre de Behbahâni et donna à la doctrine moderne chiite la forme qui subsiste jusqu’à aujourd’hui en tant qu’école dominante du chiisme duodécimain.
L’axe des enseignements de Vahid Behbahâni était la question de l’ijtihâd (effort de réflexion dans le domaine du droit). Contrairement aux partisans du courant akhbâri, Behbahâni croyait que la déduction rationnelle du droit islamique sur la base du Coran et de la sunna (tradition) était légitime. Il réussit à mettre fin à plusieurs décennies d’emprise du courant akhbâri dans les milieux religieux chiites.
Il est à noter que Vahid Behbahâni suivait le même chemin que les grands savants religieux chiites de l’époque safavide, surtout Mohammad Bâqer Majlessi (1616-1689). Quant à son opposition en tant que rénovateur de l’école orthodoxe osouli, il est à préciser qu’il ne rejetait qu’une partie de la jurisprudence du courant akhbari, celle qui amenait les partisans de ce courant à rejeter l’ijtihâd. Les adeptes de Vahid Behbahâni réussirent à consolider les bases de sa doctrine dans toutes les grandes écoles théologiques chiites d’Iran et d’Irak jusqu’au début du règne de Nâssereddin Shâh, et les chiites iraniens se mirent à se référer à leurs enseignements religieux.
Sources d’imitation : représentants de l’Imam du temps
Vahid Behbahâni et ses disciples insistaient sur la nécessité de la soumission des chiites au modjtahed (appliqué, diligent).
1- Les chiites se divisent en deux groupes : ils sont soit modjtahed, soit moqalled (imitants). Celui qui n’est pas modjtahed doit se référer aux fatwas de celui qui l’est en matière des affaires religieuses. Le modjtahed chiite ne se soumet pas au principe de "consensus" des savants religieux sunnites, mais au principe de la déduction rationnelle pour déterminer le droit musulman en se fondant sur quatre sources : le Coran, la sunna, la raison et le consensus (dans le sens chiite du terme). Le modjtahed doit être respectueux des principes de la justice, s’abstenir de commettre les péchés capitaux et pratiquer les œuvres bonnes.
2- Le modjtahed doit se charger de l’application de deux recommandations coraniques : "recommander le convenable" et "interdire le blâmable". C’est à lui d’apprendre aux chiites ce qu’est le bien conseillé par la loi divine. C’est également le cas du mal qu’ils doivent réprouver parce qu’il est réfuté par la religion.
3- Les savants religieux et les sources d’imitation ne firent pas d’exception pour les souverains, et les considérèrent comme simples croyants devant se référer à l’avis et aux fatwas d’un modjtahed, notamment en ce qui concerne les affaires politiques, car selon l’islam chiite, la politique est inséparable de la religion.
Selon la doctrine de Vahid Behbahâni et de ses adeptes, le souverain et le pouvoir politique devaient devenir le "bras exécutif" du clergé chiite. Cependant, durant l’ère qâdjâre, la question de la légitimité des rois en l’absence de l’Imâm du Temps resta insoluble ; et les savants religieux chiites ne purent jamais confirmer une légitimité totale aux rois de la dynastie, c’est la raison pour laquelle le clergé chiite s’attendait à ce que le souverain partage son pouvoir avec le clergé pour combler ce vide. Le principe de la relation entre "source d’imitation" et "imitant" (y compris le roi) fut à l’origine des divergences entre les savants religieux et le pouvoir tout au long du règne de la dynastie qâdjâre.
4- Vahid Behbahâni et ses disciples insistèrent sur la revivification d’un ancien principe du chiisme selon lequel en l’absence de l’Imam du Temps, les sources d’imitation – en leur qualité de représentant de l’Imam du Temps – ont l’obligation de guider la communauté des croyants.
Les sources d’imitation étant considérées comme représentants de l’Imam du Temps, elles eurent désormais le droit de collecter l’aumône du cinquième des revenus (khoms) des chiites duodécimains. La moitié de cette aumône dite "part de l’Imâm" est donc administrée directement par la source d’imitation. Selon la jurisprudence chiite duodécimaine, les chiites doivent confier à leur source d’imitation l’aumône du cinquième pour sept catégories de biens : 1) les revenus des affaires, 2) des mines, 3) des trésors, 4) des biens licites, 5) pierres précieuses acquises par la plongée sous-marine, 6) butins de guerre, 7) les revenus de la vente de terrains aux non musulmans.
Il est évident que l’obligation du paiement des aumônes du cinquième des revenus, notamment les biens qui sont qualifiés de "part de l’Imâm" donna une puissance et influence considérables aux savants religieux, et ce d’autant plus que les commerçants et les hommes d’affaires étaient et sont les donateurs principaux de ces aumônes, d’où la consolidation, pendant le règne de la dynastie des Qâdjârs, des relations entre les savants religieux et les commerçants qui s’entraidèrent mutuellement pendant les crises politiques, économiques et sociales : les savants religieux émirent la fatwa de l’interdiction de la consommation du tabac dont la concession avait été accordé à une entreprise étrangère, pour soutenir les commerçants chiites. Et plus tard, les commerçants soutinrent la position des savants religieux pendant la révolution constitutionnaliste.
Selon le Coran, la zakât est une autre aumône dont le musulman doit s’acquitter en vertu de la charité aux pauvres et aux nécessiteux. Pourtant, les savants religieux ne jouent pas le rôle d’intermédiaire pour la collecte de cette aumône que chaque musulman peut offrir directement à qui il considère comme nécessiteux. Par conséquent, les liens financiers qui s’établirent entre les savants religieux et les commerçants (donateurs de l’aumône du cinquième) ne se créèrent pas entre les savants religieux et les petits paysans (donateurs de la zakât). Par conséquent, à l’époque de la dynastie qâdjâre, les paysans ne participèrent guère aux mouvements sociaux et politiques dirigés par les savants religieux.
L’obligation pour les modjtahed d’appliquer la "recommandation du convenable" et "l’interdiction du blâmable" fut à l’origine des divergences de vue entre les savants religieux et le pouvoir politique dès l’époque de la dynastie des Safavides. Les savants religieux chiites considéraient comme "innovation hérétique" tout ce qui n’était pas conforme à la "tradition". Lorsque le prince héritier ’Abbâs Mirzâ substitua pour la première fois les uniformes européens à l’uniforme traditionnel des soldats de l’armée, les savants religieux émirent des fatwas pour l’interdire. A partir du règne du fondateur de la dynastie des Qâdjârs, Aghâ Mohammad Khân, les savants religieux chiites s’opposèrent avec force à tout ce qui était considéré comme "européen". Cette opposition catégorique n’épargna pas la fondation des écoles modernes vers la fin du règne de Nâssereddin Shâh, car l’enseignement du "naturalisme" allait à l’encontre des enseignements religieux.
La recommandation du convenable et l’interdiction du blâmable créèrent d’autres problèmes : dans le cadre du projet de la modernisation de l’armée, le prince ’Abbâs Mirzâ établit l’ordre de l’hiérarchie, exigeant de ses troupes la discipline et la soumission aux ordres des commandants. Bien que ce principe existe dans la tradition musulmane depuis l’époque du prophète Mohammad, les savants religieux se prévalurent de leur devoir de recommander le convenable et d’interdire le blâmable pour s’opposer à la décision du prince car il avait écouté ses conseillers militaires européens. La fatwa qui fut émise par les savants religieux interdisait aux soldats d’obéir aux ordres de leur hiérarchie, s’il était contraire à la loi de la religion (charia).
Choix d’une source d’imitation
Comme nous l’avons évoqué, d’après la doctrine moderne du chiisme, dans le domaine du droit (et non des croyances qui doivent pour tout reposer sur une adhésion rationnelle propre à chacun), le croyant chiite est soit modjtahed (appliqué, diligent), soit moqalled (imitant) : les chiites de la deuxième catégorie devaient donc "choisir" pour eux une source d’imitation. Auparavant, lorsqu’un chiite ne connaissait pas une question religieuse, il devait se référer naturellement à un religieux pour l’apprendre, mais il n’était pas contraint de se référer à un seul modjtahed en tant que "source d’imitation". Ce fut au début de l’ère qâdjâre que les chiites furent contraints de choisir librement une source d’imitation après avoir fait une "recherche" pour connaître le modjtahed le plus érudit et le plus digne de l’époque. Etant donné que les simples fidèles ne pouvaient pratiquement pas évaluer la compétence d’un modjtahed, il était difficile qu’un seul savant religieux soit reconnu comme supérieur aux autres : les fidèles se référaient donc à des sources d’imitation multiples. Il existait cependant deux critères pour connaître la compétence des sources d’imitations : 1) le nombre des "imitants" de chaque modjtahed, 2) le taux des aumônes collectée de chaque source d’imitation.
