Le Saint Prophète sous la plume de Lamartine
Alphonse de Lamartine (1790-1869), Histoire de la Turquie, 1854
Lamartine nous offre une analyse pénétrante de la personnalité et de l’œuvre du saint Prophète de l’Islam, Mohammad Ibn Abdolla~h, paix sur lui et sa pure famille, aux antipodes des clichés véhiculés aujourd’hui par les «élites» politiques et médiatiques occidentales.
«Jamais un homme ne se proposa, volontairement ou involontairement, un but plus sublime, puisque ce but était surhumain: Saper les superstitions interposées entre la créature et le Créateur, rendre Dieu à l’homme et l’homme à Dieu, restaurer l’idée rationnelle et sainte de la divinité dans ce chaos de dieux matériels et défigurés de l’idolâtrie...
Jamais homme n’entreprit, avec si faibles moyens, une œuvre si démesurée aux forces humaines, puisqu’il n’a eu, dans la conception et dans l’exécution d’un si grand dessein, d’autre instrument que lui-même, et d’autres auxiliaires qu’une poignée de barbares dans un coin du désert.
Enfin jamais homme n’accomplit en moins de temps une si immense et si durable révolution dans le monde, puisque, moins de deux siècles, après sa prédication l’islamisme prêché et armé régnait sur les trois Arabies, conquérait à l’unité de Dieu la Perse, le Khorassa~n, la Transoxiane, l’Inde occidentale, la Syrie, l’Egypte, l’Ethiopie, tout le continent connu de l’Afrique septentrionale, plusieurs des îles de la Méditerranée, l’Espagne et une partie de la Gaule.
Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, et l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l’histoire moderne à Mahomet? Les plus fameux n’ont remué que des armes, des lois, des empires; ils n’ont fondé (quand ils ont fondé quelque chose) que des puissances matérielles écroulées souvent avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations, des empires, des peuples, des dynasties, des millions d’hommes sur un tiers du globe habité; mais il a remué de plus des autels, des dieux, des religions, des idées, des croyances, des âmes; il a fondé sur un Livre dont chaque lettre est devenue loi une nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toute langue et de toute race, et il a imprimé, pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane, la haine des faux dieux, et la passion du Dieu Un et immatériel. Ce patriotisme, vengeur des profanations du ciel, fut la vertu des enfants de Mahomet; la conquête du tiers de la terre à son dogme fut son miracle, ou plutôt ce ne fut pas le miracle d’un homme, ce fut celui de la raison... L’idée de l’unité de Dieu, proclamée dans la lassitude des théogonies fabuleuses, avait en elle-même une telle vertu, qu’en faisant explosion sur ses lèvres elle incendia tous les vieux temples des idoles et alluma de ses lueurs un tiers du monde;
Cet homme était-il un imposteur? Nous ne le pensons pas après avoir bien étudié son histoire. L’imposture est l’hypocrisie de la conviction. L’hypocrisie n’a pas la puissance de la conviction comme le mensonge n’a jamais la puissance de la vérité.
Si la force de projection est en mécanique la mesure exacte de la force d’impulsion, l’action est de même en histoire la mesure de la force d’inspiration. Une pensée qui porte si haut, si loin, et si longtemps, est une pensée bien forte; pour être si forte, il faut qu’elle ait été bien sincère et bien convaincue.
Mais sa vie, son recueillement, ses blasphèmes héroïques contre les superstitions de son pays, son audace à affronter les fureurs des idolâtres, sa constance à les supporter quinze ans à la Mecque, son acceptation du rôle de scandale public et presque de victime parmi ses compatriotes, sa fuite enfin, sa prédication incessante, ses guerres inégales, sa confiance dans les succès, sa sécurité surhumaine dans les revers, sa longanimité dans la victoire, son ambition toute d’idée, nullement d’empire, sa prière sans fin, sa conversation mystique avec Dieu, sa mort et son triomphe après le tombeau attestent, plus qu’une imposture, une conviction. Ce fut cette conviction qui lui donna la puissance de restaurer un dogme... Ce dogme était double: l’unité de Dieu et l’immatérialité de Dieu; l’un disait ce que Dieu est, l’autre disait ce qu’Il n’est pas, l’un renversant avec le sabre des dieux mensongers, l’autre inaugurant avec la parole une idée!
Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d’idées, restaurateur des dogmes rationnels, d’un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d’un empire spirituel, voilà Mahomet! A toutes les échelles où l’on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand.