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Le dialogue vu par les Chrétiens (2)

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La Philosophie Morale, lieu de Dialogue entre Science et Théologie
Thierry Magnin
Abstract : Sans concordisme ni mélange entre les deux domaines que sont la science et la religion, il est intéressant de mettre en évidence des attitudes communes au croyant en recherche et au chercheur physicien. Ainsi, le réel est-il voilé pour le physicien : quelque chose échappe ! Pour le croyant Chrétien, Dieu tout à la fois se donne à connaître et demeure le Tout-Autre ; quelqu'Un échappe. Bien d'autres exemples peuvent être donnés. Ces attitudes sont fondées et peuvent être analysées de manière critique par la philosophie morale, lieu de dialogue original entre scientifiques et croyants. On précisera l'impact possible de cette philosophie morale sur l'éducation des jeunes en particulier, sur le renouveau du dialogue entre science et religion et, par là, entre les religions.

Introduction
Il est maintenant bien reconnu que le développement des sciences dures (les mathématiques et la physique en particulier) au 20e siècle conduit à reconsidérer les notions philosophiques traditionnelles de réalité et de sens. Devant l'émergence de nouvelles visions de la complexité en physique quantique, en thermodynamique du non-équilibre et en cosmologie, l'épistémologie des sciences redéfinit le mot réalité à travers la relation sujet-objet dans la recherche scientifique.

L'observateur fait partie de la réalité qu'il analyse. La théorie de la mesure montre même que, pour un physicien, connaître et mesurer " c'est agir sur le réel ". C'est un " réel d'interactions " qui est proposé à l'analyse scientifique, avec une remise en cause profonde des trois dogmes du scientisme que sont : le déterminisme laplacien (notions d'imprévisibilité et d'incertitude), le réductionnisme ontologique (il y a plus d'informations dans le Tout que dans la somme des parties) et le réductionnisme méthodologique (indécidabilité et incomplétude avec le théorème de G?del). L'homme devient ainsi " traducteur " d'un monde complexe et l'objectivité forte des sciences est largement remise en cause.

Ces évolutions conduisent à la question " qu'est-ce qui est en jeu, aujourd'hui, dans la démarche scientifique, quels choix et quelles valeurs la sous-tendent ? " La phrase suivante de Einstein (citée par Franck dans son livre sur Einstein) est particulièrement intéressante en ce sens : " Reconnaissons qu'à la base de tout travail scientifique d'envergure se trouve une conviction bien comparable au sentiment religieux, celle que le monde est intelligible ! " Le terme conviction renvoie aux choix préalables, aux attitudes morales du chercheur scientifique.

Le but du présent article est d'analyser ces attitudes (domaine de l'éthique de la connaissance), de préciser leurs fondements (domaine de la philosophie morale avec l'analyse critique des fondements) et d'apporter ainsi la contribution d'un physicien à la question " science et conscience aujourd'hui ". Pour cela, nous distinguerons bien les différents niveaux : science, métaphysique et philosophie morale.

La démarche scientifique dans le jeu des possibles
Pour introduire quelques éléments clés de la démarche scientifique aujourd'hui, je reprendrai quelques mots de la conclusion du livre de F. Jacob, prix Nobel de médecine avec J. Monod, le Jeu des possibles (F. Jacob, Le Jeu des possibles, Fayard, 1981). Dans cet ouvrage, F. Jacob étudie notamment les relations existant entre sciences (dures) et mythes. Il souligne d'abord que l'un des titres de noblesse de la démarche scientifique est d'avoir contribué largement à casser l'idée d'une vérité intangible. ? partir de ce constat, il montre comment beaucoup d'activités humaines (les arts, les sciences, les techniques, la politique) ne sont que des manières particulières, chacune avec ses règles propres, de " jouer le jeu des possibles ". Il en vient alors à souligner qu'à certains égards, sciences et mythes remplissent la même fonction. Ils fournissent tous deux à l'esprit humain une certaine représentation du monde et des forces qui l'animent. Ils délimitent tous deux le champ des possibles.

Mythique ou scientifique, la représentation du monde que construit l'homme fait toujours une large part à son imagination… Pour apporter "en scienceune" observation de quelque valeur, il faut déjà, au départ, avoir une certaine idée de ce qu'il y a à observer. Il faut déjà avoir décidé de ce qui est possible… Ce regard est nécessairement guidé par une certaine idée de ce que peut bien être la réalité. Il implique toujours une certaine conception de l'inconnu, de cette zone située juste au-delà de ce que la logique et l'expérience autorisent à croire… L'enquête scientifique commence toujours par l'invention d'un monde possible, ou d'un fragment de monde possible. Ainsi commence aussi la pensée mythique. Mais cette dernière s'arrête là (p. 28). Après avoir indiqué les points communs entre sciences et mythes et le rôle primordial de l'imagination dans les deux démarches, l'auteur souligne aussi les différences de fond prévalant entre ces deux approches du possible.

Ce qui est important dans l'analyse de F. Jacob, c'est la manière dont l'homme cherche à " inventer l'avenir " au travers de diverses activités qui ont chacune leurs règles propres, mais qui font toutes appel à son imagination. Et la conclusion de F. Jacob nous ramène à une question d'éthique :

Notre imagination déploie devant nous l'image toujours renouvelée du possible. Et c'est à cette image que nous confrontons sans cesse ce que nous craignons et ce que nous espérons. C'est à ce possible que nous ajustons nos désirs et nos répugnances. Mais s'il est dans notre nature même de produire de l'avenir, le système est agencé de façon telle que nos prévisions doivent rester incertaines. Nous ne pouvons penser à nous sans un instant suivant, mais nous ne pouvons savoir ce que sera cet instant… des changements doivent arriver, l'avenir sera différent de ce que nous croyons. Cela s'applique tout particulièrement à la science. La recherche est un processus sans fin dont on ne peut jamais dire comment il évoluera. L'imprévisible est dans la nature même de l'entreprise scientifique… Il faut en accepter la part d'imprévu et d'inquiétant (p. 118-119).

La plupart des scientifiques de haut niveau souscrivent aujourd'hui à cette description. Certains comme Poincaré, Hadamard, Heisenberg ou Bohr jadis ont eu le courage de l'affirmer publiquement.