Pourtant, il faut souligner que depuis l’époque de Vahid Behbahâni, des modjtahed qui furent reconnus comme sources d’imitation eurent tous plusieurs points communs :
1- Ils firent tous leurs études dans les plus grandes écoles théologiques aux niveaux débutant, intermédiaire et avancé. Ils obtinrent "l’autorisation d’ijtihâd" de la part d’une ou plusieurs sources d’imitation antérieures.
2- Ils enseignèrent pendant des années dans les écoles théologiques les plus prestigieuses, et un nombre important d’étudiants assistait à leurs cours.
3- Outre la jurisprudence, ils enseignaient d’autres disciplines de sciences religieuses, et eurent la réputation d’être experts en plusieurs disciplines.
4- Ils furent auteurs de nombreux livres et essais souvent enseignés ou commentés dans les écoles théologiques. Ceux dont les écrits furent enseignés aux étudiants bénéficiaient évidemment d’un plus grand prestige.
5- La plupart des sources d’imitation publièrent un ouvrage de référence en vue de décrire les modalités de la pratique des principes secondaires de la religion pour répondre aux questions des fidèles. En général, les essais des différentes sources d’imitation étaient quasiment identiques et ne divergeaient que dans les cas d’exception relativement rares.
Depuis l’époque des Imâms, il était de coutume que les chiites leur posent par écrit leurs questions auxquelles les Imâms répondaient par écrit. Plus tard, les chiites adressèrent leurs questions religieuses aux grands modjtahed qui s’appuyaient sur des traditions des Imâms pour répondre à ces questions. Les savants religieux ou les simples gens recopiaient ensuite ces pages de "questions/réponses" en grand nombre et les distribuaient parmi les autres chiites.
A l’époque qâdjâre et pendant la période contemporaine, les "livres de fatwas" des grandes sources d’imitation furent organisés plus ou moins sur le modèle de ces manuscrits de questions/réponses : les questions (réelles ou fictives) ne sont plus reproduites dans le texte qui se divise thématiquement en plusieurs chapitres.
Grandes sources d’imitation de la période des Qâdjârs
Vahid Behbahâni (décédé en 1791) fut le plus grand savant religieux chiite du début du règne de la dynastie des Qâdjârs. Son disciple le plus illustre fut Seyyed Mahdi Bahr al-’Olûm (décédé en 1797) qui était aussi un contemporain du fondateur de la dynastie qâdjâre, le roi Aghâ Mohammad Khân.
Sous le règne de Fath ’Ali Shâh, deux grands savants religieux furent des sources d’imitation les plus célèbres des chiites duodécimains pendant une vingtaine d’années : Ja’far Nadjafi alias Kâshef al-Ghetâ à Nadjaf, et Mohaqqeq Qomi à Ispahan. Quant à ce dernier, il est à souligner qu’à l’effondrement de la dynastie des Safavides, il fut le premier grand savant religieux chiite à s’installer dans la ville d’Ispahan.
A l’époque du roi Mohammad Shâh, deux fils de l’Ayatollah Kâshef al-Ghetâ devinrent tour à tour les plus grandes sources d’inspiration chiites à Nadjaf : d’abord ’Ali Nadjafi, ensuite son frère Hassan Nadjafi.
Au début du règne de Nâssereddin Shâh, le célèbre Mortezâ Ansâri (décédé en 1816) fut la seule grande source d’imitation du monde chiite. Après lui, son disciple, Mirzâ Hassan Shirâzi occupa la place de son maître illustre. Ce fut lui qui émit la célèbre fatwa de l’interdiction de la consommation du tabac. A l’époque du règne de Mozaffareddin Shâh, plusieurs sources d’imitation remplacèrent Mirzâ Hassan Shirâzi, décédé un an avant l’assassinat de Nâssereddin Shâh.
Et enfin sous le dernier monarque de la dynastie des Qâdjârs, Ahmad Shâh, Abdolkarim Hâeri Yazdi fut l’une des plus célèbres sources d’imitation chiites qui s’installa à l’époque de la dynastie pahlavie dans la ville sainte de Qom, (au sud de Téhéran). C’était la première fois qu’une grande source d’imitation chiite s’installait dans cette ville sainte chiite.
Légitimité religieuse de la dynastie des Qâdjârs
Depuis toujours, les savants religieux chiites duodécimains considéraient quasi-totalement illégitime tout gouvernement, estimant que le droit de gouverner était exclusivement réservé aux Imâms infaillibles. A l’époque où les Safavides fondèrent leur dynastie (1501) et décrétèrent le chiisme comme religion d’Etat, les chroniqueurs de la cour élaborèrent une généalogie pour le roi Shâh Ismaïl (1487-1524) en faisant remonter ses origines au septième imam des chiites, le vénéré Imâm Moussâ Kâzem. Pour des raisons politiques et sociales, les savants religieux de l’époque des Safavides abandonnèrent la question de la légitimité religieuse du gouvernement pendant les deux siècles de règne de cette dynastie.