Quand la science est confrontée à la complexité du réel
Depuis que le physicien est confronté à la complexité du réel, on assiste, dans la pensée scientifique, à de profondes mutations, comme celle de la fin du rêve laplacien, celle de la " fin des certitudes ", celle du retrait du fondement.

1) La fin du rêve laplacien
La science classique était dominée par les notions de permanence et de stabilité, de prévision, de déterminisme et, par là, de maîtrise. L'idée de certitude en science avait un rayonnement majeur, quasiment synonyme de " partage de la science divine ". Or l'émergence de la physique quantique et de la thermodynamique du non équilibre notamment marqua l'avènement dans le champ du rationnel des notions d'incertitude, d'incomplétude, d'indécidabilité, notions qui modifient radicalement le statut de la connaissance via la place du sujet connaissant. Il s'agit là d'une véritable mutation de la rationalité scientifique dont il convient d'apprécier l'effet sur les mentalités.

Poincaré tout d'abord, et bien d'autres ensuite, ont montré que le " rêve laplacien " du déterminisme était une illusion. Si, en effet, pour un système composé de deux corps en interaction, les lois de Newton permettent de prévoir complètement son évolution dès lors qu'on connaît les différentes composantes des trajectoires de chacun, ceci n'est plus possible pour un système à trois corps et, a fortiori, à n corps. La prévision complète est impossible, il n'existe pas de solution générale au problème. Poincaré est ainsi à l'origine de la notion d'imprédictibilité qui caractérise le chaos déterministe (comportement imprévisible d'un système pourtant régi par des équations d'évolution déterministes). Ce chaos déterministe s'observe aujourd'hui très souvent dans la nature. La sensibilité aux conditions initiales rend définitivement caduc le rêve laplacien : ce n'est pas parce qu'un système est soumis à une loi d'évolution formellement déterministe que cette évolution est prédictible. Il ne peut donc exister de description exhaustive de la réalité, dans l'état actuel de nos connaissances bien sûr !

Soulignons ici un élément important. En acceptant de quitter le déterminisme laplacien et l'idée de certitude pour le chaos déterministe et l'imprévisibilité, les scientifiques ont ouvert des possibilités toutes nouvelles au progrès des connaissances. L'idée de certitude semblait être la seule véritablement digne d'une vraie démarche scientifique. Pourtant cette vision était en fait pessimiste, le temps (et sa flèche) étant alors illusion (cf. les travaux de Prigogine notamment). L'imprédictibilité et le chaos redonnent sa place au temps et permettent son rôle constructif d'une " incertaine réalité " (Bernard d'Espagnat). Ici l'idée de probabilité n'est plus introduite comme conséquence de notre ignorance, mais comme trace de l'évolution même ! Le non équilibre donne une idée des potentialités de la matière. Ce changement de vision du monde ne peut être sans conséquence, on s'en doute, sur le comportement même du scientifique ! L'Univers - pour nous - n'est pas donné, il est en construction !

2) Quelque chose échappe
La prétention à la " complétude " du discours scientifique, qui va de pair avec la revendication de certitude, suppose aussi l'existence d'un langage susceptible de refléter la totalité du réel. Or, il ressort des études de Wittgenstein par exemple, que la structure logique du langage ne peut être décrite à l'intérieur du langage lui-même. Autrement dit, ce dans quoi ou grâce à quoi on représente, n'est pas représentable (est inexprimable). Il y a de l'inexprimable au-delà du langage. Accepter ainsi qu'il y ait de l'indicible, n'est-ce pas ouvrir à la question du sens en reconnaissant en même temps la contingence de l'homme ?

La science classique, avec son rêve de prévisibilité parfaite, affirmait sa volonté de construire un système de représentation exhaustif. Les travaux de G?del sont venus mettre un terme à ces prétentions. Les résultats de G?del indiquent en substance qu'il existe des propositions indécidables, des propositions arithmétiques vraies que l'on ne peut pas déduire des axiomes, et des énoncés vrais indémontrables. Il s'ensuit qu'aucune théorie ne peut apporter par elle-même la preuve de sa propre consistance et que l'auto-description complète est logiquement impossible. La consistance implique alors l'incomplétude et la complétude ne peut être obtenue qu'aux dépens de la consistance : là aussi, quelle évolution !

La physique quantique est le terrain privilégié de la mise en évidence de l'incomplétude, de ce " quelque chose qui échappe ". La microphysique rappelle que l'homme n'est pas un spectateur indépendant du réel qu'il explore mais qu'il est en partie intégrante (nous sommes " au monde ", " en situation "). La réalité décrite par la physique n'est plus indépendante des modalités de la description. Et cela, non seulement, comme on le savait déjà, parce que c'est l'homme qui bâtit les concepts et théories, mais parce que mesurer et connaître, c'est agir sur le réel ou plutôt interagir avec lui. Une telle interaction perturbe nécessairement l'objet et il s'ensuit que toute mesure est entachée d'une irréductible indétermination exprimée, dans le formalisme de la mécanique quantique, par les relations d'incertitude (d'indéterminisme) de Heisenberg. L'incertain apparaît co-extensif à la connaissance que nous prenons du réel. Il y a un vrai butoir à la connaissance de l'objet quantique. Quelque chose échappe, et pourtant la connaissance progresse aussi par l'acceptation non passive de cette incomplétude. Je dis bien " acceptation non passive ", car la lutte d'Einstein pour trouver des failles à la théorie quantique (recherche de variables cachées) a fait progresser la connaissance.

Quelque chose échappe, quelque chose qui est de l'ordre de l'origine. Il apparaît que, tant l'étude du langage (Wittgenstein) que celle de la logique (G?del), celle de la structure de la matière (Heisenberg) ou celle de l'évolution irréversible (Prigogine) débouche sur le même constat d'incomplétude, le même horizon d'indécidabilité, la même impossibilité à limiter le vrai à la totalité de ce qui peut être dit, formellement démontré ou immédiatement mesuré. Reconnaître que quelque chose est formalisable, c'est aussi reconnaître que quelque aspect de cette chose échappe nécessairement. Faire une théorie de la connaissance conduit à reconnaître que quelque chose nous échappe. Et ceci n'est pas une défaite de la raison, mais une condition de progrès, une condition d'intelligibilité.

Aux notions classiques de causalité linéaire, de réduction, de complétude, de stabilité, font place celles de sensibilité aux conditions initiales, d'irréductibilité, d'incomplétude, d'incertitude, d'instabilité, d'imprédictibilité. Et la science contemporaine nous invite à prendre la mesure de la positivité de cette incomplétude qui apparaît comme la condition même de la connaissance. Il s'agit d'une belle ouverture à la question de la signification et à la place du sujet dans l'exploration du monde auquel il appartient ! Voilà que le progrès au niveau de la connaissance scientifique se traduit en terme de passage de la certitude à l'incertitude, qui n'est pas sans renvoyer l'homme à sa contingence et à sa finitude.

3) Le retrait du fondement
L'un des traits caractéristiques de la réflexion épistémologique d'aujourd'hui est de constater ce que nous appellerons, avec J. Ladrière (L'Abîme, in Savoir, faire, espérer ; les limites de la raison, J. Beaufret Ed., Bruxelles, Pub. Facultés Univ. St Louis, Tome 1, 1976, p.171-191) " la mise en question du fondement, voire le retrait du fondement ". Selon l'auteur ici cité, cette constatation peut être établie à travers le projet de Hilbert de fonder les mathématiques, à travers l'atomisme logique et à travers le développement de la phénoménologie (tentative de reconstituer le mouvement-même de l'auto-constitution de l'expérience).

Dans les trois cas, la démarche consiste à découvrir une région privilégiée qui porterait en elle-même les garanties de sa propre validité et à montrer comment on peut ramener, par des opérations appropriées, les parties relativement obscures du discours de l'expérience à la clarté sans défaut de cette région (rôle de fondement joué par cette région). Reprenant le projet de Hilbert de fondation des mathématiques, J. Ladrière montre que ce projet s'est heurté aux limitations des systèmes formels : les démonstrations de non-contradiction (qui constituaient l'essentiel du programme de Hilbert) ne peuvent avoir, en général, qu'une partie relative… plus largement, l'idée d'un domaine fondateur privilégié s'avère intenable (à la fois parce qu'il n'y a pas moyen de tout " réduire " à un tel domaine et parce qu'il n'est pas possible de repérer une région qui aurait de quoi se fonder elle-même en un sens absolu). Ce qui sert de fondement à un moment donné ne constitue, selon J. Ladrière, qu'une zone d'arrêt toute provisoire dans un processus qui est appelé à se poursuivre. Ce sont seulement les circonstances contingentes de la recherche, les limitations provisoires de moyen d'investigation, opératoires, conceptuels ou expérimentaux, qui donnent provisoirement à tel niveau d'analyse le statut d'un niveau fondamental. Il n'y a donc plus de différence d'essence entre le fondant (qui ne l'est jamais qu'improprement) et le fondé, il n'y a plus de discontinuité véritable dans les statuts. Mais cela signifie que cette sorte de solidité inébranlable, cette consistance sans faille qui était attribuée au fondement et qu'il transmettait à tout ce qu'il fondait, commence maintenant à faire défaut.
Le principe de complémentarité de Bohr, comme exemple de confrontation à la complexité
L'histoire de l'émergence de l'idée de complémentarité chez Bohr fait l'objet d'une partie du remarquable ouvrage de G. Holton, L'Imagination Scientifique (Gallimard, 1991). Voici les principaux points à retenir.

1) La complémentarité en mécanique quantique
En mécanique quantique, la description des particules élémentaires (comme l'électron) qui constituent la matière nécessite l'utilisation de termes qui apparaissent mutuellement exclusifs et que nous appellerons " contradictoires " ou " antagonistes " (A et non A). Ainsi, un électron, par exemple, est une particule élémentaire bien connue : sa trace et son impact peuvent être enregistrés dans un détecteur (propriétés corpusculaires). Mais ses propriétés ondulatoires sont tout aussi bien établies et elles se manifestent notamment dans les phénomènes de diffraction (avec interférométrie). Pour décrire une particule, la physique quantique parle d'onde et de corpuscule, même si, expérimentalement, le caractère ondulatoire ou le caractère corpusculaire se manifeste seul. Or ces deux images, onde et corpuscule, s'excluent l'une l'autre. En effet, une chose donnée ne peut pas être en même temps, dans notre langage classique, une onde (c'est-à-dire un champ qui s'étend sur un espace grand) et une particule (c'est-à-dire une substance enfermée sous un très petit volume). Pourtant, avec la complémentarité, la continuité (aspect ondulatoire) et la discontinuité (aspect corpusculaire) vont être considérées simultanément dans la description des particules élémentaires.

On trouve ainsi de nombreux couples de contradictoires (ou d'antagonismes) en mécanique quantique : continuité-discontinuité, séparabilité-non séparabilité, symétrie-rupture de symétrie, causalité locale-causalité globale… Ainsi, le système constitué des deux particules élémentaires dites corrélées (émises ensemble par une même source par exemple) est dit non-séparable. Néanmoins, la logique de la vie quotidienne indique que notre monde macroscopique est fait d'éléments séparables même si des interactions entre ces éléments existent et peuvent être déterminées. La question est alors : comment concilier la continuité et la discontinuité, la séparabilité macroscopique et la non-séparabilité microscopique ?

Parmi les différentes approches proposées pour résoudre cette question, celle des physiciens Bohr et Heisenberg avec le principe de complémentarité constitue la plus probante à ce jour. Pour eux, la complémentarité décrit un phénomènes par deux modes différents qui doivent être exclusifs. C'est seulement en considérant ces deux modes contradictoires que l'on peut entrer dans une compréhension du phénomène. En jouant des deux images (onde-corpuscule par exemple), en passant de l'une à l'autre et en revenant à la première, nous obtenons finalement l'impression juste sur l'étrange sorte de réalité qui se cache derrière nos expériences atomiques (W. Heisenberg, La Partie et le Tout, Albin Michel, 1972, p. 144).

Bohr et Heisenberg utilisent le concept de complémentarité à plusieurs reprises pour interpréter la théorie quantique. Ainsi la connaissance de la position d'une particule est complémentaire de la connaissance de sa quantité de mouvement (produit de la masse par la vitesse). Si nous connaissons l'une avec une haute précision, nous ne pouvons connaître l'autre avec la même précision élevée (principe d'incertitude de Heisenberg) et cependant nous devons connaître les deux pour déterminer le comportement de cette particule. Une particule peut être expérimentalement étudiée soit à l'aide d'un détecteur soit avec un interféromètre. Autrement dit, si l'on désire parler d'un objet quantique, dit Bohr, il convient de le faire en terme de corpuscule ou d'onde en fonction de l'appareillage qu'on utilise et donc de la question que l'observateur pose. Aucune image n'est complète et il est nécessaire de tenir ensemble deux images contradictoires pour décrire l'objet quantique.