Le fondateur de la dynastie des Qâdjârs, Aghâ Mohammad Khân, était un guerrier qui se souciait peu de la reconnaissance de la légitimité de son règne par les savants religieux. Cependant, du fait que son royaume était entouré par des pays de confession sunnite, il décida d’établir peu à peu des relations avec les savants religieux chiites. Sur ce point, son projet politique consistait à renforcer le chiisme en Iran pour pouvoir exploiter à des fins politiques les sentiments religieux de ses sujets. Il choisit Vahid Behbahâni comme le modjtahed de sa cour pour faire croire que son gouvernement se soumettait aux fatwas d’un grand savant religieux. Comme les rois safavides, Aghâ Mohammad Khân nomma personnellement un "sheikh al-Islâm" ou "Imâm du vendredi" pour chaque ville. Sous Aghâ Mohammad Khân, les savants religieux chiites eurent donc une influence très limitée dans les affaires sociales et politiques.
Le règne de son successeur, Fath ’Ali Shâh, coïncida avec le développement du concept de "source d’imitation". Pour consolider les piliers de son règne, Fath ’Ali Shâh préféra garder à la cour un poste pour une source d’imitation afin de résoudre la question de la référence du roi aux fatwas d’une source religieuse. Dans le même temps, il chargea les chroniqueurs de la cour d’établir une généalogie pour faire une filiation entre les Qâdjârs et les princes safavides.
Pour gagner une légitimité religieuse, Fath ’Ali Shâh voyagea à Nadjaf et rencontra l’Ayatollah Kâshef al-Ghetâ, célèbre source d’imitation des chiites. L’Ayatollah Kâshef al-Ghetâ accepta de donner une légitimité religieuse à son règne à plusieurs conditions : il demanda au roi de nommer un imâm de la prière et un muezzin dans le corps de l’armée, et autoriser l’imâm de la prière de faire une oraison hebdomadaire pour enseigner les questions religieuses aux militaires. Par ailleurs, Mollâ Ahmad Narâqi, célèbre théoricien chiite de l’époque, avança une thèse pour légitimer le règne des Qâdjârs. Selon lui, en l’absence de l’Imâm du Temps, le droit de gouverner appartenait au plus grand savant religieux chiite de l’époque qui pourrait conférer ce droit à un roi s’il ne souhaitait pas gouverner lui-même. Plus tard, plusieurs grands savants religieux chiites s’opposèrent à la théorie de Mollâ Ahmad Narâqi. L’opposition du célèbre Mortezâ Ansâri à cette théorie fut à l’origine du comportement plus ou moins sévère de Nâssereddin Shâh par rapport au clergé chiite. Cependant, certains savants religieux dont Fazlollah Nouri acceptèrent la solution proposée par Mollâ Ahmad Narâqi et ne s’opposèrent plus à la légitimité religieuse de la dynastie des Qâdjârs.
Influence grandissante des savants religieux chiites dans les affaires politiques
Sous le règne de Fath ’Ali Shâh, les savants religieux chiites eurent une influence considérable dans les affaires politiques. Le roi les nomma aux postes importants et leur confia des missions sensibles. Il chargea par exemple un sheikh al-Islâm d’apporter son message écrit à Istanbul pour le sultan ottoman Mustafa IV, et nomma un autre au poste de vizir dans la province de Kermân.
En outre, les savants religieux intervirent aussi dans le domaine de la politique étrangère surtout en ce qui concerna les relations entre l’Iran et l’Empire ottoman au sujet des régions chiites des provinces irakiennes de l’empire sunnite des Ottomans. Il est à noter que pendant cette période, les Ottomans nommèrent les gouverneurs des provinces chiites en Irak après une consultation avec le gouvernement iranien. Quant à la politique intérieure, les savants religieux de l’époque du règne de Fath Ali Shâh s’opposèrent farouchement à ce que des postes importants soient confiés aux adeptes des sectes soufies.
La période du règne de Fath ’Ali Shâh fut l’époque la plus religieuse de la dynastie des Qâdjârs. Sous son règne, les savants religieux chiites eurent une influence grandissante dans les affaires sociales et juridiques par le biais de l’importance accrue des tribunaux de la charia. Le nombre des écoles théologiques et de leurs étudiants augmenta. En outre, la gestion des œuvres caritatives religieuses fut entièrement confiée aux savants religieux.