Le fait nouveau par rapport à la physique classique est que la définition même des grandeurs physiques est directement conditionnée par les procédures de mesure utilisées. La procédure de mesure a une influence essentielle sur les conditions sur lesquelles repose la définition même des quantités physiques en question (lettre de Bohr citée par M. Jammer - The philosophy of quantum mechanics, New York, J. Wiley and son, 1974, p. 54). Bohr montrera ainsi que le postulat fondamental, en mécanique quantique, de l'indivisibilité du quantum d'action nous oblige à adopter un nouveau mode de description désigné comme complémentaire. Toute application donnée des concepts classiques empêche l'usage simultané d'autres concepts classiques qui, dans un contexte différent, sont également nécessaires pour l'élucidation des phénomènes. Soulignons ici fortement l'importance du mode de couplage des conditions expérimentales et de l'appareil conceptuel qui est à la base du principe de complémentarité de Bohr. Ce dernier est destiné à préciser la manière dont fonctionnent les concepts qui interviennent dans la compréhension théorique des phénomènes quantiques. Ce point est essentiel pour l'analyse philosophique de l'idée de complémentarité. Cette " façon de voir le réel " génère bien sûr un paradoxe, au niveau du langage classique. Ainsi en est-il des couples onde-corpuscule, séparabilité-non séparabilité. Mais pour Bohr, les paradoxes résultant de cette double description sont, si l'on peut dire, déplacés par le fait qu'il est impossible de réaliser simultanément deux mesures dont l'une révèlerait le caractère ondulatoire et l'autre le caractère corpusculaire d'un même objet. Quand l'une des images s'actualise, l'autre se virtualise ou se potentialise. Soulignons encore cependant que cette complémentarité ne renvoie pas à une simple juxtaposition d'images mais se réfère aux aspects mutuellement exclusifs que représentent les phénomènes quantiques. La particule élémentaire n'est ni une onde ni un corpuscule, c'est une " chose " qui combine les deux images.

2) Différents niveaux de réalité ?
Le philosophe et scientifique S. Lupasco (L'expérience microphysique et la pensée humaine, PUF, 1941 et L'homme et ses trois éthiques, Le Rocher, 1986) et le physicien B. Nicolescu (Nous, la Particule et le Monde, Le Mail, 1985, et Science, Meaning and Evolution, Parabola Books, New York, 1991) vont apporter deux contributions essentielles, mais pas assez connues, à l'idée de complémentarité.

L'objectif général de Lupasco est de proposer une nouvelle logique, notamment à partir de ce que l'expérience de la microphysique permet de dire et de révéler de la pensée humaine. Selon lui, Hegel et Bachelard, même s'ils ont pris conscience que la science classique n'était plus adéquate pour décrire l'expérience microphysique, ne sont pas allés assez loin. Refusant la logique classique du oui ou non, Lupasco montre alors que seule une logique du tiers inclus est capable de rendre compte de l'ensemble de la réalité. La diversité de la Réalité peut être structurée et contenue dans la triade : actualisation (A) - Potentialisation (P) - Etat T (qui correspond au tiers inclus). L'actualisation correspond à ce qui est expérimentalement mesuré. La potentialisation est ce qui existe " potentiellement " même si cela n'est pas actualisé (par exemple les états physiques correspondant à la fonction d'onde). L'état T implique un équilibre dynamique entre A et P.

B. Nicolescu introduit dans le schéma de S. Lupasco la notion de niveaux de réalité (B. Nicolescu, La Transdisciplinarité, Le Rocher, 1996, p.25). Pour bien comprendre cette notion et ne pas faire de confusions avec les notions connexes de niveaux de représentation et de niveaux d'organisation, nous indiquons l'analyse suivante. Quand le physicien veut décrire le quark par exemple, il introduit tout d'abord comme une entité purement mathématique (ce sera le premier niveau de représentation), puis comme une particule libre (on parlera de deuxième niveau de représentation) et plus récemment comme une particule confinée dans les hadrons (ce sera le troisième niveau de représentation). En fait ces trois niveaux de représentation appartiennent au même niveau de réalité, ce que nous allons appeler le niveau quantique. ? l'opposé, les quantons (qui correspondent à un niveau de représentation particulier des particules élémentaires) correspondent aussi, comme nous l'avons vu, à des ondes et des corpuscules (autre niveau de représentation). Mais dans ce cas, ces deux niveaux de représentation correspondent à deux niveaux de réalité, le niveau quantique et le niveau de la physique classique. Les niveaux d'organisation de la matière interviennent en fait soit au même niveau de réalité, soit en en combinant plusieurs.

Ainsi, un niveau de réalité correspondra à une famille de systèmes qui restent invariants sous l'action d'une loi. On distingue alors différents niveaux en fonction des échelles utilisées : échelle des particules, échelle de l'homme, échelle des planètes. De plus, deux niveaux de Réalité sont différents s'il existe une rupture dans les lois, la logique et les concepts fondamentaux (comme la causalité par exemple) quand on passe d'un niveau à un autre.
(GIF) Ainsi, au niveau macroscopique (niveau 1), la causalité locale (et la séparabilité) est dominante mais au niveau Microscopique (niveau 2) la causalité est globale (et il y a non-séparabilité).

Ce qui apparaît contradictoire au niveau 1 (onde-corpuscule, séparabilité - non-séparabilité) peut être unifié au niveau 2 avec l'état T relié à la dynamique des antagonistes. Sans une traduction appropriée dans le passage d'un niveau (de réalité) à un autre, on engendre une série de paradoxes sans fin. Dans cette approche, la logique du tiers inclus ne met pas en défaut le principe de non-contradiction grâce à la notion de niveaux de réalité. Elle souligne par contre la nécessité d'envisager le tiers inclus. Voilà résumée l'idée de complémentarité et ses développements. Soulignons aussi le travail de E. Morin sur la complexité et l'idée de complémentarité (Science et conscience, Fayard, 1982), dans le sens de celui de B. Nicolescu ici rapporté, mais sans la notion très éclairante de niveau de réalité. Cette idée constitue un exemple particulièrement pertinent pour mettre en évidence l'évolution de la mentalité scientifique face à la complexité du réel analysé.

La philosophie morale, un terrain de dialogue à explorer
" Quelque chose échappe ", tel est le grand leitmotiv de l'épistémologie moderne analysant l'incomplétude de toute science. Le principe de complémentarité en est une illustration intéressante. La science contemporaine nous invite à prendre la mesure de la positivité de cette incomplétude qui apparaît aujourd'hui comme une condition même de la connaissance. Il s'agit d'une belle ouverture à la question de la signification et à la place du sujet dans l'exploration du monde auquel il appartient. Il y a comme un retrait du fondement : " quelque chose échappe. " Cette " absence de représentation figée " pose de manière aiguë la question du fondement et du sens.

Le progrès des connaissances scientifiques renvoie l'homme à sa contingence et à sa finitude. Nous touchons là au domaine de la morale. Si rechercher la vérité, dans toutes les disciplines scientifiques, philosophiques, théologiques, artistiques… est un choix moral qu'on pourrait qualifier d'originaire, chercher cette vérité en courant le risque (acte de courage) de le faire avec une logique et des concepts radicalement neufs peut être considéré comme un choix moral supplémentaire. On peut ainsi mettre en évidence de nouvelles valeurs dans la démarche scientifique aujourd'hui. Une analyse critique sur les fondements de ces valeurs fait entrer dans le domaine de la philosophie morale.

1) Une décision initiale dans la démarche scientifique : construire du sens sur fond de non sens
Le schéma du triangle que nous avons développé au sujet de la complémentarité (avec, en fait, une incessante ouverture à de nouveaux niveaux de compréhension de la réalité, car l'antagonisme n'est jamais résolu au point T), est une illustration du retrait du fondement dont nous avons déjà parlé avec J. Ladrière. Il y a de l'indécidable, la raison ne peut s'appuyer sur autre chose que sur elle-même et en même temps elle éprouve sa finitude ; la raison ne peut se boucler sur elle-même. " Quelque chose échappe ". D'où une décision initiale du sujet : construire du sens sur fond de non sens. Nous en avons un bel exemple avec la complémentarité qui cherche à conjuguer les antagonismes en fonction des niveaux de réalité. Cette décision est un point essentiel dans la démarche scientifique, bien illustrée par la phrase d'Einstein citée en introduction. Einstein parle bien d'une conviction qui nous situe dans le domaine de l'éthique. La décision de construire du sens sur fond de non sens peut conduire au plan de l'éthique selon l'intentionalité (décision personnelle) qui lui correspond, selon l'engagement qui est lié à cette décision.

2) Recherche de sens sur fond de non sens
C'est dans la recherche de vérité que les acteurs des différentes disciplines (scientifiques, philosophes, artistes, théologiens…) se retrouvent engagés dans un choix moral qui consiste à trouver des possibilités de sens sur ce qui apparaît souvent comme un fond de non sens (exemple de la mise en évidence d'antagonismes). ? chaque fois que la pensée bute sur le réel et met à nu sa finitude pour le représenter, surgit un dynamisme de base de cette raison qui la rend capable d'accueillir de nouvelles structures et de construire de nouveaux concepts susceptibles de favoriser une progression dans l'intelligibilité du réel. Dans cette dynamique de la raison, le choix de l'intelligibilité du monde est central et moteur. De plus, comme nous l'avons déjà indiqué, les moyens conceptuels choisis pour progresser dans l'intelligibilité correspondent eux aussi à un choix risqué (par exemple accepter positivement l'incomplétude alors que règne encore l'attrait de la certitude). Cette démarche n'est pas sans lien avec les notions de bien et de mal : prôner la certitude (ou, à l'opposé, l'incertitude) est vu comme positif ou négatif selon les individus. Il s'agit alors d'un engagement moral, de décisions d'ordre éthique. Du reste, les affrontements des différentes écoles de pensée, dans chaque discipline, sont là pour manifester des oppositions qui, en science par exemple, ne sont pas que d'ordre technique mais bien d'ordre éthique (cf., par exemple, les débats sur le darwinisme et les théories de l'évolution).

Abordant cette " dynamique de la raison ", J. Ladrière (L'éthique et la Dynamique de la Raison, in Rue Descartes n°7, Logiques de l'éthique, Albin Michel, 1993) montre qu'elle se fonde sur un souci éthique qui la précède. L'essentiel se définit par le mouvement de montée vers la vie morale, à partir de la recherche toujours en marche de nouvelles représentations du réel et l'accueil des manifestations de celui-ci. La dynamique de la raison se comprend donc comme une activité de mise en représentation, une fois accueilli le monde à analyser et à comprendre. Le point d'accueil nécessaire à cette démarche passe par la prise en compte d'une altérité fondamentale (l'autre), constituée notamment par ce qui résiste à nos représentations. Il y a des moments dans la recherche scientifique où le réel se manifeste dans des modalités pour lesquelles nos modes de représentation s'avèrent insuffisants. Il nous faut donc accueillir cette " nouvelle manifestation ".

Cet " accueil " contribue à son tour à constituer le sujet connaissant, en tant que bon scientifique notamment. La constitution du sujet à partir de cet accueil est un élément capital dans le processus moral. C'est dans la réception de ce qui n'est pas moi que je me constitue comme sujet. Cette altérité n'est pas en soi une valeur morale, mais elle correspond à un processus de prise de décision dans lequel opère à la fois la reconnaissance de l'altérité et une tension vers l'unité. C'est l'ouverture à ce qui est autre (chose et personne) qui est de l'ordre de l'éthique. Un nouveau rapport à la totalité s'ouvre ainsi, une nouvelle interaction avec la totalité, ce qui engendre un processus créateur qui suppose une ouverture à l'universalité. Non seulement chacun accueille, selon l'expression de J. Ladrière, la totalité de l'Univers, dans sa créativité personnelle, mais cette créativité produit elle-même un nouvel espace de communication qui dépasse les contradictions antérieures. Tout domaine d'objectivité est donc la projection dans l'extériorité de ce qui s'effectue dans un champ pratique, et corrélativement tout champ pratique est lui-même traversé par l'exigence de sa propre extériorisation. Sur la base de la compréhension de cette articulation entre champ d'objectivité et champ pratique, la raison réfléchissante peut alors, en un troisième moment, découvrir d'une part que, dans toutes les objectivités constituées que croyait d'abord seulement reconnaître en leur contraignance d'extériorité, sa propre activité constituante est à l'œuvre, et d'autre part que cette activité même ne peut se découvrir elle-même que sous le statut objectivité que se donne en se thématisant (ibid, p.58).

Selon Ladrière, au lieu de considérer l'activité humaine pratique comme une simple résultante de processus infra-conscientiels appartenant à l'espace et au temps (cette activité est, du reste, déjà présente dans ces processus), on peut inverser l'analyse. Il s'agit alors de voir dans cette activité humaine la manifestation de ce qui fut à l'œuvre dans les processus infra-conscientiels eux-mêmes, On considère alors la morale comme un processus, partant de l'altérité d'une totalité saisie comme extériorité, avec laquelle le sujet se pose et devient créateur.

Bachelard avait inauguré un mouvement pour réconcilier l'esprit de la contradiction et la pensée scientifique. La pensée complémentaire élargit ce mouvement. Finalement, la formule suivante de Pascal résume bien la dynamique de cette pensée : les deux raisons contraires. Il faut commencer par là, sans cela on n'entend rien et tout est hérétique. Et même à la fin de chaque vérité, il faut ajouter qu'on se souvient de la vérité opposée (Pascal, Pensées, Ed. Brunschvicg, frag. 5 6 7).

Le développement de l'idée de complémentarité chez Bohr nous conduit à souligner que la complémentarité des antagonismes repose sur une activité de l'esprit qui rend progressivement intelligible la complexité de la réalité, sur fond de tension entre l'identique et l'autre. Cette perspective de l'esprit en acte s'inscrit dans une perspective morale puisqu'elle décide de créer du sens sur fond de non sens, de créer du sens à partir de faits " in-sensés ", de s'ouvrir à l'altérité et à l'universalité.

Toutes ces visions de sens basées sur la reconnaissance de l'unité d'antagonismes (ou qui conduisent à cette reconnaissance) trouvent leur origine dans " une pratique première " qui est celle de l'articulation entre le sujet et le réel auquel appartient ce sujet, articulation entre l'unicité du sujet et la multiplicité du réel dans lequel agit le sujet. Tout ceci illustre bien le processus créateur dont parle J. Ladrière, ainsi que les positions de E. Weil sur " l'élévation vers l'universel " et celles de E. Levinas sur " le rôle de la tension initiale comme ouverture active à l'autre ". Nous pouvons maintenant aborder ces positions ; elles vont nous aider à découvrir encore les fondements de l'idée de complémentarité.

3) La condition de l'élévation à l'universel chez E. Weil
On peut trouver chez E. Weil un kantien imprégné de Hegel, de nombreux éléments de réflexion qui peuvent servir de fondements aux ingrédients de la complémentarité. Dans son ouvrage " Logique de la philosophie " (E. Weil, Logique de la philosophie, Vrin, 1950), notamment les chapitres " Non Sens ", " Conditions ", " Absolu " et " Œuvre ", E. Weil montre que la philosophie vise la recherche personnelle de la vie sensée pour elle-même et elle identifie de ce fait les obstacles qui rendent difficile, voire impossible, cette vie sensée. Weil distingue chez l'homme à la fois la finitude de l'être connaissant, incapable de comprendre la réalité sans la reconstruire artificiellement, et l'infini de sa liberté qui le conduit personnellement à créer du sens, par le refus de la violence identifiée comme refus d'un discours cohérent. Ainsi la philosophie consiste-t-elle en l'organisation d'un discours cohérent, faisant sens, et fondé sur la connaissance (historique, politique, économique…) des attitudes à partir desquelles l'homme a agi par le passé et agit dans le présent.

Le discours philosophique comme refus de la violence repose sur un domaine (la condition, notre situation au monde) qui peut apparaître lui-même insensé. Notons ici que Weil distingue le discours et le langage, en soulignant que ce dernier est dans " la condition " (au sens d'une irréductible finitude). Il faut insister sur cette distinction essentielle chez Weil entre le langage et le discours. Quand l'homme utilise le langage, il utilise celui de la collectivité : le langage de l'homme de la condition ne lui appartient pas. Le discours, lui, est de l'ordre de la recherche de cohérence qui va permettre de redécouvrir une universalité perdue dans " la condition ". Notons qu'à travers cette notion de " condition ", on retrouve bien ici le problème de la démarche scientifique qui vise une réalité qu'elle ne peut pas atteindre totalement, avec un langage dit " classique " (pour la physique quantique par exemple) qui entraîne des contradictions. Le discours philosophique repose, selon Weil, sur une vérité première de l'existence qui apparaît comme non-fondée elle-même, et donc in-sensée. La réflexion montre que la vie de la conscience est entre le sens et le non-sens, et les deux sont constamment dans le discours… Pour le moment, il suffit de rappeler les polarités comme langage-condition, décision-situation, moi-monde… On peut dire que la vérité est le domaine, et que tout ce qui remplit ce domaine et qui nous en livre l'existence est le non-sens (p.95). Le discours philosophique comme refus de la violence repose donc sur un domaine (condition, situation, monde) devenant lui-même insensé par l'acte selon lequel ce domaine est saisi. Mais avant même que ce non-sens du domaine puisse être pensé comme tel dans le discours philosophique, il est d'abord " vie reçue " comme un fait indémontrable.

L'universalité " perdue " ne pourra être retrouvée, atteinte, que dans l'intériorité, par une action effective. C'est par une telle action dans le monde historique que l'homme peut se comprendre, et, se comprenant, entrer dans la logique de la philosophie en cherchant dans l'action une cohérence totale avec les valeurs qu'il a reconnues par la pensée (on retrouve ici quelque chose du processus créateur de J. Ladrière). C'est dans cette opération que se produit l'élévation à l'universel, car l'universel une fois que le choix s'est fait en faveur d'un discours cohérent, précède l'individuel, non seulement au sens transcendantal, mais aussi au sens historique le plus banal. L'homme ne commence pas par être un individu pour lui-même : il l'est d'abord pour les autres (p. 68). C'est cette élévation à l'universel qui confère de la valeur à toute action personnelle et qui est le critère d'une véritable morale de l'humanité. Comme le souligne E. Weil, la raison ne se " boucle pas sur elle-même ". Elle s'éprouve elle-même dans l'absence de sens, signe d'une finitude de la connaissance humaine, d'une " incomplétude " dirait le scientifique d'aujourd'hui. C'est l'action qui accepte la finitude, la contingence de l'homme, qui ouvre à l'universel. ? la base de ce processus, il y a le choix moral du discours cohérent (ici comme refus de la violence). Ce choix moral n'est pas sans rejoindre la conviction de Einstein et de bien d'autres : le monde est intelligible !… en même temps il y a toujours quelque chose qui échappe. Le sujet est amené à trouver du sens sur fond de non-sens… en acceptant les limites de la raison et en retrouvant l'universalité perdue par une action, un choix effectif : c'est bien ce qui est au fondement de la complémentarité telle que nous l'avons introduite avec Bohr, Nicolescu et la structure en niveau de réalité. C'est cette élévation à l'universel qui confère de la validité à toute action personnelle et qui forme, selon Weil, le seul critère d'une véritable morale de l'humanité.

Avec cette pertinente analyse de Weil, on peut de nouveau retrouver la distinction des différents plans sur lesquels nous travaillons. C'est le refus de la violence qui permet ici de passer du plan de la métaphysique (recherche de sens sur fond de non sens) au plan de la morale (le sujet est amené à trouver du sens en retrouvant l'universalité perdue par une action, un choix effectif qui l'engage). Cette action, nous l'avons dit, contient une acceptation de la finitude, de la contingence de l'homme. Une telle " sagesse " (tirer la leçon de la contingence de l'homme) ouvre un espace privilégié pour le dialogue avec les théologiens (cf. mon livre Entre Science et Religion, le Rocher, 1998). Nous avons mis en évidence, avec Weil et Ladrière, des fondements de la complémentarité. Celle-ci apparaît ainsi comme une illustration, parmi d'autres, de la problématique du Même et de l'Autre. Ce qui est particulièrement intéressant, c'est que notre démarche, qui avait comme point de départ une réflexion sur l'évolution des idées en science aujourd'hui, nous conduise en fait sur le terrain de la philosophie morale, via la métaphysique (trois plans à bien distinguer).

4) Le sens du mystère
Les éléments précédemment développés peuvent être repris en terme de " dialectique du mystère ". De quel mystère s'agit-il ? C'est le " mystère du connaître " que nous avons évoqué jusqu'ici, à partir d'une réflexion sur l'évolution de la connaissance en sciences. La formule d'Einstein, " le plus incompréhensible, c'est que le monde soit compréhensible ", et la mise en évidence de " la fécondité " de l'incomplétude, sont comme deux " signes " du mystère du connaître dans la démarche scientifique moderne.

L'un des essais les plus intéressants pour repenser l'idée de mystère a été, au 20e siècle, celui de Gabriel Marcel (Positions et approches concrètes du Mystère ontologique, Nauwelaerts et Vrin, 1949 ; Etre et Avoir, Paris, Aubier, 1935, p. 183 ; Les Hommes contre l'humain, Paris, La Colombe, 1951, p. 69). Ce dernier reproche aux philosophes d'avoir " abandonné " le mystère aux théologiens d'une part, aux vulgarisateurs d'autre part. G. Marcel fait porter sa réflexion non seulement sur le mystère du connaître, mais aussi sur le mystère de l'union de l'âme et du corps, sur le mystère de l'amour, de l'espérance, de la présence et de l'être. L'aspect le plus intéressant pour les questions que nous traitons ici porte sur la distinction que G. Marcel fait entre le problème et le mystère. Le problème est une question que nous nous posons sur des éléments considérés comme étalés devant nous, hors de nous généralement. Certes, si nous réfléchissons, nous sommes bien obligés de reconnaître qu'il subsiste toujours, entre eux et nous, le lien du connaître. Mais le propre de la pensée qui se pose des problèmes est de postuler implicitement que le fait de les connaître ne modifie pas les éléments de ce problème. De plus, à part l'intérêt purement intellectuel que nous pouvons leur porter, il n'y a pas de choc en retour sur nous. Le cas le plus clair est celui des problèmes mathématiques classiques.

Il y a mystère, au contraire, quand celui qui s'interroge appartient à ce sur quoi il s'interroge. C'est pourquoi l'être est mystère puisque je ne puis poser de question sur l'être que parce que je suis. Un mystère, c'est un problème qui empiète sur ses propres données, qui les envahit et se déplace par là même comme simple problème… c'est un problème qui empiète sur ses propres conditions immanentes de possibilité. Et encore : le mystère est quelque chose dans lequel je me trouve engagé, et ajouterai-je, non pas engagé partiellement par quelque aspect déterminé et spécialisé de moi-même, mais au contraire engagé tout entier en tant que je réalise une unité qui d'ailleurs, par définition, ne peut jamais se saisir elle-même et ne saurait être qu'objet de création et de foi.

Le mystère abolit donc la frontière entre " l'en-moi " et " le devant moi " qui caractérise le domaine du problématique, même si nous savons que l'acte de connaître est une intervention et que l'on atteint jamais un " en soi ". Il y a un mystère de l'être qui est aussi mystère de l'acte de pensée, ce qui se traduit aussi par le fait suivant : nous ne pouvons pas nous interroger sur l'être comme si la pensée qui s'interroge sur l'être était en dehors de l'être. Il y a bien un mystère du connaître : la connaissance se suspend à un mode de participation dont une épistémologie quelle qu'elle soit ne peut espérer rendre compte parce qu'elle-même le suppose.

Pour G. Marcel, le mystère n'est ni l'inconnaissable ni une sorte de pseudo-solution. Loin de désigner une " lacune du connaître ", le mystère est un appel à explorer. Cette réhabilitation du mystère sur le plan philosophique (G. Marcel emploiera le terme méta-problématique pour désigner le mystère) permet un pont intéressant avec la théologie, comme analysé dans mon livre. Une telle approche n'est pas sans rappeler celle de Saint Augustin pour qui, dans un autre contexte, le mystère n'est pas ce que l'on ne peut pas comprendre mais ce que l'on n'aura jamais fini de comprendre.

Reprenons maintenant, à l'aide de l'apport de G. Marcel, notre propre réflexion sur l'incomplétude, la complémentarité et la logique d'antagonismes que nous avons développée précédemment. Il s'agit bien d'un exemple de " mystère du connaître ". Le schéma relatif à la notion de niveau de réalité est très expressif du mystère du connaître auquel le scientifique est confronté. En science, on peut aussi parler d'une implication du sujet pensant (l'homme est un élément de la nature qu'il analyse), même si l'engagement du scientifique n'est pas aussi fort que celui du philosophe, tel que G. Marcel le décrit. De même on peut aussi parler de modification du réel par le sujet qui l'analyse, même si, une fois encore, la modification n'est pas aussi forte ou totale que dans la question philosophique de l'être décrite par G. Marcel (le sujet en physique n'est pas personnalisé, la modification du réel intervient par l'opération de mesure, elle-même dépersonnalisée).

Néanmoins, la question du connaître en science moderne renvoie le scientifique au mystère du connaître, si bien exprimé par Einstein. Ainsi, la recherche de l'unité d'antagonismes trouve son origine dans une " pratique première " qui est celle de l'articulation entre le sujet et le réel auquel appartient le sujet (articulation entre l'unicité du sujet et la multiplicité du réel dans lequel agit le sujet). L'acceptation du mystère du connaître est une fois de plus liée à celui de la finitude de l'homme : elle relève d'un choix moral implicite et explicite selon les scientifiques ! Avec la complémentarité, l'incomplétude et la notion de niveau de réalité, nous pouvons davantage parler de " dialectique du mystère " en sciences.


Conclusions :
chemins d'ouverture au mystère de l'homme
La science du 20e siècle conduit le scientifique à se poser la question de la place de l'homme dans l'histoire de l'Univers. Cette question intervient à partir d'une réflexion sur les fondements des grandes théories et sur ce qui sous tend la démarche scientifique. La science classique avait fourni des schémas de représentation du monde très mécanistes, définissant le monde comme une grande horloge et l'homme comme une simple pièce de ce grand montage. On a pu mesurer l'influence de la vision scientiste pour mieux entrevoir ce que le changement de perspective de la science d'aujourd'hui peut avoir comme conséquences sur les mentalités de la société, sur son éthique (B. Nicolescu, La Transdisciplinarité, Ed. Le Rocher, 1996, p. 24).

L'objectivité " scientifique " érigée en critère suprême de vérité, a eu des conséquences plus fortes que ne l'imaginent les scientifiques eux-mêmes. Le sujet est devenu " objet " (cf. le chapitre " l'objet " dans la logique de la philosophie de E. Weil, ouvrage cité précédemment). Que l'homme soit " objet " de connaissance, pour le scientifique, rien de plus normal. Mais qu'au nom d'une vision scientiste, il devienne objet d'exploitation, objet d'expériences idéologiques, objet d'expériences scientifiques pour être disséqué, formalisé, manipulé, cela est inacceptable. Bien sûr, ce n'était pas la visée de la plupart des scientifiques qui ont tenté de fonder l'objectivité de la science. Mais ce qui est pointé ici, c'est " l'influence morale " que les idées et concepts venus de la science peuvent avoir sur une société.

Dans les sciences de l'Univers et de la matière, le sujet est aujourd'hui partiellement réintégré, à travers la prise en compte de ce qui le relie à l'objet. La vision d'un " monde incertain ", pour reprendre l'expression de scientifiques comme d'Espagnat et Prigogine, appelle à dépasser le matérialisme dit scientifique, même si la biologie d'aujourd'hui semble relancer la question.

Le retrait du fondement que nous avons signifié précédemment va dans le même sens. Attention cependant de ne pas trop vite " combler l'incertitude " par un retour plus ou moins masqué des certitudes. La tentation de combler le " trou d'incomplétude " de G?del par un " dieu bouche trou " en est un exemple. Laissons l'homme accueillir le réel tel qu'il se présente, laissons travailler une raison ouverte qui apprend à conjuguer l'un et le multiple, à articuler l'unicité de l'homme à la multiplicité du réel. Le mystère n'est pas de l'ordre de la magie : il est de l'ordre d'une intelligence qui progresse sans se suffire à elle-même.

Entrer dans une telle perspective, chercher le sens de cette altérité et de cette unité fondamentales entre le sujet et le réel, c'est faire le choix de supposer, dans un monde incertain, la possibilité d'une intelligibilité, l'existence d'un sens. Accepter l'altérité, ne pas chercher à réduire le complexe au simple, penser la différence, voilà ce à quoi le scientifique est conduit ; choix moral, chemin de réflexion sur le mystère de l'homme dans la nature.

Ainsi des attitudes morales fondamentales sont comme appelées par toute recherche de vérité, en science notamment ; honnêteté dans cette recherche de vérité bien sûr, reconnaissance du retrait du fondement au sens où la raison humaine ne peut se boucler sur elle-même, acceptation active de l'incomplétude de toute connaissance et d'une approche dialectique dans laquelle il y a toujours quelque chose qui échappe, acceptation d'une altérité fondamentale pour le sujet (altérité liée à une tension vers l'unité), acceptation de la finitude et de la contingence du sujet connaissant et choix de trouver un sens sur fond de non-sens. Une certaine humilité en résulte, gage d'un progrès de la connaissance qui passe par l'abandon de certitudes définitives pour une incomplétude qui ne nie pas la recherche de la vérité mais qui met en évidence notre incapacité propre à l'atteindre par nous-mêmes, tout en nous ouvrant davantage à la profondeur de cette vérité. Tout ceci entre dans le cadre de la philosophie morale ! C'est sur ce registre qu'il est intéressant de situer les relations entre le scientifique et le croyant en recherche.

Thierry Magnin Vicaire Général de Saint Etienne et professeur de physique à l'Ecole des Mines de St Etienne. Directeur d'un Laboratoire de recherche en physique des matériaux (URA CNRS). Spécialiste en physique du solide, il a publié plus de 200 articles et 5 ouvrages dans ce domaine. Lauréat de L'Académie des Sciences, il est membre du Comité National du CNRS. Docteur ès Sciences, il est également prêtre en paroisse dans le diocèse de Saint-Etienne, Docteur en théologie avec une thèse sur les rapports entre Science et Théologie.

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